Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE PREMIER

DES ENFANCES PURITAINES

-------

Trop conservatrice pour accepter pleinement la Réforme et trop indépendante pour se soumettre aux disciplines romaines, l'Église d'Angleterre offre à ses fidèles un livre de doctrine imprécise, comme la langue d'un pays frontière, son fameux Prayer Book. De siècle en siècle, les controverses se poursuivent autour d'un rituel insuffisamment protestant au gré des uns, et insuffisamment catholique au gré des autres. Ces dernières années, la refonte du Prayer Book provoquait en Angleterre les ardentes réactions de la foule. Des affiches invitaient le peuple à défendre « l'intégrité de la foi contre les évêques ». Et semblables appels prenaient toute leur valeur quand ils se formulaient au fond d'une cité farouchement insulaire, là où des nurses, pareilles à des diaconesses, surveillent les enfants qui jouent entre les ruines d'une abbaye et le monument qui rappelle les victimes de Mary Tudor.

Au dix-huitième siècle, le Prayer Book fut l'objet d'âpres dissensions. Sous Cromwell avait triomphé, le Puritanisme bardé de fer qui détruisait les statues les cathédrales. Les Stuarts, une fois rétablis sur le trône, s'empressèrent de remettre à l'honneur la religion anglicane avec toutes les survivances du passé catholique dont elle ne s'était pas affranchie. En 1662, par l'Acte d'Uniformité, le roi Charles Il imposait aux ministres du culte un Prayer Book revisé qui ne différait pas beaucoup des anciens bréviaires et des anciens missels. Tous devaient l'accepter sans réserve, jusque dans la moindre de ses rubriques, sous la foi du serment. Près de deux mille pasteurs s'obstinèrent dans leur refus. Le jour de la saint Barthélemy - date fatale - ils renoncèrent à leur bénéfice et leur fierté les consola. Un cinquième du clergé national désertait, la portion puritaine, fervente, originale et rude. Au lieu d'écraser le Non-Conformisme, une loi si contraire au Libre Examen rassemblait ses forces éparses.

Par cette mesure, le souverain ne vengeait pas son père Charles 1er de ses bourreaux. Il n'atteignait ni les régicides, ni leur postérité, mais seulement des hommes austères trop croyants dans la réforme protestante pour accepter le compromis anglican, et dont la violence se contentait des pamphlets théologiques.
Tel était le docteur Annesley, le recteur de la paroisse de Saint-Giles qui garde, au cœur du vieux Londres, les cendres de Milton. Pour lui, Cromwell n'était qu'un insolent hypocrite et l'exécution de Charles 1er qu'un « horrible meurtre ». Après que l'Acte d'Uniformité l'eut privé de sa cure, le docteur Annesley n'imita pas certains de ses confrères que leur dénuement chassait jusqu'en Amérique pour y fortifier les influences puritaines. À peine s'éloigna-t-il de son ancienne paroisse et sa demeure dans Bishopsgate devint le rendez-vous des non-conformistes. On y rencontrait les Parents de Daniel de Foë et le futur auteur de Robinson Crusoé lui-même, jeune homme aventureux et pauvre, qui ne songeait pas encore à la littérature. Et lorsque le docteur Annesley, qui s'astreignait à lire chaque jour vingt chapitres de la Bible, commentait avec d'autres ecclésiastiques, excommuniés comme lui de l'Église officielle, les textes sacrés, on eût dit une assemblée de vieux rabbins. Des voix uniformes, légèrement nasillardes et trop façonnées aux prêches, se répondaient et se reprenaient durant des heures. Une fille du docteur Annesley, Suzanne - la plus jeune - écoutait ces controverses. Pauvre enfant! Ce sont les époques dites frivoles qui créent par réaction des refuges d'austérité pareils au foyer où elle avait grandi. Les doigts effilés, qui ne se posaient qu'avec scrupule sur les cordes de la harpe, feuilletaient les livres de théologie. Qu'est-ce que la vérité? Suzanne Annesley; adoptait d'instinct les opinions les plus téméraires. Maisparmi les savants amis de son père se trouvait celui qui devait la ramener aux doctrines anglicanes.

