Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE III

ÉVANGÉLISER LES SAUVAGES!

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PORTRAIT DE JOHN WESLEY, 1766
par Nathaniel Hone
National Portrait Gallery

En 1728, un architecte nommé Robert Castell, emprisonné pour dettes, mourait dans un cachot de Londres victime de ses geôliers, de leur incurie, de leur cruauté. Un ami du pauvre Castell s'apitoya, James Oglethorpe, jeune gentilhomme qui, après avoir appris le métier des armes sous les ordres du prince Eugène, était entré au Parlement pour y préconiser des réformes philanthropiques. Il figurait le redresseur de torts. On put le comparer à un paladin. Tantôt il plaidait la cause des apprentis, brisés dans un âge tendre à de trop durs métiers, tantôt celle des marins, insuffisamment payés et souvent enrôlés de force sur les navires de guerre. La triste fin de l'architecte Castell incita ce personnage influent à provoquer une enquête sur l'état des prisons et des scandales se révélèrent. Les geôliers les plus coupables furent condamnés, et l'on réquisitionna le pinceau moralisateur de Hogarth pour évoquer l'une des séances du procès : la dignité des magistrats, la férocité, de l'accusé, la misère d'un témoin à charge exhibant un instrument de torture. De telles révélations troublèrent un instant les consciences; on multiplia les collectes pour les débiteurs insolvables, mais leur élargissement augmentait le nombre des pauvres sans travail, Oglethorpe rêva de leur trouver quelque refuge dans les Indes Occidentales et de transformer en planteurs ces vaincus de l'Ancien Monde. Tenace, il obtint ce qu'il souhaitait : la cession d'un territoire entre la Floride et la Caroline du Sud. Le 21 avril 1732, le roi George II signait la charte consacrant l'existence de la nouvelle colonie qu'on appelait, en son honneur, Georgie.


LA RUE DU GIN
Gravure de Hogarth
British Museum, Londres.

Un esprit profondément religieux, ombrageusement protestant, présidait à cette fondation. Les administrateurs voulaient, disaient-ils, « imiter leur Rédempteur en sympathisant avec les infortunés ». Ils s'engageaient à ne recevoir aucun salaire. Ils se flattaient de créer une nation élue, un Israël qui s'abstiendrait des fautes communes aux peuples voisins : ainsi proscrivaient-ils l'importation du rhum et l'esclavage des noirs. Ils invitaient avec une particulière insistance leurs coreligionnaires persécutés en Europe : ceux que l'archevêque de Salzbourg avait bannis de ses États et les familles des Huguenots français. Dans leur style pompeux, toujours biblique, ils les comparaient aux tribus errantes, guidées par les patriarches, qui refusaient de se soumettre à l'idolâtrie des Chaldéens.

Le 17 novembre 1732, les premiers émigrants s'embarquèrent. Lorsque, trois ans plus tard, la Georgie manquant de secours spirituels, l'administrateur Burton requit le concours des Méthodistes, Wesley, malgré son premier enthousiasme, n'accepta point sans hésitation. De santé précaire, de nature craintive, il devait à chaque instant se façonner son courage. La mer lui inspirait une épouvante nerveuse. Mais on lui proposait d'évangéliser les Indiens dont il imaginait l'existence comme une série de tableaux idylliques! « Si les sauvages sont aussi parfaits que vous le dites - lui objectait un de ses amis - pourquoi voulez-vous les évangéliser? » Wesley consulta sa mère. Il appréhendait de la quitter, pauvre, malade, vieillissante. D'âme héroïque, Suzanne Wesley le somma de partir : « Que n'ai-je une vingtaine de fils pour les envoyer tous là-bas! » Et Wesley porta sa réponse affirmative au général Oglethorpe.

Le jeune réformateur tentait une expérience religieuse. Il abandonnait son groupe d'Oxford parce que, dans sa ville universitaire, il reconnaissait son échec. Parmi les peuplades primitives embellies par ses chimères, il espérait sanctifier son âme tout en simplifiant sa vie. Il voulait surtout s'évader de lui-même, et fuir jusqu'au souvenir des femmes dont la grâce l'avait troublé, Aspasie, Varanèse, « Là-bas, écrivait-il, les seules femmes que je verrai seront d'une race tellement différente de la mienne que leur rencontre n'offrira pour moi nul danger, » L'avenir devait donner le démenti le plus ironique à cette prévision.

