Prosper Leblanc avait vainement essayé de
continuer ses poursuites auprès de Justine,
quelques mots sérieux et fermes lui avaient
fait comprendre que cette proie lui
échappait pour toujours.
Qu'il pénétrât ou
non la cause de cette rupture, Prosper Leblanc en
conçut un profond dépit et
résolut de se venger. Il employa toutes ses
ressources, et les esprits corrompus en
possèdent beaucoup, à combattre
l'influence chrétienne et affectueuse que
Justine s'efforçait d'exercer sur son
mari.
Comme il arrive aux âmes faibles,
Jaquemin d'abord exaspéré, puis
radouci, était peu à peu
retombé sous la domination de Leblanc. Il
rencontrait Prosper
au
café, Prosper venait le chercher à
l'atelier, Prosper buvait et mangeait avec lui son
argent, Prosper l'introduisait dans la
société d'hommes vicieux mais bons
vivants, Prosper était gai, Prosper avait du
caractère, et Victor, tout en le
méprisant, tout en le détestant
lorsqu'il se rappelait ses procédés,
Victor se laissait subjuguer.
Justine voyait avec terreur les
progrès que faisait Leblanc dans la
confiance de Jaquemin. Elle aimait son mari: depuis
que le Seigneur l'avait éclairée,
cette affection était devenue plus
élevée, plus tendre. L'avenir de
Victor excitait toute sa sollicitude. Par moments,
elle songeait à ce qu'eût
été pour eux une union
chrétienne, à la douceur qu'ils
eussent trouvée à prier ensemble,
à guider ensemble leurs enfants dans la
bonne voie; aux jouissances si pures qu'ils eussent
goûtées le dimanche après une
laborieuse semaine, et son coeur débordait,
ses mains se joignaient, elle suppliait le Seigneur
de lui accorder la grâce de vivre ainsi, ne
fût-ce qu'un jour. Mais quand la
réalité lui apparaissait, quand elle
suivait la marche rapide de la dépravation
dans cette âme précieuse, quand elle
se rappelait qu'elle-même avait
été un des instruments de sa
corruption, oh! alors, elle
nepouvait retenir ses
sanglots, elle se sentait humiliée jusqu'au
découragement.
La vue de son propre péché
l'aidait à supporter les mauvais
procédés de Victor.
Lorsqu'après un jour, parfois une semaine
d'absence, il rentrait ivre, et que dans un
accès de colère il jetait à
terre chaises et table, brisant tout ce qui tombait
sous ses mains; lorsque bourru, grondeur, triste de
cette tristesse pleine d'amertume que donne la
mauvaise conscience, il venait s'asseoir à
la table du souper et s'indignait de n'y voir qu'un
morceau de pain ou de la trouver vide; Justine au
premier moment troublée, près
d'éclater, Justine se taisait, ou bien
soutenue d'en Haut, elle essayait de ramener Victor
au moyen de quelques paroles affectueuses. De
longues nuits d'insomnie et de larmes suivaient ces
terribles moments; Jaquemin alors, ou se
défendait contre le repentir en se plongeant
dans le sommeil, ou touché, vaincu
malgré lui, s'accusait lui-même,
implorait le pardon de Justine, jurait de rompre
avec les mauvaises compagnies et tenait parole
jusqu'à l'instant où Prosper Leblanc
d'un mot, d'un signe, le faisait revenir à
lui.
Victor n'était pas heureux. il
passait vite, il est vrai, des remords à
l'étourdissement; mais,
parune grâce de Dieu
à laquelle, pauvre insensé, il
eût souvent désiré
d'échapper, le mécontentement restait
au fond de son coeur et le dévorait en
secret. Il s'efforçait d'échapper
à cette tristesse au moyen de plus grands
excès, mais le désordre ne lui
apportait que plus de dégoût, que plus
de chagrin.
Un soir que les enfants étaient
couchés, que Justine veillait en
travaillant, le bruit de plusieurs pas, de voix
tumultueuses se fit entendre dans l'escalier, il se
rapprocha, s'accrut, on frappa doux ou trois coups
précipités, Justine
s'élança tremblante, et son mari, le
visage ensanglanté, se traînant avec
peine, parut devant elle, soutenu par Leblanc et un
homme de mauvaise mine.