Tout aussi grave que les autres, beaucoup moins âgé, Samuel Wesley était le fils et le petit-fils de pasteurs puritains, d'ancienne famille, réduits à la misère pour avoir refusé de souscrire au fameux Acte d'Uniformité. On se lasse de la révolte, et celui qui n'est pas dépourvu d'ambition plus vite qu'un autre, Samuel Wesley, de privation en privation, avait achevé ses études à l'Université d'Oxford où il était entré courageusement à titre de serviteur. Le tempérament acrimonieux des dissidents, leurs controverses sans merci, leurs insultes à la mémoire de Charje, 1er, le roi martyr, tout cela finit par l'excéder en sorte qu'il revint à l'Eglise établie. Par inquiétude spirituelle, Suzanne Annesley l'imita. Par amour aussi, peut-être? Elle épousa le clergyman Samuel Wesley.

Depuis que Guillaume d'Orange, débarqué du continent, occupait le trône des Stuarts déchus, l'Angleterre était agitée de querelles où la théologie se mêlait étroitement à la politique. Dans un presbytère de campagne, Samuel Wesley et sa femme échangeaient leurs opinions contraires sur l'origine du pouvoir et le droit divin des rois. On conte qu'un jour, à l'heure de la prière, lorsque le recteur prononça God bless the King, un silence suivit. Suzanne se refusait à invoquer le Tout-Puissant pour un usurpateur, « Qu'Il bénisse le roi! » répéta l'ecclésiastique, sans enthousiasme pour la dynastie nouvelle, mais obstiné dans son ralliement. La simple réponse exigée par le Révérend Samuel Wesley offusquait la conscience de son épouse. Sa Bible, à elle, prêchait une fierté qui confinait à l'insubordination; sa Bible à lui, un respect du pouvoir qui touchait à l'opportunisme, God bless the King! redit une troisième fois le recteur. Inutilement il guetta le mot de l'obéissance puis décida, très flegmatique : « Des époux qui n'ont plus le même roi ne doivent plus partager le même lit, » Il se botta, sella son cheval, disparut, revint l'année suivante. Les tories fêtaient l'avènement de la reine Anne, fille de Jacques II, Samuel Wesley prononça : « Que Dieu bénisse la reine! » Cette fois, Suzanne répondit : « Qu'Il la bénisse! » D'une réconciliation politique naquit au presbytère d'Epworth, le 17 juin 1703, John Wesley. Il s'appelait John : par fantaisie on l'appelait Jack dans cet intérieur où la fantaisie comme le rire était suspecte, mais où régnait l'originalité.
Sur d'anciennes caricatures anglaises du dix-huitième siècle, deux personnages s'opposent : d'un côté l'ecclésiastique fastueux cumulant bénéfice sur bénéfice, le pluraliste, ainsi qu'on le nommait, figuré tel un géant, les mains tendues pour saisir les clochers; de l'autre, le pasteur rural, plus maigre que sa haridelle. C'est sur son sort qu'Oliver Goldsmith s'apitoya quand il écrivit le Vicaire de Wakefield, et Samuel Wesley ressemble par la nature de ses épreuves à ce doux personnage résigné.