Lors de son départ pour l'Amérique, Wesley écrivit à son frère aîné, Samuel, obscur clergyman et maître d'école à Tiverton, dans le Devonshire. Autoritaire même envers son aîné, il lui conseillait - plutôt il lui ordonnait - d'exclure de son enseignement la littérature païenne - « L'élégance du style ne doit pas être préférée à la pureté du coeur, Ôtez ce poison de votre école... » Ce poison? Térence, Ovide, Horace, Virgile... Lettre de puritain passionné : Wesley naguère n'employait-il pas tous ses loisirs a à préparer une nouvelle édition d'Horace? Au cours de ses oraisons, les vers qu'il savait par coeur les chants du plaisir et de la vie brève - lui revenaient comme des tentations. Sans mesure et sans guide, il s'attaquait à la beauté qui l'avait conquis. Il pensait se libérer par une intolérance qui n'était pas une étroitesse naturelle de l'esprit, mais le fruit d'une lutte entre l'âme et les sens. L'âme sortirait victorieuse, quoique meurtrie et mutilée.




Le 14 octobre 1735, le Simmonds appareillait pour la Géorgie. Trois cents passagers formaient un équipage hétéroclite : prisonniers exhumés inespérément des cachots où ils pensaient périr, chercheurs d'or, aventuriers de toute sorte, montagnards d'Écosse recrutés pour la défense de la colonie, forçats irlandais, juifs, une vingtaine de frères moraves et quatre méthodistes qui se partageaient deux cabines sur le gaillard d'avant.

John Wesley, le plus âgé, n'avait que trente-deux ans. Il emmenait avec lui son frère Charles, Benjamin Ingham, un disciple d'Oxford, qu'il avait appelé de sa voix autoritaire : « Jeûnez et priez et dites-moi si vous osez me suivre chez les Indiens », - enfin Charles Delamotte, un tout jeune homme, le fils d'un raffineur de Londres. Le regard de Wesley se posait sur la foule des émigrants, puis sur ses compagnons de choix. Il songeait que dans cette ruée de toutes les convoitises et de toutes les misères, eux, du moins, ne voyageaient ni pour l'or, ni pour l'argent, mais seulement pour sauver les âmes. Et cet homme, qui traîna toute sa vie des aspirations monastiques inavouées et insatisfaites, se traça pour lui-même et pour ses trois fidèles le règlement le plus strict. Heures d'apostolat : il fallait que tous ceux qui se trouvaient à bord reçussent le sacrement de baptême. Avant que l'île de Wight eût disparu de l'horizon, Wesley l'avait administré à toute une famille de Quakers (1), et il enregistrait dans son journal cette première escarmouche victorieuse contre le Démon. Il fallait catéchiser les enfants, réconcilier les ennemis, arrêter net jurons et blasphèmes des matelots. Ces Justes, trop fiers de leur rectitude, pratiquaient jusqu'à la tracasserie le devoir de la correction fraternelle. Ils se mêlaient à toutes les querelles pour les apaiser et soutenaient le faible contre le fort avec des chevaleries calculées,

