En 1728, un architecte nommé Robert Castell, emprisonné pour dettes, mourait dans un cachot de Londres victime de ses geôliers, de leur incurie, de leur cruauté. Un ami du pauvre Castell s'apitoya, James Oglethorpe, jeune gentilhomme qui, après avoir appris le métier des armes sous les ordres du prince Eugène, était entré au Parlement pour y préconiser des réformes philanthropiques. Il figurait le redresseur de torts. On put le comparer à un paladin. Tantôt il plaidait la cause des apprentis, brisés dans un âge tendre à de trop durs métiers, tantôt celle des marins, insuffisamment payés et souvent enrôlés de force sur les navires de guerre. La triste fin de l'architecte Castell incita ce personnage influent à provoquer une enquête sur l'état des prisons et des scandales se révélèrent. Les geôliers les plus coupables furent condamnés, et l'on réquisitionna le pinceau moralisateur de Hogarth pour évoquer l'une des séances du procès : la dignité des magistrats, la férocité, de l'accusé, la misère d'un témoin à charge exhibant un instrument de torture. De telles révélations troublèrent un instant les consciences; on multiplia les collectes pour les débiteurs insolvables, mais leur élargissement augmentait le nombre des pauvres sans travail, Oglethorpe rêva de leur trouver quelque refuge dans les Indes Occidentales et de transformer en planteurs ces vaincus de l'Ancien Monde. Tenace, il obtint ce qu'il souhaitait : la cession d'un territoire entre la Floride et la Caroline du Sud. Le 21 avril 1732, le roi George II signait la charte consacrant l'existence de la nouvelle colonie qu'on appelait, en son honneur, Georgie.
Un esprit profondément religieux, ombrageusement protestant,
présidait à cette fondation. Les administrateurs voulaient,
disaient-ils, « imiter leur Rédempteur en sympathisant avec les
infortunés ». Ils s'engageaient à ne recevoir aucun salaire. Ils se
flattaient de créer une nation élue, un Israël qui s'abstiendrait des
fautes communes aux peuples voisins : ainsi proscrivaient-ils
l'importation du rhum et l'esclavage des noirs. Ils invitaient avec
une particulière insistance leurs coreligionnaires persécutés en
Europe : ceux que l'archevêque de Salzbourg avait bannis de ses États
et les familles des Huguenots français. Dans leur style pompeux,
toujours biblique, ils les comparaient aux tribus errantes, guidées
par les patriarches, qui refusaient de se soumettre à l'idolâtrie des
Chaldéens.
Le 17 novembre 1732, les premiers émigrants
s'embarquèrent. Lorsque, trois ans plus tard, la Georgie manquant de
secours spirituels, l'administrateur Burton requit le concours des
Méthodistes, Wesley, malgré son premier enthousiasme, n'accepta point
sans hésitation. De santé précaire, de nature craintive, il devait à
chaque instant se façonner son courage. La mer lui inspirait une
épouvante nerveuse. Mais on lui proposait d'évangéliser les Indiens
dont il imaginait l'existence comme une série de tableaux idylliques!
« Si les sauvages sont aussi parfaits que vous le dites - lui
objectait un de ses amis - pourquoi voulez-vous les évangéliser? »
Wesley consulta sa mère. Il appréhendait de la quitter, pauvre,
malade, vieillissante. D'âme héroïque, Suzanne Wesley le somma de
partir : « Que n'ai-je une vingtaine de fils pour les envoyer tous
là-bas! » Et Wesley porta sa réponse affirmative au général
Oglethorpe.
Le jeune réformateur tentait une expérience religieuse.
Il abandonnait son groupe d'Oxford parce que, dans sa ville
universitaire, il reconnaissait son échec. Parmi les peuplades
primitives embellies par ses chimères, il espérait sanctifier son âme
tout en simplifiant sa vie. Il voulait surtout s'évader de lui-même,
et fuir jusqu'au souvenir des femmes dont la grâce l'avait troublé,
Aspasie, Varanèse, « Là-bas, écrivait-il, les
seules femmes que je verrai seront d'une race tellement différente de
la mienne que leur rencontre n'offrira pour moi nul danger, » L'avenir
devait donner le démenti le plus ironique à cette prévision.
