Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XVII

Une idole noyée et un saint brûlé.

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Ces choses et bien d'autres encore se passaient en France, pendant la triste année 1525. Guillaume Farel avait prêché durant les trois premiers mois à Montbéliard sans être inquiété. Mais si nul n'osa mettre les mains sur lui, l'animosité des prêtres n'en était pas moindre pour cela. Ils faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour entraver sa prédication. Les cantons papistes de la Suisse envoyèrent plusieurs messages au duc Ulrich, le suppliant de bannir l'hérétique qui troublait la paix de l'Église. Le duc faisait la sourde oreille et Farel prêchait toujours.
Mais un jour, probablement en mars 1525, les prêtres de Monbéliard firent une procession en l'honneur de St-Antoine. Deux d'entre eux marchaient en tête du cortège, portant l'image du saint, les autres prêtres suivaient, vêtus de leurs vêtements éclatants, des enfants de choeur venaient ensuite portant des bannières, des cierges et des fleurs. Comme le cortège arrivait sur le pont de l'Alleine un homme parut en face d'eux; sa barbe rouge, ses yeux étincelants étaient bien connus dans la ville. Il s'avança, saisit l'image sur les épaules de ceux qui la portaient et la lança dans la rivière en s'écriant: « Pauvres idolâtres, n'abandonnerez-vous jamais vos idoles ? »
Les prêtres et le peuple restèrent un instant muets de consternation, puis ils s'élancèrent sur Farel Mais à ce moment quelqu'un cria que l'image se noyait, tous les regards se tournèrent vers la rivière et quand on songea de nouveau à se saisir de Farel, il avait disparu; il était parti sans que personne eût mis les mains sur lui. Depuis lors, le duc Ulrich semble avoir prêté une oreille un peu plus attentive aux instances des cantons suisses et aux clameurs des prêtres. Farel fut bientôt chassé de Montbéliard. Toutefois le duc demeura son ami, et les prêtres ne purent bannir l'Évangile de la ville et jusqu'à ce jour le papisme n'a pas repris la prépondérance à Montbéliard. Farel partit donc et il semble s'être dirigé d'abord sur Bâle pour voir Oecolampade, mais on ne lui permit pas d'y rester.

Nous retrouvons ses traces par les chroniques de Metz; depuis le commencement de l'année, les enfants de Dieu étaient les objets d'une terrible persécution dans cette ville. En janvier, on avait arrêté, par les or Ères du cardinal de Lorraine, un zélé prédicateur de I'Évangile nommé Châtelain. Il avait été prêtre et même il n'avait pas encore quitté les vêtements ecclésiastiques; on l'en dépouilla d'abord, puis on racla I intérieur de ses mains avec un morceau de verre pour en ôter le pouvoir de consacrer et de bénir qu'il avait reçu par I onction des saintes huiles. Ensuite il fut livré au bûcher. En juin de la même année, nous trouvons dans la chronique messine ce qui suit: « Aux environs de la St-Barnabé revint un jeune chanoine, nommé maître Pierre, amenant avec lui un grand docteur, profond en science, appelé maître Guillaume, et qui tenait la doctrine de Luther. » (Nous avons vu que ce n'était pas tout à fait le cas.) Maître Pierre demanda à être oui en justice, mais on ne voulut l'écouta; il en appela au maître échevin, mais sa plainte fut « pendue au croc » et même lui et ses compagnons coururent grand danger d'être arrêtés. Aussi vers la St-Jean (24 juin), ils quittèrent bien vite la cité de Metz, chevauchant toute la nuit de peur d'être happés. »

Le chanoine dont il est question s'appelait Pierre Toussaint; il avait été converti peu auparavant, j'ignore par quels moyens, peut-être en écoutant notre ancien ami Jean Leclerc, ou le martyr Châtelain. Le dimanche qu'il passa à Metz, Farel dîna chez son ami le chevalier d'Esch, qui avait aussi invité maître Pierre et le cardeur Jean Leclerc. On aime à se représenter cette petite réunion d'amis qui ne se retrouvèrent jamais ici-bas, mais qui jouissent ensemble de la présence du Seigneur depuis longtemps.