Les quatre méthodistes ne recouvraient leur noblesse qu'aux heures consacrées à l'étude et à la méditation; seuls avec leur idéal, ils reprenaient leur poursuite ininterrompue de la Vérité, « lisant la Bible et la comparant avec les écrits des anciens âges ». Plus anxieusement que les autres, John Wesley cherchait la signification perdue des rites qu'il conférait. L'Eucharistie surtout occupait ses pensées. Il semblait s'éloigner chaque jour davantage des doctrines protestantes. Toutefois, comme s'il obéissait à un réflexe de haine héréditaire, il distribuait aux passagers des tracts contre le Papisme. Tâche superflue. Les colonisateurs avaient adressé aux opprimés d'Europe des appels aveuglément généreux : mais ils auraient accueilli tous les scélérats de l'univers plutôt que de recevoir les catholiques romains, ces traîtres par définition, qui certainement comploteraient avec les Espagnols de la Floride la ruine du territoire anglais. Lorsque John Wesley avait fini de déployer son zèle contre un ennemi lointain, il rassemblait sur le pont ceux qui voulaient bien l'écouter pour leur lire l'édifiante histoire de Grégoire Lopez. Ermite et missionnaire espagnol, évangélisateur des Indiens au seizième siècle, Grégoire Lopez était un religieux qui appartenait à l'Église romaine. John Wesley ne mettait pas ce détail particulièrement en valeur : au besoin, il modifiait quelques phrases pour le dissimuler. Dans sa quête de sainteté - le drame profond de sa vie commencé sous les ogives d'Oxford et resté sans dénouement - il avait découvert, après le Français Gaston de Renty, l'Espagnol Grégoire Lopez.
Mortifié, l'esprit tendu, Wesley priait sans joie et lorsque la tempête secouait le navire inconfortable et sa cargaison disparate, il se surprenait à chérir cette vie de la chair et du sang qu'il avait offerte pour le salut des sauvages. « Si cette vie périssable était la seule vie - lui murmurait une voix perfide qu'il reconnaissait pour celle de sa tentation - si tu te sacrifiais pour un rêve? »

La traversée touchait à sa fin lorsque des orages éclatèrent, plus violents les uns que les autres. Un jour le ciel s'assombrit de telle sorte que les matelots purent à peine distinguer les cordages; un coup de vent déchira la grand'voile, les vagues balayèrent le pont. C'est alors qu'un hymne s'éleva : Wesley reconnaissait les fortes sonorités de la langue allemande. Mais il n'entendait point les paroles, seuls lui parvenaient ces mots souvent répétés : « La Puissance de Dieu!_ Puissance de Dieu! » À la lueur des éclairs, les Frères Moraves apparurent à John Wesley massés autour de leur chef, un ancien charpentier, David Nitschmann. Depuis le début du voyage, Wesley observait ces hommes accoutrés de façon bizarre, dont la belle humeur semblait inaltérable, l'abnégation sans limites. Ils s'instituaient les infirmiers des passagers malades et répondaient aux avanies et aux injures par un sourire très doux. « Puissance de Dieu!...

La Puissance de Dieu! » Dans le péril, les Frères Moraves clamaient leur acte d'abandon. Ils se rattachaient à une secte ancienne qui devait son origine à la révolte de Jean Hus. Devanciers des réformateurs allemands, ils s'étaient, au seizième siècle, ralliés à leur cause en adhérant à la Confession d'Augsbourg. Mais ils avaient garde leur indépendance et leurs singularités. Comme les Quakers, ils refusaient de prendre les armes; la Bible, ouverte au hasard, leur inspirait leurs décisions. Ils ne prêchaient que la paix et la joie dans l'Esprit Saint et voulaient supprimer l'épouvante du trépas. Chez eux, les signes extérieurs du deuil étaient abolis et l'on ne parlait jamais de la mort sinon par des périphrases pieuses : on éludait le mot brutal et définitif. Ces évasions recelaient peut-être une pusillanimité bien plus grande que l'effroi naturel de John Wesley. L'indifférence en face de la mort ; telle était la principale discipline des Frères Moraves; ils jouaient leur rôle comme des acteurs exercés, et non sans ce brin d'emphase que ce siècle mêlait à tout.
- Quoi! ne craignez-vous point la mort? leur cria John Wesley. Et les femmes et les enfants qui vous accompagnent, ne la craignent-ils pas?

Une voix compatissante, secrètement orgueilleuse - celle de l'initié qui s'adresse à l'ignorant, - lui répondit :
- Mais non, mon frère, aucun de nous n'a peur de la mort. »

L'absence de cette maîtrise parut à Wesley l'indice de la Grâce perdue, « Homme de foi chancelante! » grondait-il, s'apostrophant lui-même. Il s'humiliait, tandis qu'il admirait les Frères Moraves, et tel était son appétit de sainteté que son imagination doua de la sublime prérogative les placides Allemands qui ne tremblaient pas.
L'orage s'apaisa. L'équipage salua comme un favorable augure la constellation de Castor et Pollux qui brillait au-dessus des mâts. Le 4 février 1736, on aperçut la terre. Le bateau remonta le cours de la Savannah - fleuve aux rives plates et boisées, qui roulait une eau fangeuse d'une étrange couleur rougeâtre. « Le ciel lumineux, nota John Wesley, le soleil couchant, les reflets de l'eau, tout conspirait à nous enlever le regret de la patrie. » On jeta l'ancre dans une île plantée de pins, de palmiers et de cèdres. A genoux autour de leur chef, le général Oglethorpe, les colons rendirent grâces à Dieu.