Lors de son départ pour l'Amérique, Wesley écrivit à son
frère aîné, Samuel, obscur clergyman et maître d'école à Tiverton,
dans le Devonshire. Autoritaire même envers son aîné, il lui
conseillait - plutôt il lui ordonnait - d'exclure de son enseignement
la littérature païenne - « L'élégance du style ne doit pas être
préférée à la pureté du coeur, Ôtez ce poison de votre école... » Ce
poison? Térence, Ovide, Horace, Virgile... Lettre de puritain
passionné : Wesley naguère n'employait-il pas tous ses loisirs a à
préparer une nouvelle édition d'Horace? Au cours de ses oraisons, les
vers qu'il savait par coeur les chants du plaisir et de la vie brève -
lui revenaient comme des tentations. Sans mesure et sans guide, il
s'attaquait à la beauté qui l'avait conquis. Il pensait se libérer par
une intolérance qui n'était pas une étroitesse naturelle de l'esprit,
mais le fruit d'une lutte entre l'âme et les sens. L'âme sortirait
victorieuse, quoique meurtrie et mutilée.
Le 14 octobre 1735, le Simmonds appareillait pour la Géorgie. Trois
cents passagers formaient un équipage hétéroclite :
prisonniers exhumés inespérément des cachots où ils pensaient périr,
chercheurs d'or, aventuriers de toute sorte, montagnards d'Écosse
recrutés pour la défense de la colonie, forçats irlandais, juifs, une
vingtaine de frères moraves et quatre méthodistes qui se partageaient
deux cabines sur le gaillard d'avant.
John Wesley, le plus âgé, n'avait que trente-deux ans. Il
emmenait avec lui son frère Charles, Benjamin Ingham, un disciple
d'Oxford, qu'il avait appelé de sa voix autoritaire : « Jeûnez et
priez et dites-moi si vous osez me suivre chez les Indiens », - enfin
Charles Delamotte, un tout jeune homme, le fils d'un raffineur de
Londres. Le regard de Wesley se posait sur la foule des émigrants,
puis sur ses compagnons de choix. Il songeait que dans cette ruée de
toutes les convoitises et de toutes les misères, eux, du moins, ne
voyageaient ni pour l'or, ni pour l'argent, mais seulement pour sauver
les âmes. Et cet homme, qui traîna toute sa vie des aspirations
monastiques inavouées et insatisfaites, se traça pour lui-même et pour
ses trois fidèles le règlement le plus strict. Heures d'apostolat : il
fallait que tous ceux qui se trouvaient à bord reçussent le sacrement
de baptême. Avant que l'île de Wight eût disparu de l'horizon, Wesley
l'avait administré à toute une famille de Quakers (1),
et il enregistrait dans son journal cette première
escarmouche victorieuse contre le Démon. Il fallait catéchiser les
enfants, réconcilier les ennemis, arrêter net jurons et blasphèmes des
matelots. Ces Justes, trop fiers de leur rectitude, pratiquaient
jusqu'à la tracasserie le devoir de la correction fraternelle. Ils se
mêlaient à toutes les querelles pour les apaiser et soutenaient le
faible contre le fort avec des chevaleries calculées,
Les quatre méthodistes ne recouvraient leur noblesse
qu'aux heures consacrées à l'étude et à la méditation; seuls avec leur
idéal, ils reprenaient leur poursuite ininterrompue de la Vérité, «
lisant la Bible et la comparant avec les écrits des anciens âges ».
Plus anxieusement que les autres, John Wesley cherchait la
signification perdue des rites qu'il conférait. L'Eucharistie surtout
occupait ses pensées. Il semblait s'éloigner chaque jour davantage des
doctrines protestantes. Toutefois, comme s'il obéissait à un réflexe
de haine héréditaire, il distribuait aux passagers des tracts contre
le Papisme. Tâche superflue. Les colonisateurs avaient adressé aux
opprimés d'Europe des appels aveuglément généreux : mais ils auraient
accueilli tous les scélérats de l'univers plutôt que de recevoir les
catholiques romains, ces traîtres par définition, qui certainement
comploteraient avec les Espagnols de la Floride la ruine du territoire
anglais. Lorsque John Wesley avait fini de déployer son zèle contre un
ennemi lointain, il rassemblait sur le pont ceux
qui voulaient bien l'écouter pour leur lire l'édifiante histoire de
Grégoire Lopez. Ermite et missionnaire espagnol, évangélisateur des
Indiens au seizième siècle, Grégoire Lopez était un religieux qui
appartenait à l'Église romaine. John Wesley ne mettait pas ce détail
particulièrement en valeur : au besoin, il modifiait quelques phrases
pour le dissimuler. Dans sa quête de sainteté - le drame profond de sa
vie commencé sous les ogives d'Oxford et resté sans dénouement - il
avait découvert, après le Français Gaston de Renty, l'Espagnol
Grégoire Lopez.
