Trop conservatrice pour accepter pleinement la
Réforme et trop indépendante pour se
soumettre aux disciplines romaines, l'Église
d'Angleterre offre à ses fidèles un
livre de doctrine imprécise, comme la langue
d'un pays frontière, son fameux Prayer Book.
De siècle en siècle, les controverses
se poursuivent autour d'un rituel insuffisamment
protestant au gré des uns, et insuffisamment
catholique au gré des autres. Ces
dernières années, la refonte du
Prayer Book provoquait en Angleterre les ardentes
réactions de la foule. Des affiches
invitaient le peuple à défendre
« l'intégrité de la foi contre
les évêques ». Et semblables
appels prenaient toute leur valeur quand ils se
formulaient au fond d'une cité farouchement
insulaire, là où des nurses,
pareilles à des diaconesses, surveillent les
enfants qui jouent entre les ruines d'une abbaye et
le monument qui rappelle les victimes de Mary
Tudor.
Au dix-huitième siècle, le
Prayer Book fut l'objet d'âpres dissensions.
Sous Cromwell avait triomphé, le Puritanisme
bardé de fer qui détruisait les
statues les cathédrales. Les Stuarts, une
fois rétablis sur le trône,
s'empressèrent de remettre à
l'honneur la religion anglicane avec toutes les
survivances du passé catholique dont elle ne
s'était pas affranchie. En 1662, par l'Acte
d'Uniformité, le roi Charles Il imposait aux
ministres du culte un Prayer Book revisé qui
ne différait pas beaucoup des anciens
bréviaires et des anciens missels. Tous
devaient l'accepter sans réserve, jusque
dans la moindre de ses rubriques, sous la foi du
serment. Près de deux mille pasteurs
s'obstinèrent dans leur refus. Le jour de la
saint Barthélemy - date fatale - ils
renoncèrent à leur
bénéfice et leur fierté les
consola. Un cinquième du clergé
national désertait, la portion puritaine,
fervente, originale et rude. Au lieu
d'écraser le Non-Conformisme, une loi si
contraire au Libre Examen rassemblait ses forces
éparses.
Par cette mesure, le souverain ne
vengeait pas son père Charles 1er de ses
bourreaux. Il n'atteignait ni les régicides,
ni leur postérité, mais seulement des
hommes austères trop croyants dans la
réforme protestante pour accepter le
compromis anglican, et dont la violence se
contentait des pamphlets
théologiques.
Tel était le docteur Annesley, le
recteur de la paroisse de Saint-Giles qui garde, au
cœur du vieux Londres, les
cendres de Milton. Pour lui, Cromwell
n'était qu'un insolent hypocrite et
l'exécution de Charles 1er qu'un «
horrible meurtre ». Après que l'Acte
d'Uniformité l'eut privé de sa cure,
le docteur Annesley n'imita pas certains de ses
confrères que leur dénuement chassait
jusqu'en Amérique pour y fortifier les
influences puritaines. À peine
s'éloigna-t-il de son ancienne paroisse et
sa demeure dans Bishopsgate devint le rendez-vous
des non-conformistes. On y rencontrait les Parents
de Daniel de Foë et le futur auteur de
Robinson Crusoé lui-même, jeune homme
aventureux et pauvre, qui ne songeait pas encore
à la littérature. Et lorsque le
docteur Annesley, qui s'astreignait à lire
chaque jour vingt chapitres de la Bible, commentait
avec d'autres ecclésiastiques,
excommuniés comme lui de l'Église
officielle, les textes sacrés, on eût
dit une assemblée de vieux rabbins. Des voix
uniformes, légèrement nasillardes et
trop façonnées aux prêches, se
répondaient et se reprenaient durant des
heures. Une fille du docteur Annesley, Suzanne - la
plus jeune - écoutait ces controverses.
Pauvre enfant! Ce sont les époques dites
frivoles qui créent par réaction des
refuges d'austérité pareils au foyer
où elle avait grandi. Les doigts
effilés, qui ne se posaient qu'avec scrupule
sur les cordes de la harpe, feuilletaient les
livres de théologie. Qu'est-ce que la
vérité? Suzanne Annesley; adoptait
d'instinct les opinions les plus
téméraires.
Maisparmi les savants amis de son
père se trouvait celui qui devait la ramener
aux doctrines anglicanes.
