Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

PÈLERINAGES LONDONIENS

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L'encyclopédiste Samuel Johnson régnait à Londres en ces jours-là, monarque de l'opinion non moins puissant que Voltaire, son contemporain, qui le traitait de chien superstitieux. Très laid, marqué de scrofule, soufflant comme une baleine et coiffé d'une petite perruque noire perdue sur son crâne énorme, Samuel Johnson groupait dans son logis d'écrivain besogneux les hommes les plus célèbres. Des pages au costume brodé d'argent avaient précédé le peintre de l'aristocratie anglaise, le fastueux Sir Josuah Reynolds; le fondateur de la Georgie, le général Oglethorpe, expliquait la stratégie d'une bataille en promenant sur la table un doigt trempé de vin; l'acteur Garrick se délassait en compagnie familière d'avoir incarné la veille, au théâtre de Drury Lane, l'angoisse d'Hamlet ou la perversité de Richard III; le poète Oliver Goldsmith chantait une ballade de l'Irlande, sa patrie, ou, bien récitait les strophes de son Village abandonné. Il pleurait sur les bouleversements sociaux, sur la disparition de la petite propriété rurale; il condamnait le luxe.


Voici que le riche orgueilleux
Usurpe la place que remplissaient les pauvres,
Pour creuser son vivier, pour agrandir son parc,
Pour ses chevaux, ses équipages, ses limiers...
Comme d'une ruade, la chaumière est détruite.

Et la conversation s'engageait sur les bienfaits ou les méfaits de la richesse. « Que serait un état d'égalité? » murmurait Samuel Johnson, en pressant un citron au-dessus d'un bol de punch. Il assurait que le luxe est un avantage, « La souffrance de quelques individus, prononçait-il, n'importe guère à la nation ». Il se répandait en propos féroces alors qu'une charité profonde inspirait ses actes. Si l'un de ses convives rêvait tout haut d'une société idéale qui n'admît d'autre distinction entre les hommes que leur mérite personnel, Samuel Johnson rabrouait sèchement le chimérique; - il ponctuait ses dires d'un certain Eh quoi, monsieur! - «Why Sir? - inimitable, intraduisible : « Why Sir? Depuis longtemps l'humanité découvrit par expérience que la chose est impossible. Dans une société civilisée, monsieur, votre mérite personnel vous servira moins que votre fortune. »

Il arrivait que le visage disgracié de Samuel Johnson prit cette expression triste - au delà de toute tristesse - que son portraitiste, Sir Josuah Reynolds, a pu saisir. On parlait du long cortège des criminels qui, le matin même, s'étaient acheminés vers la potence de Tyburn. La conversation, qui s'égaillait sur chaque sujet, touchait à la mort. Et c'était comme l'entrée du spectre dans les tragédies de Shakespeare. Oubliant ses convives, Samuel Johnson se parlait à lui-même d'une voix basse, troublée : «Voudrais-je avoir quelque ami près de moi quand sonnera cette heure ou préférerais-je me trouver seul avec mon Dieu? » On le savait sujet à des accès d'hypocondrie : on s'empressait de changer le sujet de la conversation.

Les sociétés perdent la foi avec les mêmes lenteurs, les mêmes retours en arrière que les âmes hésitantes. Le dix-huitième siècle n'avait pas dépassé la phase de l'inquiétude, Samuel Johnson ne voulait pas admettre qu'un sceptique, tel David Hume, pût connaître la paix de l'âme, - « Eh! quoi, monsieur! le nombre des incroyants est moindre qu'on ne le suppose. » L'encyclopédiste anglais gardait tous les scrupules de ses convictions chrétiennes; il notait ses examens de conscience, adjurait Sir Josuah Reynolds de ne point se servir de ses pinceaux le dimanche et composait des oraisons pour If épouse - beaucoup plus âgée que lui - qui l'avait précédé dans la tombe.

Samuel Johnson se lamentait de ce que l'Église d'Angleterre s'enfonçât dans son déclin: « La légèreté de ces pasteurs m'offusque! » s'écriait-il, lorsqu'il voyait les ministres du culte s'en aller d'assemblée mondaine en assemblée mondaine, oublieux de leurs devoirs. Que de scandales! Vainement Samuel Johnson réclamait-il qu'ils fussent étouffés pour le bien du peuple! En 1777, c'est un chapelain du roi, le docteur Dodd, qui est condamné à la pendaison comme faussaire : il avait imité, pour obtenir de l'argent, l'écriture de lord Chesterfield; deux ans plus tard, on exécute un autre clergyman, - un certain Mr Ackman, - meurtrier d'une actrice. Pauvre Église d'Angleterre! Un homme prétendait la sauver de l'abîme : Wesley. Chez Samuel Johnson, les beaux esprits affectaient de mépriser comme chose vulgaire l'oeuvre de Wesley, le Méthodisme, cette réforme religieuse et morale qui devait changer le caractère - et peut-être les destinées - de la nation, mais dont on ne mesurait pas encore l'importance. Toutefois, le docteur Johnson plaçait très haut dans son estime Wesley lui-même. « Je ne puis mettre en doute - disait-il - la sincérité de cet homme qui parcourt neuf cent milles chaque année et prononce douze sermons par semaine, sans recevoir aucune récompense de son labeur infatigable. » De loin en loin, Wesley rendait visite au docteur Samuel Johnson. On voyait entrer un petit vieillard aux mouvements alertes, à l'oeil vif et pénétrant. Nul témoin mieux averti que lui de l'existence des pauvres et de l'événement capital qui transformait l'Angleterre : la Révolution industrielle. Il parlait avec autorité, d'une façon précise, volontairement incolore, ainsi qu'un grave religieux introduit par hasard dans un salon. Refusant le porto dont les autres abusaient, il sortait de sa poche une pincée de camomille et se préparait sa tisane. Le docteur Samuel Johnson lui contait une histoire de fantôme et lui demandait son opinion. Bien que Samuel Johnson manquât de scepticisme, il jugeait son interlocuteur crédule à l'extrême. Wesley se retirait de bonne heure, et son hôte regrettait que ses visites fussent aussi brèves que rares, « Quel homme instruit! - s'écriait-il - A scholar! Quel dommage qu'il soit toujours si pressé! Chose désagréable pour moi, qui n'aime rien tant que de causer indéfiniment, les jambes croisées, au coin du feu. »

L'apôtre populaire, John Wesley, fondateur d'une religion ponctuelle, exigeante, portant à merveille son nom de Méthodisme, tuait les loisirs des temps anciens.




