Une bonhomie paresseuse régnait dans le
vieil Oxford. À la vérité, le
niveau des études n'avait jamais
été plus bas qu'en cette
première moitié du
dix-huitième siècle. Grassouillets,
bedonnants - en butte aux mêmes plaisanteries
que les chanoines ridiculisés par Boileau -
les dignitaires des collèges menaient leur
tâche routinière, puis, flâneurs
autant que leurs élèves, s'en
allaient attendre l'arrivée du coche qui
mettait deux jours à venir de Londres. Les
fortes disciplines se relâchaient et les
voyageurs déploraient l'abandon des
bibliothèques où les
élégants à perruque blonde ne
pénétraient que de loin en loin pour
examiner leur arbre généalogique. Les
Gentlemen commoners - riches
privilégiés reconnaissables à
leur robe de soie et à leur bonnet de
velours - achetaient avec des bouteilles
l'indulgence de leur tuteur; ils se promenaient
joyeusement dans les allées de Merlon College
accompagnant
les beautés à la mode qu'on appelait
« toasts » à cause des discours
fantaisistes prononcés en leur honneur parmi
les coupes entre-choquées : ce
n'étaient souvent que les filles du tailleur
ou du savetier, exhibant des parures au-dessus de
leur condition.
Et la musique charmait cette paresse,
voilait de rêve cette gaîté. Un
tory xénophobe se plaignait qu'on
laissât l'usage du théâtre
« à un certain Haendel, un
étranger ». Un soir de juillet 1733, il
y joua son oratorio d'Esther. Les auditeurs
recueillis de Haendel étaient les
mêmes hommes qui poussaient des
vociférations lorsque se livraient
d'étranges concours entre buveurs ou
fumeurs. Qui lamperait le plus d'ale ou
brûlerait le plus de pipes? Le vainqueur
recevait l'enjeu.
Seule passion grave, la politique
agitait le, vieil Oxford. Sous Guillaume d'Orange,
sous les premiers rois George, jusqu'à la
fin du siècle où elle finira par se
réconcilier avec la Maison du Hanovre,
l'université garde son amour aux Stuarts
exilés. Les étudiants qui, dans
l'ivresse d'un réveillon, crient trop haut
leurs préférences dynastiques se
voient inculpés de trahison et de bizarres
procès se jugent - comme celui d'un
gentilhomme Irlandais accusé. d'avoir dit
que l'âme du roi Guillaume d'Orange se
trouvait en Enfer! L'anniversaire de George 1er, en
1715 et en 1716, est marqué, par des émeutes où
tories
et whigs s'affrontent : des cris séditieux
s'élèvent : À bas les
Usurpateurs! Vive Jacques III! Chacun
découvre aisément dans les phrases
des sermons une allusion voilée à ses
rancunes ou à ses espérances, «
La Justice restaure toute chose! » annonce, du
haut de la chaire le Docteur Warton - avec un tel
accent sur le mot restaure que les jeunes gens
saluent d'une ovation le
prédicateur.
Le soir, dans les tavernes, plus d'un
ecclésiastique, assis le dos à la
cheminée, dans un monumental fauteuil de
chêne et devant un gobelet débordant,
porte un toast qui pourrait lui coûter sa
place « A la santé du roi, de l'autre
côté de la mer! À la
santé de l'ancienne famille! » En cette
minute, si négligent de ses devoirs qu'il
ait été tout le jour, le dignitaire
d'Oxford recouvre son honneur. La veillée se
prolonge tard; ce loyalisme ne garantit pas la
sobriété. Il arrive que l'aube
surprenne parmi les flacons vides des ministres de
l'Église établie. Et voici qu'une
cloche tinte, exacte comme au Moyen Âge,
tenace comme l'habitude religieuse qui ne
s'inquiète pas si la foi est vivante ou
morte. » Dieu me damne! s'écrie l'un de
ces ecclésiastiques, pris de remords, mais
ajoutant un juron à ses autres
péchés - Dieu me damne! C'est
l'office du matin. »
Telle était la bonne ville
où John Wesley passa une quinzaine
d'années, d'abord comme étudiant de
Christ Church, puis comme maître du Lincoln
College. Il
voulut
convertir Oxford, y rétablir les
jeûnes de la Primitive Église, mais
Oxford commença par le transformer.
D'un geste grave, l'étudiant John Wesley,
se redressant de toute sa petite taille lève
sa coupe à la santé des Stuarts. Il
suffit de le regarder pour comprendre que
l'empreinte de son éducation puritaine
s'efface - ou plutôt se recouvre d'un vernis
- chez ce jeune homme vif, spirituel, caustique,
mais de politesse exquise. Si par habitude
familiale il traduit des psaumes, il
préfère de beaucoup les odes
d'Horace. Il se reprochera le temps qu'il passe
à se laisser captiver par la
littérature profane, par les comédies
de Ben Jonson et par Robinson Crusoé. Il
aime les parties de barques sur la Tamise et les
longues discussions amicales, quand les tavernes
vous accueillent si chaleureusement à la
saison des brouillards; il lui plaît de
moduler sur la flûte un air de menuet et de
cultiver le madrigal. On a conservé de lui
quelques strophes galantes sur une puce qui mordit
le corps de la belle Chloé. Sa
correspondance ne se pénètre pas
encore de théologie; elle enregistre les
faits divers : le jeune Wesley apprend à sa
famille que l'auberge de la Mitre vient
d'être la proie des flammes et que dans une
rixe un fabricant de chandelles a tué deux hommes
et en a blessé un
troisième. À la tombée du
jour, nulle sécurité dans les rues.
Et Wesley raconte qu'un de ses camarades sortant
avec lui d'un café s'est trouvé en
moins d'une minute dépouillé de son
chapeau, de sa perruque et de sa bourse. Que ces
voleurs sont habiles, les héros du jour en
vérité! Le fameux Jack Sheppard s'est
échappé de Newgate, la dure prison de
Londres, et Wesley ne s'intéresse pas
davantage aux aventures de Robinson Crusoé
qu'aux péripéties de cette
évasion.