Tout aussi grave que les autres,
beaucoup moins âgé, Samuel Wesley
était le fils et le petit-fils de pasteurs
puritains, d'ancienne famille, réduits
à la misère pour avoir refusé
de souscrire au fameux Acte d'Uniformité. On
se lasse de la révolte, et celui qui n'est
pas dépourvu d'ambition plus vite qu'un
autre, Samuel Wesley, de privation en privation,
avait achevé ses études à
l'Université d'Oxford où il
était entré courageusement à
titre de serviteur. Le tempérament
acrimonieux des dissidents, leurs controverses sans
merci, leurs insultes à la mémoire de
Charje, 1er, le roi martyr, tout cela finit par
l'excéder en sorte qu'il revint à
l'Eglise établie. Par inquiétude
spirituelle, Suzanne Annesley l'imita. Par amour
aussi, peut-être? Elle épousa le
clergyman Samuel Wesley.
Depuis que Guillaume d'Orange,
débarqué du continent, occupait le
trône des Stuarts déchus, l'Angleterre
était agitée de querelles où
la théologie se mêlait
étroitement à la politique. Dans un
presbytère de campagne, Samuel Wesley et sa
femme échangeaient leurs opinions contraires
sur l'origine du pouvoir et le droit divin des
rois. On conte qu'un jour, à l'heure de la prière,
lorsque le recteur prononça God bless the
King, un silence suivit. Suzanne se refusait
à invoquer le Tout-Puissant pour un
usurpateur, « Qu'Il bénisse le roi!
» répéta
l'ecclésiastique, sans enthousiasme pour la
dynastie nouvelle, mais obstiné dans son
ralliement. La simple réponse exigée
par le Révérend Samuel Wesley
offusquait la conscience de son épouse. Sa
Bible, à elle, prêchait une
fierté qui confinait à
l'insubordination; sa Bible à lui, un
respect du pouvoir qui touchait à
l'opportunisme, God bless the King! redit une
troisième fois le recteur. Inutilement il
guetta le mot de l'obéissance puis
décida, très flegmatique : « Des
époux qui n'ont plus le même roi ne
doivent plus partager le même lit, » Il
se botta, sella son cheval, disparut, revint
l'année suivante. Les tories fêtaient
l'avènement de la reine Anne, fille de
Jacques II, Samuel Wesley prononça : «
Que Dieu bénisse la reine! » Cette
fois, Suzanne répondit : « Qu'Il la
bénisse! » D'une réconciliation
politique naquit au presbytère d'Epworth, le
17 juin 1703, John Wesley. Il s'appelait John : par
fantaisie on l'appelait Jack dans cet
intérieur où la fantaisie comme le
rire était suspecte, mais où
régnait l'originalité.
Sur d'anciennes caricatures anglaises du
dix-huitième siècle, deux personnages
s'opposent : d'un côté
l'ecclésiastique fastueux cumulant
bénéfice sur bénéfice,
le pluraliste, ainsi qu'on le nommait, figuré tel
un
géant, les mains tendues pour saisir les
clochers; de l'autre, le pasteur rural, plus maigre
que sa haridelle. C'est sur son sort qu'Oliver
Goldsmith s'apitoya quand il écrivit le
Vicaire de Wakefield, et Samuel Wesley ressemble
par la nature de ses épreuves à ce
doux personnage résigné.
Epworth, dans le comté de
Lincoln, était sa paroisse, un village
où flottaient les brumes d'un marais. On y
souffrait l'été de la fièvre,
l'hiver des inondations. Les habitants gagnaient
leur vie en travaillant le chanvre et le lin
cultivés dans les terres humides. L'opinion
des paysans se forme avec une lenteur farouche;
elle se fixe parfois avec un entêtement
terrible. Les gens d'Epworth, au début du
dix-huitième siècle, observaient leur
nouveau recteur, Samuel Wesley, Son attitude au
temps de la prochaine élection devait
décider de leur amour ou de leur haine.
Période d'effervescence; les passions,
exaspérées par le changement
dynastique, demeuraient brûlantes. « A
bas Cromwell et les Têtes rondes! »
criaient les uns. « A bas le papisme! »
hurlaient les autres, et c'étaient des
pugilats, tandis que flambait le mannequin d'un
Jésuite. Quand à l'aide de flacons
débordants et de guinées sonnantes,
tories et whigs se disputèrent les
sièges du Parlement, les paroissiens de
Samuel Wesley se déclarèrent pour le
candidat whig et le recteur partagea leur opinion.
