On a retrouvé de cet automne
mélancolique un souvenir qui vaut la peine
d'être mentionné. En 1836, une famille
française très ancienne eut
l'occasion de vider des bahuts contenant une foule
de vieux papiers. Parmi ces reliques se trouvaient
beaucoup de lettres écrites il y a fort
longtemps et dont personne ne se souciait plus.
Leurs possesseurs les jetèrent au feu paquet
après paquet. Ils jugèrent à
propos cependant de conserver un petit paquet qui
portait l'étiquette suivante: « Lettres
sur des sujets militaires ». Ceci doit
être intéressant, pensa le
propriétaire, il vaut la peine de le garder;
Mais, lorsqu'on ouvrit ces lettres, on reconnut que
I'étiquette avait été mise par
erreur, car elles ne traitaient
nullement de sujets militaires.
Elles étaient vieilles de trois
siècles et avaient été
écrites par Terre Toussaint et plusieurs de
ses amis; il y en avait une de Guillaume Farel au
chevalier Nicolas d'Esch, lequel était alors
à Metz. Cette précieuse
épître nous met au courant des
pensées intimes de Farel à cette
époque; elle est datée de Strasbourg
le 16 octobre 1526.
En voici quelques parties: « La
grâce, paix et miséricorde de Dieu
notre Père et de notre Seigneur Jésus
vous soit donnée, mon bon seigneur et
frère, en Celui qui pour nous a
répandu son sang. Lequel vous remplisse de
la force et vertu d'en haut pour porter Son Nom
devant tous et lutter fortement pour la gloire de
Son Évangile... Car toute doctrine d'erreur
est fausse, elle renie Jésus-Christ, et
toute véritable doctrine le confesse, comme
par exemple si nous enseignons que les hommes sont
justifiés et sauvés par la seule
fiance et foi en Jésus-Christ, et non par
autre chose. Car cette foi nous donne la vie
éternelle, fait de nous de bons arbres, des
fils de lumière, des fils de Dieu et du
royaume de vie. Ces bons arbres produisent ensuite
de bons fruits, les fruits de vie qui sont les
oeuvres de lumière des enfants de
Dieu.
Ces oeuvres ne sont pas vivifiantes ni
sauvantes, mais elles manifestent la vie
éternelle et le salut que possède le
croyant, qui ayant connu et goûté
l'infinie bonté et miséricorde de
Dieu envers lui et le grand bien et honneur que
Dieu lui a fait par Jésus-Christ, est
embrasé du feu d'amour par le St-Esprit. Cet
esprit l'ayant scellé et marqué en
son coeur, lui donnant les arrhes de la vie
éternelle, il ne peut que rendre grâce
au Père de si grands bénéfices
et que faire les oeuvres de vraie foi et
charité, pour magnifier et exalter la gloire
de son Père, afin que d'autres apprennent
à le connaîtra Le croyant ne fait pas
ces oeuvres de peur d'être damné s'il ne les fait, mais pour
glorifier son
Père, et il ne craindra point de descendre en
enfer
s'il
le fallait, préférant, comme
Moïse et saint Paul, être effacé
du livre de vie plutôt que de souffrir que le
nom de Dieu soit déshonoré.
Tous ceux qui disent: En faisant ainsi
ou ainsi, tu seras sauvé, et: si tu ne fais
ceci ou si tu n'es lavé d eau, Si tu ne fais
des oeuvres visibles, tu seras perdu,
ceux-là renient Jésus et son oeuvre.
Car il serait mort en vain et Son sang serait de
nulle efficace, si sans telle ou telle oeuvre il ne
pouvait sauver. Il est bien vrai cependant que le
feu n'existe pas sans donner de la chaleur, ainsi
là où les fruits de foi et la chaleur
de charité ne se montrent pas, il est permis
de douter que ceux-là soient des enfants de
Dieu puisqu'ils ne le montrent point, mais il est
certain qu'ils sont encore moins enfants de Dieu,
ceux qui font certaines oeuvres
réputées bonnes par crainte de
l'enfer et de la mort. Car, en
vérité, le coeur chrétien ne
fait rien que pour glorifier Dieu et attirer les
hommes à Lui...