Guillaume Farel retourna auprès de ses amis de Strasbourg; il y était depuis peu de semaines, lorsque arrivèrent des nouvelles navrantes de Metz. Jean Leclerc avait continué à prêcher dans cette ville, en dépit des menaces et des persécutions, et l'oeuvre de Dieu prospérait de jour en jour.

Les papistes s'apprêtaient à célébrer une grande fête qui avait lieu toutes les années en l'honneur de la Vierge. Le peuple se rendait alors à une chapelle située à quelque distance de la ville, et qui contenait l'image de la Vierge et des principaux saints de la contrée. Les catholiques croyaient obtenir le pardon de leurs péchés en adorant dans ce lieu un certain jour. Or, le soir avant la fête, au crépuscule, un homme se glissa silencieusement dans la chapelle. C'était Jean Leclerc, qui avait médité longuement ces paroles de l'Ecriture: «Vous renverserez leurs autels et vous briserez leurs images. » Il se sentait rempli de honte et de tristesse en pensant aux foules d'hommes portant le nom de chrétiens qui arriveraient le lendemain de toute la contrée environnante pour se prosterner devant ces images de bois et de pierre. Leclerc se figura que le texte que nous venons de citer lui était adressé, et il se mit à renverser les images et à les briser en mille pièces qu'il répandit devant l'autel.
Cette oeuvre de destruction l'occupa toute la nuit, et vers le matin il retourna à Metz Bientôt la procession se mit en marche; les bannières flottaient, les trompettes sonnaient, les tambours battaient aux champs, tandis que défilaient les prêtres dans leurs vêtements d'église, les moines et les confréries portant leurs croix et leurs clochettes. Les prêtres entrèrent les premiers dans la chapelle, mais ils en ressortirent aussitôt, la colère et l'effroi peints sur leurs visages. Plus de statues ni d'images à adorer, plus rien que des murs dépouillés de leurs ornements et le sol jonché de débris informes ! Les soupçons se portèrent immédiatement sur Jean Leclerc, qu'on avait vu rentrer en ville de grand matin.
Arrêté dès le même jour, il ne fit aucun mystère de sa conduite. « J'ai fait cela dit-il, afin que vous adoriez Dieu seul. » Traduit devant les juges, Leclerc leur répéta que Jésus-Christ est Dieu manifesté en chair et qu'il ne faut adorer que Dieu seul. On le condamna à être brûlé vif; pour augmenter ses souffrances, on le pinça avec des tenailles rougies au feu, et on lui coupa la main droite. Bien que cet atroce supplice durât pendant des heures, Leclerc demeura inébranlable, répétant d'une voix forte et solennelle ces paroles de Dieu: « Leurs idoles sont d'or et d'argent, un ouvrage de main d'homme. Elles ont une bouche et ne parlent point; elles ont des yeux et ne voient point; elles ont des oreilles et n'entendent point; elles ont un nez et elles n'en flairent point, des mains et elles n'en touchent point, des pieds et elles n'en marchent point; et elles ne rendent aucun son de leur gosier. Que ceux qui les font et tous ceux qui s'y confient leur soient faits semblables. »

Tel fut le dernier discours que Jean Leclerc fit entendre à Metz, pendant qu'on le brûlait à petit feu et que les moines poussaient des cris de fureur autour de lui.

Le coeur de Farel se remplit à la fois de joie et de tristesse à l'ouïe de ces nouvelles: de tristesse en apprenant les souffrances endurées par un cher serviteur de Dieu, et de joie à la pensée que Leclerc, aussi bien que Châtelain, avait été trouvé fidèle.


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CHAPITRE XVIII

Communion avec les saints, solitude avec le Seigneur.