Savannah, capitale de la Géorgie, nous apparaît sur une gravure de cette époque pareille aux villes en carton découpé que les enfants construisent dans leurs jeux. Le long des rues tracées au cordeau, se posent des maisonnettes clairsemées. Au premier plan, près de la rivière, un fort avec une batterie de canons, le magasin d'approvisionnement, le pavillon du gouverneur. Au fond, la ligne sombre de la forêt, le lieu des Indiens, du mystère - peut-être du martyre, songeait l'apostolique, le romantique John Wesley, car il n'y avait pas seulement de bons sauvages. Mais le général Oglethorpe disposa de son sort contrairement à ses vœux. Savannah manquait d'un chapelain : il en remplirait les fonctions; le missionnaire s'occuperait d'abord des émigrants; plus tard - beaucoup plus tard - il évangéliserait les indigènes.

Wesley dissimula sa déconvenue de bonne grâce. Les Frères Moraves ayant rejoint une colonie de piétistes allemands, il habitait leur couvent rudimentaire et progressait dans leur amitié. Ses premières lettres célèbrent les louanges de sa paroisse lointaine : «L'endroit est plaisant au delà de tout ce qu'on peut imaginer et très sain... Place bénie où chacun n'ayant qu'un cœur et qu'une âme, la fraude et l'hypocrisie n'existent pas... »

Les semaines, les mois s'écoulèrent, et Wesley changea de langage. Son optimisme décrut en même temps que sa popularité. Il en vint à reconnaître que l'hypocrisie, loin d'être absente, gouvernait tout. Dans ce village innocent comme un paradis terrestre, l'Angleterre immorale de Robert Walpole déposait son limon. Qu'importaient les lois vertueuses si on excellait à leur désobéir en secret! La prohibition des spiritueux se révélait inefficace : Wesley arrachait à des matelots ivres les barils d'alcool qu'ils parvenaient à dissimuler. Et la traite des noirs? Qu'importait qu'elle fût interdite si on la remplaçait par un autre servage? De pauvres artisans débarquaient d'Angleterre avec l'espoir d'exercer leur métier dans des conditions plus lucratives, mais les agents louches, qui les avaient attirés par des mensonges, les vendaient à des planteurs. Tel avait été le destin de David Joues, un sellier de Birmingham : il travailla pensif et triste jusqu'au jour où il se suicida. Cette histoire bouleversa John Wesley. Brièvement son Journal évoque la vie et la mort de ce malheureux. L'indignation provoquée par l'injustice souleva son éloquence. Il attaqua dans ses sermons la petite caste féodale qui gouvernait la Georgie naissante. Il collectionna des anecdotes affreuses sur les traitements infligés aux noirs dans la Caroline du Sud; il plaida prématurément pour la suppression complète de l'esclavage. Un administrateur de la colonie, Lord Egmont, en vint à l'accuser « de semer l'esprit révolutionnaire ». Il s'aliéna bientôt toutes les sympathies. Il accumulait, en vérité, les maladresses, les consolidant lorsqu'il cherchait les réparer. Il exigeait de ses paroissiens des mortifications inutiles et mesquines. « Que nul ne profane le Jour du Seigneur par la chasse et la pêche, » Il y avait trop de chevreuils dans les bois, trop de saumons dans la rivière pour qu'une telle défense fût bien accueillie! Mais le principal reproche qu'on adressait au chapelain était d'une autre nature. Les habitants de Savannah communiaient dans l'exclusivisme protestant qui les avait groupés. Or, lorsque John Wesley lisait dans quelque ancien formulaire des oraisons pour les défunts; lorsqu'il se servait, en offrant la Coupe de la Cène, d'une formule qui semblait un acte de foi dans la Transsubstantiation, ses paroissiens le regardaient avec une méfiance toute voisine de la haine. Quelqu'un s'enhardit à l'interpeller durant un office : « Nous sommes des protestants, nous autres, mais vous, quelle est votre religion? » Wesley le savait-il lui-même bien exactement?

