Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

LE GROUPE D'OXFORD

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Une bonhomie paresseuse régnait dans le vieil Oxford. À la vérité, le niveau des études n'avait jamais été plus bas qu'en cette première moitié du dix-huitième siècle. Grassouillets, bedonnants - en butte aux mêmes plaisanteries que les chanoines ridiculisés par Boileau - les dignitaires des collèges menaient leur tâche routinière, puis, flâneurs autant que leurs élèves, s'en allaient attendre l'arrivée du coche qui mettait deux jours à venir de Londres. Les fortes disciplines se relâchaient et les voyageurs déploraient l'abandon des bibliothèques où les élégants à perruque blonde ne pénétraient que de loin en loin pour examiner leur arbre généalogique. Les Gentlemen commoners - riches privilégiés reconnaissables à leur robe de soie et à leur bonnet de velours - achetaient avec des bouteilles l'indulgence de leur tuteur; ils se promenaient joyeusement dans les allées de Merlon College accompagnant les beautés à la mode qu'on appelait « toasts » à cause des discours fantaisistes prononcés en leur honneur parmi les coupes entre-choquées : ce n'étaient souvent que les filles du tailleur ou du savetier, exhibant des parures au-dessus de leur condition.
Et la musique charmait cette paresse, voilait de rêve cette gaîté. Un tory xénophobe se plaignait qu'on laissât l'usage du théâtre « à un certain Haendel, un étranger ». Un soir de juillet 1733, il y joua son oratorio d'Esther. Les auditeurs recueillis de Haendel étaient les mêmes hommes qui poussaient des vociférations lorsque se livraient d'étranges concours entre buveurs ou fumeurs. Qui lamperait le plus d'ale ou brûlerait le plus de pipes? Le vainqueur recevait l'enjeu.

Seule passion grave, la politique agitait le, vieil Oxford. Sous Guillaume d'Orange, sous les premiers rois George, jusqu'à la fin du siècle où elle finira par se réconcilier avec la Maison du Hanovre, l'université garde son amour aux Stuarts exilés. Les étudiants qui, dans l'ivresse d'un réveillon, crient trop haut leurs préférences dynastiques se voient inculpés de trahison et de bizarres procès se jugent - comme celui d'un gentilhomme Irlandais accusé. d'avoir dit que l'âme du roi Guillaume d'Orange se trouvait en Enfer! L'anniversaire de George 1er, en 1715 et en 1716, est marqué, par des émeutes où tories et whigs s'affrontent : des cris séditieux s'élèvent : À bas les Usurpateurs! Vive Jacques III! Chacun découvre aisément dans les phrases des sermons une allusion voilée à ses rancunes ou à ses espérances, « La Justice restaure toute chose! » annonce, du haut de la chaire le Docteur Warton - avec un tel accent sur le mot restaure que les jeunes gens saluent d'une ovation le prédicateur.

Le soir, dans les tavernes, plus d'un ecclésiastique, assis le dos à la cheminée, dans un monumental fauteuil de chêne et devant un gobelet débordant, porte un toast qui pourrait lui coûter sa place « A la santé du roi, de l'autre côté de la mer! À la santé de l'ancienne famille! » En cette minute, si négligent de ses devoirs qu'il ait été tout le jour, le dignitaire d'Oxford recouvre son honneur. La veillée se prolonge tard; ce loyalisme ne garantit pas la sobriété. Il arrive que l'aube surprenne parmi les flacons vides des ministres de l'Église établie. Et voici qu'une cloche tinte, exacte comme au Moyen Âge, tenace comme l'habitude religieuse qui ne s'inquiète pas si la foi est vivante ou morte. » Dieu me damne! s'écrie l'un de ces ecclésiastiques, pris de remords, mais ajoutant un juron à ses autres péchés - Dieu me damne! C'est l'office du matin. »

Telle était la bonne ville où John Wesley passa une quinzaine d'années, d'abord comme étudiant de Christ Church, puis comme maître du Lincoln College. Il voulut convertir Oxford, y rétablir les jeûnes de la Primitive Église, mais Oxford commença par le transformer.




D'un geste grave, l'étudiant John Wesley, se redressant de toute sa petite taille lève sa coupe à la santé des Stuarts. Il suffit de le regarder pour comprendre que l'empreinte de son éducation puritaine s'efface - ou plutôt se recouvre d'un vernis - chez ce jeune homme vif, spirituel, caustique, mais de politesse exquise. Si par habitude familiale il traduit des psaumes, il préfère de beaucoup les odes d'Horace. Il se reprochera le temps qu'il passe à se laisser captiver par la littérature profane, par les comédies de Ben Jonson et par Robinson Crusoé. Il aime les parties de barques sur la Tamise et les longues discussions amicales, quand les tavernes vous accueillent si chaleureusement à la saison des brouillards; il lui plaît de moduler sur la flûte un air de menuet et de cultiver le madrigal. On a conservé de lui quelques strophes galantes sur une puce qui mordit le corps de la belle Chloé. Sa correspondance ne se pénètre pas encore de théologie; elle enregistre les faits divers : le jeune Wesley apprend à sa famille que l'auberge de la Mitre vient d'être la proie des flammes et que dans une rixe un fabricant de chandelles a tué deux hommes et en a blessé un troisième. À la tombée du jour, nulle sécurité dans les rues. Et Wesley raconte qu'un de ses camarades sortant avec lui d'un café s'est trouvé en moins d'une minute dépouillé de son chapeau, de sa perruque et de sa bourse. Que ces voleurs sont habiles, les héros du jour en vérité! Le fameux Jack Sheppard s'est échappé de Newgate, la dure prison de Londres, et Wesley ne s'intéresse pas davantage aux aventures de Robinson Crusoé qu'aux péripéties de cette évasion.