- Victor! cria la pauvre femme en
retombant sur sa chaise.
- Ne t'effraie pas, murmura le
blessé.
- C'est l'histoire d'une roulée
de coups, voilà tout, dit Leblanc en
ricanant.
- Avez-vous de l'eau de vie, quelque
chose pour le faire revenir, reprit son compagnon
d'un ton plus doux, vous voyez bien qu'il s'en
va!
- Rien... rien... balbutia Justine
presque sans voix, il ne me restait qu'un morceau
de pain... les enfants l'ont
mangé!
- Laisse donc, interrompit Leblanc en
appuyant Victor contre le lit, il a assez bu comme
ça, et il rit d'un rire qui fit
frémir Justine; les enfants se cachaient
sous la couverture.
- Messieurs, murmura Justine, je vous
remercie, voilà qui va mieux, je vais
appeler un médecin, je vais...
- Madame veut être seule ! reprit
Leblanc, allons-nous-en.... d'ailleurs.... c'est
plus sûr pour nous !
Ils disparurent et laissèrent
Justine avec son mari.
Justine s'assura que Victor n'avait pas
reçu de blessures mortelles, qu'il pouvait
parler, respirer, et elle remercia Dieu avec
effusion; mais quand le médecin du bureau de
bienfaisance qu'elle avait fait chercher par son
fils, annonça que Victor avait reçu
une contusion très-grave, lorsqu'il
déclara que la guérison serait
longue, qu'elle nécessiterait un repos
absolu dans le lit; alors, un instant la
révolte monta au coeur de Justine. Elle osa
presque demander compte à Dieu de ses voies.
Quoi! encore cette douleur! ce coup par-dessus les
autres! Qu'allait-elle devenir? Le dernier morceau
de pain mangé! pas une bûche, pas une
falourde (on entrait en janvier)! Cent sous au
plusà recevoir en
paiement du travail qu'elle venait d'achever!... et
Victor à soigner, à
nourrir!...
- Envoyez votre mari à
l'hôpital! dit le docteur.
Cette parole fit tressaillir Justine.
À l'hôpital, loin de sa femme, de ses
enfants, privé de leurs soins,
entouré de personnes qui appartiennent
à un autre culte, qui profiteront
peut-être de sa faiblesse pour
l'entraîner dans l'erreur!... le repousser
tandis que Dieu le ramène, refuser le seul
moyen d'exercer sur cette âme une influence
chrétienne! oh! non, non! Ces pensées
s'étaient succédées avec la
rapidité de l'éclair dans l'esprit de
Justine.
- Monsieur, répondit-elle d'une
voix ferme au médecin, je garderai mon mari:
Dieu qui me le rend dans cet état me donnera
bien la force de subvenir à nos
besoins.
Victor tendit à sa femme une main
brûlante.
- Comme il vous plaira, dit le docteur
en haussant les épaules, et il sortit
après avoir posé un premier
appareil.
Cette petite chambre était bien
triste, avec ce malade couché sur un mauvais
lit, avec ces pauvres enfants grelottant de froid,
avec cette femme dénuée de tout ! Eh
bien, dans le coeur de cette femme il y avait
de la
paix !
Son Sauveur invisible mais toujours présent
la fortifiait: Ne crains point, crois seulement,
(1)
lui
répétait-il. Appuie-toi sur ton Dieu,
marche avec foi; quand les mères
abandonneraient leurs enfants, moi je ne te
délaisserai point.
(2)
Et Justine
agenouillée pleurait, mais ses larmes
étaient sans amertume, elle entrevoyait le
bord des voies de Dieu,
(3)
elle se
rappelait que la douleur est un appel du Seigneur,
elle pressentait qu'un jour viendrait
peut-être, où cette terrible
soirée serait pour elle et pour Victor le
sujet d'éternelles actions de
grâces.
Dès le matin, Justine fit
demander Mme Dubois; la fidèle amie des
pauvres arriva, elle apporta des secours. Un
pasteur fut appelé auprès du malade;
ses entretiens avec Victor, les lectures de la
Bible, les prières qu'il faisait
auprès de lui, cette sympathie d'un homme
qui connaît par expérience les
affections de la famille, attiraient Victor
à l'Évangile en dissipant chez lui
beaucoup de préjugés, tandis qu'ils
fortifiaient Justine.