Mortifié, l'esprit tendu, Wesley priait sans joie et
lorsque la tempête secouait le navire inconfortable et sa cargaison
disparate, il se surprenait à chérir cette vie de la chair et du sang
qu'il avait offerte pour le salut des sauvages. « Si cette vie
périssable était la seule vie - lui murmurait une voix perfide qu'il
reconnaissait pour celle de sa tentation - si tu te sacrifiais pour un
rêve? »
La traversée touchait à sa fin lorsque des orages
éclatèrent, plus violents les uns que les autres. Un jour le ciel
s'assombrit de telle sorte que les matelots purent à peine distinguer
les cordages; un coup de vent déchira la grand'voile, les vagues
balayèrent le pont. C'est alors qu'un hymne s'éleva : Wesley
reconnaissait les fortes sonorités de la langue allemande. Mais il
n'entendait point les paroles, seuls lui parvenaient ces
mots souvent répétés : « La Puissance de Dieu!_ Puissance de Dieu! » À
la lueur des éclairs, les Frères Moraves apparurent à John Wesley
massés autour de leur chef, un ancien charpentier, David Nitschmann.
Depuis le début du voyage, Wesley observait ces hommes accoutrés de
façon bizarre, dont la belle humeur semblait inaltérable, l'abnégation
sans limites. Ils s'instituaient les infirmiers des passagers malades
et répondaient aux avanies et aux injures par un sourire très doux. «
Puissance de Dieu!...
La Puissance de Dieu! » Dans le péril, les Frères Moraves
clamaient leur acte d'abandon. Ils se rattachaient à une secte
ancienne qui devait son origine à la révolte de Jean Hus. Devanciers
des réformateurs allemands, ils s'étaient, au seizième siècle, ralliés
à leur cause en adhérant à la Confession d'Augsbourg. Mais ils avaient
garde leur indépendance et leurs singularités. Comme les Quakers, ils
refusaient de prendre les armes; la Bible, ouverte au hasard, leur
inspirait leurs décisions. Ils ne prêchaient que la paix et la joie
dans l'Esprit Saint et voulaient supprimer l'épouvante du trépas. Chez
eux, les signes extérieurs du deuil étaient abolis et l'on ne parlait
jamais de la mort sinon par des périphrases pieuses : on éludait le
mot brutal et définitif. Ces évasions recelaient peut-être une
pusillanimité bien plus grande que l'effroi naturel de John Wesley.
L'indifférence en face de la mort ; telle était la principale
discipline des Frères Moraves; ils jouaient leur
rôle comme des acteurs exercés, et non sans ce brin d'emphase que ce
siècle mêlait à tout.
- Quoi! ne craignez-vous point la mort? leur cria John
Wesley. Et les femmes et les enfants qui vous accompagnent, ne la
craignent-ils pas?
Une voix compatissante, secrètement orgueilleuse - celle
de l'initié qui s'adresse à l'ignorant, - lui répondit :
- Mais non, mon frère, aucun de nous n'a peur de la mort.
»
L'absence de cette maîtrise parut à Wesley l'indice de la
Grâce perdue, « Homme de foi chancelante! » grondait-il,
s'apostrophant lui-même. Il s'humiliait, tandis qu'il admirait les
Frères Moraves, et tel était son appétit de sainteté que son
imagination doua de la sublime prérogative les placides Allemands qui
ne tremblaient pas.
