Pendant quatre ou cinq semaines, le
ménage de Justine offrit l'aspect du
bonheur. Victor se levait de grand matin pour se
rendre à l'atelier, Justine lui
préparait une soupe, chaude ou du
café, quelque chose enfin qui le restaurait
et qui lui ôtait l'envie ou le
prétexte d'aller dans le cabaret du coin
boire de l'eau de vie avec ses camarades. il avait
commencé la journée sobrement, il la
finissait de même. Ses compagnons, qui en
arrivant le trouvaient à l'ouvrage,
essayaient, il est vrai, de le détourner,
tantôt en se moquant de son obéissance
envers sa femme ; tantôt en lui proposant de
faire la noce, c'est-à-dire de passer une
journée dans la fainéantise et l'ivrognerie;
rien de
tout
cela ne mordait sur Victor. À son retour, il
trouvait un repas très-simple Mais
très-soigné, des enfants qui
sautaient joyeusement à son cou, une femme
heureuse de le revoir, reconnaissante de ses
efforts; tout lui souriait, et son coeur le
ramenait naturellement là où
l'attendait tant de félicité et tant
de paix.
Il continuait à lire la
Sainte-Écriture, à prier avec sa
femme et ses enfants. Le Dimanche, il se rendait au
culte; parfois une visite OU pasteur venait le
fortifier.
La légèreté de son
caractère s'opposait encore à ce que
les grandes vérités du christianisme
pénétrassent à fond chez lui;,
son coeur n'était pas converti, il ne
sentait pas assez, l'amertume du
péché, il ne s'inquiétait pas
assez sérieusement de son salut; bien des
questions de première importance restaient
obscures à Son esprit sans qu'il se
souciât beaucoup de les éclaircir;
cependant, il goûtait la Parole de Dieu, il
subissait à quelque degré son,
influence bénie.
Il faut plus que du penchant pour la
vérité, plus que des impressions
religieuses pour défendre l'âme contre
les envahissements, du mal. « Lorsqu'un esprit
immonde est sorti d'un homme, dit
l'Écriture, il va par des lieux arides,
cherchant du repos, et il n'en trouve point; et il
dit - Je retournerai dans ma maison d'où je
suis sorti. Et quand il y vient, il la trouve
balayée et ornée. Alors il s'en va et
prend avec lui sept autres esprits pires que lui;
et ils y entrent et y demeurent; et le dernier
état de cet homme devient pire que le
premier. »
(1)
Prosper Leblanc, que le désir de
se venger animait contre Justine, qui avait ses
projets sur Victor et que le bonheur de ce
ménage offensait comme une injure, Prosper
Leblanc usa d'habileté pour se rapprocher de
Jaquemin.
Repoussé plus d'une fois, il
feignit de se ranger lui-même à des
habitudes d'ordre, il revint alors à Victor,
lui rendit quelques services, et fit appel à
sa complaisance. Un jour que de compagnie ils se
rendaient dans un château des environs de
Paris pour y exécuter quelques ouvrages de
menuiserie, Leblanc fit entrer Victor chez un
marchand de vin; le lendemain, les jours suivants,
on passa par la même route, on renouvela
cette visite; puis Prosper proposa une
journée de plaisir non loin de la
barrière, puis il entraîna Jaquemin au
spectacle, dans les bals publics, et bientôt
il reprit tout son empire.
Justine s'était vite
aperçue de ce qui se passait; pauvre femme!
son coeur se déchirait. La brusquerie de
Victor, le trouble de sa conscience qui s'exprimait
par des caprices, par de la mauvaise humeur, par
des accès de colère; l'influence de
cet exemple sur les enfants, la froideur croissante
de son mari pour elle; cette félicité
qu'elle avait un instant entrevue et qui fuyait
pour la livrer au malheur, tout la navrait ; mais
ce qui formait pour elle un plus constant et plus
amer sujet de douleur, c'était l'avenir de
Victor. Tant d'appels, et ce
résultat!