Epworth, dans le comté de Lincoln, était sa paroisse, un village où flottaient les brumes d'un marais. On y souffrait l'été de la fièvre, l'hiver des inondations. Les habitants gagnaient leur vie en travaillant le chanvre et le lin cultivés dans les terres humides. L'opinion des paysans se forme avec une lenteur farouche; elle se fixe parfois avec un entêtement terrible. Les gens d'Epworth, au début du dix-huitième siècle, observaient leur nouveau recteur, Samuel Wesley, Son attitude au temps de la prochaine élection devait décider de leur amour ou de leur haine. Période d'effervescence; les passions, exaspérées par le changement dynastique, demeuraient brûlantes. « A bas Cromwell et les Têtes rondes! » criaient les uns. « A bas le papisme! » hurlaient les autres, et c'étaient des pugilats, tandis que flambait le mannequin d'un Jésuite. Quand à l'aide de flacons débordants et de guinées sonnantes, tories et whigs se disputèrent les sièges du Parlement, les paroissiens de Samuel Wesley se déclarèrent pour le candidat whig et le recteur partagea leur opinion. Mais lorsqu'il entendit le politicien qu'il soutenait exalter la gloire de Cromwell, déblatérer contre Charles 1er, le roi martyr, contre l'Église officielle et même, ô sacrilège! contre le clergé, Samuel Wesley fit volte-face et offrit au candidat tory ses services militants. Le village s'indigna de cette palinodie (volte-face). Les renfermés, les silencieux, les neutres, devinrent les ennemis, - et Samuel Wesley ne pourra se les concilier que tard, dans sa vieillesse, par un zèle plus têtu que leur rancune. Le Whig fut élu, la haine contre le recteur triompha. La nuit qui suivit l'élection on l'assiégea dans son presbytère. On poussa sous ses fenêtres des clameurs féroces. Des fanatiques allèrent jusqu'à comploter de l'assassiner. Le Révérend Samuel Wesley ne pouvait gravir le perron de son église sans être traité de canaille ou de scélérat.

« 0 vous, petits démons, nous vous réduirons à la mendicité! » promettaient les paysans vindicatifs aux enfants de leur recteur. Ils tenaient parole, et, par une série de méfaits sournois, consommaient la ruine du malheureux clergyman qui voyait tantôt ses vaches égorgées, tantôt sa provision de lin détruite. Enfin un créancier - par surcroît d'amertume un ancien serviteur - finit par obtenir son emprisonnement pour une dette de trente livres, Samuel Wesley venait d'administrer à un nouveau-né le baptême et traversait le cimetière lorsqu'il fut arrêté et conduit à la geôle de Lincoln. Le bruit de telles infortunes se répandit dans le monde littéraire, car Samuel Wesley était poète. Tantôt trop famélique pour ne pas flatter les puissants du jour, il célébrait en un long dithyrambe - Marlborough ou le destin de l'Europe - la victoire des armées britanniques, avec de foudroyantes imprécations contre « l'orgueilleuse France et l'Enfer »; tantôt, dans le louable dessein de rendre la Bible plus attrayante, il se croyait obligé d'en versifier les principaux épisodes. Pope le regardait comme un besogneux méritant; une fois même il engagea l'auteur des Voyages de Gulliver à quelque souscription en faveur de «ce pauvre tory qui a pâti pour l'Église nationale ». Pope et le doyen Swift le ridiculisaient à qui mieux mieux dans leurs satires, l'un dans la Dunciade, l'autre dans la Bataille des Livres - du moins le jugeaient-ils digne d'être attaqué pour son mauvais style et secouru dans sa pauvreté.

Ses dettes payées, Samuel Wesley regagna sa cure. L'archevêque d'York lui avait proposé une paroisse plus amène, mais il avait refusé noblement. Bienheureux ceux qui souffrent persécution! Ses ennemis ne désarmaient point, ils s'en prirent à sa maison. Ils avaient déjà tenté de l'incendier, lorsqu'en 1709, une nuit de février où soufflait le vent d'est, le toit de chaume s'embrasa. Les époux Wesley rassemblaient leurs enfants. Nombreux, terriblement nombreux! Dix-huit étaient nés - dont plusieurs jumeaux - neuf étaient vivants : six filles et trois fils, et Mrs Wesley se trouvait encore enceinte. Peu de temps après l'incendie, elle accouchera de son dix-neuvième et dernier enfant, une petite fille souffreteuse, Kezzy.