L'orage s'apaisa. L'équipage salua comme un favorable
augure la constellation de Castor et Pollux qui brillait au-dessus des
mâts. Le 4 février 1736, on aperçut la terre. Le bateau remonta le
cours de la Savannah - fleuve aux rives plates et boisées, qui roulait
une eau fangeuse d'une étrange couleur rougeâtre. « Le ciel lumineux,
nota John Wesley, le soleil couchant, les reflets de l'eau, tout
conspirait à nous enlever le regret de la patrie. » On jeta l'ancre
dans une île plantée de pins, de palmiers et de cèdres. A genoux
autour de leur chef, le général Oglethorpe, les
colons rendirent grâces à Dieu.
Savannah, capitale de la Géorgie, nous apparaît sur une
gravure de cette époque pareille aux villes en carton découpé que les
enfants construisent dans leurs jeux. Le long des rues tracées au
cordeau, se posent des maisonnettes clairsemées. Au premier plan, près
de la rivière, un fort avec une batterie de canons, le magasin
d'approvisionnement, le pavillon du gouverneur. Au fond, la ligne
sombre de la forêt, le lieu des Indiens, du mystère - peut-être du
martyre, songeait l'apostolique, le romantique John Wesley, car il n'y
avait pas seulement de bons sauvages. Mais le général Oglethorpe
disposa de son sort contrairement à ses vœux. Savannah manquait d'un
chapelain : il en remplirait les fonctions; le missionnaire
s'occuperait d'abord des émigrants; plus tard - beaucoup plus tard -
il évangéliserait les indigènes.
Wesley dissimula sa déconvenue de bonne grâce. Les Frères
Moraves ayant rejoint une colonie de piétistes allemands, il habitait
leur couvent rudimentaire et progressait dans leur amitié. Ses
premières lettres célèbrent les louanges de sa paroisse lointaine :
«L'endroit est plaisant au delà de tout ce qu'on peut imaginer et très
sain... Place bénie où chacun n'ayant qu'un cœur et qu'une âme, la
fraude et l'hypocrisie n'existent pas... »
Les semaines, les mois s'écoulèrent, et Wesley changea de
langage. Son optimisme décrut en même temps que sa popularité. Il en
vint à reconnaître que l'hypocrisie, loin d'être absente, gouvernait
tout. Dans ce village innocent comme un paradis terrestre,
l'Angleterre immorale de Robert Walpole déposait son limon.
Qu'importaient les lois vertueuses si on excellait à leur désobéir en
secret! La prohibition des spiritueux se révélait inefficace : Wesley
arrachait à des matelots ivres les barils d'alcool qu'ils parvenaient
à dissimuler. Et la traite des noirs? Qu'importait qu'elle fût
interdite si on la remplaçait par un autre servage? De pauvres
artisans débarquaient d'Angleterre avec l'espoir d'exercer leur métier
dans des conditions plus lucratives, mais les agents louches, qui les
avaient attirés par des mensonges, les vendaient à des planteurs. Tel
avait été le destin de David Joues, un sellier de Birmingham : il
travailla pensif et triste jusqu'au jour où il se suicida. Cette
histoire bouleversa John Wesley. Brièvement son Journal évoque la vie
et la mort de ce malheureux. L'indignation provoquée par l'injustice
souleva son éloquence. Il attaqua dans ses sermons la petite caste
féodale qui gouvernait la Georgie naissante. Il collectionna des
anecdotes affreuses sur les traitements infligés aux noirs dans la
Caroline du Sud; il plaida prématurément pour la suppression complète
de l'esclavage. Un administrateur de la colonie, Lord Egmont, en vint
à l'accuser « de semer l'esprit révolutionnaire ».
Il s'aliéna bientôt toutes les sympathies. Il accumulait, en vérité,
les maladresses, les consolidant lorsqu'il cherchait les réparer. Il
exigeait de ses paroissiens des mortifications inutiles et mesquines.
« Que nul ne profane le Jour du Seigneur par la chasse et la pêche, »
Il y avait trop de chevreuils dans les bois, trop de saumons dans la
rivière pour qu'une telle défense fût bien accueillie! Mais le
principal reproche qu'on adressait au chapelain était d'une autre
nature. Les habitants de Savannah communiaient dans l'exclusivisme
protestant qui les avait groupés. Or, lorsque John Wesley lisait dans
quelque ancien formulaire des oraisons pour les défunts; lorsqu'il se
servait, en offrant la Coupe de la Cène, d'une formule qui semblait un
acte de foi dans la Transsubstantiation, ses paroissiens le
regardaient avec une méfiance toute voisine de la haine. Quelqu'un
s'enhardit à l'interpeller durant un office : « Nous sommes des
protestants, nous autres, mais vous, quelle est votre religion? »
Wesley le savait-il lui-même bien exactement?