Les notables de Savannah commencèrent d'intriguer pour éloigner d'eux le pasteur indésirable.
Le printemps précoce de la Georgie éclatait dans les jardins, où le Révérend John Wesley lisait et méditait dès l'aurore. Il révisait le Prayer-Book, traduisait un hymne d'Antoinette Bourignon sur le renoncement au bonheur, criblait d'injures son exemplaire de Machiavel : « Premier né de l'Enfer... doctrine des diables, » Puis il allait prêter son aide aux défricheurs dans la forêt. Et le malade, venu d'Oxford, se portait chaque jour de mieux en mieux.

Sous les arbres épanouis apparaissait une sérieuse jeune fille, vêtue d'une robe très simple en toile blanche et qui témoignait autant de mépris pour les parures de la vanité féminine que le Révérend John Wesley lui-même. Elle s'appelait Sophy Hopkey. Elle était la nièce du principal magistrat. Mr. Causton, qui avait quitté l'Angleterre pour cause de malversations et qui devra pareillement quitter la Georgie parce qu'un changement de climat n'avait point modifié ses habitudes.
Ce fut le 13 mars - un mois après son débarquement - que Wesley la vit pour la première fois. Son Journal évoque sous les traits les plus flatteurs la figure de cette jeune fille : « Sa douceur égalait son humilité. On ne pouvait l'imaginer en colère... Étrangers et ennemis recevaient leur part de sa bonté. Elle compatissait à toute affliction. Que dire de sa prévenance à l'égard d'un ami !.. Elle gardait toujours une mesure parfaite et une modestie pure comme la lumière... »

Wesley trembla pour ses résolutions de célibat religieux. Au approches de Pâques, il renforce ses abstinences, moine assailli de tentations qui veut dompter sa chair. Avec l'un de ses disciples, il observe le plus austère des Carêmes: «M. Delamotte et moi - écrit-il en son Journal le 30 mars - avons essayé de ne plus manger que du pain et notre santé n'en a point souffert. Bienheureux les cœurs purs ! Tout objet créé leur devient bon. Mais nous, qui ne possédons pas cette pureté, ne devons négliger aucun moyen de perfectionnement. Celui qui méprise les petites circonstances glissera lentement vers sa perdition. »
Ces méthodes ascétiques convenaient à un cénacle plus qu'à une paroisse. Wesley, totalement dépourvu de génie quand il s'agissait de gouverner une paroisse, excellait à former des cénacles. Même dans l'atmosphère hostile de Savannah, il avait organisé une confrérie qui se réunissait, selon le temps et la saison, dans une baraque ou sous la charmille d'un jardin. On chantait des hymnes, on s'encourageait à la vie intérieure et Wesley lisait quelque ouvrage de son choix, le plus souvent les Moeurs des chrétiens de l'abbé Claude Fleury. Précepteur des princes de Conti, neveux du Grand Condé, l'abbé Fleury avait composé pour leur instruction ce tableau de l'Église Primitive qui plaisait tant à John Wesley. Le réformateur puritain ne cessera jamais de subir l'attirance du dix-septième siècle français.

Immobile, passionnément attentive, Miss Sophy recueillait chaque précepte et chaque exemple, disciple idéale d'un maître qui aspirait à façonner les âmes. Pauvre Miss Sophy! En ces jours ou les hommes se montraient plus attendris qu'impatientés par les larmes des femmes, Miss Sophy ne se privait pas de pleurer. Elle confiait à Wesley qu'un jeune homme qui l'aimait et qu'elle appelait « le malheureux Tom » avait été emprisonné, pour faux. Elle se refusait à épouser « le malheureux Tom », mais lui, du fond de son cachot, menaçait de mort tous ceux qui prétendaient à sa main, Wesley se promit d'arracher cette touchante jeune fille à son entourage suspect et, sous prétexte de lui apprendre le français, il la vit de plus en plus souvent,

Quand il enregistrait dans son Journal l'emploi de ses heures, il notait qu'il avait « conversé avec Miss Sophy - chanté avec Miss Sophy - prié avec Miss Sophy ».

