Quelques années s'étaient
écoulées; souvent Louise Latour,
Clémence, Justine témoignaient
à la digne Mme Dubois leur reconnaissance
pour ses conseils pieux, et Mme Dubois, à
qui chaque jour enseignait mieux ce que c'est que
la sanctification et ce que c'est que la malice du
coeur de l'homme, Mme Dubois leur répondait
: « Chères enfants, je suis
pécheresse comme vous, j'ai comme vous
beaucoup à combattre, comme vous j'ai
souvent offensé, j'offense souvent encore
mon Sauveur, toute force vient de Lui, toute
lumière du Saint-Esprit; ne vous attachez
donc pas aux paroles d'une pauvre servante de
Christ, mais allez à christ !
»
Clémence, chez laquelle la vie
évangélique s'était
développée à un
étonnant degré, remarquait, depuis
quelque temps, une amélioration sensible
autour d'elle. Les domestiques de la ferme,
autrefois rebutés par sa hauteur, maintenant
l'aimaient et prenaient plaisir à suivre ses
directions; deux d'entre eux paraissaient
très près de devenir vraiment
chrétiens. Son plus jeune fils lui rendait
caresses pour caresses ; par moments il semblait
céder aux appels de Dieu. L'autre,
hélas! se tenait toujours à
l'écart; il avait des égards pour
Clémence, il remplissait
régulièrement ses devoirs de
travailleur, cependant ni son frère ni
surtout sa mère ne possédaient sa
confiance. L'indifférence religieuse de l'un
le faisait souffrir, l'hérésie de
l'autre le scandalisait ; mais il avait
plutôt une obéissance aveugle pour son
église qu'une foi vivante et positive en
elle; il. ne tentait aucun effort pour arracher sa
mère à ce qu'on lui faisait envisager
comme une erreur damnable, et quant à son
père, il ne cherchait pas tant à
ranimer chez lui des convictions chrétiennes
qu'à le ramener aux pratiques du
catholicisme,romain. Thomas avait pour de Dieu, de
ce Dieu qu'on apaise au moyen de pénitences
douloureuses, qu'on n'ose aborder que par
l'intermédiaire des
saints;
Thomas, par conséquent,
n'éprouvait pas un ardent besoin d'amener
les autres à cette religion qui ne lui
donnait ni paix ni joie; seulement il s'effrayait
de l'influence qu'exerçait le christianisme
fervent de sa mère, et s'efforçait de
mettre lui-même et son Père en garde
contre l'action de l'Évangile.
Le père Giraud avait fait
quelques pas; la soumission, l'amitié de
Clémence le touchaient.... autant qu'un
coeur endurci par l'habitude de l'avarice et de
l'égoïsme peut se laisser toucher. Les
progrès de Clémence, qui chaque
année allaient croissant, lui arrachaient
lorsqu'il y pensait cette exclamation: « Les
protestants valent mieux que nous !... » mais
il y pensait le moins possible, parce que ces
réflexions l'amenaient devant son propre
péché, qu'elles le plaçaient
en face de la justice, de la grâce divine, et
que tout cela le mettait mal à
l'aise.
Clémence lui parlait avec
liberté du bonheur qu'elle éprouvait
à se sentir une enfant rachetée de
Christ, du calme avec lequel elle envisageait
toutes choses, de la confiance avec laquelle elle
attendait son dernier jour. Souvent elle le
pressait affectueusement de chercher lui aussi
l'Éternel. Il l'entendait,
agenouillée le soir près de son
lit,prier pour ses enfants et
pour lui ; tout cela travaillait sourdement son
coeur, et tantôt pour obéir à
un impérieux besoin de sa conscience,
tantôt pour faire plaisir à sa femme,
tantôt dans la pensée
très-fausse, très-coupable, mais
très-commune, de se mettre en règle
de tous les côtés, de se faire un peu
protestant pour le cas où la religion qui ne
s'appuie que sur la Bible serait la vraie, de
rester un peu catholique pour le cas où le
culte qui s'appuie sur la tradition et sur les
imaginations humaines serait le bon; Giraud
permettait à Clémence de lui lire de
loin en loin quelques versets de l'Écriture
Sainte.
