La famille Maillard va nous occuper maintenant.
Les deux époux continuaient à
pratiquer ce qu'ils appelaient leur philosophie.
Rose jouissait des plaisirs de la vie, riait,
jasait, dansait, faisait grande toilette et grande
chère; Charles buvait de son mieux tout en
débitant sa marchandise; les enfants
grandissaient dans le mépris du devoir; le
nom de Dieu n'était prononcé dans la
maison que lorsqu'il entrait dans quelque
blasphème. Avec tout cela, le ménage
prospérait rapidement, et Louise Latour
s'étonnait de voir tant de
bénédictions extérieures
répandues sur des gens qui se
déclaraient les ennemis du Seigneur; tandis
qu'Antoine, plus expérimenté, plus
confiant dans la sagesse des voies
deDieu qu'il avait mieux
approfondies, répondait aux exclamations de
Louise par ces mots . « Ne te dépite
point à cause des méchants, ne sois
point jalouse de ceux qui s'adonnent à la
perversité; car ils seront soudainement
retranchés comme le foin, et se faneront
comme l'herbe verte. »
(1)
L'accord qui régnait entre Rose
et son mari n'était pas l'union
chrétienne, cette union pleine de paix,
pleine de bons fruits qui a pour but la
sanctification des âmes, et que chaque
circonstance fait avancer vers ce but. Sans que ce
fût l'effet d'une détermination
positive, Rose et Charles s'associaient dans le mal
et pour le mal. Leurs entre. tiens roulaient sur
les défauts du prochain, sur les scandales
de l'arrondissement, sur les dupes à faire,
sur les vengeances à tirer de tel ou tel.
Charles avait-il querelle avec un habitant du
village ; Rose, au lieu de l'apaiser, excitait son
orgueil, exagérait les torts de son
adversaire, engageait son mari à ne pas se
laisser marcher sur le pied; et lorsque par ses
soins une haine positive naissait de cette
fâcherie qui d'elle-même se serait
dissipée, elle en ressentait un plaisir que
nousappellerons diabolique,
bien qu'il soit très-général.
S'agissait-il d'un marché
à conclure? Rose réchauffait dans le
coeur de son mari le désir des gains
illicites ; ils cherchaient ensemble le moyen de
tromper l'acheteur, de tromper le vendeur, et
riaient après de la sottise du mais qui les
avait crus sur parole.
« La vengeance m'appartient ; je la
rendrai, dit l'Éternel. »
(2)
Dieu, qui souvent laisse
prospérer le méchant sur cette terre,
et qui attend au grand jour de la
rétribution pour faire justice, Dieu
appesantit sa main sur les époux Maillard.
Il permit que Charles et Rose, embarrassés
dans leurs propres filets, devinssent à leur
tour la risée du village.
Charles avait exploité les vices
du prochain; il avait fait de l'ivrognerie des
autres son grand moyen de gain
déshonnête : on se servit contre lui
des mêmes armes.
C'était la foire à
Saint-Agrève ; Charles, occupé
à boire ou à faire boire, cherchait
comme d'ordinaire à friponner quelque
campagnard, quelque forain benêt ou
crédule, lorsqu'un de ces
hommesà industrie
équivoque, à spéculations
hasardées, toujours en quête de
capitaux et de sois qui les leur donnent, entra
dans le cabaret et s'assit auprès d'une
table solitaire.
Maillard, que cet individu guettait et
se ménageait depuis longtemps, Maillard
avait, à plusieurs reprises, conclu avec lui
de petits marchés assez avantageux; de plus,
il subissait dans toute son étendue le
prestige des airs capables du menteur babil de
notre chercheur de dupes; Rose de l'accueillir par
conséquent comme il convenait pour un
personnage si huppé; Charles d'accourir,
d'apporter force bouteilles du meilleur vin, et de
tenir fidèle compagnie à M.
Lenoble.
On but, on but beaucoup; Lenoble moins
que Charles, auquel il versait toujours double
ration.
Lorsque le moment de la' confiance fut
arrivé : ce moment où l'ivrogne qui a
perdu tout pouvoir de juger sainement, devient le
jouet de qui veut se rire ou se servir de lui; ce
moment où il jure une tendresse
éternelle à celui qu'après
deux ou trois bouteilles de plus, il assommera pour
la moindre plaisanterie; quand cet instant, premier
degré de l'abrutissement, fut arrivé,
le chercheur de dupes se rapprocha de Charles, et
à demi-voix lui demanda s'il était
vraiment son ami.
Charles répondit par une
énergique protestation.