Au sud de Savannah, les colons avaient fondé une autre ville baptisée Frederica en l'honneur du prince de Galles. C'est là que Charles Wesley exerçait son prosélytisme avec moins de succès encore que son frère. Lorsqu'il interdisait la chasse le dimanche, les chasseurs braquaient sur lui leur fusil. On accusait injustement le clergyman de trahison et, trompé par de faux rapports, le général Oglethorpe le tenait en disgrâce. Plusieurs fois, sur de mauvais bateaux qui longeaient les côtes. Wesley dut partir au secours de son frère. Il fut obligé, de retourner à Frédérica durant l'automne. Hasard ou préméditation, Miss Sophy se trouvait à bord. Qu'on prête l'oreille aux propos de ces deux voyageurs. C'est le 27 octobre, Wesley interroge la jeune fille comme une enfant au catéchisme : « Croyez-vous qu'il y ait des circonstances où le mensonge soit permis? » C'est à dessein qu'il pose cette question. Il lui importe de savoir ce que Miss Sophy pense du mensonge, car tout au fond de sa bonne foi flotte une ombre de méfiance. Comme elle affirme les droits de la vérité! Comme tout subterfuge de conscience lui répugne! Et Wesley de se rassurer entièrement.
Le lendemain, l'idylle ecclésiastique se poursuit dans une paix que rien ne trouble :

« Nous nous assîmes dans un petit bois au bord d'une source; le sujet de notre entretien fut la sainteté chrétienne. »

Le soir du 29 octobre, les bateliers mangent des huîtres autour d'une flambée; les branchages des cèdres brûlent en dégageant leur parfum. Le Révérend John Wesley regarde Miss Sophy. Jamais elle ne lui a paru plus belle qu'à cette lumière vacillante. Ses résolutions de célibat religieux chancellent, s'écroulent, « Miss Sophy, mon bonheur serait de vivre avec vous... » Il a prononcé ces mots brusquement, d'une voix basse et changée; le coeur et les sens implorent à l'unisson. Le pasteur terrifiant de sévérité plaide pour le bonheur, pour son bonheur. La jeune fille se trouble, répond timidement, évasivement. Elle parle du pauvre Tom, son amoureux vindicatif, du danger auquel Wesley s'expose. Mais les yeux voilés de pleurs semblent l'encourager à répéter sa supplique. Aussi Wesley ne renonça point; il se contenta de surseoir.

Un an s'était écoulé depuis que Wesley avait touché le sol du Nouveau Monde avec l'intention d'évangéliser les Indiens. Dans les mêmes vergers en fleurs, la même jeune fille passa. Et Wesley, de nouveau, lui parla de mariage. Mais elle, très grave, lui répondit que les soucis temporels ne convenaient pas à des clergymen consacrés à Dieu et qu'elle-même n'avait point l'intention de se marier. Un refus incertain, accompagné de séductions infinies. La Dulcinée se changeait en une diaconesse si tendre et si gracieuse qu'elle laissait espérer la résiliation de son vœu.

- Miss Sophy - lui manda John Wesley - mon cœur ne peut prendre feu sans que je sois brûlé. Je me retire quelque temps dans la solitude afin que Dieu me conduise. Mon amie, unissez-vous à mes prières.
L'ermitage de Wesley se trouvait à quelque distance de sa paroisse en amont de la rivière. Wesley formula ses résolutions : «Ne plus la toucher... Ne pas toucher même ses vêtements... Ne lire d'autre livre que la Bible... » La Bible avait ses pages enflammées.