Les notables de Savannah commencèrent d'intriguer pour
éloigner d'eux le pasteur indésirable.
Le printemps précoce de la Georgie éclatait dans les
jardins, où le Révérend John Wesley lisait et
méditait dès l'aurore. Il révisait le Prayer-Book, traduisait un hymne
d'Antoinette Bourignon sur le renoncement au bonheur, criblait
d'injures son exemplaire de Machiavel : « Premier né de l'Enfer...
doctrine des diables, » Puis il allait prêter son aide aux défricheurs
dans la forêt. Et le malade, venu d'Oxford, se portait chaque jour de
mieux en mieux.
Sous les arbres épanouis apparaissait une sérieuse jeune
fille, vêtue d'une robe très simple en toile blanche et qui témoignait
autant de mépris pour les parures de la vanité féminine que le
Révérend John Wesley lui-même. Elle s'appelait Sophy Hopkey. Elle
était la nièce du principal magistrat. Mr. Causton, qui avait quitté
l'Angleterre pour cause de malversations et qui devra pareillement
quitter la Georgie parce qu'un changement de climat n'avait point
modifié ses habitudes.
Ce fut le 13 mars - un mois après son débarquement - que
Wesley la vit pour la première fois. Son Journal évoque sous les
traits les plus flatteurs la figure de cette jeune fille : « Sa
douceur égalait son humilité. On ne pouvait l'imaginer en colère...
Étrangers et ennemis recevaient leur part de sa bonté. Elle
compatissait à toute affliction. Que dire de sa prévenance à l'égard
d'un ami !.. Elle gardait toujours une mesure parfaite et une modestie
pure comme la lumière... »
Wesley trembla pour ses résolutions de célibat religieux.
Au approches de Pâques, il renforce ses abstinences, moine assailli de
tentations qui veut dompter sa chair. Avec l'un de ses disciples, il
observe le plus austère des Carêmes: «M. Delamotte et moi - écrit-il
en son Journal le 30 mars - avons essayé de ne plus manger que du pain
et notre santé n'en a point souffert. Bienheureux les cœurs purs !
Tout objet créé leur devient bon. Mais nous, qui ne possédons pas
cette pureté, ne devons négliger aucun moyen de perfectionnement.
Celui qui méprise les petites circonstances glissera lentement vers sa
perdition. »
Ces méthodes ascétiques convenaient à un cénacle plus
qu'à une paroisse. Wesley, totalement dépourvu de génie quand il
s'agissait de gouverner une paroisse, excellait à former des cénacles.
Même dans l'atmosphère hostile de Savannah, il avait organisé une
confrérie qui se réunissait, selon le temps et la saison, dans une
baraque ou sous la charmille d'un jardin. On chantait des hymnes, on
s'encourageait à la vie intérieure et Wesley lisait quelque ouvrage de
son choix, le plus souvent les Moeurs des chrétiens de l'abbé Claude
Fleury. Précepteur des princes de Conti, neveux du Grand Condé, l'abbé
Fleury avait composé pour leur instruction ce tableau de l'Église
Primitive qui plaisait tant à John Wesley. Le réformateur puritain ne
cessera jamais de subir l'attirance du dix-septième siècle français.
Immobile, passionnément attentive, Miss Sophy recueillait
chaque précepte et chaque exemple, disciple idéale d'un maître qui
aspirait à façonner les âmes. Pauvre Miss Sophy! En ces jours ou les
hommes se montraient plus attendris qu'impatientés par les larmes des
femmes, Miss Sophy ne se privait pas de pleurer. Elle confiait à
Wesley qu'un jeune homme qui l'aimait et qu'elle appelait « le
malheureux Tom » avait été emprisonné, pour faux. Elle se refusait à
épouser « le malheureux Tom », mais lui, du fond de son cachot,
menaçait de mort tous ceux qui prétendaient à sa main, Wesley se
promit d'arracher cette touchante jeune fille à son entourage suspect
et, sous prétexte de lui apprendre le français, il la vit de plus en
plus souvent,
Quand il enregistrait dans son Journal l'emploi de ses
heures, il notait qu'il avait « conversé avec Miss Sophy - chanté avec
Miss Sophy - prié avec Miss Sophy ».