Même sans le secours des voleurs,
l'étudiant pauvre épuise rapidement
ses ressources. Entraîné dans le flot
des dépenses folles, il se voit
obligé d'emprunter dix livres, «
Avez-vous un espoir raisonnable de payer vos
dettes? » lui écrit sa mère.
Puis sur un autre ton : « Avez-vous un espoir
raisonnable d'être sauvé? Si oui,
cette joie compensera toute peine; si non vous ne
trouverez dans aucune tragédie pareil motif
de larmes,»
Au presbytère d'Epworth. Suzanne
Wesley profite d'un intervalle entre deux
occupations ménagères pour
désigner à son fils la porte
étroite. Elle prêche sans jamais se
lasser: « Voulez-vous distinguer un plaisir
légitime d'un « plaisir coupable,
suivez cette règle : tout ce « qui
affaiblit votre raison, compromet la
délicatesse de votre conscience, obscurcit
votre « vision de Dieu en vous ôtant le
goût de la « piété, en un
mot, tout ce qui renforce la domination de votre
corps sur votre âme, tout « cela est
péché... » Terribles lettres
d'une mère! Elles troublent
l'étudiant au milieu des désordres
dont il s'avoue coupable en des confessions
imprécises et que sa mère
déplore à mots voilés. Wesley
ne s'affranchira jamais de son enfance. Sa vraie
demeure, c'est le presbytère hanté
par les revenants, où l'on discourt sur la
Grâce et sur le Péché, à
moins que l'on n'écoute la lecture du
Paradis Perdu. Là ses sœurs, toutes plus
passionnées et plus têtues les unes
que les autres, difficiles à marier,
promptes à souffrir, vivent des romans qui
se terminent par des catastrophes. Justement celle
que, peut-être, il préfère -
Mehetabel, qu'on surnomme Hetty - si intelligente,
si enjouée, vient de jeter par-dessus les
moulins son bonnet de petite campagnarde puritaine,
de s'enfuir avec un amoureux et d'être
abandonnée.
De retour au foyer, accueillie par sa
famille comme Marie-Madeleine par les Pharisiens,
elle s'est engagée, dans son
désespoir, à épouser le
premier homme venu qui voudra la prendre
malgré, sa honte. Et c'est un artisan
grossier du voisinage! Ce drame atteint au coeur
l'étudiant d'Oxford, âgé de
vingt-deux ans; il précipite sa «
conversion ». C'est alors qu'il commence
à se mortifier. Près de son
père le rigoriste qui, la Bible en main,
force sa fille à l'accomplissement de son
vœu, John intercède et n'obtient que des
rebuffades. Avant de restaurer l'ancien
puritanisme, il s'insurge contre sa dureté.
« Il faut avoir du pain »,
écrivent à John ses soeurs. Leur
dénuement dissipe son insouciance. Dans
Oxford la désœuvrée, il règle
d'une manière implacable l'emploi de ses
journées : Lundi et mardi: Classiques
Grecs et Latins. Mercredi : la Logique et
l'Éthique. Jeudi : l'Hébreu et
l'Arabe. Vendredi : la Métaphysique et la
philosophie naturelle. Samedi : l'éloquence
et la poésie. Jour du Sabbat. Dieu
seul.
Chargé de science, il progresse
dans la voie des honneurs universitaires. En 1724,
il est Bachelier-ès-arts et, selon la
coutume, on lui décerne son titre en posant
solennellement sur sa tête un volume
d'Aristote. L'année suivante, il est
consacré diacre anglican. Sur son arbre
généalogique, les ministres du culte,
de piété fervente et de
caractère difficile, se pressent en si grand
nombre qu'on oublie les ancêtres qui ne
portent pas la robe noire et le petit collet blanc.
John Wesley subit la poussée de son
atavisme. Comme Samuel son aîné, il
prend sa place dans les rangs du clergé, et
son frère cadet Charles à son tour
marchera sur ses traces. En 1726, il est élu
fellow du Lincoln Collège et la munificence
du traitement qui lui échoit réjouit
sa famille. Dès lors, le jeune professeur
préside aux controverses dirigées
avec tout le cérémonial scolastique,
tournois de paroles et d'idées, aussi
anciens que ces voûtes où se
répercutent les formules qui tour à
tour provoquent, concilient, reconnaissent la
défaite, proclament la
victoire. Wesley - redevenu pareil à un
clerc tonsuré de jadis - se distingue par sa
promptitude à désarçonner
l'adversaire, triomphateur brandissant sa masse de
syllogismes. Il raisonne avec tant de
facilité qu'il éprouve
secrètement la faiblesse de la raison. En
1727, par trois dissertations brillantes sur le
meurtre de Jules César, l'âme des
bêtes et l'amour de Dieu, il conquiert son
diplôme de Maître ès
Arts.