De retour à Savannah, Wesley ne tarda pas à constater qu'il n'avait plus l'occasion. d'exercer son courage. La tentatrice, qui naguère s'attachait à ses pas, semblait le fuir. Et cependant une nouvelle se colportait dans la petite ville : Miss Sophy Hopkey recevrait les hommages d'un nouveau prétendant, Mr. Williamson. L'invraisemblance et la sottise d'un tel racontar indignèrent Wesley. Quoi! Mr. Williamson! L'un de ses paroissiens qui lui donnaient le moins de satisfaction : d'intelligence médiocre, de caractère faible, sans piété, un partisan fougueux de la traite des noirs, bref, un ennemi du Révérend John Wesley! Celui-ci, pour en avoir le coeur net, interrogea la jeune fille :
- Miss Sophy, on dit que Mr. Williamson vous fait la cour, est-ce vrai?
Point de réponse.
- Miss Sophy, si vous m'aviez trompé, je ne croirais plus personne,

Le 9 mars, les colons de Savannah apprenaient les fiançailles de Miss Sophy Hopkey et de Mr. Williamson. On chargeait le pasteur de publier les bans.
Wesley écrivit ce soir-là sur ses cahiers confidentiels :

La pire journée depuis ma naissance... Mon Dieu, sois pitoyable à ton serviteur Et qu'un autre jour pareil lui soit épargné.

Le 7 août 1737, les paroissiens de Wesley sortirent de la baraque servant d'église plus mécontents que jamais. Le chapelain ne se contentait pas d'imposer tyranniquement le baptême par immersion selon la Primitive Église, mais il refusait la Coupe de la Cène à ceux qu'il jugeait indignes de la recevoir, et sans nul égard pour les notables. Ainsi venait-il d'infliger cet affront à la nièce du principal magistrat, Mrs. Williamson. Eût-on reconnu Miss Sophy, détachée de toute chose futile, tendre et timorée, dans cette élégante jeune femme, aussi mondaine qu'on pouvait l'être au dix-huitième siècle à Savannah et violemment emportée contre celui dont elle était naguère la disciple trop fervente?

Le geste du clergyman avait-il été préparé, provoqué; était-ce le signal attendu par ses adversaires? Certes, avant de l'accomplir, il avait prié pour obtenir l'esprit de justice : « Ne faire acception de personne », avait-il écrit dans son Journal. Si quelque rancune d'amoureux déçu le poursuivit insidieusement jusque, dans l'exercice de son ministère, il ne manqua pas de confondre ses suggestions avec les ordres du devoir inexorable. « Ne faire acception de personne. »

Le 8 août, la police de la petite colonie s'emparait du chapelain accusé de diffamation et, quinze jours plus tard, il comparaissait devant le tribunal. Curieux procès! On présentait une liste de griefs liturgiques refus de sépulture, refus de communion a quarante-quatre jurés tout à fait incompétents. Les mères qui avaient défendu leur progéniture contre le baptême par immersion formaient un chœur d'accusatrices tapageuses. On condamnait surtout Wesley comme un protestant suspect. N'avait-il pas déclaré publiquement que le papiste valait mieux que l'incrédule? Ne voulait-il pas rétablir les prières pour les morts, les abstinences et les jeûnes? Les farouches gardiens de la Réforme grondèrent la pire des injures : Jésuite! Il ne restait au Révérend John Wesley qu'à regagner l'Angleterre. Le 22 décembre 1737, il s'embarquait à bord du Samuel. Son frère Charles, plus malchanceux encore et comme lui victime d'une cabale, avait quitté la Georgie l'année précédente,


Évangéliser les sauvages! Qu'était-il advenu du beau rêve. Aux côtés du général Oglethorpe, le Révérend John Wesley, dignitaire d'Oxford, pare de ses insignes, avait seulement reçu leurs délégations officielles et leurs présents, les vases remplis de miel et de lait qui symbolisaient la bonne entente avec l'Angleterre. Toutefois, il s'était renseigné sur leurs moeurs et il écrivait sur ses carnets :

« Les sauvages sont gloutons, ivrognes, voleurs, fourbes, menteurs, implacables, meurtriers de leur père, de leur mère, de leurs propres enfants. »

Il exagérait dans l'autre sens. Berné par une coquette, remâchant son humiliation tout en offrant à Dieu son épreuve, il inclinait au pessimisme le plus amer. Ses croyances se troublaient, se modifiaient. À bord du Samuel, il s'absorbe dans une longue méditation chargée d'angoisse religieuse :