Au sud de Savannah, les colons avaient fondé une autre
ville baptisée Frederica en l'honneur du prince de Galles. C'est là
que Charles Wesley exerçait son prosélytisme avec moins de succès
encore que son frère. Lorsqu'il interdisait la chasse le dimanche, les
chasseurs braquaient sur lui leur fusil. On accusait injustement le
clergyman de trahison et, trompé par de faux rapports, le général
Oglethorpe le tenait en disgrâce. Plusieurs fois, sur de mauvais
bateaux qui longeaient les côtes. Wesley dut partir
au secours de son frère. Il fut obligé, de retourner à Frédérica
durant l'automne. Hasard ou préméditation, Miss Sophy se trouvait à
bord. Qu'on prête l'oreille aux propos de ces deux voyageurs. C'est le
27 octobre, Wesley interroge la jeune fille comme une enfant au
catéchisme : « Croyez-vous qu'il y ait des circonstances où le
mensonge soit permis? » C'est à dessein qu'il pose cette question. Il
lui importe de savoir ce que Miss Sophy pense du mensonge, car tout au
fond de sa bonne foi flotte une ombre de méfiance. Comme elle affirme
les droits de la vérité! Comme tout subterfuge de conscience lui
répugne! Et Wesley de se rassurer entièrement.
Le lendemain, l'idylle ecclésiastique se poursuit dans
une paix que rien ne trouble :
« Nous nous assîmes dans un petit bois au bord d'une
source; le sujet de notre entretien fut la sainteté chrétienne. »
Le soir du 29 octobre, les bateliers mangent des huîtres
autour d'une flambée; les branchages des cèdres brûlent en dégageant
leur parfum. Le Révérend John Wesley regarde Miss Sophy. Jamais elle
ne lui a paru plus belle qu'à cette lumière vacillante. Ses
résolutions de célibat religieux chancellent, s'écroulent, « Miss
Sophy, mon bonheur serait de vivre avec vous... » Il a prononcé ces
mots brusquement, d'une voix basse et changée; le coeur et les sens implorent
à l'unisson. Le pasteur terrifiant de sévérité plaide pour le bonheur,
pour son bonheur. La jeune fille se trouble, répond timidement,
évasivement. Elle parle du pauvre Tom, son amoureux vindicatif, du
danger auquel Wesley s'expose. Mais les yeux voilés de pleurs semblent
l'encourager à répéter sa supplique. Aussi Wesley ne renonça point; il
se contenta de surseoir.
Un an s'était écoulé depuis que Wesley avait touché le
sol du Nouveau Monde avec l'intention d'évangéliser les Indiens. Dans
les mêmes vergers en fleurs, la même jeune fille passa. Et Wesley, de
nouveau, lui parla de mariage. Mais elle, très grave, lui répondit que
les soucis temporels ne convenaient pas à des clergymen consacrés à
Dieu et qu'elle-même n'avait point l'intention de se marier. Un refus
incertain, accompagné de séductions infinies. La Dulcinée se changeait
en une diaconesse si tendre et si gracieuse qu'elle laissait espérer
la résiliation de son vœu.
- Miss Sophy - lui manda John Wesley - mon cœur ne peut
prendre feu sans que je sois brûlé. Je me retire quelque temps dans la
solitude afin que Dieu me conduise. Mon amie, unissez-vous à mes
prières.
L'ermitage de Wesley se trouvait à quelque distance de sa
paroisse en amont de la rivière. Wesley formula ses résolutions : «Ne
plus la toucher... Ne pas toucher même ses
vêtements... Ne lire d'autre livre que la Bible... » La Bible avait
ses pages enflammées.
De retour à Savannah, Wesley ne tarda pas à constater
qu'il n'avait plus l'occasion. d'exercer son courage. La tentatrice,
qui naguère s'attachait à ses pas, semblait le fuir. Et cependant une
nouvelle se colportait dans la petite ville : Miss Sophy Hopkey
recevrait les hommages d'un nouveau prétendant, Mr. Williamson.