Oxford figure au dix-huitième
siècle le royaume de l'anachronisme. De
même que certaines routines
médiévales continuent de
façonner les esprits, des usages religieux
antérieurs à la Réforme
continuent de discipliner les gestes. Le
collège où enseigne John Wesley fut
primitivement une école de
théologiens qui s'engageaient à
réfuter les erreurs de Wiclef. Que les
successeurs de ces théologiens aient
conservé ou non la foi chrétienne,
ils se disent toujours, dans leur langage
traditionnel, chargés de la défendre
et d'extirper l'hérésie. Qu'importe
que soit aboli le culte de la Vierge et des saints
: c'est à la Vierge et à tous les
saints que reste officiellement consacré le
vieux collège. Et chaque année, le 1"
novembre, malgré le protestantisme qui nie
le Purgatoire, les dignitaires du collège -
Wesley parmi eux - prient pour tous ceux qui les
ont précédés depuis les
lointains évêques du Moyen Age; ils
sortent de leur chapelle, procession de
prêtres en surplis, et se
dirigent vers l'église voisine de Tous les
Saints. Et malgré la Réforme qui
autorise le mariage des ecclésiastiques,
subsiste une interdiction désuète,
qui ne sera levée que plus tard. Par
souvenir des temps où les moines
remplissaient leurs fonctions, les fellows des
collèges doivent demeurer
célibataires sous peine d'abandonner leur
bénéfice,
« Mon frère - écrit
à Wesley la plus âgée de ses
sœurs, Emily - n'engagez point votre coeur avant
que votre situation de fortune vous permette de
vous marier sans retard. Et croyez-moi, si jamais
il vous arrivait de souffrir le tourment d'un amour
sans espoir, toute autre épreuve vous
semblerait légère en comparaison de
celle-là. »
Comme elles sont toujours graves et
tristes, ces voix qui parviennent à John
Wesley du presbytère familial! Quand sa sœur
Emily lui donne cet avertissement, il vient de
rencontrer la jeune femme qu'il nomme dans ses
lettres Varanèse.
Souvent on voyait John Wesley,
attablé dans quelque auberge sur les bords
de la Tamise en compagnie de son ami Robert
Kirkham, Wesley ne mangeait guère et parlait
beaucoup; Robert Kirkham l'écoutait avec
placidité, tout en arrosant de cidre fort
les quartiers de venaison qui convenaient à
son appétit. Il lui plaisait d'emmener
Wesley dans sa famille. Tous deux partaient à
cheval, se
dirigeaient vers la région de Gloucester.
Ils s'arrêtaient au village de Stanton,
devant le vieux petit manoir où habitait le
Révérend Lionel Kirkham - recteur de
campagne comme le Révérend Samuel
Wesley.
Nul intérieur plus aimable.
Wesley, hôte habituel à partir de
1725, connut le charme des bals sans apprêts
qui réunissent la société la
plus homogène. Si lentes que fussent les
chaises de poste, on ne tardait pas à
recueillir les échos de la capitale; sur les
harpes et les clavecins vibraient les airs à
la mode. Et lorsque Noël revenait avec son
cortège de coutumes, Wesley ne manquait pas
d'apporter au vieux manoir de Stanton les
inventions de son humeur enjouée. Lui qui
plus tard confondra dans un pareil dédain
les recherches de style et celles de la toilette,
use d'un langage compliqué jusqu'à
l'afféterie. Il parle ainsi que les
Précieux qui fréquentaient
l'Hôtel de Rambouillet. Entre tous les
romans, ceux du dix-septième français
le séduisent par leurs sentiments
chevaleresques et subtils. Dans les oeuvres de La
Calprenède et de Mlle de Scudéry,
Wesley cherche des surnoms fantaisistes pour les
répartir entre les membres de la
société choisie qui s'assemble chez
le Révérend Lionel Kirkham. C'est
ainsi qu'une jeune veuve, Mrs Pendarves, recevait
celui d'Aspasie : sa présence jetait dans le
presbytère provincial tout l'éclat de
la vie mondaine; ayant assisté au
couronnement de George II et de
la reine Caroline, elle en évoquait les
splendeurs. Spirituelle autant que Wesley, elle lui
donnait brillamment la réplique. Anne
Granville - la sœur de Mrs Pendarves - s'appelait
Selima : Wesley la traitait en élève
et d'un ton protecteur lui conseillait ses
lectures. Charles Wesley - le cadet de John qui
l'avait rejoint à l'Université
d'Oxford - prenait le pseudonyme d'Araspes et
Wesley celui de Cyrus.
Cyrus courtisait une fille du
Révérend Lionel Kirkham
surnommée Varanèse. On ne sait
presque rien d'elle, sinon qu'elle répondit
à l'attachement de Wesley et qu'elle
l'influença comme une inspiratrice. Les deux
jeunes gens songèrent à
s'épouser. Mais le Fellow de Lincoln College
devait abandonner sa charge s'il se mariait. La
pauvreté de sa famille dut motiver ses
hésitations, et Varanèse accepta la
main d'un autre. Figure idéale et
imprécise, elle passe dans l'existence de
Wesley, comme dans les allées de ce jardin
où elle s'entretenait avec lui, moins
d'amour que de religion. Une réaction contre
l'incrédulité du siècle
commence ici, parmi ces jeunes gens qui
préfèrent encore les ouvrages de
Pascal et de Malebranche aux romans de Mlle de
Scudéry; par une antithèse de
l'histoire, la réforme populaire de Wesley,
le Méthodisme qui souleva les mineurs, les
tisserands et jusqu'aux pauvres nègres des
Antilles, se rattache de loin à cet
élégant presbytère et à
« la conversation sérieuse » de
John Wesley et de son amie Varanèse, un soir
d'automne.
Lassé du formalisme aride avec
lequel il accomplissait les rites qui lui
étaient prescrits, Wesley cherchait ce qu'il
appelait « la religion du coeur », et
Varanèse le guidait vers des sources
anciennes. Elle lui offrait un livre qui datait
d'une époque où la
piété anglicane demeurait
imprégnée de catholicisme : les
Préceptes pour vivre et mourir saintement,
de Jeremy Taylor, un chapelain de Charles 1er.
Par-dessus tout, elle lui recommandait la lecture
de l'Imitation.
Dans les halls d'Oxford, une proclamation
dénonçait alors les progrès du
Déisme, mais ce langage protestataire
reflétait plutôt un souci de politesse
qu'une ardeur de conviction. Les bons doyens
semblaient invoquer le respect des pierres, comme
on invoque celui des aïeules qui ne sont
jamais assez sourdes pour ne point s'offusquer des
propos scandaleux que tient la jeunesse. Que les
incrédules se taisent! Les bons doyens
n'obtenaient guère l'obéissance : les
incrédules péroraient, les livres
suspects se propageaient.