Même sans le secours des voleurs, l'étudiant pauvre épuise rapidement ses ressources. Entraîné dans le flot des dépenses folles, il se voit obligé d'emprunter dix livres, « Avez-vous un espoir raisonnable de payer vos dettes? » lui écrit sa mère. Puis sur un autre ton : « Avez-vous un espoir raisonnable d'être sauvé? Si oui, cette joie compensera toute peine; si non vous ne trouverez dans aucune tragédie pareil motif de larmes,»
Au presbytère d'Epworth. Suzanne Wesley profite d'un intervalle entre deux occupations ménagères pour désigner à son fils la porte étroite. Elle prêche sans jamais se lasser: « Voulez-vous distinguer un plaisir légitime d'un « plaisir coupable, suivez cette règle : tout ce « qui affaiblit votre raison, compromet la délicatesse de votre conscience, obscurcit votre « vision de Dieu en vous ôtant le goût de la « piété, en un mot, tout ce qui renforce la domination de votre corps sur votre âme, tout « cela est péché... » Terribles lettres d'une mère! Elles troublent l'étudiant au milieu des désordres dont il s'avoue coupable en des confessions imprécises et que sa mère déplore à mots voilés. Wesley ne s'affranchira jamais de son enfance. Sa vraie demeure, c'est le presbytère hanté par les revenants, où l'on discourt sur la Grâce et sur le Péché, à moins que l'on n'écoute la lecture du Paradis Perdu. Là ses sœurs, toutes plus passionnées et plus têtues les unes que les autres, difficiles à marier, promptes à souffrir, vivent des romans qui se terminent par des catastrophes. Justement celle que, peut-être, il préfère - Mehetabel, qu'on surnomme Hetty - si intelligente, si enjouée, vient de jeter par-dessus les moulins son bonnet de petite campagnarde puritaine, de s'enfuir avec un amoureux et d'être abandonnée.
De retour au foyer, accueillie par sa famille comme Marie-Madeleine par les Pharisiens, elle s'est engagée, dans son désespoir, à épouser le premier homme venu qui voudra la prendre malgré, sa honte. Et c'est un artisan grossier du voisinage! Ce drame atteint au coeur l'étudiant d'Oxford, âgé de vingt-deux ans; il précipite sa « conversion ». C'est alors qu'il commence à se mortifier. Près de son père le rigoriste qui, la Bible en main, force sa fille à l'accomplissement de son vœu, John intercède et n'obtient que des rebuffades. Avant de restaurer l'ancien puritanisme, il s'insurge contre sa dureté.

« Il faut avoir du pain », écrivent à John ses soeurs. Leur dénuement dissipe son insouciance. Dans Oxford la désœuvrée, il règle d'une manière implacable l'emploi de ses journées : Lundi et mardi: Classiques Grecs et Latins. Mercredi : la Logique et l'Éthique. Jeudi : l'Hébreu et l'Arabe. Vendredi : la Métaphysique et la philosophie naturelle. Samedi : l'éloquence et la poésie. Jour du Sabbat. Dieu seul.

Chargé de science, il progresse dans la voie des honneurs universitaires. En 1724, il est Bachelier-ès-arts et, selon la coutume, on lui décerne son titre en posant solennellement sur sa tête un volume d'Aristote. L'année suivante, il est consacré diacre anglican. Sur son arbre généalogique, les ministres du culte, de piété fervente et de caractère difficile, se pressent en si grand nombre qu'on oublie les ancêtres qui ne portent pas la robe noire et le petit collet blanc. John Wesley subit la poussée de son atavisme. Comme Samuel son aîné, il prend sa place dans les rangs du clergé, et son frère cadet Charles à son tour marchera sur ses traces. En 1726, il est élu fellow du Lincoln Collège et la munificence du traitement qui lui échoit réjouit sa famille. Dès lors, le jeune professeur préside aux controverses dirigées avec tout le cérémonial scolastique, tournois de paroles et d'idées, aussi anciens que ces voûtes où se répercutent les formules qui tour à tour provoquent, concilient, reconnaissent la défaite, proclament la victoire. Wesley - redevenu pareil à un clerc tonsuré de jadis - se distingue par sa promptitude à désarçonner l'adversaire, triomphateur brandissant sa masse de syllogismes. Il raisonne avec tant de facilité qu'il éprouve secrètement la faiblesse de la raison. En 1727, par trois dissertations brillantes sur le meurtre de Jules César, l'âme des bêtes et l'amour de Dieu, il conquiert son diplôme de Maître ès Arts.

Oxford figure au dix-huitième siècle le royaume de l'anachronisme. De même que certaines routines médiévales continuent de façonner les esprits, des usages religieux antérieurs à la Réforme continuent de discipliner les gestes. Le collège où enseigne John Wesley fut primitivement une école de théologiens qui s'engageaient à réfuter les erreurs de Wiclef. Que les successeurs de ces théologiens aient conservé ou non la foi chrétienne, ils se disent toujours, dans leur langage traditionnel, chargés de la défendre et d'extirper l'hérésie. Qu'importe que soit aboli le culte de la Vierge et des saints : c'est à la Vierge et à tous les saints que reste officiellement consacré le vieux collège. Et chaque année, le 1" novembre, malgré le protestantisme qui nie le Purgatoire, les dignitaires du collège - Wesley parmi eux - prient pour tous ceux qui les ont précédés depuis les lointains évêques du Moyen Age; ils sortent de leur chapelle, procession de prêtres en surplis, et se dirigent vers l'église voisine de Tous les Saints. Et malgré la Réforme qui autorise le mariage des ecclésiastiques, subsiste une interdiction désuète, qui ne sera levée que plus tard. Par souvenir des temps où les moines remplissaient leurs fonctions, les fellows des collèges doivent demeurer célibataires sous peine d'abandonner leur bénéfice,