- Je l'ai toujours pensé, reprit
Lenoble, et c'est pour cela que je vous ai choisi,
vous entre tous les habitants de ce bourg, pour
vous associer à une entreprise qui, si elle
réussit, vous fera tout simplement rouler
carrosse, vous fournira de quoi acheter le
château, envoyer votre fils à Paris et
marier votre fille à un pair de
France!
Charles faillit renverser la
table.
- Doucement, doucement, le succès
de l'affaire dépend de votre silence! Et
Lenoble, se penchant vers Maillard, entra dans
l'explication très-embrouillée d'une
opération qui n'existait que dans son
cerveau.
Charles écoutait de toutes ses
oreilles, ne saisissait qu'à moitié
les raisonnements de Lenoble et ne comprenait rien
du tout à l'ensemble de l'affaire en
question, si ce n'est qu'il s'agissait de millions
à gagner dans l'avenir, et pour le
présent, d'une dizaine de mille francs
à débourser.
- Dix mille francs ! disait Lenoble; la
bagatelle de dix mille francs! Mon ami, vous
concevez bien que je les aurai demain si je les
veux. Dix mille, vingt mille, cinquante mille, cent
mille! Mais d'un côté mes capitaux
sont engagés et il me
fâcherait de les
déplacer; de l'autre .... de l'autre,
franchement j'aurais regret à faire la
fortune d'un Pierre Lacroix, par exemple, qui
mettait avant-hier son avoir entier à ma
disposition; d'un Jean Pibert, qui depuis
tantôt six mois me presse de le faire entrer
pour une part dans mes spéculations. L'un
est un niais vous le savez, père Maillard;
l'autre est un pince-maille - je ne veux rien avoir
à traiter avec ces gens-là. Mais
vous, Maillard, vous êtes un bon
garçon, avec ça un homme d'esprit, un
gaillard à qui on ne ferait pas prendre des
vessies pour des lanternes; j'ai dit : voilà
ce que je cherche ; et vous le voyez, je viens
à vous.
- Il vous faut donc de l'argent?
balbutia Charles, hébété par
le vin.
- De l'argent!.... à moi !....
Qui vous parle d'argent? est-ce que j'ai besoin
d'argent, moi !... Maillard, il me faut plus que
ça, beaucoup plus que ça! il me faut
l'appui de votre nom. Hein ! camarade ! c'est joli
un nom qui rapporte des centaines, dés
milliers de mille francs !
-Oui, c'est joli ! bégaya
Charles, en jurant pour se prouver à
lui-même la lucidité de ses
idées et la force de sa
volonté.
- Vous êtes de mon avis! reprit
Lenoble ; dans ce cas pourquoi ne terminerions-nous
pas cette petite affaire
aujourd'hui?.... aujourd'hui nous vivons, demain
qui sait? Aujourd'hui la fortune frappe à
votre porte, demain sa roue aura
tourné.
- Sa roue aura tourné,
répéta Charles en regardant Lenoble
avec de gros yeux ronds.
- Je vois avec plaisir que nous pensons
exactement de même. Eh bien, lisez-moi
ça, camarade, lisez-moi ça
attentivement et signez, bien entendu si le coeur
vous en dit.
- Pas besoin de lire, pas besoin de
lire! murmura Charles en se levant et en
trébuchant; donnez !
- Ah! par exemple! croyez-vous donc que,
je veuille vous prendre en traître? lisez,
mon garçon, lisez; je n'accepte votre
signature qu'à cette condition.
Charles parcourut plusieurs fois le
papier d'un oeil stupide ; la feuille était
timbrée et contenait, écrite de la
main de Lenoble, la formule ordinaire d'un
engagement à le cautionner.
- C'est.... c'est un cautionnement que
vous voulez?
- Un cautionnement!... oui, et non;
encore ce n'est pas cela; tenez, jamais je ne vous
ai vu la tête si dure, père Maillard.
Vos dix mille francs ! mais il y a cent à
parier contre un que je ne vous les demanderai pas;
ce que je veux, c'est une sécurité
pour quelques jours; ce que je vous offre, c'est
une part dans la plus belle spéculation du
monde; dans une spéculation que je voudrais
bien pouvoir faire tout seul !...
Et mais.., poursuivit Lenoble en se
frappant le front, pourquoi pas!.... Si je vendais
mes actions de la Compagnie des aciers fusibles...
! si je retirais les cinq mille francs que j'ai
chez Romant..! ou encore si je mettais là
les six mille que m'a rapporté ma
dernière affaire... ! C'est clair! - et
Lenoble fit mine de se lever. - J'ai plus qu'il ne
me faut! Camarade, je ne vous presse pas, ce sera
pour une autre fois.