 

Après ces douleurs une grande joie était réservée à Farel: en octobre, Faber arriva tout à coup à Strasbourg, amenant avec lui Gérard Roussel et plusieurs autres`amis français qui fuyaient devant les persécutions de Louise et de ses acolytes, Bédier et Duprat. Un homme de bien, appelé Capiton, reçut les fugitifs dans sa maison. Quelle société d'élite cela devait être ! Faber craignit d'abord d'attirer l'attention sur sa personne et se cacha sous un nom d'emprunt, ainsi que Roussel. Mais bientôt jeunes et vieux apprirent à connaître le vénérable étranger, et même les enfants le saluaient avec respect dans les rues. Maître Faber était enchanté de voir cet Évangile qu'il avait prêché à Paris, avant que personne le connût, annoncé librement dans les églises de Strasbourg. Il jouissait beaucoup aussi des réunions de méditations et de prières, ainsi que des pieuses conversations qu'on entendait du matin au soir.
Dans sa joie et son bonheur, il exhorta son cher Guillaume à prêcher hardiment; quant à lui-même, il ne pouvait se défaire de ses craintes et de sa prudence charnelle, ou plutôt il manquait de foi pour cela, car nous pouvons toutes choses par Christ qui nous fortifie. Guillaume Farel aimait beaucoup mieux voir son vieux maître exilé et proscrit, que dans la société de l'évêque Briçonnet. À Strasbourg du moins, Faber pouvait se tenir éloigné des prêtres et des messes, mais comme le lièvre retourne au terrier d'où il a été chassé, il était prêt à reprendre le sentier d'autrefois aussitôt que le danger serait passé. Guillaume, lui, n'avait pas été chassé, c'est le Seigneur qui le retira du mal, et quand Il fait cela pour ses élus, c'est à bras étendu. Cependant Guillaume se montrait plein de grâce et de patience pour les infirmités de son vieux maître, tandis que d'autres le blâmaient.
Le jeune Pierre Toussaint, par exemple, qui se mêlait souvent de conseiller et de critiquer Farel, exprimait hautement son mépris pour Faber. Il n'a aucune énergie, disait Toussaint; il aura beau attendre, temporiser, dissimuler aussi longtemps qu'il voudra, Faber ne séparera jamais le scandale de la croix de la prédication de l'Évangile. C'était vrai, mais le Seigneur avait défendu à Timothée de reprendre rudement les vieillards. De même que l'apôtre Pierre qui disait: « Quand même il me faudrait mourir avec toi, je ne te renierais pas », Toussaint fut mis à l'épreuve plus tard et il céda à la tentation de renier son Maître, du moins en partie.

Il est probable que le séjour de maître Faber à Strasbourg fut un des temps les plus heureux de sa vie; le pieux vieillard faisait ses délices de la société de tous ces fervents chrétiens. Parfois, il aurait aimé voir les réunions d'édification suivies par un plus grand nombre de personnes. « C'est dommage qu'il y ait si peu de monde », disait-il. « Cela ne fait rien, répondait Guillaume, le grand nombre n'est pas toujours une preuve de l'approbation de Dieu; Le diable aura toujours plus de disciples que le Seigneur Jésus. »

Les beaux jours ont une fin aussi bien que les mauvais; les heures de communion fraternelle dans la prière et la lecture de la Bible ne devaient pas toujours durer. L'année 1526 allait amener bien des changements pour les sujets de François 1er. Le roi sortit de captivité et rentra en France, à la grande satisfaction de sa soeur Marguerite, qui ce réjouissait non seulement à cause de son frère, mais aussi pour les chrétiens persécutés. La princesse espérait que François Ier mettrait fin, pour l'amour d'elle, aux malheurs de ceux qu'elle aimait, bien qu'il ne se souciât pas plus de Dieu que de la reine-mère. Le Parlement chercha à précipiter le procès de Berquin, qu'il voulait condamner à être brûlé s'il n'abjurait pas; mais le roi le fit immédiatement relâcher.