Elle avait aussi ses tentations. Lorsque
seule, durant les journées que Jaquemin
passait dans la dissipation, elle travaillait au
delà de ses forces afin d'acheter quelque
nourriture pour ses enfants; l'image de Victor,
mangeant et buvant avec des hommes et des femmes de
mauvaise vie, remplissait son âme
d'indignation. - Je respecterais un tel homme! se
disait-elle. Je lui obéirais!... je
l'aimerais!... Moi qui ai déjà tant
supporté, je serais donc
éternellement dupe de ma patience!... Alors
une invisible main déroulait devant elle le
tableau de ses propres égarements. Elle se
revoyait vivant avec Victor dans l'impureté;
elle se revoyait près de devenir
adultère; elle
voyaitson Sauveur qui la
venait chercher dans son abjection; et laissant
tomber son ouvrage, joignant les mains, levant vers
le ciel un front Couvert de confusion : Mon Dieu,
s'écriait-elle, mon Dieu, pardonne.
Dès l'instant où Justine
s'était aperçue de l'influence
diabolique à laquelle cédait son
mari, elle l'avait averti avec tendresse, le
pasteur s'était efforcé, lui aussi,
d'arracher Victor à l'empire de Leblanc;
mais Victor, qui d'abord avait nié le fait
de la tentation, qui avait répondu aux
craintes qu'on lui manifestait par des
protestations de vertu; Victor s'était
bientôt soustrait à toute conversation
sérieuse, soit avec Justine, soit avec le
pasteur. Le culte du soir, la prière en
commun avaient totalement disparu. Victor, quand il
rentrait, rentrait tard, las, grondeur ; il se
jetait sur son lit et ne voulait rien entendre. Le
matin, il ne prenait pas même le temps de
manger le déjeuner que sa femme,
levée avant lui, venait de préparer
en toute hâte; il sortait et souvent ne
revenait pas de quelques jours. Depuis longtemps il
n'apportait plus un sou; Mme Dubois était
partie, les secours qu'elle avait laissés au
nom de Mme de Mallens tiraient à leur fin,
et Justine, malgré toute son
activité, parvenait à peine à
vivre au jour le
jour.
Un soir, Victor, dont l'humeur devenait
de plus en plus farouche, entra brusquement et
déclara qu'à l'heure même, il
lui fallait de l'argent, tout l'argent que
possédait sa femme !
Un orage s'éleva dans le coeur de
Justine! Retirer à sa famille le secours de
son travail n'était donc pas assez pour
Victor!... Ce n'était donc pas assez pour
elle-même, que de subvenir seule à la
subsistance de ses enfants!... il lui fallait
encore se dépouiller des quelques sous si
péniblement gagnés au prix de ses
veilles!... et c'était Victor qui les lui
arrachait, qui les arrachait à ses enfants
affamés pour les jeter à quelque
créature perdue, pour s'enivrer avec un
Prosper Leblanc!...
Justine exaspérée se leva
comme une lionne qui défend ses petits...
mais ces mots de Jésus : A celui qui te
frappe sur une joue, présente-lui aussi
l'autre; et si quelqu'un t'ôte ton manteau,
ne l'empêche point de prendre aussi la
tunique, (2)
ces
mots l'arrêtèrent tout à
coup.
- Non, s'écria-t-elle
intérieurement, je ne ferai pas le mal pour
qu'il en arrive du bien, je ne manquerai pas
à la soumission conjugale par amour pour mes
enfants!... puis elle s'avança vers
lacommode, ouvrit un tiroir
et prenant deux pièces de cent sous
soigneusement enveloppées : Tiens, Victor,
dit-elle d'une voix émue et sans le
regarder, parce que ses yeux étaient pleins
de larmes, tiens, voici mon gain de deux
semaines... je n'ai plus avec cela que ces vingt
sous ... prends tout... si tu en as besoin.
Victor hésita, se troubla ... un
instant il fut sur le point de jeter l'argent loin
de lui, de serrer Justine dans ses bras, de lui
demander pardon... niais Prosper Leblanc
l'attendait... il détourna la tête,
saisit les deux pièces de cinq francs,
laissa les vingt sous et sortit sans jeter un
regard à Justine qui tombait sur une chaise,
pâle, anéantie.