Vous me demandez une Bible, vous en
trouverez de petit format à Paris et je
crois qu'on aura bientôt les cinq livres de
Moïse qui viennent d'être traduits et
ainsi le nom du Seigneur se fera connaître de
plus en plus. Pas besoin de vous écrire mon
désir, je me ferais volontiers souris afin
de pouvoir entrer à Metz pour y servir Celui
auquel je dois tant. Notre Seigneur nous donne
à tous la grâce de le servir purement
et saintement... Et surtout il faut garder la
douceur de Jésus, laquelle II veut qu'on
apprenne de Lui. Comme Notre Seigneur attend
patiemment les pécheurs afin qu'ils se
convertissent, de même nous devons attendre
ceux qu'II veut attirer.
Nous devons le regarder comme un grand
encouragement si les pécheurs ne
blasphèment point tout d'abord Dieu et sa
Parole, puis s'ils veulent entendre; et enfin s ils
viennent à la reconnaître comme
véritable, bientôt ils la recevront et
lui obéiront. Nous voyons que Notre Seigneur
a supporté le peu de foi et la stupidité de ses
disciples, et vous savez qu'II est le miroir dans
lequel nous devons regarder pour savoir comment
marcher. Si les hommes l'avaient fait
jusqu'à présent, nous verrions
d'autres fruits, mais encore loué soit Dieu
de ce que les âmes parviennent comme qu'il en
soit à la connaissance de Jésus.
Quand le Seigneur envoya d'abord ses disciples
prêcher, qu'ils étaient faibles, que
leur foi était petite I
C'est pourquoi si un chrétien
peut annoncer Jésus, qu'il le fasse, se
remettant au Seigneur afin qu'II lui aide. Que le
chrétien annonce la Parole de tout son
pouvoir et qu'il invite ses frères à
faire de même, car l'usage de la Parole
ôtera l'infirmité de la foi, et nous
la faisant mieux connaître, nous poussera
à demander, comme les apôtres, que
Dieu nous l'augmente. Plaise à Dieu qu'il en
soit ainsi et qu'II ait pitié de nous et de
ses pauvres brebis détenues en grande
captivité et ignorance par le diable. Que le
Seigneur leur fasse la grâce de pouvoir
entendre prêcher Sa Sainte Parole en toute
pureté 1... Saluez, je vous prie, monsieur
votre frère et tous ceux qui aiment Celui
qui seul doit être aimé... Vous pouvez
envoyer vos lettres ici en les adressant à
Capiton. Je vous prie encore de ceci: « Que
Jésus tienne et possède tout votre
coeur afin qu'il ne pense à autre chose
qu'à Jésus et ne fasse rien sinon
pour Jésus. » tellement qu'à
présent et à toujours vous soyez en
Jésus. À vous de tout mon coeur en
notre Seigneur Jésus.
Guillaume Farel.
Post-scriptum. Je n'ai besoin de rien,
je suis riche comme Job, grâce à Dieu
qui m'a donné et me donne de jour en jour
pour vivre, mais sobrement ainsi que je
désire. »
Suscription: « Au très noble
chevalier messire Nicole d'Esch, à Metz.
»
« Que Jésus tienne et
possède tout votre coeur afin qu'il ne pense
à autre chose qu'à Jésus et ne
fasse rien sinon pour Jésus. » Plaise
à Dieu que le souhait de Fard se
réalise pour tous ceux qui le liront, en
sorte que Celui que Farel aimait tant, leur
devienne de plus en plus précieux et qu'ils
aient lieu de bénir le Seigneur pendant
l'éternité d'avoir dicté et
fait conserver cette lettre de son serviteur.
Quelques jours après avoir écrit
cette lettre, Farel quitta Strasbourg pour se
rendre dans un pays de langue française
où sa voix n'avait pas encore retenti: je
veux parler de la Suisse occidentale. Farel crut
comprendre que le Seigneur l'y envoyait. Il avait
été invité par un
prédicateur évangélique,
nommé Berthold Haller, qui travaillait
depuis quelque temps à Berne et dans les
environs, où l'on parlait l'allemand. Mais
plus à l'ouest, il y avait des populations
de langue française qui étaient sous
la domination bernoise. La prédication de
Haller avait été bénie pour
plusieurs des notables de Berne qui semblaient
avoir reçu l'Évangile; on pouvait
donc espérer qu'ils seraient favorables
à la propagation de l'Évangile sur
leur territoire.