Pendant des années, je n'ai cessé d'aller à l'aventure, poussé, de ci, de là, par les souffles des doctrines opposées...
Depuis longtemps, je me suis demandé: que dois-je faire pour être sauvé? L'Écriture Sainte m'a répondu: Garde les commandements, crois, espère, aime. De bonne heure on me mit en garde contre les Papistes qui attachent trop d'importance aux œuvres extérieures. Mais les ouvrages des Luthériens et des Calvinistes qui me tombaient sous la main exaltaient la Foi d'une telle manière que les autres commandements s'effaçaient Dans ce labyrinthe, je me suis complètement perdu... J'oscillai entre l'obéissance et la désobéissance, n'étant jamais certain d'avoir tort ou raison...
... Et l'unité de l'Église, l'unité essentielle, affirmée dans les livres saints! Personne ne pouvait ni me l'expliquer avec clarté, ni me l'imposer avec force !...

Les confessions de Wesley, ses cris de détresse se perdirent dans la solitude, mais un siècle plus tard, Newman et ses compagnons tiendront le même langage inquiet. L'Anglicanisme est une position intermédiaire, une diplomatie dont les âmes passionnées ne s'accommodent pas toujours, Newman et ses compagnons prendront le chemin de Rome. Dans l'âme de John Wesley, les forces protestantes l'emportèrent. Les mortifications, les étroites disciplines, la vigilance de chaque instant, la lutte corps à corps avec le péché : les Frères Moraves lui avaient enseigné que toutes ces choses qu'il croyait nécessaires étaient vaines pour le salut « Enfant de colère, - lui disaient-ils avec leur sourire d'inspirés - tes œuvres sont corrompues comme ton coeur ». Et leur voix n'était que l'écho de la grande voix qui avait, au seizième siècle, révolutionné l'Europe: « Si jamais moine était entré au ciel par sa moinerie, certes, j'y serais entré... »

La voix de Luther! C'est elle qui emporte la conviction de Wesley, vaincu dans ses efforts ascétiques, blessé dans son orgueil, bafoué dans l'amour malheureux qui le brûle encore:

Il a fallu que j'aille au bout du monde écrit-il en achevant sa méditation troublée pour connaître la corruption de mon propre cœur; et j'ai su que ni ma vie, ni mes actes, ni ma justice, ni mes souffrances n'étaient capables de me réconcilier avec un Dieu offensé, ni de réparer le moindre de mes péchés, plus nombreux que les cheveux de ma tête, ni de rayer ma sentence de mort. N'ayant nul droit de plaider pour moi-même, je n'ai d'espoir d'être justifié que dans la Rédemption qui est dans le Christ Jésus, mais si je le cherche, je trouverai le Christ, et il me trouvera.

Sur le bateau, le missionnaire enseignait le catéchisme aux mousses et aux petits nègres. Il lisait les ouvrages de Saint-Cyprien; il traduisait en anglais la Vie de Monsieur de Renly, gentilhomme de France.

À la fin de janvier 1738, Wesley débarquait en Angleterre. Il apprit qu'une nouvelle compagnie d'émigrants appareillait pour la Georgie et que son jeune disciple d'Oxford, Whitefield allait, à son tour, évangéliser les Indiens. Il se hâta de lui faire parvenir un message le suppliant de renoncer à cette entreprise. La Georgie n'était qu'une terre de déceptions! Mais Whitefield lui répondit : « Les ennemis du Seigneur croiraient que je fuis le péril et je leur donnerais par ma conduite une occasion de blasphémer. Dans cette région lointaine pourquoi désespérerais-je de trouver la présence de Dieu? » Et Whitefield commença rondement son apostolat, distribuant des gifles aux enfants qui ne savaient par leur Notre Père et jetant par-dessus bord tous les jeux de cartes qu'il pouvait saisir. Et toutefois il réussit à merveille là où Wesley avait échoué de façon piteuse. Plus habile que son maître, plus soucieux des intérêts économiques et sentant l'heure inopportune, Whitefield se garda bien de tonner contre l'esclavage des noirs. Et de plus, son protestantisme farouche échappait à tout soupçon.

. (1) Les Quakers niaient la nécessité du baptême. 
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