L'invraisemblance et la sottise d'un tel racontar indignèrent Wesley.
Quoi! Mr. Williamson! L'un de ses paroissiens qui lui donnaient le
moins de satisfaction : d'intelligence médiocre, de caractère faible,
sans piété, un partisan fougueux de la traite des noirs, bref, un
ennemi du Révérend John Wesley! Celui-ci, pour en avoir le coeur net,
interrogea la jeune fille :
- Miss Sophy, on dit que Mr. Williamson vous fait la
cour, est-ce vrai?
Point de réponse.
- Miss Sophy, si vous m'aviez trompé, je ne croirais plus
personne,
Le 9 mars, les colons de Savannah apprenaient les
fiançailles de Miss Sophy Hopkey et de Mr. Williamson. On chargeait le
pasteur de publier les bans.
Wesley écrivit ce soir-là sur ses cahiers confidentiels :
La pire journée depuis ma naissance... Mon Dieu, sois
pitoyable à ton serviteur Et qu'un autre jour pareil lui soit
épargné.
Le 7 août 1737, les paroissiens de Wesley sortirent de la
baraque servant d'église plus mécontents que jamais. Le chapelain ne
se contentait pas d'imposer tyranniquement le baptême par immersion
selon la Primitive Église, mais il refusait la Coupe de la Cène à ceux
qu'il jugeait indignes de la recevoir, et sans nul égard pour les
notables. Ainsi venait-il d'infliger cet affront à la nièce du
principal magistrat, Mrs. Williamson. Eût-on reconnu Miss Sophy,
détachée de toute chose futile, tendre et timorée, dans cette élégante
jeune femme, aussi mondaine qu'on pouvait l'être au dix-huitième
siècle à Savannah et violemment emportée contre celui dont elle était
naguère la disciple trop fervente?
Le geste du clergyman avait-il été préparé, provoqué;
était-ce le signal attendu par ses adversaires? Certes, avant de
l'accomplir, il avait prié pour obtenir l'esprit de justice : « Ne
faire acception de personne », avait-il écrit dans son Journal. Si
quelque rancune d'amoureux déçu le poursuivit insidieusement jusque,
dans l'exercice de son ministère, il ne manqua pas de confondre ses
suggestions avec les ordres du devoir inexorable. «
Ne faire acception de personne. »
Le 8 août, la police de la petite colonie s'emparait du
chapelain accusé de diffamation et, quinze jours plus tard, il
comparaissait devant le tribunal. Curieux procès! On présentait une
liste de griefs liturgiques refus de sépulture, refus de communion a
quarante-quatre jurés tout à fait incompétents. Les mères qui avaient
défendu leur progéniture contre le baptême par immersion formaient un
chœur d'accusatrices tapageuses. On condamnait surtout Wesley comme un
protestant suspect. N'avait-il pas déclaré publiquement que le papiste
valait mieux que l'incrédule? Ne voulait-il pas rétablir les prières
pour les morts, les abstinences et les jeûnes? Les farouches gardiens
de la Réforme grondèrent la pire des injures : Jésuite! Il ne restait
au Révérend John Wesley qu'à regagner l'Angleterre. Le 22 décembre
1737, il s'embarquait à bord du Samuel. Son frère Charles, plus
malchanceux encore et comme lui victime d'une cabale, avait quitté la
Georgie l'année précédente,
Évangéliser les sauvages! Qu'était-il advenu du beau rêve. Aux côtés
du général Oglethorpe, le Révérend John Wesley, dignitaire d'Oxford,
pare de ses insignes, avait seulement reçu leurs délégations
officielles et leurs présents, les vases remplis de miel et de lait
qui symbolisaient la bonne entente avec l'Angleterre. Toutefois, il
s'était renseigné sur leurs moeurs et il écrivait sur ses carnets :
« Les sauvages sont gloutons, ivrognes, voleurs, fourbes,
menteurs, implacables, meurtriers de leur père, de leur mère, de leurs
propres enfants. »
Il exagérait dans l'autre sens. Berné par une coquette,
remâchant son humiliation tout en offrant à Dieu son épreuve, il
inclinait au pessimisme le plus amer. Ses croyances se troublaient, se
modifiaient. À bord du Samuel, il s'absorbe dans une longue méditation
chargée d'angoisse religieuse :
Pendant des années, je n'ai cessé d'aller à
l'aventure, poussé, de ci, de là, par les souffles des doctrines
opposées...