Aucun pèlerinage littéraire n'est à Londres plus fréquenté que la maison de Gough Square, aux abords de Fleet Street, où le docteur Samuel Johnson, entouré de son cercle choisi, rendait ses oracles. Près de l'église du Temple, une dalle verdie recouvre les restes d'Oliver Goldsmith, le poète des humbles et des infortunés. - Mais le pèlerin de Wesley doit se diriger vers l'East populeux. Dans l'interminable City Road, un enclos s'ouvre, de verdure chétive et de tombeaux : c'est Bunhill Fields, le cimetière des Puritains. Les pauvres - volontiers non conformistes - semblent à l'aise parmi les fantômes de ces rebelles aux canons de l'Église anglicane. Près des monuments funèbres qui consacrent le souvenir de John Bunyan, de quelque descendant de Cromwell ou de Daniel de Foë, des ouvriers viennent s'asseoir au milieu du jour et coupent une tranche de lard sur leur pain. En face de Bunhill Fields, une chapelle méthodiste donne accès à un autre cimetière. Là, le matin du 9 mars 1791, fut portée sur les épaules de six mendiants, - avant le point du jour pour éviter les exaltations de la foule - la dépouille du réformateur John Wesley.

Tandis qu'en France il n'était pas d'image plus répandue que celle du Jacobin arme jusqu'aux dents et coiffé du bonnet rouge, l'Angleterre vénérait un personnage bien différent. On le voyait partout, sur les assiettes, sur les nappes, les théières. C'était un petit clergyman aux cheveux blancs, qui d'une main tenait une Bible, de l'autre esquissait un geste bénisseur; figure onctueuse, de plus en plus irréelle à force d'être souvent reproduite, Wesley, le contre-révolutionnaire, devenait le dieu lare de la classe moyenne, Lloyd George le définit : « le plus grand chef religieux sorti de la race anglo-saxonne. » L'Allemagne a Luther, la France Calvin ; deux siècles après la Réforme protestante, l'Angleterre eut Wesley. On évalue communément aujourd'hui à une quarantaine de millions le nombre des Méthodistes. Les statistiques impressionnantes suffisent-elles à démontrer l'achèvement triomphal d'une vie? Celle de Wesley traîna son fardeau de désillusions; elle ne remplit pas son but essentiel. Il n'avait voulu que restituer la ferveur chrétienne à son Église nationale contaminée par le scepticisme. Il n'avait voulu fonder qu'une congrégation populaire qui la rapprochât des miséreux entassés dans les villes manufacturières. Et, par une fatalité d'indiscipline, il finit par déchirer d'un schisme cette Église d'Angleterre dont il ne cessa de se proclamer le ministre loyal. Tel fut l'échec caché sous sa victoire. Mais, sans ce révolté, le patrimoine spirituel de l'Angleterre - et pareillement de l'Anglicanisme - se trouverait appauvri. Son influence s'exerce à travers tout le dix-neuvième siècle. Elle inspire l'esprit d'amour et de pitié répandu dans les romans de George Eliot, de Charlotte Brontë, de Dickens. L'institutrice Jane Eyre troublée de passion, mais de conscience inflexible; la petite Maggie Tulliver qui, près des vannes du moulin paternel, se penche sur l'Imitation du Christ - le livre que Wesley s'en allait distribuant de chaumière en chaumière; - Adam Bède, le fier artisan qui pardonne à son rival; et ce pauvre mineur qui, dans les Temps difficiles de Dickens, agonise au fond d'une fosse, les yeux fixés sur une étoile : tous ceux-là ne semblent-ils point les enfants spirituels de Wesley?

En dépit de la haine héréditaire que Wesley vouait à Rome, il fut de son vivant traité de Papiste, Newman le plus grand transfuge de l'Anglicanisme veut lui rendre hommage lorsqu'il discerne en lui « l'ombre d'un saint catholique » (1). L'élan de Wesley, son ardeur, ses beaux mouvements de charité ne dépareraient pas l'histoire d'un saint - bien qu'il ne fût pas un saint. Macaulay le considère comme un fondateur d'ordre qui ne trouva pas sa place dans l'Anglicanisme, mais que l'Église de Rome eût pris soin de ne pas laisser échapper, si elle l'eût possédé (2).

Avec ses grandeurs et ses petitesses, sa rude franchise et ses faux-fuyants, ses paroles ostentatoires et ses silences voulus, sa persévérance obstinée au service d'un idéal et ses solutions toujours empiriques, Wesley nous révèle une âme très étrangère à la nôtre : l'âme puritaine,
Il n'est pas de ces personnages qu'une stricte logique peut expliquer; il faut le regarder vivre avec toutes ses incertitudes et toutes ses contradictions. 

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(1) Newman : Difficulties felt by anglicans in catholic teaching, p. 77. 
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(2) Macaulay : Essai sur l'Histoire des Papes. 
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