La famille tout entière s'était-elle échappée des flammes? On perçut un cri déchirant. Le petit John, oublié dans le grenier, aurait fatalement péri si des hommes n'eussent fait la courte échelle assez vite pour le sauver. À peine l'ont-ils reçu dans leurs bras que la charpente s'effondre, « Accourez, ô mes voisins, et rendez grâces à Dieu qui a protégé mes enfants. » Le recteur, prosterné parmi les cendres de sa demeure, chantait un hymne de gratitude et les incendiaires, contrits, se joignaient à son adoration. Intellectuel pauvre, il avait la passion des livres coûteux. Hélas! les trésors de sa bibliothèque avaient disparu. Il regrettait surtout sa Bible polyglotte. Il retrouva par hasard un feuillet à demi-consumé et lut : « Prends ta croix et suis-moi » C'était la parole de Dieu : il se soumit. « Ma pauvre femme, dit-il à la compagne de ses malheurs, nous ne sommes guère plus riches qu'Adam, et Eve lorsqu'ils montèrent leur ménage, »

Suzanne Wesley ne songeait pas à la destruction de son logis. « Mon Dieu - priait-elle - je te promets de prendre à l'avenir un soin particulier de cet enfant que tu as si miraculeusement épargné, » Jusqu'à présent, elle avait concentré ses ambitions sur son aîné, parti pour l'école de Westminster, sur Samuel, consacré solennellement au Seigneur. C'était à lui qu'elle écrivait un jour de religieux effroi : « Enfant bien-aimé, j'accepterais ma réprobation si j'étais sûre de votre salut. » Mais à travers les flammes. Dieu n'avait-il pas élu d'un signe le petit John? Pour quelle oeuvre le sauvait-il de la mort ?

Éveillé très tôt par sa mère à la conscience d'une vocation extraordinaire, Wesley ne s'achemina point vers l'humilité. Et tout le long de sa vie, lorsqu'il échappera sain et sauf à quelque péril, il évoquera la nuit sinistre de son enfance et prononcera la formule habituelle de sa gratitude : « Un brandon sauve des flammes! »
Nul document ne révèle mieux dans ses réalités familiales l'ancien puritanisme que la méthode d'éducation rédigée et pratiquée par Mrs Wesley. Elle hésitait à la communiquer a ses voisines, sous prétexte que bien peu de mères consacreraient à une semblable tâche les meilleures années de leur jeunesse. Puis, quand on insistait, elle révélait d'une voix très douce et très posée les premiers articles de sa loi :
Qu'on enseigne à l'enfant, dès l'âge d'un an, à craindre la verge et à pleurer tout bas.
Qu'on ne cède jamais, pour une cause grande ou petite, à ses pleurs et à ses cris, autrement toute peine serait perdue.

À partir de cet âge, exigez qu'il vous obéisse, dussiez-vous le fouetter dix fois. Et que personne ne vous accuse de cruauté. Le contraire serait de la cruauté. Les parents dociles au caprice de leur enfant accomplissent l'ouvre du diable. Brisez sa volonté dès à présent et son âme vivra pour vous bénir dans l'éternité.

Aux premières lueurs de sa conscience, l'enfant devait distinguer le Sabbat des autres jours. À l'âge de cinq ans, il apprenait l'alphabet dans le Livre qui passait pour le seul nécessaire. Penché sur la vieille Bible, le petit John épelait à son tour : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. » Et Suzanne Wesley l'observait, contente de lui. Elle notait son courage à supporter la petite vérole « sans un murmure, comme un chrétien ». Toutefois, nul ergoteur plus pointu que cet enfant. Il argumentait sans cesse et sur toute chose, en sorte que le recteur disait à sa femme : « Si notre Jack trouvait un argument qui le dispensât d'obéir aux pressantes nécessités de la nature, bien certainement il l'emploierait, » Alors le recteur se mettait à rire - d'un rire étouffé - comme pour prolonger la saveur d'un propos qu'il jugeait badin jusqu'à l'inconvenance.