La misère alla croissant. Justine
avait porté l'un après l'autre tous
ses effets au Mont-de-Piété;
plusieurs fois elle avait été mise
à la porte, faute de pouvoir à temps
payer le propriétaire; son coeur
était dans le creuset, mais il s'y
épurait, mais au travers de ses souffrances,
elle éprouvait une
sérénité que ne peuvent
comprendre ceux qui ne savent ce que c'est que de
posséder un Sauveur, que de souffrir sous
les yeux de cet ami, que d'avoir cette certitude
qu'Il a porté nos langueurs et s'est
chargé de nos douleurs.
(3)
Plus la pauvreté s'accroissait,
plus Justine travaillait. Elle ne dormait que
quatre heures par nuit et ne mangeait que ce qui
lui était indispensable pour conserver des
forces. Le pasteur et sa femme la secouraient selon
leurs moyens. L'ouvrage ne lui avait pas encore
manqué, ses joues blanches, sa maigreur
indiquaient, il est vrai, un état de
souffrance, mais elle pouvait coudre sans
interruption. Sa chambre triste, glacée, ne
contenait plus qu'un lit de paille pour elle, un
autre pour ses enfants, deux chaises le
poêle, un vieux chandelier et un pot de fer
dans lequel elle faisait cuire quelques haricots;
sur une tablette on voyait la Bible; deux ou trois
vieux vêtements pendaient au mur, quelques
cuillères et quelques fourchettes
d'étain brillaient sur le rebord de la
croisée, et c'était tout... Mais la
propreté, mais l'ordre qui régnaient
là, parvenaient à égayer un
peu ce mélancolique réduit.
À la fin d'un beau jour de
printemps, Justine revenait chez elle après
avoir porté son ouvrage chez la marchande
qui le lui payait toutes les semaines; elle montait
lentement l'escalier, car elle était faible,
lorsqu'un homme, Prosper Leblanc, la renversa
presque en descendant sans, la voir, tandis qu'un
autre, Victor, à l'aspect inattendu de
safemme, rentra brusquement
dans la chambre. La porte avait été
forcée; Victor debout, immobile, un gros
volume sous le bras, restait comme frappé de
stupeur. Justine tremblante avait jeté un
regard étonné sur la serrure
arrachée, sur son mari, sur le volume.... Ma
Bible! s'écria-t-elle en
s'élançant vers lui; puis elle reprit
plus doucement quoique d'une voix
altérée. Victor, notre Bible do
mariage! Victor laissa tomber le livre, Justine le
prit avec respect, le serra contre son coeur,
l'ouvrit et, presque sans le savoir, lut tout haut
ces mots écrits par le pasteur sur la
première page blanche : « Comme donc
l'Église est soumise à Christ, que
les femmes le soient de même à leurs
maris, en toutes choses. Et vous, maris, aimez vos
femmes comme Christ a aimé l'Église
et s'est donné Lui-même pour elle.
(4)
Car que
sais-tu, femme, si tu ne sauveras point ton mari?
ou que sais-tu, mari, si tu ne sauveras point ta
femme?
(5)»
- Je suis un brigand, s'écria
Victor, en se frappant le front avec violence; je
suis un brigand ! puis saisissant Justine par le
bras : Écoute, lui dit-il hors de lui, ce
que tu as de mieux à faire pour
m'empêcher d'aller jusqu'au bout, c'est
d'appelerla police ! Tiens...
vois-tu... j'ai forcé ta porte avec ce
damné Leblanc.... Vois-tu... je te prenais
ta Bible pour la vendre ... Vois-tu... je t'ai
dépouillée de tout, je suis un
brigand, je te le dis; viens, viens donc, il n'y a
que ce moyen d'en finir!
- Victor, Victor! le pardon de Dieu
n'est-il pas pour toi?
- Pour moi ? l'enfer!
- Victor, mon ami! retourne-toi de bon
coeur vers l'Éternel, Il ne te repoussera
pas.
Victor haussa les
épaules.
- Ayant que tu fusses au monde,
n'avait-il pas donné son Fils pour
toi?