Dans ses bons jours, dans les jours
où la conclusion d'une affaire avantageuse
le mettait en belle humeur, où quelque
attention de Clémence le disposait en sa
faveur, il allait jusqu'à s'écrier en
lui tapant sur l'épaule : « Voyons,
voyons, petite femme! faut rendre quelque chose au
bon Dieu; dis-moi tes prières. » -
Clémence alors ne « disait pas ses
prières, » car dire ses prières,
dans l'esprit de Giraud comme dans celui de
beaucoup de catholiques, c'est murmurer un certain
nombre de fois un certain nombre de mots, souvent
même de mots latins ; mais attentive à
cet ordre du Seigneur : « Quand vous priez,
n'usezpoint de vaines redites
! » (1)
Clémence se recueillait en la
présence de son Père céleste,
et allant droit à Lui, ne s'appuyant pour
s'en faire écouter que sur le nom de Christ,
elle répandait son coeur devant la
Trinité sainte, demandant ce dont elle avait
besoin, rendant grâce pour ce qu'elle avait
reçu, s'humiliant à cause, de, ses
péchés, se réjouissant avec
les anges et les élus de ce qu'un Sauveur
nous est né, implorant avec ferveur sur
toute sa famille les grâces du
Seigneur.
Oh ! qu'elle se sentait doucement
émue quand, après ces courts instants
d'union chrétienne, elle apercevait une
fugitive trace d'émotion sur les traits de
Giraud!
Cette joie dura peu. Comme en un de ces
matins où l'aube qui blanchit à
l'orient voit tout-à-coup ses clartés
naissantes obscurcies par les vapeurs qui
s'élèvent de la terre, l'âme du
fermier un instant éclairée,
s'enveloppa de nouveau de toutes les
ténèbres de l'erreur.
Thomas, épouvanté de la
complaisance que mettait son père à
lire cette Bible, terreur de Rome, avait
raconté dans la confession tout ce qu'il
savait des rapports religieux de Clémence
avec Giraud,
Les prêtres se
rapprochèrent du fermier, ils le
visitèrent plus régulièrement,
ils lui remirent en mémoire les
prescriptions de l'Église ; Thomas, qui se
sentait soutenu, employa pour dominer son
père les moyens dont on s'était servi
pour l'assujettir lui-même, il
s'efforça de le troubler en lui parlant de
l'enfer et du purgatoire, de le tranquilliser en
lui parlant de l'efficacité des
pénitences et de la puissance de
l'absolution donnée par un homme ! Giraud se
souvenait bien de certaines déclarations de
la Bible qui contredisent évidemment ces
doctrines romaines, de celles-ci par exemple:
« Celui qui croit au Fils de Dieu a le
témoignage de Dieu en soi-même.
(2)
Christ est
celui qui ouvre et personne ne ferme, qui ferme et
personne n'ouvre; »
(3)
de
celles-là: « Vous êtes
sauvés par grâce, par la foi, et cela
ne vient point de nous, c'est le don de Dieu ; non
point par les oeuvres, afin que personne ne se
glorifie; »
(4)
mais on lui
répondait qu'un homme illettré comme
lui ne peut rien comprendre à la Parole de
Dieu, et il se tenait pour satisfait, car son coeur
naturel parlait comme l'Église de Rome. Il
ne se souciait point de ce
salut gratuit qui nous engage à
l'égard de Christ et nous dégage
à l'égard du péché, il
lui préférait ce rachat de l'homme
par l'homme, ce rachat impossible qui, nous
plaçant vis-à-vis de Dieu dans la
position de l'acquéreur vis-à-vis du
marchand, nous permet de nous tourner tantôt
du côté de l'Éternel quand la
conscience crie trop fort, tantôt vers le
diable quand c'est la convoitise qui parle.
Sous un prétexte ou sous l'autre,
Giraud cessa de lire les Saintes-Écritures
avec Clémence ; il évita toutes les
conversations qui auraient pu le ramener en face de
la vérité. En revanche, il fut
à la messe, puis il dit son chapelet matin
et soir, puis il fit maigre, puis à ses
prières habituelles il joignit de
dévotes invocations à la Vierge. Il
est vrai qu'en prononçant ces mots . «
Mère sans souillure et sans tache... un seul
nom ne peut suffire pour exprimer cette
incomparable pureté que vous avez
conservée dans toutes les puissances de
votre âme et de votre corps, dans tous les
temps de votre vie, dans toutes les circonstances
de votre divine maternité, par l'exemption
de toute espèce de péché;...