Lorsque Samuel Wesley partait pour Londres afin de se rendre à l'assemblée générale du clergé, il adressait à sa famille un adieu mêlé d'inquiétude : « Je vous laisse comme des agneaux au milieu des loups. » Ses paroissiens n'étaient-ils pas ses ennemis? Le dimanche qui suivait son départ, son remplaçant montait en chaire, un médiocre clergyman qui préférait aux tâches de son ministère le plaisir de chasser à courre ou de boire indéfiniment du porto. Les villageois le regardaient avec sympathie parce que leur recteur les excédait avec son respect du Culte, ses strictes disciplines et son entêtement à restaurer d'anciennes pénitences publiques. Le nouveau venu annonçait le sujet de son sermon : Du devoir de payer ses dettes. Un sourire perfide se dessinait sur tous les visages, l'allusion flattant les rancunes. On revoyait le Révérend Samuel Wesley emmené tel un malfaiteur. La scène humiliante pourrait se reproduire. N'était-il pas l'éternel insolvable?
Or, la pauvre Suzanne Wesley, l'éducatrice implacable, la théologienne à l'âme très haute vivait péniblement de son labeur, telle une fermière qui trait ses vaches et porte les grands seaux de lait. Le soir venu, lorsque sa fille aînée, chargée de ce soin, avait remonté l'horloge et mis les verrous, Mrs Wesley scrutait sa conscience. Ne serait-elle pas coupable, en vérité, de laisser le champ libre à l'indigne clergyman qui ne prêchait qu'au détriment de l'Évangile?

Mais, d'autre part, convenait-il à une femme de porter à Dieu les prières du peuple? Entre deux maux, Suzanne Wesley choisit le moindre, celui de prêcher elle-même. L'office du soir se tint dès lors dans sa cuisine.

On chantait des hymnes, puis Mrs Wesley parlait. L'épouse du recteur tournait vers le groupe de paysans - ils n'étaient d'abord que de trente à quarante - son beau visage demeuré sans rides. L'instinct du prêche - et du prêche dissident - s'emparait d'elle comme un penchant héréditaire brusquement libéré. Elle se souvenait de ses aïeux qui, dans les granges, juchés sur les bottes de paille, vitupéraient contre l'épiscopat et annonçaient le Christ; elle se souvenait de son père, chassé de sa cure parce que le roi avait exigé de lui un serment qu'il ne pouvait pas prêter. Ces révoltés avaient quitté la terre dans une effusion d'amour envers Celui que Mrs Wesley nommait Notre Maître Jésus, le Prince de la paix, le Capitaine de notre salut.

Quand elle improvisait ses sermons, Mrs Wesley demeurait influencée par ses livres préférés. C'étaient la Vie de Dieu dans l'âme humaine, de l'Écossais Henry Scougal; le Combat spirituel, du religieux espagnol Juan de Castinaza, et les Pensées du « grand Monsieur Pascal », si cher à cette puritaine. Elle en retrouvait presque l'accent lorsqu'elle écrivait dans le cahier de ses méditations
La raison de l'homme est naturellement si corrompue et toutes ses facultés tant amoindries que nous ne saurions entretenir un ardent désir de Dieu ou percevoir les choses spirituelles, sans l'assistance de Dieu lui-même. Il ne faut rien de moins que la Force Suprême qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts pour nous arracher au péché et nous acheminer vers une sainte existence.

À la fruste congrégation rassemblée dans sa cuisine, à la lueur des chandelles, Mrs. Wesley parlait de cette « Force Suprême » seule capable de rendre la vie perdue par le péché. Les volontés humaines regimbent sous l'aiguillon de la souffrance. Qu'elles sachent s'unir à la volonté de Dieu!_ Plus de pleurs ni de mort pour les rachetés. Le sang de Jésus est le prix de la grâce... l'Agneau de Dieu nous conduira vers les sources d'eau vive...