Tandis que Wesley, repris par les
scrupules de ses ancêtres, examinait sa
conscience et cherchait un signe divin qui
l'assurât de son pardon, les déistes menaient
contre la Révélation
chrétienne leurs attaques. Ils
préconisaient le culte exclusif de
l'Être suprême. Mais le jour où
ce culte triomphera en France dans un carnaval
révolutionnaire, l'Angleterre,
évangélisée par Wesley se
voilera pudiquement la face.
Wesley n'était encore qu'un
enfant, lorsque avait paru l'ouvrage fameux de Lord
Shaftesbury : Les Caractéristiques. Ce grand
seigneur jugeait le Christianisme indigne de sa
colère. Il le traitait comme une
démence incurable des multitudes. Il fallait
s'y résigner et feindre au besoin de
l'accepter pour ne pas empirer les choses :
Riez dans votre manche des folies
que
la prêtraille impose à
l'humanité, mais n'ayez ni le mauvais
goût, ni la méchante humeur de vous
opposer aux torrents de la croyance populaire.
Suivez à Rome les usages de
Rome...
Lord Shaftesbury dictait aux incroyants
de son siècle l'attitude qui devait
exaspérer John Wesley : un mépris
pondéré, par les bienséances,
un simulacre de sagesse.
Au temps où le maître de
Lincoln College expliquait à ses
élèves la version grecque du Nouveau
Testament, le déiste Antony Collins
contestait la valeur des prophéties et, en
1729, Thomas Woolston comparaissait devant les
tribunaux pour délit de blasphème
à cause de ses Six
discours sur les Miracles, Voltaire qui avait
passé le détroit
s'émerveillait de ces audaces et
s'apprêtait à les reproduire.
Cependant, l'instinct religieux prenait sa revanche
avec Wesley que la lecture de l'Imitation jetait
à genoux,
Pour Wesley, le scepticisme se
confondait avec la plus affreuse épouvante.
Touché lui-même par le doute, il
écrivait sur ses carnets intimes :
Que dire si cette mélancolique
sentence d'un vieux poète se
réalisait :
Les destinées des
hommes
sont pareilles à celles des
feuilles!
Et s'il était vrai,
comme
un philosophe l'affirme, que la mort ne fût
rien et que rien ne la suivît? Si tous mes
espoirs se fondaient sur des fables et sur des
rêves? M'emparant de cette idée et la
conduisant jusqu'à ses extrêmes
conséquences, l'esprit me manquait, en sorte
que j'aurais voulu m'étrangler pour
échapper à la vie.
Wesley se refusait à l'incroyance
parce qu'il se refusait à la mort. Il ouvrit
les livres que lui avait donnés
Varanèse. Tandis qu'il se penchait sur
l'Imitation, il lui sembla tout d'abord qu'il
respirait l'air glacial d'un cloître depuis
longtemps abandonné; il se révolta
contre un ascétisme dont la douceur ne se communiquait
pas à lui et
sa mère dut l'exhorter à plus de
condescendance pour « un vieux moine dont la
science n'égalait pas la piété
» et qui n'avait pas connu la lumière
de la Réforme. L'esprit du vieux moine
triompha; Wesley s'offrit à Dieu, moins
à la façon d'un prêtre que d'un
cénobite. Ce fut sa première
conversion que ses coreligionnaires regardent comme
une erreur de jeunesse. Wesley ne croyait-il pas
à la sanctification par la souffrance? Ne
s'engageait-il inconsciemment sur le chemin qui
aboutissait à l'Église de Rome? Tout
en observant jeûnes, vigiles et carêmes
il luttait contre le regret de Varanèse,
l'amie perdue. Il voulut s'affranchir du monde, et
rêva d'établir son ermitage dans une
vallée du Yorkshire où il ne serait
qu'un obscur maître d'école, ne
chérissant d'autre ambition que d'instruire
les enfants pauvres. Mais un conseiller inconnu
intervint pour condamner, au nom de la Bible, cette
idée de retraite : « On n'allume pas la
lampe pour la placer sous le boisseau ».
Wesley n'était point taillé pour un
destin d'humilité. Aussi son interlocuteur
put le convaincre sans trop de peine que Dieu le
chargeait d'une mission moins obscure :
réformer l'Université d'Oxford et,
par l'Université d'Oxford, l'Eglise
anglicane. Il lui fallait recruter des disciples,
former un groupe.
Wesley commença son oeuvre dans
un isolement absolu. Qui l'écouterait? Qui
le suivrait? Un soir qu'il dînait en
compagnie d'un étudiant de
New College nommé John Griffith, le glas se
mit à tinter dans la tour de Saint-Mary. On
annonçait les funérailles d'une
enfant de quinze ans, la fille d'un coutelier. Les
jeunes gens se dirigèrent vers
l'église, émus tous deux, car ils
étaient les amis de la pauvre petite qu'on
menait au cimetière. Chemin faisant, Wesley
prononça devant un seul auditeur son premier
sermon rythmé par une cloche funèbre
: « Quand vous et moi serons là
où se trouve cette jeune morte... » Il
prêcha l'urgence du repentir : «
Laissez-moi, dît-il à son compagnon,
vous transformer en un véritable
chrétien, » Dévoré de
zèle, mais autoritaire et outrecuidant,
celui qui aspirait à n'être qu'un
reclus devenait un prédicant et
déjà le puritain supplantait le
mystique par vocation.
L'étudiant Griffith se soumit
à l'obédience de Wesley, premier
adepte. Mais la phtisie l'emporta et l'apôtre
se retrouva seul, réduit à se
réformer lui-même. Il ne gagnait
même pas à sa cause son frère
Charles qui parfois entrait dans sa chambre, en
coup de vent, dérangeait l'ordre
méticuleux de ses papiers et ne faisait que
siffloter et hausser les épaules lorsque
John voulait lui parler sérieusement.