Farel partit de Strasbourg à
pied, accompagné d'un seul ami dont je ne
sais rien, sinon qu'il s'appelait Thomas. Dès le
premier soir, les
deux voyageurs s'égarèrent; la pluie
tombait à verse, la nuit était froide
et obscure; nos amis errèrent longtemps
à l'aventure. Enfin, vaincus par la fatigue,
ils s'assirent au bord de la route boueuse, perdant
tout espoir de retrouver leur chemin. Farel sentit
l'abattement le gagner, et pourtant ce
n'était pas chose nouvelle pour lui que de
passer la nuit en plein air. Pendant des semaines,
si ce n'est des mois, il avait erré ainsi
dans les montagnes du Dauphiné, s'abritant
la nuit sous un rocher ou dans un taillis. Mais
Dieu avait une leçon à lui enseigner
pendant cette nuit humide et froide, une
leçon qu'il lui était
nécessaire d'apprendre avant de pouvoir sans
danger goûter les glorieux succès qui
se préparaient pour lui. En parlant de cette
mésaventure il écrivait plus tard
à ses amis de Strasbourg: «Vous savez
vous-mêmes que je ne suis pas tout à
fait sot, pour que je ne puisse de quelque
manière juger de la différence des
routes, ni tout à fait paresseux et lent,
pour que je ne puisse pas suivre un homme actif;
mais le Seigneur a voulu, par de petites choses,
apprendre ce que l'homme peut dans les plus grandes
».
Il se peut en effet que tout en jugeant
si justement Faber, Roussel, Luther, Farel
n'eût pas encore perdu confiance en
lui-même. Ce voyage pendant lequel il se
perdit, à plusieurs reprises et toujours par
un temps affreux, semble avoir été
employé par Dieu pour lui enseigner une
leçon qu'il a bien comprise et qu'il
n'oublia jamais. Cette nuit-là, les deux
amis prièrent ensemble au bord du chemin,
puis ils se remirent en route. « Enfin, dit
Farel, après des chutes et des faux pas,
j'atteignis un geste où un hôte
s'efforça de réparer en moi le
dommage que les Français lui firent
éprouver autrefois. Grâce à
lui, je pars le lendemain à trois heures,
pendant que Thomas traite avec mon hôte; je
continue directement mais pas longtemps;
éloigné de la
route, je suis le chemin vers des marais.
Là, je patauge longtemps, rencontrant
parfois une eau si profonde que je n'avais aucune
espérance d'en sortir. Si ces accidents
étaient très tristes pour moi, ils ne
furent pas réjouissants pour Thomas.
Nous nous égarâmes encore
à l'entrée de la nuit, et nous nous
perdîmes de vue, Le lendemain je me levai
avant trois heures pour aller à Colmar
attendre Thomas, et quoique la route fût plus
plate et le chemin très court, cependant
j'errai jusqu'à six heures à travers
les montagnes, les forêts et les
vallées, les vignes et les champs. Entre six
et sept heures je me trouvais bien plus
éloigné de Colmar que quand j'avais
quitté mon refuge, enfin à peine
à dix heures arrivai-je au rendez-vous. Je
m'égarai tellement que si je m étais
appliqué à le faire, je n'aurais pas
pu mieux réussir ! Le jour suivant la chose
alla un peu mieux; je ne me séparai plus de
Thomas, ni lui de moi et, chevauchant
alternativement, nous arrivâmes à
Mulhouse.