« Mon frère - écrit à Wesley la plus âgée de ses sœurs, Emily - n'engagez point votre coeur avant que votre situation de fortune vous permette de vous marier sans retard. Et croyez-moi, si jamais il vous arrivait de souffrir le tourment d'un amour sans espoir, toute autre épreuve vous semblerait légère en comparaison de celle-là. »

Comme elles sont toujours graves et tristes, ces voix qui parviennent à John Wesley du presbytère familial! Quand sa sœur Emily lui donne cet avertissement, il vient de rencontrer la jeune femme qu'il nomme dans ses lettres Varanèse.

Souvent on voyait John Wesley, attablé dans quelque auberge sur les bords de la Tamise en compagnie de son ami Robert Kirkham, Wesley ne mangeait guère et parlait beaucoup; Robert Kirkham l'écoutait avec placidité, tout en arrosant de cidre fort les quartiers de venaison qui convenaient à son appétit. Il lui plaisait d'emmener Wesley dans sa famille. Tous deux partaient à cheval, se dirigeaient vers la région de Gloucester. Ils s'arrêtaient au village de Stanton, devant le vieux petit manoir où habitait le Révérend Lionel Kirkham - recteur de campagne comme le Révérend Samuel Wesley.

Nul intérieur plus aimable. Wesley, hôte habituel à partir de 1725, connut le charme des bals sans apprêts qui réunissent la société la plus homogène. Si lentes que fussent les chaises de poste, on ne tardait pas à recueillir les échos de la capitale; sur les harpes et les clavecins vibraient les airs à la mode. Et lorsque Noël revenait avec son cortège de coutumes, Wesley ne manquait pas d'apporter au vieux manoir de Stanton les inventions de son humeur enjouée. Lui qui plus tard confondra dans un pareil dédain les recherches de style et celles de la toilette, use d'un langage compliqué jusqu'à l'afféterie. Il parle ainsi que les Précieux qui fréquentaient l'Hôtel de Rambouillet. Entre tous les romans, ceux du dix-septième français le séduisent par leurs sentiments chevaleresques et subtils. Dans les oeuvres de La Calprenède et de Mlle de Scudéry, Wesley cherche des surnoms fantaisistes pour les répartir entre les membres de la société choisie qui s'assemble chez le Révérend Lionel Kirkham. C'est ainsi qu'une jeune veuve, Mrs Pendarves, recevait celui d'Aspasie : sa présence jetait dans le presbytère provincial tout l'éclat de la vie mondaine; ayant assisté au couronnement de George II et de la reine Caroline, elle en évoquait les splendeurs. Spirituelle autant que Wesley, elle lui donnait brillamment la réplique. Anne Granville - la sœur de Mrs Pendarves - s'appelait Selima : Wesley la traitait en élève et d'un ton protecteur lui conseillait ses lectures. Charles Wesley - le cadet de John qui l'avait rejoint à l'Université d'Oxford - prenait le pseudonyme d'Araspes et Wesley celui de Cyrus.

Cyrus courtisait une fille du Révérend Lionel Kirkham surnommée Varanèse. On ne sait presque rien d'elle, sinon qu'elle répondit à l'attachement de Wesley et qu'elle l'influença comme une inspiratrice. Les deux jeunes gens songèrent à s'épouser. Mais le Fellow de Lincoln College devait abandonner sa charge s'il se mariait. La pauvreté de sa famille dut motiver ses hésitations, et Varanèse accepta la main d'un autre. Figure idéale et imprécise, elle passe dans l'existence de Wesley, comme dans les allées de ce jardin où elle s'entretenait avec lui, moins d'amour que de religion. Une réaction contre l'incrédulité du siècle commence ici, parmi ces jeunes gens qui préfèrent encore les ouvrages de Pascal et de Malebranche aux romans de Mlle de Scudéry; par une antithèse de l'histoire, la réforme populaire de Wesley, le Méthodisme qui souleva les mineurs, les tisserands et jusqu'aux pauvres nègres des Antilles, se rattache de loin à cet élégant presbytère et à « la conversation sérieuse » de John Wesley et de son amie Varanèse, un soir d'automne.

Lassé du formalisme aride avec lequel il accomplissait les rites qui lui étaient prescrits, Wesley cherchait ce qu'il appelait « la religion du coeur », et Varanèse le guidait vers des sources anciennes. Elle lui offrait un livre qui datait d'une époque où la piété anglicane demeurait imprégnée de catholicisme : les Préceptes pour vivre et mourir saintement, de Jeremy Taylor, un chapelain de Charles 1er. Par-dessus tout, elle lui recommandait la lecture de l'Imitation.




Dans les halls d'Oxford, une proclamation dénonçait alors les progrès du Déisme, mais ce langage protestataire reflétait plutôt un souci de politesse qu'une ardeur de conviction. Les bons doyens semblaient invoquer le respect des pierres, comme on invoque celui des aïeules qui ne sont jamais assez sourdes pour ne point s'offusquer des propos scandaleux que tient la jeunesse. Que les incrédules se taisent! Les bons doyens n'obtenaient guère l'obéissance : les incrédules péroraient, les livres suspects se propageaient.

