Le retour de Mme Dubois à
Saint-Agrève fat plein de douceur pour elle,
plein de douceur pour la famille Latour et pour
Clémence.
Antoine et Louise marchaient d'un coeur
droit devant l'Éternel; aussi voyait-on
naître les oeuvres autour d'eux. Sans doute
ils avaient leurs moments de tiédeur et de
révolte, mais quand ils priaient leur
âme parlait le même langage que leurs
lèvres, et le Seigneur les comblait de ses
dons spirituels; le Consolateur, le Saint-Esprit
les remplissait de toute joie.
Antoine, d'après le conseil de
Mme Dubois, avait invité ses voisins
à se réunir chez lui le Dimanche
soir, autour de la Parole de Dieu. Ces
simples méditations
faisaient descendre la lumière dans beaucoup
d'âmes; les uns s'inquiétaient de leur
avenir, les autres prenaient goût à la
lecture de la Bible, plusieurs ajoutant foi aux
promesses de Christ avaient accepté son
pardon. Tous ceux-là, pressés par
l'amour de Dieu, s'étaient demandé:
Que faut-il que nous fassions pour servir le
Seigneur? Et peu à peu on avait
organisé des réunions de travail,
dont on consacrait le produit à soutenir
plusieurs oeuvres chrétiennes. Une
souscription à un sou par semaine
s'était aussi formée en faveur des
missions et de la Société
évangélique; chaque membre de
l'Église, désireux de faire
prêcher l'Évangile parmi les
païens., de le répandre au sein des
populations chrétiennes qui ne le
possèdent pas, mettait à cet effet un
sou de côté tous les Dimanches. Un
sou, c'est peu de chose, on ne s'aperçoit
pas qu'il manque dans la bourse, et pourtant ces
sous réunis à d'autres, forment des
centaines, des milliers de francs! Chaque mois
Louise allait recueillir ces dons ; elle portait
aux souscripteurs une feuille mensuelle (les
Archives évangéliques), qui leur
fournissait d'intéressants détails
sur les entreprises pieuses auxquelles ils
s'associaient. Les enfants eux-mêmes
plaçaient leur sou dans la boîte du
Dimanche; les jeunesfilles se
privaient de quelque ornement, les hommes d'un peu
de tabac ou de poudre à tirer pour
accroître le trésor; plus on donnait
plus on se sentait heureux, et il n'y avait pas un
sacrifice offert, pas une douleur supportée,
pas une fatigue affrontée pour l'amour du
Sauveur, qui n'attirât d'abondantes
grâces sur le troupeau.
On ne s'était pas borné
à travailler pour des frères
inconnus, éloignés; on avait compris
la nécessité de porter
l'Évangile près de soi. Chacun
cherchait à agir sur ses amis, à leur
faire part des bénédictions qu'il
avait reçues. De là était
résulté un mouvement religieux
très-prononcé, mais de là
aussi était résultée une
opposition violente, ce bouillonnement, ce
frémissement, qui, produit le subit contact
de l'eau froide avec un fer rouge.
Quelques personnes en étaient
ébranlées dans leur foi, beaucoup
s'en trouvaient fortifiées.
En face de la haine, du mépris
qu'ils inspiraient au grand nombre, les
exagérés, les exaltés, comme
on les appelait, s'étaient d'abord sentis
étonnés, presque scandalisés;
puis ces paroles du Sauveur : « Le serviteur
n'est pas plus grand que son maître. S'ils
m'ont persécuté, ils vous
persécuteront aussi; »
(1)ces
paroles, qui ne prennent tout leur sens qu'au
moment de la lutte, avaient éclairci leur
position; maintenant ils restaient paisibles et
fermes.
Que de difficultés! S'il fallait
de la force, il fallait de la douceur aussi. S'il
fallait en temps et hors de temps
(2)
confesser sa
foi, il fallait se garantir du zèle
imprudent, de la précipitation charnelle.
S'il ne fallait faire aucune concession à
l'erreur, il fallait supporter l'homme
égaré. S'il fallait éprouver
les esprits (3)
il fallait se préserver de la manie de juger
et de condamner.
