Durant toute la soirée Justine avait
attendu son mari; la nuit s'était
écoulée sans que Victor eût
paru. De bon matin Justine mit son ménage en
ordre, envoya ses enfants à l'école;
puis, tremblant à la pensée de l'aveu
qu'elle avait à faire, elle se reprit
à lire et à prier, car elle avait
besoin de force.
- Cette confidence n'est-elle pas
inutile? murmurait le tentateur; ne peux-tu rompre
avec le mal sans raconter la faute à Victor,
à Victor déjà prévenu
contre toi?
- Si tu bâtis sur le sable du
mensonge, disait à son tour la conscience,
ton édifice croulera ; ne te séduis
pas toi-même, tu ne peux cacher quelque chose
à ton mari sans être obligée
pour garder ton secret d'entasser détours
sur détours. Tu commences une nouvelle vie,
jette arrière de toi le vieux levain du
péché.
- Avoue donc, reprenait avec plus de
force le tentateur; avoue, et Victor te
méprisera; il te croira plus coupable que tu
ne l'es, il éclatera en transports de
fureur, il te chassera peut-être.... ou bien
il se rira de toi, de tes scrupules, et au lieu de
l'appui que tu en attends, tu ne trouveras chez lui
que moquerie et que dégradation.
- Laisse à Dieu l'issue de cette
affaire, répondait la conscience; toi, ne te
préoccupe que d'une chose, de
l'accomplissement de ton devoir. Ton mari le
méprisera! eh bien cette humiliation que tu
mérites ne restera sans
bénédiction ni pour ton âme ni
pour la sienne. Au travers de son emportement,
Victor sentira que cet aveu est dicté par un
sentiment dont il ne se rendra pas compte
peut-être, qu'il ne comprendra pas, mais qui
tôt ou tard le fera réfléchir
à salut. Ici comme partout la
vérité produira ses
fruits.
- Et tu auras la force de faire une
telle confession, s'écriait le tentateur; tu
pourras affronter cette honte; tu diras à
Victor, qu'au moment où la lui reprochais
ses désordres, ses
infidélités.... toi, tu
écoutais l'adultère amour de son ami
1 tu lui diras qu'à cette heure encore tu es
si faible, que tu as peur de revoir cet
homme!
- Tu obéiras au Seigneur,
répliquait avec énergie la
conscience, et le Seigneur ne t'abandonnera pas. Tu
parleras simplement, sobrement, comme en sa
présence; tu rougiras, C'est vrai; tu auras
de l'angoisse, mais le Seigneur fera descendre sur
toi la fortifiante rosée du Saint-Esprit et
tu seras consolée. Écoute la Parole
de ton Dieu : « Quoi qu'il eut soit, mon
âme se repose en l'Éternel; c'est de
Lui que vient ma délivrance. Quoi qu'il en
soit, il est mon rocher et ma délivrance, ma
haute retraite; je ne serai pas entièrement
ébranlé. »
(1)
En ce moment la clef tourna dans la
serrure; Victor entra brusquement. Il avait
passé le jour précédent et la
nuit dans la débauche, il éprouvait
ce malaise, ce dégoût
qu'amènent les désordres ; il
s'attendait à une scène de la part de
sa femme,en montant
l'escalier il s'était préparé
à porter la guerre dans le camp
ennemi.
- Qu'est-ce que tu fais là?
dit-il à Justine courbée sur sa Bible
; quelles sornettes lis-tu là? où est
mon déjeuner? hum !.... pas
préparé!.... et les enfants, que
font-ils?
Justine se leva les yeux humides, le
coeur gonflé, posa sur la table un morceau
de pain, une assiette de soupe, et répondit
doucement
- Les enfants sont à
l'école.
- Eh bien, eh bien ! qu'est-ce que tu as
donc? demanda Victor, qui, remarquant les yeux
rougis de Justine, se défendait contre un
mouvement de pitié et de remords. Est-ce que
tu vas pleurer? je t'en avertis, cela ne prendra
pas!... colère, reproches, pleurnicheries de
femme, je m'en soucie comme de ça ! Et il
fit un geste de dédain.
- Victor, reprit après un instant
de silence Justine, dont la voix tremblait; je
pleure parce que je me sens coupable envers Dieu et
envers toi.
Victor regarda fixement sa femme, comme
s'il n'avait pas bien entendu.
- Depuis longtemps je marche dans un
mauvais chemin; je ne suis ni pour toi ni pour mes
enfants ce que je devrais être.... En outre,
Victor,(et ici la voix de
Justine devint plus faible et plus tremblante),
j'ai une grave faute à te confesser : je me
suis laissée entraîner à
écouter un homme qui s'efforçait de
me séduire. Sans la grâce de Dieu
j'aurais succombé !
Victor se leva brusquement ; un tel
aveu, ce repentir, cette humilité, tout cela
lui paraissait un rêve! Justine
était-elle plus coupable qu'elle ne le
disait; n'y avait-il au fond de cet acte si
étrange qu'un caprice, qu'une
comédie; ces questions se pressaient dans sa
tête et en chassaient les dernières
traces du désordre de la nuit.