L'auditoire de Mrs Wesley s'augmentait chaque semaine. Un dimanche d'hiver, elle rassembla deux cents personnes. Tous ne pouvaient entrer, ni même entendre; ils se contentaient des mots qui leur parvenaient « Jésus médecin des âmes... son sang... le baume de la conscience blessée. Prendre sa croix... Suivre sans plainte le capitaine de notre salut... Grâce bénie... Mystérieux amour... Se purifier du péché... le pardon du péché... » Une grande interrogation sans réponse traversait la nuit : « Qui sait si nos péchés nous sont pardonnés? »

Le recteur Wesley apprit ce qui se passait, durant son absence, dans son presbytère et s'inquiéta. Ces réunions finiraient par sembler suspectes, les constables pourraient intervenir, les tribunaux exiger des amendes... C'était « chose bizarre, chose étrange », écrivit à sa femme le recteur,
Bizarre, étrange, - rétorqua celle-ci, - mais toute chose grave et destinée à promouvoir la gloire de Dieu ne risque-t-elle pas d'être ainsi traitée? Dans notre âge corrompu, tant de soins ont été pris pour bannir Dieu et les préoccupations spirituelles que bientôt on ne pourra plus sans honte s'avouer chrétien.
Quand le recteur raisonnait avec sa femme, jamais il ne l'emportait. Suzanne Wesley personnifiait l'objection de conscience. Son mari désapprouvant son initiative, elle plaida près de celui qu'elle appelait « mon maître » - et plus respectueusement lorsqu'elle était résolue à ne point lui obéir - la cause des paroissiens abandonnés, troupeau sans bercail.
Si vous voulez après tout, mon maître, dissoudre cette assemblée, ne dites pas seulement que tel est votre désir - cela ne me suffira pas. Imposez-moi votre ordre formel, en sorte que je sois pardonnée d'avoir négligé ce moyen de servir Dieu quand je comparaîtrai devant le terrible tribunal de Jésus-Christ.

À semblable supplique le recteur céda, et Suzanne Wesley continua ses prêches. Une courte brochure venait de lui tomber sous la main qui relatait les travaux et les souffrances de quelques missionnaires danois récemment envoyés aux Indes Orientales, et ce lointain apostolat s'inscrivait comme un fait tout nouveau dans les annales du protestantisme. Son zèle stimulé par cette lecture, l'épouse du recteur évangélisait les sauvages de sa paroisse. Parmi les bergers et les laboureurs, le petit John l'écoutait. Mais sans doute était-il plus sensible aux instructions que Mrs Wesley lui donnait en particulier. Dans son règlement de vie, cette mère, qui traitait ses enfants comme une abbesse gouvernerait des novices, leur réservait à chacun d'eux une conférence spirituelle hebdomadaire appropriée à leur âge. Ils se trouvaient plus nombreux que les jours de la semaine, et parfois deux petites filles assistaient ensemble au catéchisme familial. Mais à John, le privilégié, « le brandon sauvé des flammes », la soirée du jeudi appartenait tout entière. Pour lui seul, elle en expliquait le Décalogue et le Symbole des Apôtres : « Je crois en la Sainte Église catholique. » Selon Mrs Wesley, la sainte Église catholique ne comprenait que des protestants. Mais lorsqu'elle évoquait l'union des âmes dans le Christ et la présence invisible des morts, sa parole, intarissablement éloquente, entraînait avec elle les vestiges de l'une ou l'autre croyance abolie par la Réforme et déclarée superstitieuse.
Grâce à la protection du duc de Buckingham, John Wesley fut admis dans un célèbre collège de Londres : Charterhouse, - ainsi nommé parce qu'il était aménagé dans l'ancien couvent des Chartreux. Sous le règne d'Henry VIII, ces religieux, prieur en tête, s'étaient acheminés silencieusement vers leur martyre. Mais on ne racontait pas aux élèves de Charterhouse cette histoire : les persécutions des protestants sous la cruelle Mary Tudor suffisaient.

John Wesley avait quitté depuis deux ans le foyer familial lorsque, dans le presbytère perdu parmi les brumes, surgirent les revenants...
À la veillée, fumant sa pipe tout en goûtant la bière que lui-même avait brassée, le recteur élaborait les plus vastes desseins apostoliques; il rêvait d'arracher aux Jésuites leurs convertis de la Chine pour les transformer - disait-il - « en véritables chrétiens ». La fille aînée, Emily, lisait à haute voix Le Paradis Perdu. C'était le chef-d'œuvre préféré. On le recommençait quand on l'avait terminé. On appelait Milton « notre poète » et Shakespeare « notre poète païen ». Que de fois le petit John n'avait-il pas entendu sa grande soeur nuancer de sa voix prenante le drame de la chute originelle : rugissements des démons, « ténèbres visibles » (dark-ness visible) de l'Enfer, jardin de délices où triomphait le bonheur humain!