Mais lorsqu'il entendit le politicien qu'il soutenait
exalter la gloire
de
Cromwell, déblatérer contre Charles
1er, le roi martyr, contre l'Église
officielle et même, ô sacrilège!
contre le clergé, Samuel Wesley fit
volte-face et offrit au candidat tory ses services
militants. Le village s'indigna de cette palinodie (volte-face).
Les
renfermés, les silencieux, les neutres,
devinrent les ennemis, - et Samuel Wesley ne pourra
se les concilier que tard, dans sa vieillesse, par
un zèle plus têtu que leur rancune. Le
Whig fut élu, la haine contre le recteur
triompha. La nuit qui suivit l'élection on
l'assiégea dans son presbytère. On
poussa sous ses fenêtres des clameurs
féroces. Des fanatiques allèrent
jusqu'à comploter de l'assassiner. Le
Révérend Samuel Wesley ne pouvait
gravir le perron de son église sans
être traité de canaille ou de
scélérat.
« 0 vous, petits démons,
nous vous réduirons à la
mendicité! » promettaient les paysans
vindicatifs aux enfants de leur recteur. Ils
tenaient parole, et, par une série de
méfaits sournois, consommaient la ruine du
malheureux clergyman qui voyait tantôt ses
vaches égorgées, tantôt sa
provision de lin détruite. Enfin un
créancier - par surcroît d'amertume un
ancien serviteur - finit par obtenir son
emprisonnement pour une dette de trente livres,
Samuel Wesley venait d'administrer à un
nouveau-né le baptême et traversait le
cimetière lorsqu'il fut arrêté
et conduit à la geôle de Lincoln. Le
bruit de telles infortunes se répandit dans le
monde littéraire, car
Samuel Wesley était poète.
Tantôt trop famélique pour ne pas
flatter les puissants du jour, il
célébrait en un long dithyrambe -
Marlborough ou le destin de l'Europe - la victoire
des armées britanniques, avec de
foudroyantes imprécations contre «
l'orgueilleuse France et l'Enfer »;
tantôt, dans le louable dessein de rendre la
Bible plus attrayante, il se croyait obligé
d'en versifier les principaux épisodes. Pope
le regardait comme un besogneux méritant;
une fois même il engagea l'auteur des Voyages
de Gulliver à quelque souscription en faveur
de «ce pauvre tory qui a pâti pour
l'Église nationale ». Pope et le doyen
Swift le ridiculisaient à qui mieux mieux
dans leurs satires, l'un dans la Dunciade, l'autre
dans la Bataille des Livres - du moins le
jugeaient-ils digne d'être attaqué
pour son mauvais style et secouru dans sa
pauvreté.
Ses dettes payées, Samuel Wesley
regagna sa cure. L'archevêque d'York lui
avait proposé une paroisse plus
amène, mais il avait refusé
noblement. Bienheureux ceux qui souffrent
persécution! Ses ennemis ne
désarmaient point, ils s'en prirent à
sa maison. Ils avaient déjà
tenté de l'incendier, lorsqu'en 1709, une
nuit de février où soufflait le vent
d'est, le toit de chaume s'embrasa. Les
époux Wesley rassemblaient leurs enfants.
Nombreux, terriblement nombreux! Dix-huit
étaient nés - dont plusieurs jumeaux
- neuf étaient vivants : six filles et trois fils,
et Mrs
Wesley se trouvait encore enceinte. Peu de temps
après l'incendie, elle accouchera de son
dix-neuvième et dernier enfant, une petite
fille souffreteuse, Kezzy.
La famille tout entière
s'était-elle échappée des
flammes? On perçut un cri déchirant.
Le petit John, oublié dans le grenier,
aurait fatalement péri si des hommes
n'eussent fait la courte échelle assez vite
pour le sauver. À peine l'ont-ils
reçu dans leurs bras que la charpente
s'effondre, « Accourez, ô mes voisins,
et rendez grâces à Dieu qui a
protégé mes enfants. » Le
recteur, prosterné parmi les cendres de sa
demeure, chantait un hymne de gratitude et les
incendiaires, contrits, se joignaient à son
adoration. Intellectuel pauvre, il avait la passion
des livres coûteux. Hélas! les
trésors de sa bibliothèque avaient
disparu. Il regrettait surtout sa Bible polyglotte.