Tandis que Wesley, repris par les scrupules de ses ancêtres, examinait sa conscience et cherchait un signe divin qui l'assurât de son pardon, les déistes menaient contre la Révélation chrétienne leurs attaques. Ils préconisaient le culte exclusif de l'Être suprême. Mais le jour où ce culte triomphera en France dans un carnaval révolutionnaire, l'Angleterre, évangélisée par Wesley se voilera pudiquement la face.

Wesley n'était encore qu'un enfant, lorsque avait paru l'ouvrage fameux de Lord Shaftesbury : Les Caractéristiques. Ce grand seigneur jugeait le Christianisme indigne de sa colère. Il le traitait comme une démence incurable des multitudes. Il fallait s'y résigner et feindre au besoin de l'accepter pour ne pas empirer les choses :

Riez dans votre manche des folies que la prêtraille impose à l'humanité, mais n'ayez ni le mauvais goût, ni la méchante humeur de vous opposer aux torrents de la croyance populaire. Suivez à Rome les usages de Rome...

Lord Shaftesbury dictait aux incroyants de son siècle l'attitude qui devait exaspérer John Wesley : un mépris pondéré, par les bienséances, un simulacre de sagesse.

Au temps où le maître de Lincoln College expliquait à ses élèves la version grecque du Nouveau Testament, le déiste Antony Collins contestait la valeur des prophéties et, en 1729, Thomas Woolston comparaissait devant les tribunaux pour délit de blasphème à cause de ses Six discours sur les Miracles, Voltaire qui avait passé le détroit s'émerveillait de ces audaces et s'apprêtait à les reproduire. Cependant, l'instinct religieux prenait sa revanche avec Wesley que la lecture de l'Imitation jetait à genoux,

Pour Wesley, le scepticisme se confondait avec la plus affreuse épouvante. Touché lui-même par le doute, il écrivait sur ses carnets intimes :

Que dire si cette mélancolique sentence d'un vieux poète se réalisait :
Les destinées des hommes sont pareilles à celles des feuilles!
Et s'il était vrai, comme un philosophe l'affirme, que la mort ne fût rien et que rien ne la suivît? Si tous mes espoirs se fondaient sur des fables et sur des rêves? M'emparant de cette idée et la conduisant jusqu'à ses extrêmes conséquences, l'esprit me manquait, en sorte que j'aurais voulu m'étrangler pour échapper à la vie.

Wesley se refusait à l'incroyance parce qu'il se refusait à la mort. Il ouvrit les livres que lui avait donnés Varanèse. Tandis qu'il se penchait sur l'Imitation, il lui sembla tout d'abord qu'il respirait l'air glacial d'un cloître depuis longtemps abandonné; il se révolta contre un ascétisme dont la douceur ne se communiquait pas à lui et sa mère dut l'exhorter à plus de condescendance pour « un vieux moine dont la science n'égalait pas la piété » et qui n'avait pas connu la lumière de la Réforme. L'esprit du vieux moine triompha; Wesley s'offrit à Dieu, moins à la façon d'un prêtre que d'un cénobite. Ce fut sa première conversion que ses coreligionnaires regardent comme une erreur de jeunesse. Wesley ne croyait-il pas à la sanctification par la souffrance? Ne s'engageait-il inconsciemment sur le chemin qui aboutissait à l'Église de Rome? Tout en observant jeûnes, vigiles et carêmes il luttait contre le regret de Varanèse, l'amie perdue. Il voulut s'affranchir du monde, et rêva d'établir son ermitage dans une vallée du Yorkshire où il ne serait qu'un obscur maître d'école, ne chérissant d'autre ambition que d'instruire les enfants pauvres. Mais un conseiller inconnu intervint pour condamner, au nom de la Bible, cette idée de retraite : « On n'allume pas la lampe pour la placer sous le boisseau ». Wesley n'était point taillé pour un destin d'humilité. Aussi son interlocuteur put le convaincre sans trop de peine que Dieu le chargeait d'une mission moins obscure : réformer l'Université d'Oxford et, par l'Université d'Oxford, l'Eglise anglicane. Il lui fallait recruter des disciples, former un groupe.

Wesley commença son oeuvre dans un isolement absolu. Qui l'écouterait? Qui le suivrait? Un soir qu'il dînait en compagnie d'un étudiant de New College nommé John Griffith, le glas se mit à tinter dans la tour de Saint-Mary. On annonçait les funérailles d'une enfant de quinze ans, la fille d'un coutelier. Les jeunes gens se dirigèrent vers l'église, émus tous deux, car ils étaient les amis de la pauvre petite qu'on menait au cimetière. Chemin faisant, Wesley prononça devant un seul auditeur son premier sermon rythmé par une cloche funèbre : « Quand vous et moi serons là où se trouve cette jeune morte... » Il prêcha l'urgence du repentir : « Laissez-moi, dît-il à son compagnon, vous transformer en un véritable chrétien, » Dévoré de zèle, mais autoritaire et outrecuidant, celui qui aspirait à n'être qu'un reclus devenait un prédicant et déjà le puritain supplantait le mystique par vocation.

L'étudiant Griffith se soumit à l'obédience de Wesley, premier adepte. Mais la phtisie l'emporta et l'apôtre se retrouva seul, réduit à se réformer lui-même. Il ne gagnait même pas à sa cause son frère Charles qui parfois entrait dans sa chambre, en coup de vent, dérangeait l'ordre méticuleux de ses papiers et ne faisait que siffloter et hausser les épaules lorsque John voulait lui parler sérieusement.