Toutefois, le 22
septembre
1728, l'évêque d'Oxford consacrait
Wesley prêtre de l'Église anglicane,
et l'année suivante, il avait recruté
trois disciples : Charles qui cédait enfin
à son influence, Robert Kirkham, le
frère de Varanèse, un excellent
garçon qui s'efforçait contre ses
penchants naturels de devenir frugal et sobre, -
Wesley annonçait à sa mère
cette « conversion » inattendue comme un
bon tour joué au Diable. Le troisième
néophyte était le fils d'un riche
gentilhomme Irlandais, William Morgan. Tous les
quatre se réunissaient le soir, dans
l'appartement de Wesley, afin d'étudier sous
sa direction l'Écriture Sainte et l'Histoire
de l'Église. Une classe
supplémentaire, - en apparence rien de plus,
- mais le pédagogue et ses
élèves veulent susciter une croisade
contre le luxe, la paresse, l'intempérance.
Ils n'obtiennent d'ailleurs aucun succès. Ou
tourne en dérision leur lever matinal, leur
travail acharné, et surtout la
piété avec laquelle ils
reçoivent tous les dimanches la Coupe de la
Cène, qu'il n'était d'usage de
recevoir que trois fois par an. Lorsque, bravant le
respect humain, ils traversaient seuls pour
communier la nef de Saint-Mary, chacun leur
décochait son injure : « Bigots!...
Enthousiastes! - Vers rongeurs de la Bible ! -
Sacramentaires! » - « Voici qui passe le
Club de la Sainteté » lançait
une voix persifleuse. Tant de petits groupes
s'organisaient dans les tavernes d'Oxford! Il y
avait le club de la déraison, le club du
badinage et, le plus joyeux, le club de l'amour
où ne pénétraient que
ceux-là qui savaient rimer avec grâce
en l'honneur d'une jolie maîtresse. Mais un
club qui poursuivît un but de perfection
morale, comme cette idée
semblait comique! On en riait encore lorsqu'un
étudiant de Merton College prononça
un mot très étrange, tout a fait en
dehors du vocabulaire habituel : « Ce sont les
Méthodistes », s'écria-t-il en
montrant du doigt Wesley et ses compagnons. Un mot
d'érudit - pesant, pédantesque,
déniché dans quelque ancien livre -
on jugea qu'il définissait et bafouait
à merveille ces quatre jeunes gens
ascétiques, et ponctuels jusqu'à la
manie.
Méthodistes! Wesley ne
relèvera ce sobriquet comme un titre
d'honneur, que lorsque son oeuvre aura
triomphé. Pour l'instant, il
préfère qu'on nomme son petit groupe
le club de la Sainteté. Que cherche-t-il
sinon la perle précieuse sans laquelle tout
le reste n'est qu'indigence? Or, Wesley regardait
comme un saint, qui se vouait à
l'holocauste, l'un de ses disciples, l'Irlandais
William Morgan. Grâce à l'influence de
William Morgan, le cercle studieux devenait une
confrérie où l'on pratiquait les
œuvres de miséricorde, tellement
oubliées qu'elles n'existaient plus que sur
les retables et les verrières : visiter les
captifs, nourrir les pauvres, assister les
malades... Bien que l'opinion se
déclarât de plus en plus hostile,
Wesley s'adjoignait de nouveaux adeptes. Mais il
perdait le fervent William Morgan qui succombait
à une fièvre ardente.
L'Université accusa publiquement Wesley,
Semeur de fanatisme, ne conduisait-il pas ceux qui
subissaient son ascendant redoutable vers la folie
et
vers
la mort? Et Wesley se défendit, revendiquant
pour lui-même et pour ses rares partisans le
droit de se conduire selon les préceptes de
l'Évangile. Dans la cité d'Oxford,
jadis chrétienne, ne serait-il plus permis
d'être chrétien? Son apologie
fière et bourrue, où grondait la
révolte, rapprocha de Wesley quelques jeunes
gens qui portaient comme lui la marque d'une
hérédité et d'une
éducation puritaines. Ainsi se fortifia son
petit groupe.
Une gravure évoque l'assemblée des
premiers « Méthodistes ». Ils
occupent beaucoup de place avec leurs robes
universitaires largement étalées,
leurs attitudes décoratives. Mais ils ne
seront jamais très nombreux : tout au plus
une vingtaine, presque tous du même milieu
social, fils de pasteurs anglicans, destinés
eux-mêmes à recevoir les Ordres. Leur
influence fut profonde. Prophètes d'une
Réforme, ils déposeront dans les
coeurs arides la semence d'une pitié qui
lèvera plus tard en une moisson d'oeuvres
charitables; ils s'efforceront de ranimer la flamme
de l'Anglicanisme prête à
s'éteindre : plusieurs se détacheront
de l'Anglicanisme, tous - à l'exception des
frères John et Charles Wesley - finiront par
se séparer et non sans âpres disputes.
Leurs noms sont demeurés obscurs. Seul un
poète parvint à la
célébrité :
James Hervey. Ses élégies
qui reçurent au milieu du
dix-huitième siècle un accueil
enthousiaste, ses méditations parmi les
tombes, ses stances mélancoliques sur le
clair de lune, le rossignol ou la fleur
flétrie accompagnent souvent dans les
vieilles bibliothèques, ce volume
inévitable et délaissé : Les
Nuits d'Edward Young, James Hervey rapprochera le
romantisme religieux de la réforme
puritaine. Un demi-siècle avant que parut Le
Génie du Christianisme, il proclamait avec
des exclamations emphatiques la
supériorité des Livres Saints sur les
chefs-d'œuvre de Rome et de la Grèce
:
Loin de moi mon Homère! Job
m'offre des images plus belles, des enseignements
plus profonds. Et toi mon Horace, silence! Voici
que le doux chantre d'Israël accorde sa lyre
et m'incline à la piété. Et
toi-même, ô mon Virgile, mon
préféré, recule-toi, puisque
je trouve bien plus que ta splendeur dans
Isaïe (1).