Il retrouva par hasard un feuillet à
demi-consumé et lut : « Prends ta croix
et suis-moi » C'était la parole de Dieu
: il se soumit. « Ma pauvre femme, dit-il
à la compagne de ses malheurs, nous ne
sommes guère plus riches qu'Adam, et Eve
lorsqu'ils montèrent leur ménage,
»
Suzanne Wesley ne songeait pas à
la destruction de son logis. « Mon Dieu -
priait-elle - je te promets de prendre à
l'avenir un soin particulier de cet enfant que tu
as si miraculeusement épargné, »
Jusqu'à présent, elle avait
concentré ses ambitions sur son
aîné, parti pour l'école de Westminster,
sur Samuel, consacré solennellement au
Seigneur. C'était à lui qu'elle
écrivait un jour de religieux effroi :
« Enfant bien-aimé, j'accepterais ma
réprobation si j'étais sûre de
votre salut. » Mais à travers les
flammes. Dieu n'avait-il pas élu d'un signe
le petit John? Pour quelle oeuvre le sauvait-il de
la mort ?
Éveillé très
tôt par sa mère à la conscience
d'une vocation extraordinaire, Wesley ne s'achemina
point vers l'humilité. Et tout le long de sa
vie, lorsqu'il échappera sain et sauf
à quelque péril, il évoquera
la nuit sinistre de son enfance et prononcera la
formule habituelle de sa gratitude : « Un
brandon sauve des flammes! »
Nul document ne révèle
mieux dans ses réalités familiales
l'ancien puritanisme que la méthode
d'éducation rédigée et
pratiquée par Mrs Wesley. Elle
hésitait à la communiquer a ses
voisines, sous prétexte que bien peu de
mères consacreraient à une semblable
tâche les meilleures années de leur
jeunesse. Puis, quand on insistait, elle
révélait d'une voix très douce
et très posée les premiers articles
de sa loi :
Qu'on enseigne à l'enfant,
dès l'âge d'un an, à craindre
la verge et à pleurer tout
bas.
Qu'on ne cède jamais, pour une
cause grande ou petite, à ses pleurs et
à ses cris, autrement toute peine serait
perdue.
À partir de cet âge, exigez
qu'il vous obéisse, dussiez-vous le fouetter
dix fois. Et que personne ne vous accuse de
cruauté. Le contraire serait de la
cruauté. Les parents dociles au caprice de
leur enfant accomplissent l'ouvre du diable. Brisez
sa volonté dès à
présent et son âme vivra pour vous
bénir dans l'éternité.
Aux premières lueurs de sa
conscience, l'enfant devait distinguer le Sabbat
des autres jours. À l'âge de cinq ans,
il apprenait l'alphabet dans le Livre qui passait
pour le seul nécessaire. Penché sur
la vieille Bible, le petit John épelait
à son tour : « Au commencement Dieu
créa le ciel et la terre. » Et Suzanne
Wesley l'observait, contente de lui. Elle notait
son courage à supporter la petite
vérole « sans un murmure, comme un
chrétien ». Toutefois, nul ergoteur
plus pointu que cet enfant. Il argumentait sans
cesse et sur toute chose, en sorte que le recteur
disait à sa femme : « Si notre Jack
trouvait un argument qui le dispensât
d'obéir aux pressantes
nécessités de la nature, bien
certainement il l'emploierait, » Alors le
recteur se mettait à rire - d'un rire
étouffé - comme pour prolonger la
saveur d'un propos qu'il jugeait badin
jusqu'à
l'inconvenance.
Lorsque Samuel Wesley partait pour
Londres afin de se rendre à
l'assemblée générale du
clergé, il adressait à sa famille un
adieu mêlé d'inquiétude :
« Je vous laisse comme des agneaux au milieu
des loups. » Ses paroissiens
n'étaient-ils pas ses ennemis? Le dimanche
qui suivait son départ, son
remplaçant montait en chaire, un
médiocre clergyman qui
préférait aux tâches de son
ministère le plaisir de chasser à
courre ou de boire indéfiniment du porto.