- Justine.... voyons, ceci est
sérieux, dit-il toujours brusque, mais sans
violence. As-tu manqué à tes
engagements?
- Non, murmura Justine; mon âme
seule s'est égarée.
- Alors, reprit Jaquemin, que cette
délicatesse de conscience troublait plus
qu'un reproche; pourquoi viens-tu me corner les
oreilles d'infidélité.... de
séduction.... de je ne sais quoi?... Tu as
écouté un drôle.... cela ne
t'arrivera plus, voilà tout! Tu te
fâches quelquefois, moi aussi. D'ailleurs
moi.... moi.... quoique les obligations d'un homme
ne soient pas les obligations d'une femme, je ne
suis pas blanc comme neigenon
plus. Bah!... il faut se passer quelque chose! -
J'ai beaucoup souffert pour t'avouer ma faute,
reprit Justine sérieuse et humble; mais si
je te l'avais cachée, Victor, j'aurais
menti.... et je veux être vraie ; d'ailleurs
j'ai besoin de toi pour revenir au bien.
Cette parole tomba sur le coeur de
Victor; il se détourna pour ne pas laisser
voir son trouble.
- À quoi puis-je le servir, moi ?
reprit-il d'un ton bourru.
- Ah ! si tu voulais, Victor!
Quelques minutes
s'écoulèrent.
- Je connais l'homme qui t'a
parlé! s'écria tout-à-coup
Victor, qui s'efforçait d'échapper
à son émotion ; c'est ce freluquet de
Leblanc. Va, son compte est bon ! Et Jaquemin
releva ses manches d'un air significatif.
- Victor, dit Justine avec calme; ne me
livre pas à la risée de cet homme, de
ses compagnons ; rompons toutes relations avec lui,
mais tenons ceci secret, notre honneur en
dépend.
- Elle aura donc toujours raison, cette
petite femme, s'écria Victor.
- Tu me pardonnes? reprit
sérieusement Justine; tu m'aideras, tu me
permettras de servir le
Seigneur?
Victor interrompit sa femme en
l'embrassant.
Justine aurait bien voulu que son mari
lui laissât le temps d'expliquer ce qui
s'était passé en elle, de raconter
comment Dieu dans sa miséricorde l'avait
mise en présence de son péché;
elle aurait désiré que cette
confession eût quelque chose de plus
solennel, car elle devait servir de point de
départ à une nouvelle vie; la
facilité même avec laquelle Victor
avait pardonné l'affligeait; elle sentait
là plus de légèreté que
d'affection peut-être. Mais Victor, que la
crainte de se laisser gagner par les religieuses
émotions de sa femme tenait en garde, Victor
sortit presque immédiatement, en
déclarant qu'il allait travailler comme un
nègre, et que cette semaine pas un sou ne
prendrait d'autre chemin que celui de la bourse du
boulanger ou du propriétaire, auquel on
devait deux termes.
Justine, lorsqu'il l'eut quittée,
se jeta à genoux pour remercier le Seigneur.
Son coeur était déchargé d'un
poids immense; après tant de mois
passés dans les tourments d'une mauvaise
conscience, elle respirait avec délices cet
air de liberté, de vérité qui
circulait autour d'elle. Plus de tromperies, plus
de précautions pour cacher son
péché, plus les agitations de
l'entraînementau mal;
la sérénité revenait avec la
grâce de Christ, et cette joie intime que
produit tout sacrifice offert à Jésus
inondait son coeur.
Justine, il est vrai, prévoyait
de rudes combats; elle était par moments
comme écrasée par ses fautes, par
moments le tentateur rôdait autour d'elle et
lui présentait de mauvais souvenirs.
Cependant, au travers de ces obscurités elle
sentait la main du Seigneur, elle se savait
soutenue par ce bras éternellement
fidèle, elle était résolue
à marcher d'un coeur droit, et ce coeur elle
le demandait à Dieu qui ne le refuse
jamais.
Les discours agissant peu sur Victor,
Justine résolut de lui parler par sa
conduite; elle chercha de l'ouvrage, en trouva non
sans peine et s'appliqua au travail avec diligence.
Sa petite chambre fut nettoyée chaque jour,
et les enfants suivirent l'école avec
régularité. Pendant quelque temps
Victor apporta tout l'argent qu'il gagnait; Justine
ne le dépensa qu'avec la plus stricte
économie, mais bientôt, hélas !
Jaquemin, fatigué de sagesse,
recommença le même train de vie, avec
cette différence toutefois qu'il se sentait
moins indépendant que
l'étourdissement n'était pas complet
et qu'au milieu même de la dissipation, des
pensées sérieuses lui arrivaient
tout-à-coup et
secramponnaient à son
âme pour ne la plus quitter.
Justine ne lui adressait pas de
reproches et c'est ce qui le fâchait, Si elle
avait grondé, il se serait emporté;
ils auraient été quittes, il le
croyait du moins; mais cette tristesse douce, mais
ce silence, voilà qui tenait son coeur
inquiet et troublé.