Ce poète de l'automne et des
ruines buvait les paroles de Wesley lorsque
celui-ci prêchait l'inanité des choses
humaines. Le plus ancien portrait du
réformateur nous le représente tel
qu'il apparaissait à ses jeunes disciples.
Comme l'entretien des perruques coûtait fort
cher, il avait résolu de renoncer à
ce faste : sa chevelure noire,
légèrement bouclée, retombe
sur ses épaules encadrant un visage maigre
et pâle. Ses mains déliées -
des mains de musicien - s'appuient sur une
énorme Bible. Physionomie dure,
impérieuse. Toutefois, ce maître de
trente ans gouvernait avec bienveillance des
élèves qui n'en avaient guère
plus de vingt, « Nous étions alors
quelques-uns qui n'avions qu'un seul coeur et
qu'une seule âme! » soupirera plus tard
John Wesley lorsque, fatigué de se disputer
avec ses amis d'autrefois, il reportait sa
pensée, lourde de nostalgie, vers son
cénacle d'Oxford.
Un seul coeur! Une seule âme!
L'accord dans la pureté! l'aube d'une
religion! Ces premiers Méthodistes n'avaient
pas encore adopté le langage arrogant et
uniforme des sectaires. Ils s'entretenaient
très simplement de l'école, qu'ils
avaient fondée de leurs deniers pour abriter
les enfants pauvres, et des prisonniers
parqués dans la vieille forteresse, qu'ils
allaient visiter. Si quelque étourdi,
traversant la cour du collège,
lançait une injure dans la direction de la
chambre où se réunissait le club de
la sainteté, l'injure expirait comme la
brise du soir le long de la vigne folle
enguirlandant la fenêtre. On écoutait
la parole de Wesley. Il exhortait les candidats au
sacerdoce à communier plus
fréquemment :
Que ceux-là qui se joignent
aux prières des fidèles ne manquent
jamais de participer au Saint
Sacrement. Vous êtes faibles? Pourquoi
laisser perdre cette occasion d'augmenter voire
force?
Wesley mettait en garde ses disciples
contre la tiédeur, l'ennui, l'absence
d'émotion
Le Christ nous a dit : Faites
ceci en
mémoire de moi. Nous devons nous conformer
à son ordonnance, et non pas attendre une
consolation. Le remède agira sans nul doute,
mais peut-être tardivement et d'une
manière insensible. Nous deviendrons plus
vaillants contre les tentations, plus aptes au
service de Dieu.
Wesley ne s'exprimait ainsi que parce
qu'il voyait dans la communion beaucoup plus qu'un
simple mémorial de la Cène, mais un
rite mystérieux qui tenait du miracle. Sa
pensée rôdait autour du catholicisme
sans oser y pénétrer. Protestant
suspect, il récitait en commun avec ses
disciples des oraisons pour les
trépassés qui supposaient leur foi
dans l'existence d'un Purgatoire. Bien plus, il
restaurait l'usage de la confession. Du
presbytère familial, sa soeur Emily le
traitait de papiste.
Si indépendant qu'il fût,
Wesley ne se forgeait pas ses doctrines
téméraires : il les recevait des
Non-Jureurs. Ainsi désignait-on les
évêques et les prêtres qui
s'obstinaient à ne.
reconnaître comme souverains légitimes
de l'Angleterre que les Stuarts, monarques de droit
divin. Leur refus de prêter serment au roi
George signifiait quelque chose de plus qu'un acte
de loyalisme envers une dynastie. Les Non-Jureurs
voulaient placer au-dessus des servitudes
politiques leur Église nationale qu'ils
proclamaient avec une vénération
mêlée d'intolérance et
d'orgueil, la plus conforme à
l'Écriture Sainte. L'Église de Rome
leur paraissait hérétique et
schismatique : elle figurait Babylone. Lorsqu'ils
calquaient ses enseignements et ses coutumes, ils
ne se réclamaient que de la
chrétienté primitive. Ils
s'attachaient surtout à relever les
fonctions sacerdotales abaissées : le
ministre du culte dépendant de l'État
redevenait le sacrificateur, le prêtre
éternel selon l'ordre de
Melchisédech. Des Non-Jureurs, Wesley tenait
sa doctrine semi-catholique de l'Eucharistie, ses
prières pour les défunts, son
observation minutieuse du rituel, et
peut-être aussi sa partialité
persistante pour les Stuarts. Il alla
jusqu'à prononcer « un sermon jacobite
» qui, même en cette université
réactionnaire d'Oxford, passa pour «
séditieux ».
Les Non-Jureurs, ces anglicans insoumis,
engageaient Wesley dans une voie sans issue. Le
maître éprouva l'anxiété
de ne plus savoir où il conduirait ses
disciples. Son groupe rayonnait et languissait tour
à tour à la façon d'une
flamme, ne vivant guère que de l'ardeur
qu'il lui insufflait, une ardeur de malade. Atteint
de consomption, Wesley crachait
le sang. À Mrs Pendarves, la jeune veuve
qu'il surnommait Aspasie, il confiait, en septembre
1730, ses lugubres pensées
« Si les rouages de la vie
s'arrêtaient quand à peine mon œuvre
commence! Si la nuit me surprenait avant que la
moitié de ma tâche ne fût
accomplie! »
Wesley n'avait d'abord cultivé le
commerce d'Aspasie que pour lui parler de
Varanèse. La confidente d'un amour
malheureux devint la plus aimée. Le 28
décembre, il hasardait des aveux
amphigouriques :
« Ne sais-je pas que je viens de me
frayer un autre chemin de souffrance, et d'offrir
une autre place de mon âme aux flèches
de la Destinée? »
Mrs Pendarves surnommait son ami trop
sévère Christianisme primitif. Elle
lui demandait si elle pouvait sans scrupule
entendre un concert le dimanche, et Wesley, non
sans mille grâces ni mille
révérences, lui refusait cette
autorisation. Que pouvait-il y avoir de commun
entre l'élégante jeune femme,
éblouie par le luxe, habituée de
réceptions royales, et le puritain d'Oxford
chétif et pauvre? Wesley le comprit. En
1734, il adressait à Mrs Pendarves ses
adieux : « Hélas! Aspasie! Je
m'étais flatté d'un charmant espoir,
mais vous n'avez nul besoin d'une main faible comme
la mienne. » Les grandes amours
s'évanouissaient en illusions; il ne restait que
de
l'amertume. Le vaste dessein de Wesley - la
réforme d'Oxford puis de l'Église
établie - serait-il pareillement un
rêve ?