Bientôt les prédicateurs bannis de France furent rappelé. Des messages arrivèrent pour Faber, les Roussel, pour tous enfin, à l'exception de Farel. La princesse offrait sa protection à ceux qui consentiraient à rester dans l'Église romaine tout en prêchant l'Évangile; elle aimait à entendre la bonne nouvelle du salut, mais elle ne voulait rien du scandale de la croix. Un à un les prédicateurs français quittèrent Strasbourg; Guillaume les suivait des yeux avec tristesse. Il aurait donné tout au monde pour retourner lui aussi porter la lumière à sa bien-aimée France; mais si chère que lui fût sa patrie, Christ lui était encore plus précieux, et il aurait préféré ne jamais, revoir la France s'il avait fallu quitter ce chemin séparé du mal où il suivait les pas de son Sauveur. C'est ainsi que Farel fut laissé seul en arrière. C est un moment solennel dans son histoire; jamais peut-être il ne fut si fortement tenté d'abandonner l'obéissance pure et simple que nous devons au Maître. Farel voyait devant lui la France et ses millions d'âmes qui périssaient; il pourrait retourner en toute sécurité leur annoncer le salut sous la protection de Marguerite qui l'entourerait d honneurs et d'approbation, si seulement il voulait se conformer à quelques rites et cérémonies qui « après tout, disait Faber, ne sont que des choses extérieures. D'ailleurs, qui peut dire si même nous n'arriverons pas à les réformer entièrement à force de prêcher l'Évangile et d'attendre ? Il faut nous efforcer de purifier la maison de Dieu et non de la détruire. »

Guillaume réfléchissait à tout cela, et par moments il lui semblait que Faber avait raison et que la route de la France s'ouvrait devant lui. Que faisait-il d'ailleurs en pays étranger où il ne connaissait pas la langue ? Il ne pouvait annoncer la bonne nouvelle que son coeur soupirait de répandre partout. Enfin, de France on lui adressait des lettres suppliantes; Pierre Toussaint et Gérard Roussel lui écrivaient de revenir leur aider; il était justement l'homme dont la France avait besoin, disaient-ils. Son ministère serait en bénédiction à des foules de pécheurs, ses amis lui garantissaient un chaleureux accueil, pouvait-il leur refuser ? Que faire) Les mois se passaient, et de tous les réfugiés français Guillaume était le seul encore à Strasbourg. L'honneur de Christ était en question, et ni les désirs de son propre coeur, ni les instances de ses amis, ne purent l'emporter. À la fin, Gérard Roussel avoua dans une de ses lettres que, s'il pouvait prêcher tant qu'il voulait, cependant il était obligé de taire la moitié des vérités évangéliques pour ne pas offenser son auditoire. Roussel se résignait donc à ne donner que la moitié du message divin, mais Farel préférait ne pas le donner du tout, s'il ne lui était pas permis de déclarer « tout le conseil de Dieu ». Au temps convenable, Dieu se souvint de Farel dans son exil; bienheureux sont ceux qui attendent que le Seigneur leur ouvre une porte I
Tandis que ses amis voyaient finir leur exil, Farel devait faire de tristes expériences. Une vive discussion s'éleva à Strasbourg quant aux doctrines de Martin Luther. Ce dernier affirmait que le corps et le sang de Christ se trouvent aussi dans le pain et le vin de la sainte cène. Farel fut très attristé de ces erreurs et de ce que plusieurs des croyants les avaient reçues. Il écrivit à Luther, s'efforçant de lui démontrer que le pain et le vin ne sont qu'un mémorial du corps et du sang de Christ. Luther refusa de l'entendre et son obstination donna lieu à des débats stériles et attristants. Farel dut faire l'amère expérience du peu de confiance qu'on doit avoir dans les hommes, même en ceux que Dieu a suscités pour accomplir ses desseins et auxquels Il a départi les lumières et les connaissances. Ces divergences isolèrent Farel, car, tout en aimant tendrement Faber, Roussel, Oecolampade et Luther, il savait que pas un seul d'entre eux ne voulait rejeter entièrement le papisme pour retourner uniquement à la Parole de Dieu.

Ainsi la vie de Farel à Strasbourg, d'abord si heureuse, finit dans la tristesse et l'abandon. Mais le réformateur apprit sous cette discipline à s'attendre moins à l'homme et à regarder davantage à Dieu. Il a dû beaucoup souffrir alors, car il nous est dit qu'un mot déshonorant pour Christ le blessait plus qu'un coup d'épée, et le fait que Luther, le conducteur de tant d âmes, les égarait a dû être pour Farel un grand désappointement.

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