Justine avait beaucoup à
combattre. À mesure que les besoins
religieux se manifestaient à
Saint-Agrève, Antoine voyait des obligations
nouvelles se placer devant lui. Les sacrifices de
temps, d'argent, d'affection même, allaient
se multipliant. Souvent M. Latour devait quitter
Saint-Agrève et consacrer un jour ou deux
à visiter des familles isolées,
à leur porter l'Évangile, à le
leur expliquer. Pendant ce temps, le métier
restait immobile; pendant ce temps, privée
de l'ami qui était sa seconde âme,
inquiète lorsqu'elle entendait le vent, la
pluie, et qu'elleces paroles,
qui ne prennent tout leur sens qu'au moment de la
lutte, avaient éclairci leur position;
maintenant ils restaient paisibles et
fermes.
Que de difficultés! S'il fallait
de la force, il fallait de la douceur aussi. S'il
fallait en temps et hors de temps
(4)
confesser sa
foi, il fallait se garantir du zèle
imprudent, de la précipitation charnelle.
S'il ne fallait faire aucune concession à
l'erreur, il fallait supporter l'homme
égaré. S'il fallait éprouver
les esprits (5)
il fallait se préserver de la manie de juger
et de condamner.
Justine avait beaucoup à
combattre. À mesure que les besoins
religieux se manifestaient à
Saint-Agrève, Antoine voyait des obligations
nouvelles se placer devant lui. Les sacrifices de
temps, d'argent, d'affection même, allaient
se multipliant. Souvent M. Latour devait quitter
Saint-Agrève et consacrer un jour ou deux
à visiter des familles isolées,
à leur porter l'Évangile, à le
leur expliquer. Pendant ce temps, le métier
restait immobile; pendant ce temps, privée
de l'ami qui était sa seconde âme,
inquiète lorsqu'elle entendait le vent, la
pluie, et qu'ellepensait
à son cher voyageur ; attristée
lorsqu'Antoine revenait épuisé de
fatigue, Justine éprouvait la faiblesse,
nous dirions presque la vanité de son
dévouement chrétien ; elle se
rappelait sa trompeuse soif d'un renoncement plus
absolu, et, tout en souffrant, elle
bénissait Dieu des leçons qu'Il lui
donnait.
Antoine la fortifiait aussi. Il
blâmait la séparation entre mari et
femme ; il n'approuvait pas les époux qui,
poussés par de frivoles motifs ou par
l'appât du gain, vivent
éloignés l'un de l'autre, et
s'exposent ainsi à de graves dangers
spirituels, perdent l'habitude de la vie en commun,
négligent des obligations du premier ordre;
mais il sentait, mais il lui faisait sentir qu'il
est des moments où le Seigneur
lui-même nous appelle à faire
fléchir pour un temps et dans une certaine
mesure les saintes règles qu'Il a
établies, et lotis deux s'en remettaient
à Jésus du soin de les soutenir dans
l'épreuve, de les guider dans la route de
l'abnégation.
Les visites du pasteur ranimaient le zèle
du troupeau et le purifiaient en même temps;
en sentinelle vigilante il avertissait le camp,
tantôt des approches de cet ennemi,
tantôt des ruses de celui-là. Il
prémunissait ses enfants contre le relâchement,
contre les
tromperies de l'imagination, contre le retour
à la religion de formes, contre
l'entraînement à une
indépendance orgueilleuse. Il fallait faire
bonne garde; il fallait d'une main tenir la truelle
et réédifier les murs de
Jérusalem, de l'autre saisir
l'épée et se défendre contre
les adversaires.
(6)
- Mais la
victoire n'est-elle pas déjà
remportée par le consommateur de notre
foi?....
Les chrétiens de
Saint-Agrève le savaient, c'est pour cela
qu'ils se montraient joyeux dans
l'espérance, paisibles et forts au milieu de
la bataille.
Clémence était un des
membres les plus fidèles de la petite
église. En lui manifestant sa justice, puis
sa miséricorde, en la laissant un instant
écrasée sous le poids de ses
péchés pour la relever par la main de
Christ, Dieu avait transporté loin d'elle
beaucoup de montagnes qui lui barraient le chemin.
Plus elle renonçait à ses anciennes
idoles, à sa volonté, à son
indépendance; plus ses devoirs se
simplifiaient. Lorsque, plongée dans le
sentiment de sa misère, elle disait d'un
coeur humble : « Mon Dieu, je ne puis rien
faire de moi-même, accomplis la force dans ma
faiblesse; »
(7)elle
respirait plus librement, elle se sentait
dégagée de ses péchés
d'habitude, la joie remplissait son coeur.