UNE RUE D'OXFORD AU XVIII SIÈCLE
D'après une vieille gravure

Toutefois, le 22 septembre 1728, l'évêque d'Oxford consacrait Wesley prêtre de l'Église anglicane, et l'année suivante, il avait recruté trois disciples : Charles qui cédait enfin à son influence, Robert Kirkham, le frère de Varanèse, un excellent garçon qui s'efforçait contre ses penchants naturels de devenir frugal et sobre, - Wesley annonçait à sa mère cette « conversion » inattendue comme un bon tour joué au Diable. Le troisième néophyte était le fils d'un riche gentilhomme Irlandais, William Morgan. Tous les quatre se réunissaient le soir, dans l'appartement de Wesley, afin d'étudier sous sa direction l'Écriture Sainte et l'Histoire de l'Église. Une classe supplémentaire, - en apparence rien de plus, - mais le pédagogue et ses élèves veulent susciter une croisade contre le luxe, la paresse, l'intempérance. Ils n'obtiennent d'ailleurs aucun succès. Ou tourne en dérision leur lever matinal, leur travail acharné, et surtout la piété avec laquelle ils reçoivent tous les dimanches la Coupe de la Cène, qu'il n'était d'usage de recevoir que trois fois par an. Lorsque, bravant le respect humain, ils traversaient seuls pour communier la nef de Saint-Mary, chacun leur décochait son injure : « Bigots!... Enthousiastes! - Vers rongeurs de la Bible ! - Sacramentaires! » - « Voici qui passe le Club de la Sainteté » lançait une voix persifleuse. Tant de petits groupes s'organisaient dans les tavernes d'Oxford! Il y avait le club de la déraison, le club du badinage et, le plus joyeux, le club de l'amour où ne pénétraient que ceux-là qui savaient rimer avec grâce en l'honneur d'une jolie maîtresse. Mais un club qui poursuivît un but de perfection morale, comme cette idée semblait comique! On en riait encore lorsqu'un étudiant de Merton College prononça un mot très étrange, tout a fait en dehors du vocabulaire habituel : « Ce sont les Méthodistes », s'écria-t-il en montrant du doigt Wesley et ses compagnons. Un mot d'érudit - pesant, pédantesque, déniché dans quelque ancien livre - on jugea qu'il définissait et bafouait à merveille ces quatre jeunes gens ascétiques, et ponctuels jusqu'à la manie.

Méthodistes! Wesley ne relèvera ce sobriquet comme un titre d'honneur, que lorsque son oeuvre aura triomphé. Pour l'instant, il préfère qu'on nomme son petit groupe le club de la Sainteté. Que cherche-t-il sinon la perle précieuse sans laquelle tout le reste n'est qu'indigence? Or, Wesley regardait comme un saint, qui se vouait à l'holocauste, l'un de ses disciples, l'Irlandais William Morgan. Grâce à l'influence de William Morgan, le cercle studieux devenait une confrérie où l'on pratiquait les œuvres de miséricorde, tellement oubliées qu'elles n'existaient plus que sur les retables et les verrières : visiter les captifs, nourrir les pauvres, assister les malades... Bien que l'opinion se déclarât de plus en plus hostile, Wesley s'adjoignait de nouveaux adeptes. Mais il perdait le fervent William Morgan qui succombait à une fièvre ardente. L'Université accusa publiquement Wesley, Semeur de fanatisme, ne conduisait-il pas ceux qui subissaient son ascendant redoutable vers la folie et vers la mort? Et Wesley se défendit, revendiquant pour lui-même et pour ses rares partisans le droit de se conduire selon les préceptes de l'Évangile. Dans la cité d'Oxford, jadis chrétienne, ne serait-il plus permis d'être chrétien? Son apologie fière et bourrue, où grondait la révolte, rapprocha de Wesley quelques jeunes gens qui portaient comme lui la marque d'une hérédité et d'une éducation puritaines. Ainsi se fortifia son petit groupe.


UN SERVICE RELIGIEUX AU TEMPS DE WESLEY
D'après une gravure de G. Suntach (dessin de Wheatley)

Une gravure évoque l'assemblée des premiers « Méthodistes ». Ils occupent beaucoup de place avec leurs robes universitaires largement étalées, leurs attitudes décoratives. Mais ils ne seront jamais très nombreux : tout au plus une vingtaine, presque tous du même milieu social, fils de pasteurs anglicans, destinés eux-mêmes à recevoir les Ordres. Leur influence fut profonde. Prophètes d'une Réforme, ils déposeront dans les coeurs arides la semence d'une pitié qui lèvera plus tard en une moisson d'oeuvres charitables; ils s'efforceront de ranimer la flamme de l'Anglicanisme prête à s'éteindre : plusieurs se détacheront de l'Anglicanisme, tous - à l'exception des frères John et Charles Wesley - finiront par se séparer et non sans âpres disputes. Leurs noms sont demeurés obscurs. Seul un poète parvint à la célébrité :
James Hervey. Ses élégies qui reçurent au milieu du dix-huitième siècle un accueil enthousiaste, ses méditations parmi les tombes, ses stances mélancoliques sur le clair de lune, le rossignol ou la fleur flétrie accompagnent souvent dans les vieilles bibliothèques, ce volume inévitable et délaissé : Les Nuits d'Edward Young, James Hervey rapprochera le romantisme religieux de la réforme puritaine. Un demi-siècle avant que parut Le Génie du Christianisme, il proclamait avec des exclamations emphatiques la supériorité des Livres Saints sur les chefs-d'œuvre de Rome et de la Grèce :

Loin de moi mon Homère! Job m'offre des images plus belles, des enseignements plus profonds. Et toi mon Horace, silence! Voici que le doux chantre d'Israël accorde sa lyre et m'incline à la piété. Et toi-même, ô mon Virgile, mon préféré, recule-toi, puisque je trouve bien plus que ta splendeur dans Isaïe (1).