- Venez, venez par ici ! dit Charles,
qui au travers de son ivresse avait assez suivi le
raisonnement du rusé compère, pour
comprendre que l'occasion était belle et
qu'il en fallait profiter, Venez! Il se dirigea en
chancelant vers une chambre voisine. Femme, de
l'encre, une plume, vite!
- Chut !.... chut!.... ne mettons pas
les femmes dans nos secrets, se hâta de dire
Lenoble à voix basse. Il sortit de sa poche
tout ce qu'il fallait pour écrire, et quand
Rose arriva, Lenoble glissait dans son portefeuille
le cautionnement bien et dûment
signé.
La figure avinée de Charles, le
rire sournois du fripon, cette feuille de papier
qu'il cachait précipitamment, tout cela jeta
quelque soupçon dans l'esprit de Rose. Elle
interrogea son mari; il ne lui répondit que
par un éclat de rire accompagné de
ces mots. Rose, tu rouleras carrosse ! Elle se
tourna vers Lenoble; celui-ci tirant son chapeau la
salua profondément, et sortit en
disant
- Votre mari, Madame, vient de conclure
une affaire... dont on parlera.
On appelait, on criait de tous
côtés dans le cabaret; Rose, mal
rassurée par la phrase ambiguë de
Lenoble, devait répondre à tous et
servir chacun; toute la journée, une partie
de la nuit passa de la sorte.
Le lendemain, Charles
éveillé de bonne heure, de bonne
heure aussi rappela ses souvenirs. Peu à peu
la scène de la veille sortit du brouillard
où la tenait ensevelie un reste d'ivresse.
La spéculation lui parut moins sûre;
mais quand il en vint à cette certitude
qu'il avait signé un cautionnement de dix
mille francs; dix mille francs ! la presque
totalité de son avoir.... il poussa un cri,
sauta sur ses habits, s'en revêtit sans
répondre un mot aux questions de Rose et
courut à l'auberge où logeait
Lenoble. Lenoble était parti depuis quinze
heures aumoins, et l'on ne
savait quelle route il avait prise.
Charles s'efforça de dissimuler
les inquiétudes qui le dévoraient; un
instant il pensa à poursuivre Lenoble....
mais où le trouver!... comment lui faire
rendre l'engagement?... et puis, qui sait,
peut-être l'affaire était-elle bonne
!... Lenoble ne lui avait-il-pas déjà
procuré le gain de quelques sommes,
légères à la
vérité!.... Quoi qu'il en soit, la
physionomie de Maillard resta sombre et son esprit
fortement préoccupé.
Rose, excitée encore plus par la
curiosité que par une affectueuse
sollicitude, poursuivait Charles de ses
interrogations. Le christianisme ne lui avait pas
appris que si le coeur de la femme doit être
sans secret pour un mari, le devoir de la
soumission conjugale s'oppose à ce qu'elle
force par violence, à ce qu'elle ouvre par
finesse les portes que celui-ci ferme devant
elle.
Plus Charles lui opposait de refus plus
elle redoublait d'instances. Après deux
semaines de persécutions et de querelles,
Charles avoua tout. On comprend quel orage
éclata.
Le silence sur cette affaire importait
aux intérêts du ménage.
- Tu le sais, dit Charles, j'ai
moi-même emprunté de l'argent à
droite et à gauche; si l'on apprend mon
étourderie
on s'effraiera. Je suis sûr de ne rien perdre
avec Lenoble, j'ai la conviction que l'affaire est
magnifique, mais....
Ici Rose recommença à
injurier son mari.
- Parle! dit Charles en la saisissant
par le bras; parle! et Jean, Pierre,
François viendront me redemander, celui-ci
les vingt louis, cet autre les cinquante que je
leur dois.... on me croira perdu, notre cabaret se
videra, nous deviendrons la fable de tout le
village!.... Tu m'entends; fais comme il te plaira.
Veux-tu nous réduire à la
misère, veux-tu servir de risée
à tes voisines, va, parle; je te le
répète, parle!
Rose entendait, Rose comprenait, mais la
passion de jaser, mais le besoin de blâmer
son mari, de se faire plaindre, de criailler, de
débiter des nouvelles; tout cela,
caché sous le prétexte de prendre des
informations sur Lenoble, de s'assurer de la bonne
volonté des créanciers de Charles,
tout cela délia peu à peu sa langue.
Quant au respect qu'une femme doit aux ordres de
son mari, il y avait longtemps que pour Rose de
tels préjugés n'existaient
plus.