Les villageois le regardaient avec sympathie parce
que leur recteur les excédait avec son
respect du Culte, ses strictes disciplines et son
entêtement à restaurer d'anciennes
pénitences publiques. Le nouveau venu
annonçait le sujet de son sermon : Du devoir
de payer ses dettes. Un sourire perfide se
dessinait sur tous les visages, l'allusion flattant
les rancunes. On revoyait le Révérend
Samuel Wesley emmené tel un malfaiteur. La
scène humiliante pourrait se reproduire.
N'était-il pas l'éternel
insolvable?
Or, la pauvre Suzanne Wesley,
l'éducatrice implacable, la
théologienne à l'âme
très haute vivait péniblement de son
labeur, telle une fermière qui trait ses
vaches et porte les grands seaux de lait. Le soir
venu, lorsque sa fille aînée,
chargée de ce soin, avait remonté
l'horloge et mis les verrous, Mrs Wesley scrutait
sa conscience. Ne serait-elle pas coupable, en
vérité, de laisser le champ libre
à l'indigne clergyman qui ne prêchait
qu'au détriment de
l'Évangile?
Mais, d'autre part, convenait-il
à une femme de porter à Dieu les
prières du peuple? Entre deux maux, Suzanne
Wesley choisit le moindre, celui de prêcher
elle-même. L'office du soir se tint
dès lors dans sa cuisine.
On chantait des hymnes, puis Mrs Wesley
parlait. L'épouse du recteur tournait vers
le groupe de paysans - ils n'étaient d'abord
que de trente à quarante - son beau visage
demeuré sans rides. L'instinct du
prêche - et du prêche dissident -
s'emparait d'elle comme un penchant
héréditaire brusquement
libéré. Elle se souvenait de ses
aïeux qui, dans les granges, juchés sur
les bottes de paille, vitupéraient contre
l'épiscopat et annonçaient le Christ;
elle se souvenait de son père, chassé
de sa cure parce que le roi avait exigé de
lui un serment qu'il ne pouvait pas prêter.
Ces révoltés avaient quitté la
terre dans une effusion d'amour envers Celui que
Mrs Wesley nommait Notre Maître Jésus,
le Prince de la paix, le Capitaine de notre
salut.
Quand elle improvisait ses sermons, Mrs
Wesley demeurait influencée par ses livres
préférés. C'étaient la
Vie de Dieu dans l'âme humaine, de
l'Écossais Henry Scougal; le Combat
spirituel, du religieux espagnol Juan de Castinaza,
et les Pensées du « grand Monsieur
Pascal », si cher à cette puritaine.
Elle en retrouvait presque l'accent lorsqu'elle
écrivait dans le cahier de ses
méditations
La raison de l'homme est naturellement
si corrompue et toutes ses facultés tant
amoindries que nous ne saurions entretenir un
ardent désir de Dieu ou percevoir les choses
spirituelles, sans l'assistance de Dieu
lui-même. Il ne faut rien de moins que la
Force Suprême qui a ressuscité
Jésus-Christ d'entre les morts pour nous
arracher au péché et nous acheminer
vers une sainte existence.
À la fruste congrégation
rassemblée dans sa cuisine, à la
lueur des chandelles, Mrs. Wesley parlait de cette
« Force Suprême » seule capable de
rendre la vie perdue par le péché.
Les volontés humaines regimbent sous
l'aiguillon de la souffrance. Qu'elles sachent
s'unir à la volonté de Dieu!_ Plus de
pleurs ni de mort pour les rachetés. Le sang
de Jésus est le prix de la grâce...
l'Agneau de Dieu nous conduira vers les sources
d'eau vive...
L'auditoire de Mrs Wesley s'augmentait
chaque semaine. Un dimanche d'hiver, elle rassembla
deux cents personnes. Tous ne pouvaient entrer, ni
même entendre; ils se contentaient des mots
qui leur parvenaient « Jésus
médecin des âmes... son sang... le
baume de la conscience blessée. Prendre sa
croix... Suivre sans plainte le capitaine de notre
salut... Grâce bénie...
Mystérieux amour... Se purifier du
péché... le pardon du
péché... » Une grande
interrogation sans réponse
traversait la nuit : « Qui sait si nos
péchés nous sont pardonnés?