» (5)
il est
bien vrai qu'en prononçant ces mots, les
paroles de Marie elle-même : «Mon
esprit se réjouit en Dieu qui est mon
Sauveur, » parce qu'il a regardé
à la « bassesse de sa servante »
(6)
retentissaient désagréablement
à ses oreilles ; il est bien vrai que
lorsqu'il s'adressait à « l'unique
avocate des pécheurs, »
(7)
cette
déclaration de saint Paul : « Il y a un
seul médiateur entre Dieu et les hommes,
savoir Jésus-Christ homme ! »
(8)
semblait
s'écrire en lettres de feu sur son livre ;
tout cela l'inquiétait ; mais, pour revenir
en arrière, il eut fallu s'approcher
sérieusement de Dieu, accepter son pardon,
se donner.... et Giraud passait outre.
Plus tard il fit encore un pas, le
dernier qui lui restât à franchir, il
se rendit à confesse, et dès ce
moment la défiance repartit, les relations
conjugales redevinrent contraintes, la tristesse
rentra dans le coeur de la pauvre
Clémence.
Il y avait des instants où,
poussé par un secret remords, par un secret
instinct peut-être, Giraud adressait quelques
paroles amicales à sa femme ; mais
bientôt la préoccupation des affaires,
les soucis, la crainte de déplaire aux
prêtres reprenant le dessus, le fermier
rentrait dans sa froideur
habituelle.
- Faut faire sa religion!
répondait-il à Clémence,
lorsque celle-ci, navrée à la
pensée de l'inutilité des
jeûnes et des pénitences tout
extérieures qu'il s'imposait, lui citait ce
passage des Psaumes : « Tu ne prends point
plaisir aux sacrifices, autrement j'en donnerais;
l'holocauste, ne t'est point agréable. Les
sacrifices de Dieu sont l'esprit froissé;
(9)
» ou ces
mois du Sauveur. « Ce n'est pas ce qui entre
dans la bouche qui souille l'homme; mais ce qui
sort de la bouche, c'est ce qui souille l'homme ;
» (10)
ou
ceux-ci de saint Paul, « l'Esprit dit
expressément, qu'aux derniers temps
quelques-uns se révolteront de la foi,
s'adonnant aux esprits séducteurs et aux
doctrines des démons.... commandant de
s'abstenir des viandes que Dieu a
créées pour les fidèles et
pour ceux qui ont connu la vérité,
afin d'en user avec des actions de grâces;
car toute créature de Dieu est bonne, et il
n'y en a point qui soit à rejeter,
étant prise avec des actions de
grâces, parce qu'elle est sanctifiée
par la Parole de Dieu et par la prière.
»
(11)
- Faut faire sa religion !
- Mais il n'y a pas deux religions
également bonnes, mon ami ; il n'y a pas
deux vérités
également vraies!... Il n'y a qu'un chemin,
qu'une vérité, qu'une vie; et c'est
Jésus. Il n'y a qu'une Parole de Dieu
d'après laquelle nous serons tous
jugés ; et c'est la Bible!...
Ces tristes mots si souvent
répétés jadis : « Tu as
ta religion, j'ai la mienne ! » venaient
fermer la bouche de Clémence.
Clémence touchait au terme. Une
grave maladie lui fit faire de dernières et
précieuses expériences. Elle se vit
couchée sur -un lit de douleur, elle apprit
à se détacher de beaucoup de choses
à l'égard desquelles elle se croyait
libre, mais qui tenaient une trop grande place dans
son coeur. Lorsque le Seigneur l'eut mise dans
l'inaction, l'eut exposée à de
cruelles souffrances, elle sentit vraiment que
Christ nous suffit. L'affection de ses
frères chrétiens lui fit
éprouver des joies inconnues jusqu'alors.
Chaque visite du pasteur lui apportait de nouvelles
lumières ; chaque conversation avec Louise,
avec Antoine, avec Justine, lui donnait comme un
avant-goût de la communion des élus.
L'angoisse lui ôtait-elle jusqu'à la
force de prier? elle savait que des supplications
s'élevaient pour elle jour et nuit.