Fréquemment, le zèle de
celle-ci
l'entraînaittrop loin,
elle eût voulu faire entrer la foi, comme de
vive force, dans le coeur du malade; mais ses amis
modéraient cette ardeur dans ce qu'elle
avait d'outré, et Justine apprenait que tout
en travaillant sans relâche, il faut remettre
au bon plaisir de l'Éternel, même
l'accomplissement des désirs les plus
chrétiens.
Victor, surtout dans les premiers jours,
se montrait parfois impatient; il fallait à
chaque instant quitter, pour le servir, un travail
nécessaire à la subsistance de la
famille ; il fallait endurer des reproches
d'indifférence à l'instant même
où, succombant sous la fatigue que lui
causaient des nuits sans sommeil, des
journées surchargées d'occupations,
Justine pratiquait le plus absolu
dévouement. Il lui semblait par moments que
prières, méditations de la Parole de
Dieu, affection, rien n'agissait sur son mari, et
pourtant elle ne pouvait méconnaître
les grâces de Dieu.
Justine souffrait de cruelles
privations, il est vrai, mais ses enfants
avaient-ils été privés de
pain; les visites du médecin, les
remèdes, les soins avaient-ils manqué
à Victor?...
Justine déplorait des chutes
fréquentes, c'est encore vrai ; cependant,
avec l'aide du Seigneur,elle
triomphait de ses plus mauvais mouvements; la bonne
nouvelle du salut par grâce
pénétrait plus avant dans son
âme, elle commençait à jouir de
toute la liberté des enfants de
Dieu.
La chambrette était nue, sombre;
mais lorsque Justine répétait ces
paroles de la révélation : «
Dieu habitera son tabernacle avec les hommes, ils
seront son peuple et Dieu sera lui-même leur
Dieu, et il sera avec eux. Dieu essuiera toutes
larmes de leurs yeux, et la mort ne sera plus, et
il n'y aura plus ni deuil, ni cri, ni travail;
(4)
toutes les
gloires de l'éternité
resplendissaient dans son âme, et
revêtaient de leur éclat ces murs
désolés.
Sans doute, Victor était encore
loin de la vérité; tantôt
accablé par les remords, il n'avait ni la
force de chercher Dieu, ni celle de répondre
à ses appels; tantôt léger,
oublieux, rebelle, il échappait à sa
conscience et éteignait le Saint-Esprit.
Cependant, on ne pouvait méconnaître
une sensible amélioration dans son
âme. Il prenait souvent plaisir à lire
la Bible lui-même, il s'associait aux
prières qu'on prononçait près
de son lit, il se sentait plus heureux depuis qu'il
avait échappé à l'influence de ses
compagnons
de vice; enfin un respect profond, une tendre
reconnaissance pour Justine remplissaient son
coeur.
Les journées passaient vite, et
qui le croirait, doucement pour le malade comme
pour Justine.
Dès le matin, celle-ci nettoyait
la chambre, envoyait les enfants à
l'école; elle se mettait à l'ouvrage,
veillait aux soins que réclamait son mari,
écoutait les lectures qu'il lui faisait;
puis les enfants rentraient, montraient tout joyeux
les bons témoignages qu'ils avaient
reçus; Victor, qui s'était
proposé pour répétiteur,
faisait redire les leçons; on prenait un
repas bien modeste, et M. Jaquemin, dans ses bons
moments, s'écriait en riant qu'il ne voulait
pas guérir, qu'il n'était heureux et
sage que sous la tutelle de sa femme.
La convalescence approchait cependant;
lors. qu'elle arriva, lorsque le docteur fixa le
jour où Victor pourrait reprendre son
travail, le regret, la crainte émurent le
coeur des deux époux. Victor avait peur de
lui, Justine ne pouvait dire adieu sans un
serrement de coeur, à ce temps où
pour la première fois elle avait
goûté quelques-unes des joies de
l'union chrétienne ; elle frémissait
à lapensée des
pièges qui attendaient Victor; mais elle
avait appris à connaître la
fidélité du Seigneur, et, bien que
troublée, elle lui abandonna pleine de
confiance, la souveraine direction de cette
âme.
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