Depuis longtemps, je me suis demandé: que
dois-je faire pour être sauvé? L'Écriture Sainte m'a répondu: Garde
les commandements, crois, espère, aime. De bonne heure on me mit en
garde contre les Papistes qui attachent trop d'importance aux œuvres
extérieures. Mais les ouvrages des Luthériens et des Calvinistes qui
me tombaient sous la main exaltaient la Foi d'une telle manière que
les autres commandements s'effaçaient Dans ce labyrinthe, je me suis
complètement perdu... J'oscillai entre l'obéissance
et la désobéissance, n'étant jamais certain d'avoir tort ou
raison...
... Et l'unité de l'Église, l'unité essentielle,
affirmée dans les livres saints! Personne ne pouvait ni me
l'expliquer avec clarté, ni me l'imposer avec force !...
Les confessions de Wesley, ses cris de détresse se
perdirent dans la solitude, mais un siècle plus tard, Newman et ses
compagnons tiendront le même langage inquiet. L'Anglicanisme est une
position intermédiaire, une diplomatie dont les âmes passionnées ne
s'accommodent pas toujours, Newman et ses compagnons prendront le
chemin de Rome. Dans l'âme de John Wesley, les forces protestantes
l'emportèrent. Les mortifications, les étroites disciplines, la
vigilance de chaque instant, la lutte corps à corps avec le péché :
les Frères Moraves lui avaient enseigné que toutes ces choses qu'il
croyait nécessaires étaient vaines pour le salut « Enfant de colère, -
lui disaient-ils avec leur sourire d'inspirés - tes œuvres sont
corrompues comme ton coeur ». Et leur voix n'était que l'écho de la
grande voix qui avait, au seizième siècle, révolutionné l'Europe: « Si
jamais moine était entré au ciel par sa moinerie, certes, j'y serais
entré... »
La voix de Luther! C'est elle qui emporte la conviction
de Wesley, vaincu dans ses efforts ascétiques,
blessé dans son orgueil, bafoué dans l'amour malheureux qui le brûle
encore:
Il a fallu que j'aille au bout du monde écrit-il en
achevant sa méditation troublée pour connaître la corruption de mon
propre cœur; et j'ai su que ni ma vie, ni mes actes, ni ma justice,
ni mes souffrances n'étaient capables de me réconcilier avec un Dieu
offensé, ni de réparer le moindre de mes péchés, plus nombreux que
les cheveux de ma tête, ni de rayer ma sentence de mort. N'ayant nul
droit de plaider pour moi-même, je n'ai d'espoir d'être justifié que
dans la Rédemption qui est dans le Christ Jésus, mais si je le
cherche, je trouverai le Christ, et il me trouvera.
Sur le bateau, le missionnaire enseignait le catéchisme
aux mousses et aux petits nègres. Il lisait les ouvrages de
Saint-Cyprien; il traduisait en anglais la Vie de Monsieur de Renly,
gentilhomme de France.
À la fin de janvier 1738, Wesley débarquait en
Angleterre. Il apprit qu'une nouvelle compagnie d'émigrants
appareillait pour la Georgie et que son jeune disciple d'Oxford,
Whitefield allait, à son tour, évangéliser les Indiens. Il se hâta de
lui faire parvenir un message le suppliant de renoncer à cette
entreprise. La Georgie n'était qu'une terre de déceptions! Mais
Whitefield lui répondit : « Les ennemis du Seigneur croiraient
que je fuis le péril et je leur donnerais par ma conduite une occasion
de blasphémer. Dans cette région lointaine pourquoi désespérerais-je
de trouver la présence de Dieu? » Et Whitefield commença rondement son
apostolat, distribuant des gifles aux enfants qui ne savaient par leur
Notre Père et jetant par-dessus bord tous les jeux de cartes qu'il
pouvait saisir. Et toutefois il réussit à merveille là où Wesley avait
échoué de façon piteuse. Plus habile que son maître, plus soucieux des
intérêts économiques et sentant l'heure inopportune, Whitefield se
garda bien de tonner contre l'esclavage des noirs. Et de plus, son
protestantisme farouche échappait à tout soupçon.
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