- C'est trop tard ! j'ai connu la
vérité et je l'ai rejetée;
à présent je chercherais Dieu mille
ans que je ne le trouverais pas.
- Oh! tu le trouveras, mon pauvre
Victor! Sa main ne se montre-t-elle pas ici,
n'est-ce pas le Seigneur qui m'a ramenée au
moment...
- Au moment où je faisais sauter
ta porte, où je volais, s'écria
Victor avec un rire farouche.
- Eh bien oui, Victor, au moment
où tu volais, comme avait volé le
brigand qui sur la croix s'écriait : «
Seigneur, souviens-toi de moi quand tu viendras
dans ton règne ! » le brigand auquel
Jésus
ilrépondit : « En
vérité je te dis qu'aujourd'hui tu
seras avec moi en paradis. »
(6)
- Justine, plus tard, oui, plus tard tu
me parleras de miséricorde, je pourrai
peut-être t'entendre; mais à
présent... à présent
sauve-moi. Si je reste ici, je suis un homme perdu!
J'avais un rendez-vous ce soir avec Leblanc, demain
il reviendra. Tu ne sais pas quel chemin j'ai fait,
tu ne sais pas qu'il y a un coup monté, que
je dois en être, que....
- Mon Dieu, mon Dieu ! cria Justine en
tombant à genoux. Après une
secrète prière : Victor, dit-elle
plus calme, il nous reste un moyen; partons, fuyons
la tentation, allons dans mon pays, à
Saint-Agrève; allons-y à pied> les
enfants marcheront bien ; s'ils sont las, nous les
porterons, je suis encore forte. Voici cent sous,
et puis le pasteur nous tendra la main; le veux-tu,
Victor?
Victor sans parler embrassa fortement sa
femme. Après un instant de silence :
- Ne tardons pas, reprit-il à
voix basse; demain plutôt
qu'après-demain.... Je me connais.
À l'heure même ils se
rendirent chez le pasteur. Celui-ci les fortifia
dans leur bonne résolution,
illeur remit tout ce dont lui
permettaient de disposer la
médiocrité de si fortune et les
besoins de plusieurs centaines do malheureux qui
s'adressaient sans cesse à lui. Sa femme,
digne servante du Seigneur, se dépouilla
d'une partie de ses effets pour en grossir le petit
paquet de Justine; chacun des enfants du pasteur
voulut se priver, celui-ci de quelques sous,
celui-là d'un vêtement pour les
enfants de Victor; on joignit à tout cela
des provisions de bouche, et Justine, le coeur
inondé de joie, Victor ému jusqu'au
plus profond de son être, retournèrent
chez eux chargés de ces dons. Les pauvres
enfants battaient des mains à l'idée
d'aller à la campagne, bien loin, bien loin;
ils examinèrent avec des éclats de
joie que nous voudrions faire entendre aux riches
de ce monde, les trésors que renfermait le
paquet; avant de se coucher on ouvrit la Bible et
on lut le beau psaume qui commence par ces mots :
« L'Éternel est ma lumière et ma
délivrance; de qui aurais-je peur?
L'Éternel est la force de ma vie de qui
aurais-je frayeur?
(7),
Les sanglots
de Victor interrompirent une ou deux fois Justine,
dont la voix tremblait, émue par la
gratitude et par l'espérance, On pria ;
Victor, qui pourla
première fois peut-être mesurait
l'étendue de son iniquité, aurait
voulu s'anéantir sous le regard si tendre
que jetait sur lui le Sauveur.
Le lendemain, de grand matin,
après une courte nuit durant laquelle
personne, pas même les enfants, n'avait
dormi, on partit. Grâce aux dons du pasteur
on prit la diligence jusqu'à Orléans;
arrivé là on se mit à pied,
marchant de bon courage sur une route que bordaient
des pommiers en fleurs : Justine l'âme
rayonnante, les enfants heureux de tout, même
de la fatigue; Victor repassant dans son coeur les
derniers événements, triste,
silencieux, souvent la rougeur au front, mais
reconnaissant aussi, et soutenu par la tendre
affection de Justine.
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