»
Le recteur Wesley apprit ce qui se
passait, durant son absence, dans son
presbytère et s'inquiéta. Ces
réunions finiraient par sembler suspectes,
les constables pourraient intervenir, les tribunaux
exiger des amendes... C'était « chose
bizarre, chose étrange »,
écrivit à sa femme le
recteur,
Bizarre, étrange, -
rétorqua celle-ci, - mais toute chose grave
et destinée à promouvoir la gloire de
Dieu ne risque-t-elle pas d'être ainsi
traitée? Dans notre âge corrompu, tant
de soins ont été pris pour bannir
Dieu et les préoccupations spirituelles que
bientôt on ne pourra plus sans honte s'avouer
chrétien.
Quand le recteur raisonnait avec sa
femme, jamais il ne l'emportait. Suzanne Wesley
personnifiait l'objection de conscience. Son mari
désapprouvant son initiative, elle plaida
près de celui qu'elle appelait « mon
maître » - et plus respectueusement
lorsqu'elle était résolue à ne
point lui obéir - la cause des paroissiens
abandonnés, troupeau sans bercail.
Si vous voulez après tout, mon
maître, dissoudre cette assemblée, ne
dites pas seulement que tel est votre désir
- cela ne me suffira pas. Imposez-moi votre ordre
formel, en sorte que je sois
pardonnée d'avoir négligé ce
moyen de servir Dieu quand je comparaîtrai
devant le terrible tribunal de
Jésus-Christ.
À semblable supplique le recteur
céda, et Suzanne Wesley continua ses
prêches. Une courte brochure venait de lui
tomber sous la main qui relatait les travaux et les
souffrances de quelques missionnaires danois
récemment envoyés aux Indes
Orientales, et ce lointain apostolat s'inscrivait
comme un fait tout nouveau dans les annales du
protestantisme. Son zèle stimulé par
cette lecture, l'épouse du recteur
évangélisait les sauvages de sa
paroisse. Parmi les bergers et les laboureurs, le
petit John l'écoutait. Mais sans doute
était-il plus sensible aux instructions que
Mrs Wesley lui donnait en particulier. Dans son
règlement de vie, cette mère, qui
traitait ses enfants comme une abbesse gouvernerait
des novices, leur réservait à chacun
d'eux une conférence spirituelle
hebdomadaire appropriée à leur
âge. Ils se trouvaient plus nombreux que les
jours de la semaine, et parfois deux petites filles
assistaient ensemble au catéchisme familial.
Mais à John, le privilégié,
« le brandon sauvé des flammes »,
la soirée du jeudi appartenait tout
entière. Pour lui seul, elle en expliquait
le Décalogue et le Symbole des Apôtres
: « Je crois en la Sainte Église
catholique. » Selon Mrs Wesley, la sainte
Église catholique ne comprenait que des protestants.
Mais
lorsqu'elle
évoquait l'union des âmes dans le
Christ et la présence invisible des morts,
sa parole, intarissablement éloquente,
entraînait avec elle les vestiges de l'une ou
l'autre croyance abolie par la Réforme et
déclarée superstitieuse.
Grâce à la protection du
duc de Buckingham, John Wesley fut admis dans un
célèbre collège de Londres :
Charterhouse, - ainsi nommé parce qu'il
était aménagé dans l'ancien
couvent des Chartreux. Sous le règne d'Henry
VIII, ces religieux, prieur en tête,
s'étaient acheminés silencieusement
vers leur martyre. Mais on ne racontait pas aux
élèves de Charterhouse cette histoire
: les persécutions des protestants sous la
cruelle Mary Tudor suffisaient.
John Wesley avait quitté depuis
deux ans le foyer familial lorsque, dans le
presbytère perdu parmi les brumes, surgirent
les revenants...
À la veillée, fumant sa
pipe tout en goûtant la bière que
lui-même avait brassée, le recteur
élaborait les plus vastes desseins
apostoliques; il rêvait d'arracher aux
Jésuites leurs convertis de la Chine pour
les transformer - disait-il - « en
véritables chrétiens ». La fille
aînée, Emily, lisait à haute
voix Le Paradis Perdu. C'était le
chef-d'œuvre préféré. On le
recommençait quand on l'avait
terminé. On appelait Milton « notre
poète » et Shakespeare « notre
poète païen ».