Quelque tard qu'il rentrât le
soir, il trouvait Justine à l'ouvrage ;
parfois elle lisait dans sa Bible; elle lui
demandait alors s'il voulait écouter
quelques lignes. Lorsqu'il répondait un non
brusque, elle se taisait; s'il consentait, elle
commençait avec un sourire de bonheur et
choisissait des passages tantôt si tendres,
tantôt si énergiques, que le
lendemain, que les jours d'après ces paroles
poursuivaient Victor, le reprenaient, le
séparaient de ses compagnons de
débauche, le ramenaient à l'atelier,
le dominaient avec plus d'autorité que
n'eût pu faire un roi.
Les enfants de Justine jadis
désobéissants, batailleurs,
ignorants, malpropres, avaient eux aussi subi un
commencement de transformation. Ils revenaient de
l'école l'air heureux, sachant par coeur
quelques beaux cantiques, lisant avec
facilité de petites histoires touchantes et
instructives que leur prêtait l'instituteur.
Leur père trouvaitchez
eux plus de déférence, et quand une
impertinence leur échappait, quand le
péché reprenait le dessus, la douceur
ferme de leur mère en triomphait presque
toujours.
La misère était grande
dans le ménage; cependant au moyen de
beaucoup de privations et de beaucoup de travail,
Justine était parvenue à retirer du
Mont-de-Piété deux couvertures, un
matelas pour ses enfants, un pantalon chaud pour
son mari; grâce à son activité,
à son économie, aux bontés de
Mme de Mallens, le pain n'avait pas encore
manqué.
Il ne faut pas s'imaginer, pourtant, que
Mme Jaquemin fût tout d'un coup devenue
parfaite. Non; si au lieu d'éclater en
reproches contre Victor, elle parvenait presque
habituellement à lui présenter un
visage calme, il y avait des moments où la
tentation, revenant plus forte, trouvait son coeur
bien faible. Lorsqu'après une ou deux
semaines d'oisiveté, son mari rentrait la
bourse vide, exigent, colère, le premier
mouvement de Justine la portait à le
recevoir avec des paroles piquantes, et ce premier
mouvement n'était pas toujours
réprimé
Justine avait rompu avec ses anciennes
habitudes de frivolité; demandant
l'énergie à Dieu,
elleavait renoncé au
travail du Dimanche, elle se couchait plus tard le
samedi, elle se levait plus tôt le lundi, et
regagnait ainsi une partie du temps perdu.
Là-dessus, Victor la laissait libre; mais un
jour que, désireux d'effacer quelques torts,
il l'avait invitée à l'accompagner au
spectacle, Justine, qui comprenait le danger de ce
plaisir, s'y était refusée. Pauvre,
femme ! elle avait eu de grandes luttes à
soutenir; d'abord contre elle-même; toutes
ses passions s'étaient
réveillées, toutes s'étaient
armées de raisons supérieures: il ne
fallait pas faire du rigorisme à propos de
tout; il ne fallait pas froisser inutilement son
mari; il valait mieux, partager avec lui le danger
que de l'y exposer et puis contre Victor; Victor
s'était indigné, il s'était
blessé; elle aussi s'était
irritée et froissée; elle avait
défendu la vérité au moyen de
l'orgueil; elle avait triomphé par de
mauvaises armes, et Victor était parti
exaspéré.
On comprend quels remords
assiégeaient Justine après de telles
chutes; elle s'abaissait devant le Seigneur; elle
demandait pardon à Victor, et Victor ne
pouvait se défendre d'un certain
attendrissement.
Les rapports de ses enfants avec leur
père étaient un sujet de souci pour
Justine. Longtemps
elles'était
demandé si le silence absolu qu'elle gardait
sur les écarts de Victor, si le support dont
elle usait envers lui ne fausseraient pas les
idées qu'ils se faisaient du bien et du mal;
si, lorsqu'il les caressait au moment où
elle venait de les châtier; si, lorsque
devant eux il tenait des propos légers; si,
lorsqu'il leur permettait un plaisir
défendu; ce n'était pas le cas de
sévir fortement, de blâmer, de
contredire, de séparer sa cause de celle de
son mari. Mais la lecture de la Bible, mais la
prière lui avaient bientôt appris que
condamner Victor, que s'opposer ouvertement
à lui, c'eût été donner
aux enfants le scandale de la division entre leurs
parents, c'eût été leur
enseigner à juger, à mépriser
celui de qui Dieu a dit : « Honore-le. »
(2)
Bientôt l'expérience lui
montra que son exemple était la plus
éloquente des leçons, que son silence
suffisait pour mettre les enfants en garde contre
de certaines séductions, et que son
obéissance envers Victor, loin d'affaiblir
son autorité maternelle, la relevait au
contraire.
Nous le répétons, ces
progrès s'accomplissaient à travers
beaucoup de faiblesses, et, s'ils étaient
frappants pour Mme Dubois, qui ne voyait que de
loin en loin le pauvre ménage, ils
étaient presque insensibles pour Justine,
qui cheminait péniblement au milieu des
difficultés que lui amenait chaque
journée.
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