Enfin, couverts de boue et
trempés jusqu'aux os, Farel et son compagnon
atteignirent Bâle, mais le réformateur
remercia Dieu toute sa vie de ce que le froid, la
pluie, la fatigue, l'avaient ainsi forcé
à ne plus compter sur lui-même, mais
sur le Seigneur. Pendant quelques jours Farel
séjourna à Bâle, à la
grande joie de son ami Oecolampade, puis il se
rendit à Berne, mais il n'y resta pas
longtemps, non qu'il n'ait pas eu du plaisir
à voir Berthold Haller, mais parce qu'il
soupirait après le moment d'arriver dans des
contrées où il pourrait prêcher
en français. Haller lui conseilla de
commencer par Aigle. Ce pays, dans lequel Farel
allait dépenser le reste de son existence
pour le Seigneur, mérite d'être
décrit. Il est entouré de hautes
montagnes aux cimes couvertes de neige, des
vallées boisées et verdoyantes,
traversées par des torrents impétueux
et bondissant sur des rochers
moussus, sont à leurs pieds. Il y a des
cascades sans nombre, des prés couverts d'un
tapis de fleurs sauvages. Au printemps abondent la
gentiane bleu foncé, les anémones
couleur de primevère, les myosotis, les lis,
les auricules et mille fleurs qui ne croissent pas
dans la plaine. Le lac Léman aux flots bleus
est encadré par de riantes collines sur les
pentes desquelles sont semés les villages et
les châteaux antiques. Au-dessus des collines
s'élèvent les montagnes
couronnées de neige qui se reflètent
dans le lac. Des milliers d'étrangers vont,
chaque année, admirer ces sites
ravissants.
Ce n'était pas en touriste que
Farel arrivait dans ce pays, à travers la
neige et la pluie, pendant l'hiver 1526-27. Il
avait hâte de se trouver dans cette
contrée, parce que ses habitants
étaient plongés dans la misère
et les ténèbres morales les plus
profondes.
Quatre évêques gouvernaient
les populations de la Suisse
française, au nom du Saint-Siège dont
ils étaient les plus zélés
suppôts. Le trône pontifical
était occupé par Clément VII.
Cousin de Léon X, d'une ambition insatiable,
il mettait tout en oeuvre pour faire une belle
position à sa famille; c'est lui qui
réussit plus tard à marier au roi de
France Henri II sa nièce Catherine de
Médicis, qui fit mettre à mort des
milliers d'enfants de Dieu dans la malheureuse
patrie de son époux.
Sous le pontificat de Clément
VII, les catholiques eux-mêmes en vinrent
à demander une réforme dans le
clergé. Beaucoup de princes
s'assemblèrent à Nuremberg et
envoyèrent un appel au pape, le priant de
réformer l'Église. Clément
répondit qu'il verrait ce qu'il pourrait
faire parmi les curés et les vicaires, mais
quant à sa propre cour, il refusa toute
réforme, ajoutant que ceux qui oseraient
blâmer la conduite des cardinaux et des
évêques, étaient des
hérétiques et seraient punis comme
tels. En conséquence, les quatre
évêques de la Suisse française
purent continuer à leur aise leur vie de
paresse et de débauche, en ayant soin de
laisser leurs ouailles plongées dans
l'ignorance.
La Bible était donc inconnue dans
les jolis villages de montagnes, et dans les villes
de Lausanne et Genève. Il y avait pourtant
toujours foule dans la cathédrale genevoise,
mais ce n'était pas pour entendre
l'Évangile. On y allait pour voir le cerveau
de saint Pierre et le bras de saint Antoine; le
pauvre peuple s'agenouillait devant ces reliques et
les adorait, sans se douter que le prêtre qui
allait empocher leur argent se moquait de leur
crédulité. Car il devait bien savoir
que le soi-disant cerveau de saint Pierre
n'était qu'un morceau de pierre ponce, et
que ce qu'on appelait le bras de saint Antoine
n'était en réalité que la
jambe d'un cerf. La veille de Noël, les
habitants de Genève et des campagnes
d'alentour allaient aussi en foule à
l'église de St-Gervais, où l'on
pouvait entendre des saints qui avaient
été enterrés autrefois sous le
maître-autel, chanter et causer entre eux.
Quand Farel pénétra dans
Genève, il fut de nouveau question de ces
saints merveilleux; mais n'anticipons pas.
Jusqu'alors aucune voix ne s'était fait
entendre pour annoncer de meilleures choses et
aucun rayon de lumière n'avait percé
les ténèbres épaisses dont ce
pauvre pays était enveloppé.
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