Ce poète de l'automne et des ruines buvait les paroles de Wesley lorsque celui-ci prêchait l'inanité des choses humaines. Le plus ancien portrait du réformateur nous le représente tel qu'il apparaissait à ses jeunes disciples. Comme l'entretien des perruques coûtait fort cher, il avait résolu de renoncer à ce faste : sa chevelure noire, légèrement bouclée, retombe sur ses épaules encadrant un visage maigre et pâle. Ses mains déliées - des mains de musicien - s'appuient sur une énorme Bible. Physionomie dure, impérieuse. Toutefois, ce maître de trente ans gouvernait avec bienveillance des élèves qui n'en avaient guère plus de vingt, « Nous étions alors quelques-uns qui n'avions qu'un seul coeur et qu'une seule âme! » soupirera plus tard John Wesley lorsque, fatigué de se disputer avec ses amis d'autrefois, il reportait sa pensée, lourde de nostalgie, vers son cénacle d'Oxford.

Un seul coeur! Une seule âme! L'accord dans la pureté! l'aube d'une religion! Ces premiers Méthodistes n'avaient pas encore adopté le langage arrogant et uniforme des sectaires. Ils s'entretenaient très simplement de l'école, qu'ils avaient fondée de leurs deniers pour abriter les enfants pauvres, et des prisonniers parqués dans la vieille forteresse, qu'ils allaient visiter. Si quelque étourdi, traversant la cour du collège, lançait une injure dans la direction de la chambre où se réunissait le club de la sainteté, l'injure expirait comme la brise du soir le long de la vigne folle enguirlandant la fenêtre. On écoutait la parole de Wesley. Il exhortait les candidats au sacerdoce à communier plus fréquemment :
Que ceux-là qui se joignent aux prières des fidèles ne manquent jamais de participer au Saint Sacrement. Vous êtes faibles? Pourquoi laisser perdre cette occasion d'augmenter voire force?

Wesley mettait en garde ses disciples contre la tiédeur, l'ennui, l'absence d'émotion
Le Christ nous a dit : Faites ceci en mémoire de moi. Nous devons nous conformer à son ordonnance, et non pas attendre une consolation. Le remède agira sans nul doute, mais peut-être tardivement et d'une manière insensible. Nous deviendrons plus vaillants contre les tentations, plus aptes au service de Dieu.

Wesley ne s'exprimait ainsi que parce qu'il voyait dans la communion beaucoup plus qu'un simple mémorial de la Cène, mais un rite mystérieux qui tenait du miracle. Sa pensée rôdait autour du catholicisme sans oser y pénétrer. Protestant suspect, il récitait en commun avec ses disciples des oraisons pour les trépassés qui supposaient leur foi dans l'existence d'un Purgatoire. Bien plus, il restaurait l'usage de la confession. Du presbytère familial, sa soeur Emily le traitait de papiste.

Si indépendant qu'il fût, Wesley ne se forgeait pas ses doctrines téméraires : il les recevait des Non-Jureurs. Ainsi désignait-on les évêques et les prêtres qui s'obstinaient à ne. reconnaître comme souverains légitimes de l'Angleterre que les Stuarts, monarques de droit divin. Leur refus de prêter serment au roi George signifiait quelque chose de plus qu'un acte de loyalisme envers une dynastie. Les Non-Jureurs voulaient placer au-dessus des servitudes politiques leur Église nationale qu'ils proclamaient avec une vénération mêlée d'intolérance et d'orgueil, la plus conforme à l'Écriture Sainte. L'Église de Rome leur paraissait hérétique et schismatique : elle figurait Babylone. Lorsqu'ils calquaient ses enseignements et ses coutumes, ils ne se réclamaient que de la chrétienté primitive. Ils s'attachaient surtout à relever les fonctions sacerdotales abaissées : le ministre du culte dépendant de l'État redevenait le sacrificateur, le prêtre éternel selon l'ordre de Melchisédech. Des Non-Jureurs, Wesley tenait sa doctrine semi-catholique de l'Eucharistie, ses prières pour les défunts, son observation minutieuse du rituel, et peut-être aussi sa partialité persistante pour les Stuarts. Il alla jusqu'à prononcer « un sermon jacobite » qui, même en cette université réactionnaire d'Oxford, passa pour « séditieux ».

Les Non-Jureurs, ces anglicans insoumis, engageaient Wesley dans une voie sans issue. Le maître éprouva l'anxiété de ne plus savoir où il conduirait ses disciples. Son groupe rayonnait et languissait tour à tour à la façon d'une flamme, ne vivant guère que de l'ardeur qu'il lui insufflait, une ardeur de malade. Atteint de consomption, Wesley crachait le sang. À Mrs Pendarves, la jeune veuve qu'il surnommait Aspasie, il confiait, en septembre 1730, ses lugubres pensées
« Si les rouages de la vie s'arrêtaient quand à peine mon œuvre commence! Si la nuit me surprenait avant que la moitié de ma tâche ne fût accomplie! »
Wesley n'avait d'abord cultivé le commerce d'Aspasie que pour lui parler de Varanèse. La confidente d'un amour malheureux devint la plus aimée. Le 28 décembre, il hasardait des aveux amphigouriques :
« Ne sais-je pas que je viens de me frayer un autre chemin de souffrance, et d'offrir une autre place de mon âme aux flèches de la Destinée? »

Mrs Pendarves surnommait son ami trop sévère Christianisme primitif. Elle lui demandait si elle pouvait sans scrupule entendre un concert le dimanche, et Wesley, non sans mille grâces ni mille révérences, lui refusait cette autorisation. Que pouvait-il y avoir de commun entre l'élégante jeune femme, éblouie par le luxe, habituée de réceptions royales, et le puritain d'Oxford chétif et pauvre? Wesley le comprit. En 1734, il adressait à Mrs Pendarves ses adieux : « Hélas! Aspasie! Je m'étais flatté d'un charmant espoir, mais vous n'avez nul besoin d'une main faible comme la mienne. » Les grandes amours s'évanouissaient en illusions; il ne restait que de l'amertume. Le vaste dessein de Wesley - la réforme d'Oxford puis de l'Église établie - serait-il pareillement un rêve ?