Le père Giraud,
étonné de trouver en elle
prévenances, soumission, humeur
égale, ne pouvait s'empêcher de
témoigner parfois sa satisfaction.
Il avait longtemps affecté de ne
voir dans celle nouvelle naissance que l'effet
d'une, ruse ou d'un caprice; les
découragements, les fautes fréquentes
de Clémence semblaient, au premier abord,
justifier une telle opinion; cependant,
malgré ses chutes, on sentait vivre au fond
de la conduite de Clémence un principe
toujours le même, on pouvait suivre la marche
lente mais réelle des progrès, et il
n'y eut bientôt plus moyen de nier
l'amélioration.
Lorsque Clémence avait offert
à Giraud de l'aider dans ses calculs, il
s'était moqué d'elle; puis il avait
essayé de l'employer, puis, satisfait de son
exactitude, il avait profité de ce qu'il
appelait une fantaisie; enfin, touché de sa
persévérance, il s'était
à deux ou trois reprises
félicité devant elle de
posséder un si habile
secrétaire!
Durant quelques mois, Giraud avait
semblé ne pas s'apercevoir des soins que
Clémence apportait dans l'arrangement de son
ménage. Le
jouroù,
renonçant à ses anciennes habitudes
d'indélicatesse, elle était venue lui
apporter quelques livres de cocons, quelques
mesures de blé cachées avec soin, une
somme de vingt francs, gagnée au moyen de
ventes illicites ; Giraud l'avait regardée
d'un oeil surpris ; puis un ironique sourire sur
les lèvres, il avait pris, sans mot dire,
l'argent, le blé, les cocons, tirant parti
de la duperie de sa femme avec une véritable
joie d'avare. La charité de Clémence,
qui souvent la portait à se priver d'un
repas pour le donner à quelque voisin pauvre
ou malade; son zèle, chrétien qui lui
avait fait trouver de la douceur à vendre sa
chaîne d'or et ses boucles d'oreilles, afin
d'en Consacrer le prix à diverses oeuvres
évangéliques; tout cela n'avait eu
d'autre résultat, il le semblait du moins,
que d'exciter les moqueries du père Giraud.
Et pourtant, à son insu, tout cela agissait
sur lui. Il se laissait entraîner à
causer avec Clémence de ses
intérêts, de ses projets. Une fois, il
l'avait consultée sur quelques
réparations à faire, et il lui
arrivait de temps à autre d'appuyer, par un
mot ferme, l'influence de sa femme sur les
enfants.
Pendant les soirées d'hiver,
Clémence avait essayé de faire lire
tout haut, par ses fils, des
livresinstructifs et
religieux. Thomas s'y était
prêté de mauvaise grâce; Pierre,
tout en protestant que cela l'ennuyait fort et
qu'il n'obéissait que par contrainte,
s'intéressait cependant à cette
occupation et y mettait de la bonne volonté.
Les ouvriers de campagne, après avoir
quelque temps babillé, après
s'être endormis, maintenant écoutaient
de toutes leurs oreilles les récits de
voyage, les vies d'hommes pieux, les explications
d'histoire naturelle qu'on leur faisait entendre;
et Giraud. qui naguère allait se coucher
quand on ouvrait le livre, Giraud peu à peu
avait retardé son départ, puis
était resté tout à fait, puis
avait fini par donner lui-même le signal de
la lecture.
Clémence s'était
attachée à faire
pénétrer la vérité dans
l'âme de ses enfants. Thomas ne lui montrait
pas plus de confiance qu'auparavant, il
l'écoutait, il se montrait obéissant,
mais le coeur restait cuirassé. On sentait
qu'entre le jeune homme et la mère un mur
s'était élevé; on sentait
qu'une domination étrangère avait
supplanté la domination naturelle.
Pierre faisait d'inouïs efforts
pour échapper à, l'action religieuse
de Clémence ; cependant il aimait tendrement
sa mère; pour lui plaire, il lisait
assidûment l'Évangile, il priait
à ses
côtéset, dans
ses bons moments, il écoutait avec une sorte
d'attention les affectueuses exhortations de
Clémence. La semence était
jetée à pleines mains dans cette
âme; quelques grains y tombaient, peu y
levaient, mais la tendre mère regardait au
Seigneur avec confiance.