Durant l'été de 1732,
Wesley se résolut à consulter un
prêtre qui se distinguait entre tous les
Non-Jureurs fidèles aux Stuarts, par son
austérité, sa ferveur, son talent :
William Law. Ses livres préconisaient une
renaissance du puritanisme. Son Traité de la
Perfection chrétienne, en 1726, et surtout
son Sérieux appel à la vie
dévote et sainte, en 1729, avaient
profondément influencé John Wesley,
William Law se trouvait au village de Putney,
près de Londres. Son refus de
reconnaître le roi George le privant de tout
bénéfice ecclésiastique, il
exerçait les fonctions de chapelain et de
précepteur dans une famille qui le
vénérait. William Law, du fond de sa
disgrâce, exerçait une
souveraineté spirituelle.
John Wesley et son frère Charles
partirent à pied, priant et conversant en
latin le long de la route. Ainsi les clercs
d'Oxford s'en allaient-ils jadis visiter les
ermites. Ils cherchaient moins un théologien
qu'un directeur de conscience; ils aspiraient avant
tout à rencontrer un saint. Ils
arrivèrent à Putney. Un homme de
quarante-six ans, très grave, vêtu
d'un habit noir et coiffé d'une perruque
grise les accueillit dans un grand jardin. Le
moraliste, William Law, qui condamnait le
théâtre sans appel et reléguait en compagnie des
diables comédiens et spectateurs, se
montrait infiniment tendre pour les animaux
familiers qui suivaient ses pas, et s'apitoyait sur
les oiseaux captifs dans les
volières.
Et Wesley peignit à William Law
l'état de son âme troublée par
la question sans réponse : « Comment
savons-nous que nos péchés nous sont
pardonnés? » Il s'égarait dans
un labyrinthe, ne distinguait pas la
vérité, de l'erreur. Il avoua sa
détresse de jeune pasteur qui ne savait plus
vers quel bercail orienter son petit troupeau. Mais
les directions de William Law lui parurent vagues
et décevantes :
Monsieur, vous cherchez une
religion
philosophique. Mais cela n'existe pas... La
religion, c'est la chose la plus simple du monde.
Nous aimons Dieu parce que Lui-même nous a
tout d'abord aimés... Je vois que volontiers
vous convertiriez le monde. Mais attendez le jour
de Dieu... Et si le Seigneur après tout
voulait tout simplement que vous ne fussiez qu'un
bûcheron ou qu'un porteur d'eau, eh bien!
Monsieur, ne faudrait-il pas vous résigner
à sa volonté
suprême?
William Law pénétrait
l'orgueil de Wesley, mais Wesley, dans les yeux
gris et tristes qui s'efforçaient de scruter
son âme, lisait l'immense fatigue des
controverses, toute une histoire de désillusion.
Pas plus que
les deux voyageurs venus pour l'interroger comme un
oracle, William Law ne possédait une
doctrine absolument stable et sûre. Il les
guida vers sa bibliothèque remplie
d'ouvrages mystiques. « Grâce à
Dieu - leur dit-il - je les connais tous, depuis
Denys l'Aéropagite jusqu'au grand
Fénelon et à Mme Guyon,
l'inspirée, » Non sans un
étrange respect, il parla de l'Église
romaine et des flambeaux qui n'avaient jamais
manqué de luire dans ses
ténèbres.
De retour à l'Université
d'Oxford, John Wesley se recueillit davantage dans
ses lectures : la Théologie germanique de
Tauler, que William Law lui avait
particulièrement recommandée; les
Lettres de Jean d'Avila, le Guide spirituel de
Molinos, les Pensées de Pascal, les
Cantiques d'Antoinette Bourignon. Il inscrivait en
1732 sur le cahier de ses dépenses qu'il
avait acheté pour trois shillings la Vie de
Monsieur de Renty, Gentilhomme de France, par le
Jésuite Jean-Baptiste Saint-Jure. Il
éprouva, tandis qu'il tournait les pages de
ce petit volume, qu'il jugeait d'ailleurs fort mal
écrit, ce que la présence du docte
anglican William Law n'avait pu lui communiquer :
le saisissement de toute l'âme en face de la
sainteté. Le véritable maître
de Wesley sera ce Français du
dix-septième siècle, né
vingt-cinq ans après Vincent de Paul et
comme lui l'aumônier des foules
miséreuses. Trébuchant sur la voie du sacrifice,
tourmenté de
secrètes révoltes sensuelles, Wesley
ne perdra jamais de vue son guide, et même
quand il restera très loin en
arrière, il s'efforcera patiemment de
retrouver la trace de ses pas.
Le club de la sainteté dura de 1729
à 1735. En vain le Révérend
Samuel Wesley supplia-t-il son fils John de revenir
au village d'Epworth et de le remplacer
définitivement dans les travaux de son
ministère. John répondit de
façon négative par une lettre
divisée en vingt-six paragraphes : il
plaçait au-dessus de tous les devoirs celui
de diriger son groupe d'Oxford. Et le vieillard,
frappé de paralysie, dut se choisir un autre
successeur. Le Révérend Samuel Wesley
dictait à son secrétaire Whitelamb -
un orphelin recueilli par bonté d'âme
- les derniers chapitres d'un pesant volume, ses
Commentaires sur le Livre de Job. Son scribe
l'illustrait de cartes géographiques et de
dessins d'autant plus maladroits qu'ils
prétendaient « se conformer à la
nature ». Dans les bruyères et les
marécages autour de Lincoln, le jeune
Whitelamb s'efforçait d'imaginer ce monstre
que la Bible nomme Léviathan.