Durant l'été de 1732, Wesley se résolut à consulter un prêtre qui se distinguait entre tous les Non-Jureurs fidèles aux Stuarts, par son austérité, sa ferveur, son talent : William Law. Ses livres préconisaient une renaissance du puritanisme. Son Traité de la Perfection chrétienne, en 1726, et surtout son Sérieux appel à la vie dévote et sainte, en 1729, avaient profondément influencé John Wesley, William Law se trouvait au village de Putney, près de Londres. Son refus de reconnaître le roi George le privant de tout bénéfice ecclésiastique, il exerçait les fonctions de chapelain et de précepteur dans une famille qui le vénérait. William Law, du fond de sa disgrâce, exerçait une souveraineté spirituelle.

John Wesley et son frère Charles partirent à pied, priant et conversant en latin le long de la route. Ainsi les clercs d'Oxford s'en allaient-ils jadis visiter les ermites. Ils cherchaient moins un théologien qu'un directeur de conscience; ils aspiraient avant tout à rencontrer un saint. Ils arrivèrent à Putney. Un homme de quarante-six ans, très grave, vêtu d'un habit noir et coiffé d'une perruque grise les accueillit dans un grand jardin. Le moraliste, William Law, qui condamnait le théâtre sans appel et reléguait en compagnie des diables comédiens et spectateurs, se montrait infiniment tendre pour les animaux familiers qui suivaient ses pas, et s'apitoyait sur les oiseaux captifs dans les volières.
Et Wesley peignit à William Law l'état de son âme troublée par la question sans réponse : « Comment savons-nous que nos péchés nous sont pardonnés? » Il s'égarait dans un labyrinthe, ne distinguait pas la vérité, de l'erreur. Il avoua sa détresse de jeune pasteur qui ne savait plus vers quel bercail orienter son petit troupeau. Mais les directions de William Law lui parurent vagues et décevantes :

Monsieur, vous cherchez une religion philosophique. Mais cela n'existe pas... La religion, c'est la chose la plus simple du monde. Nous aimons Dieu parce que Lui-même nous a tout d'abord aimés... Je vois que volontiers vous convertiriez le monde. Mais attendez le jour de Dieu... Et si le Seigneur après tout voulait tout simplement que vous ne fussiez qu'un bûcheron ou qu'un porteur d'eau, eh bien! Monsieur, ne faudrait-il pas vous résigner à sa volonté suprême?

William Law pénétrait l'orgueil de Wesley, mais Wesley, dans les yeux gris et tristes qui s'efforçaient de scruter son âme, lisait l'immense fatigue des controverses, toute une histoire de désillusion. Pas plus que les deux voyageurs venus pour l'interroger comme un oracle, William Law ne possédait une doctrine absolument stable et sûre. Il les guida vers sa bibliothèque remplie d'ouvrages mystiques. « Grâce à Dieu - leur dit-il - je les connais tous, depuis Denys l'Aéropagite jusqu'au grand Fénelon et à Mme Guyon, l'inspirée, » Non sans un étrange respect, il parla de l'Église romaine et des flambeaux qui n'avaient jamais manqué de luire dans ses ténèbres.

De retour à l'Université d'Oxford, John Wesley se recueillit davantage dans ses lectures : la Théologie germanique de Tauler, que William Law lui avait particulièrement recommandée; les Lettres de Jean d'Avila, le Guide spirituel de Molinos, les Pensées de Pascal, les Cantiques d'Antoinette Bourignon. Il inscrivait en 1732 sur le cahier de ses dépenses qu'il avait acheté pour trois shillings la Vie de Monsieur de Renty, Gentilhomme de France, par le Jésuite Jean-Baptiste Saint-Jure. Il éprouva, tandis qu'il tournait les pages de ce petit volume, qu'il jugeait d'ailleurs fort mal écrit, ce que la présence du docte anglican William Law n'avait pu lui communiquer : le saisissement de toute l'âme en face de la sainteté. Le véritable maître de Wesley sera ce Français du dix-septième siècle, né vingt-cinq ans après Vincent de Paul et comme lui l'aumônier des foules miséreuses. Trébuchant sur la voie du sacrifice, tourmenté de secrètes révoltes sensuelles, Wesley ne perdra jamais de vue son guide, et même quand il restera très loin en arrière, il s'efforcera patiemment de retrouver la trace de ses pas.




Le club de la sainteté dura de 1729 à 1735. En vain le Révérend Samuel Wesley supplia-t-il son fils John de revenir au village d'Epworth et de le remplacer définitivement dans les travaux de son ministère. John répondit de façon négative par une lettre divisée en vingt-six paragraphes : il plaçait au-dessus de tous les devoirs celui de diriger son groupe d'Oxford. Et le vieillard, frappé de paralysie, dut se choisir un autre successeur. Le Révérend Samuel Wesley dictait à son secrétaire Whitelamb - un orphelin recueilli par bonté d'âme - les derniers chapitres d'un pesant volume, ses Commentaires sur le Livre de Job. Son scribe l'illustrait de cartes géographiques et de dessins d'autant plus maladroits qu'ils prétendaient « se conformer à la nature ». Dans les bruyères et les marécages autour de Lincoln, le jeune Whitelamb s'efforçait d'imaginer ce monstre que la Bible nomme Léviathan.