Elle parla donc : elle dit un mot, puis
deux, puis les voisins l'interrogèrent, se
répétèrent les uns aux autres
ce qu'ils tiraient d'elle, et
bientôtils surent
l'histoire entière. La sottise de Charles,
sa folie fournirent le sujet de toutes les
conversations, ses créanciers
l'assiégèrent, il fallut payer; le
bruit de sa ruine se répandit, on refusa
d'approvisionner ses caves, le cabaret perdit ses
chalands; ce n'était rien : deux mois ne
s'écoulèrent pas que Lenoble fit
faillite et prit la fuite avec une bourse bien
garnie. Charles l'avait cautionné pour dix
mille francs, il fallut les trouver; les gens de
loi arrivèrent, saisirent la maison, le
terrain, les meubles, le peu d'argent qui restait;
et ce ménage dont le bonheur, dont l'union
avaient fait l'admiration des habitants de
Saint-Agrève, leur offrit alors un spectacle
hideux.
Exaspérée par son malheur,
animée par ceux qu'elle avait pris pour
confidents de ses griefs contre Maillard, Rose ne
trouvait de soulagement que dans l'injure. Abaisser
son mari aux yeux des autres, le livrer aux
moqueries, exciter ses enfants contre lui,
blasphémer la Providence, le sort, comme
elle disait, c'était là tout ce
qu'elle savait faire.
Charles, hors de lui, répondait
par de la violence aux emportements de sa femme,
aux impertinences de ses enfants ; puis, à
l'aide des quelques sous qu'il gagnait par un rare
travail ou qu'il dérobait à
Rose, il allait chercher dans une abrutissante
ivresse l'oubli de ses fautes et de ses
chagrins.
Que leur restait-il à ces
infortunés, maintenant que la
prospérité les avait
abandonnés? Leur affection !.... Elle
s'était brisée au premier choc de
l'épreuve, comme se brise tout sentiment qui
ne puise sa force que dans notre
égoïsme. Leur philosophie ?.... Elle
les avait laissé dès le jour
où ils lui avaient demandé autre
chose que les préceptes impuissants d'une
morale relâchée.
Plus rien n'était debout autour
d'eux, plus rien que la pensée d'un Dieu
juste, d'un Dieu vengeur, du Dieu dont ils avaient
méprisé les appels, violé les
commandements; et cette pensée qui,
lorsqu'il s'y arrêtait, frappait Charles de
stupeur, soulevait au contraire de pires
révoltes chez Rose.
Les consolations religieuses que lui
portait Louise Latour lui semblaient autant
d'accusations; elles tombaient sur sa conscience
comme de l'huile bouillante sur une blessure
ouverte ; elle les repoussait avec colère.
Les consolations humaines? elle y lisait
l'orgueilleuse pitié, la secrète joie
que cause notre abaissement aux amis mondains; son
amour-propre en souffrait horriblement.
L'amitié de Charles? elle la
détruisait à plaisir, trouvant une infernale
joie
à l'exaspérer par la violence, par la
continuité de ses récriminations.
L'affection de ses enfants? de bonne heure ils
avaient appris à se montrer
égoïstes, audacieux, rebelles, et les
leçons qu'ils recevaient à cette
heure fructifiaient avec une effrayante
rapidité.
Les voisins s'étonnaient de
découvrir chez Rose, chez Charles, des
défauts qu'ils ne leur avaient jamais
connus. Le malheur les a rendus méchants,
disaient-ils. Non, le malheur ne les avait pas
rendus méchants; le malheur, en
déchirant l'enveloppe qui recouvrait leur
coeur mauvais, avait manifesté leur
péché; il ne l'avait pas
créé.
Lorsque Maillard et sa femme,
plongés dans l'indigence, expulsés de
leur maison, réduits à s'abriter sous
une masure, n'eurent plus pour ressource que leur
travail, travail auquel une vie, mal
réglée et de longues, habitudes
d'oisiveté ne les préparaient
guère ; chacun applaudit à leur
chute, Antoine et Louise Latour seuls
pleurèrent sur eux et tentèrent de
leur porter des secours qu'ils refusaient
orgueilleusement d'ordinaire, qu'ils acceptaient
avec fierté, avec aigreur, toutes les fois
que le besoin les pressait.
Le mal continua chez eux à
enfanter le mal;leurs seuls
plaisirs furent les horribles plaisirs de
l'emportement, de l'ivresse... Ces insensés
avaient bâti l'édifice de leur
affection, de leur bonheur, sur le sable; la pluie,
les vents se déchaînaient, et la ruine
en était grande.
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