En avril 1735, John Wesley fut
rappelé d'Oxford au chevet de son
père mourant. Les dernières paroles
prononcées par le recteur d'Epworth rendirent une
résonance prophétique. Il
annonça que Dieu se manifesterait à
sa famille, que la religion qui semblait morte ne
tarderait pas à revivre dans tout le
royaume. La main posée sur la tête de
John, il articula ces mots : « Le
témoignage intérieur, ô mon
fils! c'est la preuve suprême, la preuve la
plus forte du Christianisme, » Fini le temps
des batailles théologiques, des arguments
qui ne réussissaient pas à
convaincre! Seule importait la certitude
expérimentale « Dieu sensible au cœur,
non à la raison », comme disait le
grand Monsieur Pascal. Une lueur d'amour
éclaira l'agonie du vieux puritain. A peine
eut-il expiré que ses créanciers
surgirent, dévastant la petite ferme du
presbytère, emportant le
bétail...
Grâce à la munificence de
quelques souscripteurs illustres tels que Lord
Bolingbroke. Pope et Swift, les Commentaires sur le
Livre de Job venaient de paraître en un
luxueux in-folio, dédié
solennellement à la reine Caroline
épouse de George IL John Wesley fut
chargé d'offrir le volume à Sa
Majesté, Caroline d'Anspach, épouse
indulgente et fidèle d'un mari très
volage, gouvernait le royaume de concert avec le
ministre Robert Walpole, tandis que George II
poursuivait ses galantes aventures, dont la reine
ne paraissait point s'offenser; elle en plaisantait
même avec Robert Walpole et leurs propos
rivalisaient de gaillardise. La reine Caroline,
d'esprit cultivé, s'intéressait
vivement aux choses de la
religion; libérée des doctrines
traditionnelles, elle inclinait au Déisme.
Elle jouait avec ses dames d'honneur lorsque fut
introduit John Wesley qui, fléchissant le
genou, lui présenta l'ouvrage de son
père. La reine prit le livre, le posa sur le
rebord d'une fenêtre, s'émerveilla
devant la reliure précieuse, puis accompagna
de son plus affable sourire le jeune clergyman qui
s'éloignait à reculons avec force
saluts respectueux. Lorsque le
Révérend Samuel Wesley avait offert
ses médiocres poèmes d'abord à
la reine Mary, puis à la reine Anne, toutes
deux avaient ouvert leur cassette en faveur de la
pauvre famille Wesley. La reine Caroline ne
remercia que d'un sourire.
Le club de la sainteté allait se
dissoudre lorsqu'il recueillit l'adhésion de
George Whitefield. Le nouveau venu
différait, par son origine
plébéienne, de tous les autres jeunes
gens groupés par Wesley. A Gloucester, sa
ville natale, sa mère tenait l'auberge de la
Cloche, « Mon fils, lui dit-elle un jour,
voudriez-vous partir pour Oxford? » Elle avait
appris d'un voyageur qu'au Collège de
Pembroke une place de serviteur se trouvait libre,
George Whitefield ambitionna de l'occuper et de
trouver ainsi le moyen de s'instruire. Il y
parvint. Longtemps, il admira de loin les
Méthodistes, subjugué par leur vertu,
mais aussi par leur supériorité
sociale. Lorsqu'il fut reçu dans leur
confrérie, il les surpassa
tous par la ferveur de sa prière et de sa
pénitence. Dans cet élégant
Oxford, son habillement grossier, ses cheveux sans
poudre, ses gants de laine devinrent objets de
dérision. À genoux dans les prairies,
sans souci du froid, Whitefield,
émacié par des jeûnes
excessifs, prolongeait ses oraisons jusqu'à
l'heure du couvre-feu. Les étudiants lui
jetaient de la boue, lui criaient des injures qu'il
n'entendait même pas. Abîmé dans
l'adoration, Whitefield, jeune converti, offrait
à Dieu « comme une page blanche »
son âme purifiée. Il appartenait
à la même famille spirituelle que le
chaudronnier Bunyan, ce visionnaire du
seizième siècle, qui avait
écrit le Voyage du pèlerin. Chez le
plébéien Whitefield rien
n'atténuait la haine de Rome. Le groupe de
jeunes gens autour de Wesley semblait devancer d'un
siècle Newman et ses compagnons. Whitefield
ramenait le protestantisme. Avec cette
éloquence naturelle qui assurait son
influence, il adjurait les ascètes d'Oxford
de ne point oublier la Justification par la foi
« la doctrine que les martyrs, sous le
règne de Mary Tudor, scellèrent de
leur sang ».
Le zèle des premiers
méthodistes leur avait gagné les
sympathies d'un certain docteur Burton, dignitaire
d'un collège d'Oxford et administrateur
d'une colonie que venait de fonder, dans
l'Amérique du Nord, le général
Oglethorpe. Le docteur Burton cherchait des
missionnaires. Où pourrait-il en
découvrir de meilleurs qu'en ce cénacle fondé par
John Wesley et que les railleurs surnommaient le
club de la sainteté? John Wesley
lui-même et son frère
consentiraient-ils à ce lointain voyage? Le
docteur Burton les présenta tous deux au
général Oglethorpe. On leur proposa
d'aller porter aux Indiens la lumière de
l'Évangile! Alors Wesley frémit de
cette émotion qu'il éprouvait
à dix-sept ans, lorsqu'il tournait les pages
de ce livre tout neuf : Robinson Crusoé.
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