Que de fois le petit John n'avait-il pas entendu sa
grande soeur nuancer de sa voix prenante le drame
de la chute originelle : rugissements des
démons, « ténèbres
visibles » (dark-ness visible) de l'Enfer,
jardin de délices où triomphait le
bonheur humain!
L'autorité paternelle avait
définitivement étouffé, les
discussions dynastiques à l'heure de la
prière. Et Suzanne Wesley elle-même,
bien qu'à contre-coeur, participait aux
oraisons pour le nouveau souverain régnant :
depuis 1714, la Maison du Hanovre avait pris
possession du trône en la personne du
médiocre George 1er. Mais un soir, lorsque
le Révérend Samuel Wesley
prononça « Dieu sauve le roi! »,
on perçut un soupir effroyable - on
eût dit le râle d'un blessé -
qui paraissait s'exhaler de la muraille. Tous
pâlirent. « Ce doit être
l'âme d'un homme qui a péri dans une
bataille pour la cause des Stuarts », dit le
recteur.
Vacarmes et murmures inexpliqués
épouvantèrent pendant plus d'un an la
famille Wesley. Tantôt on eût dit que
des bouteilles s'entrechoquaient; tantôt -
illusion bien ironique - qu'un sac d'écus se
vidait sur les marches de l'escalier. Quand on se
groupait pour les repas, le tranchoir dansait sur
la table. La nuit, les loquets des portes se
soulevaient avec une lenteur terrorisante et le
chien de garde poussait des gémissements,
Samuel Wesley voulut braquer une arme à feu
dans la direction du mystère, mais un serviteur
dévoué, l'arrêta, «
Monsieur, vous savez que c'est un esprit. Vous ne
pouvez l'atteindre, mais lui vous atteindra, »
Alors le Révérend Samuel Wesley se
contenta d'interpeller le fantôme, comme dans
Hamlet. Le personnage invisible, qu'on surnommait
familièrement le vieux Jeffrey, imitait le
bruit d'une scie ou d'un rabot, ou celui que font
les ailes d'un moulin quand le vent change, ou bien
encore le balancement d'un berceau dans une chambre
abandonnée. Derechef, les amis du recteur
lui conseillèrent un changement de domicile;
il répondit que c'était à lui
de chasser le diable et non au diable de le
chasser.
Chez les Wesley, plusieurs
étaient poètes : tous étaient
des chroniqueurs précis, des
épistoliers intarissables, en sorte qu'aucun
événement ne se perdait pour la
postérité. Et de longues lettres
relataient aux fils absents toute l'histoire de
sorcellerie. L'aîné, Samuel, se
montrait sceptique : « N'avez-vous pas,
écrivait-il, quelque servante nouvellement
engagée et susceptible de vous jouer ces
mauvais tours? » John lisait dans un tout
autre esprit les épîtres de sa
mère. Vêtu d'une longue robe noire, le
visage maigre émergeant d'une collerette
à l'ancienne mode, le collégien de
Charterhouse souffrait de la faim. Il était
d'humeur affable et de petite taille. Aussi ses
condisciples, mieux doués pour la lutte, lui
ravissaient-ils aisément sa provision de
viande, ne lui laissant guère que
dupain et du fromage. La
correspondance qu'on lui adressait de la maison
hantée le troublait vivement. Il recopiait
les récits les plus étranges.
«Les choses secrètes appartiennent
à Dieu», lui mandait sa mère,
qui croyait à la réalité d'un
maléfice. Ce souvenir jamais effacé
de son enfance entretiendra sa curiosité du
phénomène. Devant tout fait qui
déconcertera la raison, il va se tenir en
arrêt, timide, fasciné, mais, candide
explorateur du mystère, il sera tenté
d'en découvrir partout. Le
préternaturel l'accompagna toute sa
vie.
L'estomac vide et la mémoire
bourrée, John s'étiolait sur ses
grammaires. Son aîné, Samuel,
chargé de surveiller ses études et de
renseigner les parents, témoignait de ses
progrès rapides dans la connaissance de
l'hébreu. Boursier à Charterhouse,
John Wesley fut reçu pareillement comme
boursier à l'Université d'Oxford. Il
y entra le 13 juillet 1721, âgé de
dix-sept ans.
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