Demeurait-elle dans l'isolement ? Jésus se
tenait près d'elle. Parfois le démon
s'efforçait de lui arracher
saconfiance en entassant
devant elle ses péchés d'autrefois,
ses péchés de tous les jours ; mais
le coeur de Clémence était garde par
le vainqueur de Satan, et sa
sérénité, un instant
troublée, revenait plus parfaite. À
mesure qu'elle voyait mieux sa misère
spirituelle, elle saisissait avec plus de force la
justice de Christ pour s'en couvrir tout
entière comme d'un resplendissant
manteau.
Autour d'elle, hélas! les
ténèbres s'obscurcissaient. Thomas,
de plus en plus troublé,
épouvanté par le voisinage de la
mort, ne s'approchait du lit de sa mère
qu'en tremblant; chez lui l'effroi étouffait
presque l'amour.
Le père Giraud, sombre, mais
repoussant la tristesse comme il repoussait tout ce
qui pouvait soulever dans son esprit les terribles
questions de jugement ou de nouvelle naissance,
redoublait d'activité extérieure,
n'entrait chez sa femme que pour lui nier un danger
qu'il se niait à lui-même, et fuyait
plus que jamais les moments d'expansion qui
l'eussent mis en présence de
l'éternelle vérité.
Que de larmes Clémence avait
versées sur ces tristes liens si près
de se rompre! Ce mari, nu instant touché, un
instant rapproché
d'elle,qui maintenant
échappait prématurément
à l'union bientôt brisée ; ce
fils, ce fils de ses entrailles, devenu presque un
étranger pour elle; pas une prière
près de son lit, pas une voix
d'époux, d'enfant bien-aimé qui vint
la fortifier en lui transmettant les
réjouissantes promesses du Seigneur. Pierre
seul, angoissé, malheureux, de temps en
temps lisait pour lui obéir un Psaume de
David, un chapitre de l'Évangile. - Quelle
tristesse!... et pour ces pauvres âmes quel
avenir ! ...
À cette pensée d'avenir,
un trouble indéfinissable agitait le coeur
de l'épouse, de la mère. Enfin, le
Seigneur triompha de ses défiances comme il
avait triomphé de son orgueil, de sa
rébellion, de tout ce qui s'opposait au
bonheur qu'il lui voulait donner.
Clémence avec une pleine foi
déposa tout ce qui lui était cher
dans les miséricordieuses mains de
Dieu.
Le dernier jour arriva. Une douce
conversation avec le pasteur avait réjoui le
coeur de Clémence; Justine restée
auprès d'elle la soutenait par son affection
et par sa foi. Entraîné, sans se
l'avouer peut-être, par le besoin
d'échapper à des scènes
cruelles, Giraud était allé terminer
une affaire à la ville voisine; Thomas,
guidé par le même
instinct,s'était
éloigné de la maison; il n'y rentrait
au reste qu'avec répugnance, depuis que la
maladie de sa mère y attirait des
chrétiens évangéliques; depuis
que les convictions de cette dernière,
débarrassées de leurs
dernières entraves par le voisinage du
départ, s'exprimaient avec une
liberté, avec un amour contre lesquels il
avait peine à défendre son coeur.
Pierre, assis, ou plutôt affaissé au
pied du lit, regardait Clémence d'un oeil
terne. Pauvre jeune homme! Aucun rapport de
goûts, de pensées ne l'unissait
à son frère, aucun à son
père, que l'étourderie de ce
caractère, que son éloignement pour
les affaires d'intérêt
exaspérait souvent. Avec sa mère
allait lui échapper toute affection, tout
appui, tout bonheur !... La maison paternelle se
faisait déserte pour lui, son âme
désespérée tantôt
s'adressait à Dieu, mais sans amour,
tantôt se cramponnait à cette idole
chérie et la défendait contre
l'Éternel.
Clémence se souleva un peu...
« Personne, » dit-elle en promenant ses
regards affaiblis dans la chambre; un nuage de
tristesse passa sur son front. « Personne!...
Oh!... si... toi mon enfant... toi Justine,.. tu
leur diras que je vais au Seigneur,... que j'ai la
paix,... qu'ils cherchent Christ... »
Épuisée, elle posa le doigt sur un
livre entr'ouvertprès
d'elle... « Pierre,... ma bible... à
toi... » Un sourire épanouit ses
lèvres, ses deux mains
s'élevèrent vers le ciel comme pour
répondre à un appel, toute sa figure
parut illuminée par un éclair de
félicité, et son dernier souffle
passa doucement.