En avril 1735, John Wesley fut rappelé d'Oxford au chevet de son père mourant. Les dernières paroles prononcées par le recteur d'Epworth rendirent une résonance prophétique. Il annonça que Dieu se manifesterait à sa famille, que la religion qui semblait morte ne tarderait pas à revivre dans tout le royaume. La main posée sur la tête de John, il articula ces mots : « Le témoignage intérieur, ô mon fils! c'est la preuve suprême, la preuve la plus forte du Christianisme, » Fini le temps des batailles théologiques, des arguments qui ne réussissaient pas à convaincre! Seule importait la certitude expérimentale « Dieu sensible au cœur, non à la raison », comme disait le grand Monsieur Pascal. Une lueur d'amour éclaira l'agonie du vieux puritain. A peine eut-il expiré que ses créanciers surgirent, dévastant la petite ferme du presbytère, emportant le bétail...

Grâce à la munificence de quelques souscripteurs illustres tels que Lord Bolingbroke. Pope et Swift, les Commentaires sur le Livre de Job venaient de paraître en un luxueux in-folio, dédié solennellement à la reine Caroline épouse de George IL John Wesley fut chargé d'offrir le volume à Sa Majesté, Caroline d'Anspach, épouse indulgente et fidèle d'un mari très volage, gouvernait le royaume de concert avec le ministre Robert Walpole, tandis que George II poursuivait ses galantes aventures, dont la reine ne paraissait point s'offenser; elle en plaisantait même avec Robert Walpole et leurs propos rivalisaient de gaillardise. La reine Caroline, d'esprit cultivé, s'intéressait vivement aux choses de la religion; libérée des doctrines traditionnelles, elle inclinait au Déisme. Elle jouait avec ses dames d'honneur lorsque fut introduit John Wesley qui, fléchissant le genou, lui présenta l'ouvrage de son père. La reine prit le livre, le posa sur le rebord d'une fenêtre, s'émerveilla devant la reliure précieuse, puis accompagna de son plus affable sourire le jeune clergyman qui s'éloignait à reculons avec force saluts respectueux. Lorsque le Révérend Samuel Wesley avait offert ses médiocres poèmes d'abord à la reine Mary, puis à la reine Anne, toutes deux avaient ouvert leur cassette en faveur de la pauvre famille Wesley. La reine Caroline ne remercia que d'un sourire.

Le club de la sainteté allait se dissoudre lorsqu'il recueillit l'adhésion de George Whitefield. Le nouveau venu différait, par son origine plébéienne, de tous les autres jeunes gens groupés par Wesley. A Gloucester, sa ville natale, sa mère tenait l'auberge de la Cloche, « Mon fils, lui dit-elle un jour, voudriez-vous partir pour Oxford? » Elle avait appris d'un voyageur qu'au Collège de Pembroke une place de serviteur se trouvait libre, George Whitefield ambitionna de l'occuper et de trouver ainsi le moyen de s'instruire. Il y parvint. Longtemps, il admira de loin les Méthodistes, subjugué par leur vertu, mais aussi par leur supériorité sociale. Lorsqu'il fut reçu dans leur confrérie, il les surpassa tous par la ferveur de sa prière et de sa pénitence. Dans cet élégant Oxford, son habillement grossier, ses cheveux sans poudre, ses gants de laine devinrent objets de dérision. À genoux dans les prairies, sans souci du froid, Whitefield, émacié par des jeûnes excessifs, prolongeait ses oraisons jusqu'à l'heure du couvre-feu. Les étudiants lui jetaient de la boue, lui criaient des injures qu'il n'entendait même pas. Abîmé dans l'adoration, Whitefield, jeune converti, offrait à Dieu « comme une page blanche » son âme purifiée. Il appartenait à la même famille spirituelle que le chaudronnier Bunyan, ce visionnaire du seizième siècle, qui avait écrit le Voyage du pèlerin. Chez le plébéien Whitefield rien n'atténuait la haine de Rome. Le groupe de jeunes gens autour de Wesley semblait devancer d'un siècle Newman et ses compagnons. Whitefield ramenait le protestantisme. Avec cette éloquence naturelle qui assurait son influence, il adjurait les ascètes d'Oxford de ne point oublier la Justification par la foi « la doctrine que les martyrs, sous le règne de Mary Tudor, scellèrent de leur sang ».

Le zèle des premiers méthodistes leur avait gagné les sympathies d'un certain docteur Burton, dignitaire d'un collège d'Oxford et administrateur d'une colonie que venait de fonder, dans l'Amérique du Nord, le général Oglethorpe. Le docteur Burton cherchait des missionnaires. Où pourrait-il en découvrir de meilleurs qu'en ce cénacle fondé par John Wesley et que les railleurs surnommaient le club de la sainteté? John Wesley lui-même et son frère consentiraient-ils à ce lointain voyage? Le docteur Burton les présenta tous deux au général Oglethorpe. On leur proposa d'aller porter aux Indiens la lumière de l'Évangile! Alors Wesley frémit de cette émotion qu'il éprouvait à dix-sept ans, lorsqu'il tournait les pages de ce livre tout neuf : Robinson Crusoé.

. (1) Lettre de James Hervey au Dr. Doddridge, 1er novembre 1746. 
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