Quoiqu'elle possédât la
paix, Clémence avait des échardes en
sa chair (8).
L'avenir de son mari, de ses enfants, troublait son
âme; le tableau d'une union chrétienne
que lui présentaient sans cesse Antoine
Latour et sa femme, remplissait son coeur de
sentiments douloureux ; ses propres misères
souvent l'accablaient.
Elle avait, comme tous les
chrétiens, des moments où la
certitude du salut par Christ lui échappait,
où elle se voyait de nouveau
ballottée entre un vague espoir de pardon et
la crainte d'une condamnation éternelle.
Elle avait des heures de sécheresse
où elle ne trouvait rien à dire au
Seigneur, où la lecture des plus beaux
passages de la Bible la laissait froide. Puis
l'ancienne Clémence, hautaine,
indépendante, reprenait le dessus et venait
tout gâter; ou bien encore, dans l'espoir de
gagner l'âme de son mari, la pauvre femme
faisait des concessions de principes qui tournaient
au détriment de la vérité, et
lui causaient plus lard de vifs remords; comme ce
Dimanche où, l'orage menaçant
d'éclater, elle avait elle-même
aidé à recueillir le foin, violant le
commandement de Dieu : « Tu ne feras aucune
oeuvre ce jour-là. »
(9)
L'orgueil
n'était pas absolument dompté chez la
fermière, et lorsqu'elle allait porter une
portion de son dîner à quelque
malheureux, lorsqu'elle passait la nuit
auprès d'un malade, il murmurait à
son oreille des paroles flatteuses, ou
l'entretenait du bien que les voisins devaient dire
et penser
Ces épines de la route
étroite déchiraient Clémence
comme elles déchirent tousses compagnons de
voyage; mais nous l'avons dit, elle avait la paix,
parce qu'elle connaissait son Sauveur.
Justine et Victor, lorsqu'ils
arrivèrent, trouvèrent de la
protection auprès de leurs anciens amis,
particulièrement auprès de la famille
Latour et de Clémence. Les privations
souffertes à Paris, l'excès du
travail, les fatigues de la
routeavaient affaibli la
santé de Justine; elle fut tendrement
soignée par ses anciennes compagnes. Victor,
dépaysé, éloigné des
séductions d'une grande ville, se sentait
plus fort. Antoine Latour, après
s'être efforcé de lui procurer quelque
ouvrage de menuiserie, entreprit avec lui une
étude sérieuse de la Bible, qui, en
jetant une vive lumière sur la justice et
sur la miséricorde de Dieu, éclaira
Jaquemin sur la corruption de son propre coeur, et
lui fit comprendre la nécessité de
posséder une foi vivante. Il était
encore faible, encore variable ; Justine tremblait
lorsqu'elle le voyait fatigué d'un travail
assidu, se rapprocher des fainéants du
village; niais le Seigneur veillait, elle le
savait, elle redoublait de prières,
d'affection, et Victor reprenait le dessus.
Mme Dubois essaya d'adoucir les peines
de Rose Maillard, en lui témoignant
de la sympathie chrétienne.
- Je suis assez malheureuse dans ce
monde pour avoir ma récompense dans l'autre,
répondit sèchement Rose.
- Hélas! mon enfant, le malheur
n'efface rien; il n'y a qu'un Sauveur, qui est
Christ; qu'une expiation, celle qu'il a faite de
nos péchés sur
lacroix: «C'est moi,
c'est moi qui efface tes iniquités pour
l'amour de moi! »
(10)
- Jésus a dit - « Heureux
ceux qui pleurent »
(11)
répliqua Rose pleine de
dépit.
- Je crois, mon enfant, qu'il le dit
à ceux qui pleurent leurs fautes, qui ont le
coeur brisé à cause de leurs
péchés; à ceux qui acceptent
les décrets du Seigneur et les adorent,
même lorsqu'ils leur paraissent cruels. -
Rose, si vous pouviez pleurer ainsi, vous courber
ainsi sous la main de Dieu, chercher les fruits de
l'épreuve, il y aurait encore beaucoup de
bonheur pour vous ici-bas, et dans le ciel, la vie
éternelle. Mais Rose offensée rompit
l'entretien et garda son orgueil, sa colère,
son agitation, toutes les misères
attachées à la révolte contre
Dieu.
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