Quand Giraud rentra le soir, le silence
de la ferme, les sanglots de Pierre, la morne
tristesse de Thomas assis dans un coin, lui
apprirent la vérité. Il pleura, il
eut un instant d'épanchement. pondant
lequel, serrant Pierre dans ses bras, il promit de
remplacer auprès de lui sa tendre
mère. Un jour après, le pasteur qui
vint présider aux funérailles trouva
Giraud encore ému, et cependant
pressé de recommencer le train ordinaire de
la vie. Par degrés, tout dans la ferme
reprit l'ancienne marche; Thomas devint de plus en
plus taciturne ; Pierre, qui, malgré les
promesses de son père, avait Vite
retrouvé chez lui la défiance, la
sévérité d'autrefois, chercha
des consolations auprès des joyeux
compagnons qui hantaient les cafés de
Saint-Agrève; il se laissa entraîner
au jeu, à la boisson, et s'aliéna de
plus en plus le coeur de Giraud. Celui-ci se tourna
du côté où l'attiraient ses
sympathies naturelles, et mit Thomas à la
tête de la ferme. Dès lors, tout alla
de mal en pis, jusqu'au moment où Pierre
exaspéré s'engagea dans
l'armée d'Afrique et
partit, n'emportant de la maison paternelle que ses
hardes et la Bible de sa mère, pauvre Bible
couverte de poussière qui vint au dernier
moment frapper ses regards, et qu'il enfonça
dans son sac avec un gros soupir.
Quant au père Giraud, nul ne peut
dire ce qui se passa dans son âme.
Quelquefois, lorsqu'un marché à
conclure appelait Thomas hors de la ferme, on le
voyait s'asseoir dans la chambre de sa femme, et
prendre un Nouveau-Testament que Clémence
lui avait donné jadis. Il l'ouvrait,
tournait quelques pages, semblait méditer,
secouait la tête, puis fermait
précipitamment le volume et s'en
allait.
Le père Giraud avait tous les
dehors d'un catholique romain fidèle
à son église; il récitait
régulièrement ses prières, il
jeûnait et manquait rarement la messe. Il
faut le dire, à mesure que les années
affaiblissaient le corps et l'esprit du fermier,
Thomas prenait un plus grand empire sur lui ;
Thomas n'aurait pas laissé passer sans
discussion la négligence ou l'oubli d'une
seule des pratiques du culte. Toute la maison
revêtit bientôt l'apparence de ce
bigotisme superstitieux. Une petite statue de Marie
fuit placée dans une niche à
côté de la porte ; les appartements se
tapissèrent,d'images
de saints et de saintes ; on suspendit des branches
de buis partout, les prêtres vinrent
répandre l'eau bénite sur les terres
et sur les récoltes. Thomas essaya
d'expulser le Nouveau-Testament qui lui rappelait
d'une manière douloureuse
l'hérésie de sa mère; mais le
père Giraud s'entêta, et le
Nouveau-Testament garda sa place à
côté des Codes et du Voltaire
dépareillé. Le fermier, ainsi l'heure
de la mort arriva ainsi qu'elle était
arrivée pour Clémence. Il la vit
s'approcher avec épouvante ; sa tête
s'embarrassa vite; dans ses rêveries, le nom
de Clémence, ses derniers adieux transmis
par Justine revenaient sans cesse. On accomplit sur
lui, plutôt qu'avec lui, les
cérémonies du culte romain; il fut
reconnu pour le fils fidèle et soumis de
l'Église. comme tel, on l'enterra en terre
sainte.
Il est bien vrai que Thomas avait
retrouvé sous le chevet de son père
le Nouveau-Testament, si obstinément
conservé; il est bien vrai que plus d'une
fois il avait entendu sortir des lèvres du
mourant des phrases telles que celles-ci : «
... bon Jésus... près de
Clémence... ! » Tout cela lui donnait
de sourdes inquiétudes; mais, il les
étouffa en faisant dire une centaine de
messes pour le repos de l'âme du fermier,
que,contrairement à
ces paroles de Dieu : après la Mort suit LE
JUGEMENT, (12)
il croyait retenu pour des milliers d'années
dans les flammes du purgatoire.
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