L'autorité paternelle avait définitivement étouffé, les discussions dynastiques à l'heure de la prière. Et Suzanne Wesley elle-même, bien qu'à contre-coeur, participait aux oraisons pour le nouveau souverain régnant : depuis 1714, la Maison du Hanovre avait pris possession du trône en la personne du médiocre George 1er. Mais un soir, lorsque le Révérend Samuel Wesley prononça « Dieu sauve le roi! », on perçut un soupir effroyable - on eût dit le râle d'un blessé - qui paraissait s'exhaler de la muraille. Tous pâlirent. « Ce doit être l'âme d'un homme qui a péri dans une bataille pour la cause des Stuarts », dit le recteur.
Vacarmes et murmures inexpliqués épouvantèrent pendant plus d'un an la famille Wesley. Tantôt on eût dit que des bouteilles s'entrechoquaient; tantôt - illusion bien ironique - qu'un sac d'écus se vidait sur les marches de l'escalier. Quand on se groupait pour les repas, le tranchoir dansait sur la table. La nuit, les loquets des portes se soulevaient avec une lenteur terrorisante et le chien de garde poussait des gémissements, Samuel Wesley voulut braquer une arme à feu dans la direction du mystère, mais un serviteur dévoué, l'arrêta, « Monsieur, vous savez que c'est un esprit. Vous ne pouvez l'atteindre, mais lui vous atteindra, » Alors le Révérend Samuel Wesley se contenta d'interpeller le fantôme, comme dans Hamlet. Le personnage invisible, qu'on surnommait familièrement le vieux Jeffrey, imitait le bruit d'une scie ou d'un rabot, ou celui que font les ailes d'un moulin quand le vent change, ou bien encore le balancement d'un berceau dans une chambre abandonnée. Derechef, les amis du recteur lui conseillèrent un changement de domicile; il répondit que c'était à lui de chasser le diable et non au diable de le chasser.

Chez les Wesley, plusieurs étaient poètes : tous étaient des chroniqueurs précis, des épistoliers intarissables, en sorte qu'aucun événement ne se perdait pour la postérité. Et de longues lettres relataient aux fils absents toute l'histoire de sorcellerie. L'aîné, Samuel, se montrait sceptique : « N'avez-vous pas, écrivait-il, quelque servante nouvellement engagée et susceptible de vous jouer ces mauvais tours? » John lisait dans un tout autre esprit les épîtres de sa mère. Vêtu d'une longue robe noire, le visage maigre émergeant d'une collerette à l'ancienne mode, le collégien de Charterhouse souffrait de la faim. Il était d'humeur affable et de petite taille. Aussi ses condisciples, mieux doués pour la lutte, lui ravissaient-ils aisément sa provision de viande, ne lui laissant guère que dupain et du fromage. La correspondance qu'on lui adressait de la maison hantée le troublait vivement. Il recopiait les récits les plus étranges. «Les choses secrètes appartiennent à Dieu», lui mandait sa mère, qui croyait à la réalité d'un maléfice. Ce souvenir jamais effacé de son enfance entretiendra sa curiosité du phénomène. Devant tout fait qui déconcertera la raison, il va se tenir en arrêt, timide, fasciné, mais, candide explorateur du mystère, il sera tenté d'en découvrir partout. Le préternaturel l'accompagna toute sa vie.

L'estomac vide et la mémoire bourrée, John s'étiolait sur ses grammaires. Son aîné, Samuel, chargé de surveiller ses études et de renseigner les parents, témoignait de ses progrès rapides dans la connaissance de l'hébreu. Boursier à Charterhouse, John Wesley fut reçu pareillement comme boursier à l'Université d'Oxford. Il y entra le 13 juillet 1721, âgé de dix-sept ans.

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant