Peu de jours après le mariage de Justine,
Mme Dubois reçut de Louise Latour la lettre
que voici.
Madame,
J'ai besoin de vous écrire pour
vous raconter les grâces que Dieu m'a faites,
pour vous dire aussi le chagrin qu'Il a
trouvé bon de m'envoyer.
Il nous a retiré notre Benjamin,
notre petit Paul.
Chère Madame, cette jolie
tête blonde, ce beau visage, cet enfant
bien-aimé, tout cela est couché dans
un cercueil; mais son âme précieuse
habite vers le Sauveur. Il nous le rendra
bientôt.
Chère Madame, nous savions
Antoine et moi que nous aurions des afflictions
dans ce monde; nous sentions la
nécessité de nous y préparer
d'avance, Que de fois nous avons causé
ensemble de la séparation. Nous cherchions
à remettre au Seigneur la vie de nos chers
petits, et ces sujets d'entretien, que d'autres
trouveraient bien tristes, dont il semble inutile
de s'occuper quand on est heureux, avaient un grand
intérêt pour nous. lis nous
apprenaient toute l'étendue de notre
faiblesse, ils nous montraient l'idolâtrie
qui se glisse dans nos affections, ils nous
portaient à demander plus ardemment les
secours du Saint-Esprit; et puis ils nous faisaient
sentir le prix des biens que Dieu nous prête.
Lorsque j'étais chagrine, lorsque
l'arrangement de ma vie me déplaisait, quand
je regrettais une certaine indépendance,
quand je souffrais de certaines privations.... la
pensée que tout ce que je possédais
pouvait m'être redemandé d'un moment
à l'autre, me faisait vite repentir de mon
ingratitude.
Malgré cette préparation,
l'arrivée de l'épreuve m'a
étonnée, m'a presque
scandalisée Que serais-je devenue si j'avais
marché à sa rencontre avec ma
légèreté naturelle, avec ma
folle confiance en
moi!
Notre Paul est tombé malade il y
a quatre semaines. Antoine avait appelé le
médecin dès le premier instant. Nous
l'avons prié de nous dire la
vérité; il a regardé Antoine,
puis moi, et comme il nous voyait calmes il nous a
déclaré que l'enfant, selon toute
probabilité était frappé
à mort.
Je me croyais forte, chère
Madame, je me croyais pleine de foi; ce mot a
déchiré comme un voile devant mes
yeux, mon coeur s'est serré.... il s'est
révolté.
Après le départ du
médecin, Antoine s'est mis à genoux
auprès du petit lit de mon enfant; moi je ne
le pouvais pas, je me sentais en guerre avec Dieu :
Dieu voulait mon trésor.... je ne voulais
pas le lui rendre. Antoine a prié haut,
prié pour l'enfant, prié pour moi;
mais toutes les fois qu'il disait : ta
volonté soit faite, je murmurais non, non.
Il me semblait mauvais père. Chère
Madame, Dieu ne m'a pas foudroyée dans ma
rébellion; Dieu m'a regardée avec
amour. Le soir, Paul semblait un peu mieux, ses
yeux s'étaient ranimés, il avait
dormi une demi-heure. Le médecin disait :
Peut-être me suis-je trompé....
peut-être n'est-ce qu'une crise nerveuse.
Alors, oh! alors, chère Madame, tout a
changé; les compassions de l'Éternel
ont pénétré mon âme,
comme une pluie chaude et fine pénètre la
terre et l'amollit; j'ai senti la main de Dieu qui
me conduisait par ses sentiers. Il y avait des
moments où je tremblais, où je ne
pouvais avancer, mais cette main était
toujours là, ferme, secourable; elle
m'attirait doucement, et je marchais, je marchais
sans murmurer vers la séparation.
Antoine soignait notre enfant, le coeur
navré, mais toujours paisible, toujours
soumis. Nous disions ensemble : Seigneur, avec
l'épreuve, donne-nous la force... donne-nous
surtout de confesser ton nom jusqu'à la
fin... que par notre lâcheté, nuits ne
fassions pas de tort à ton Évangile
!» et le Seigneur nous a
exaucés.
Ma belle-mère, dont Paul
était aussi l'idole, s'abandonnait à
un désespoir violent. Quand nous nous
efforcions de l'apaiser, de lui montrer Christ,
sauveur de notre enfant, se tenant, près de
lui, près de nous, près d'elle, elle
nous accusait de ne pas aimer notre fils. Les
fruits de l'idolâtrie sont les mêmes
dans tous les coeurs. Eh bien! la douceur d'Antoine
envers elle, la sollicitude résignée
qu'il a montrée pour son enfant, le courage
que Dieu m'a donné dans sa
miséricorde, tout cela à
frappé ma belle-mère. Mais le
Seigneur s'est servi de notre Paul pour lui
adresser une invitationplus
pressante. Toutes les fois que nous nous
approchions de lui : « Fais la prière,
» disait-il de sa faible voix; et lorsque son
père et moi, tour à tour, nous
demandions au bon Jésus de le bénir,
lorsqu'Antoine disait : « Mon Dieu,
reçois le petit Paul dans tes belles
demeures! », le visage pâle de notre
enfant s'éclairait de joie; il souriait, il
murmurait: « J'aime Jésus. » Alors
ma belle-mère pleurait; mais ses larmes
n'étaient plus des larmes de
révolte.
Enfin, le dernier jour est arrivé
Antoine m'a dit : « Louise, il faut le rendre!
» Je n'ai pu répondre, mais je ne me
défendais plus contre la volonté de
Dieu.
L'agonie était douce. Nous
restions agenouillés. On voyait les
progrès de la mort, on voyait clairement
aussi les progrès de la vie
éternelle, qui répandait sur cette
chère figure toute sa paix, toute sa gloire.
Son dernier mot a été un appel :
« Tu t'en vas! tu t'en vas! » s'est
écriée ma belle-mère. «
Grand'mère... tu viendras aussi... au
ciel... » et il n'a plus parlé.
Oh ! chère Madame, le moment du
départ est terrible. Il semble que quelque
chose se détache dans le coeur. J'ai
embrassé ma belle-mère qui poussait
des cris; il me semblait que mon enfant me l'avait
léguée, que je prenais
enverselle et devant le
Seigneur un nouvel engagement, que je l'aimais
d'une tout autre affection. Antoine nous a lu ces
paroles de triomphe : « Christ a
détruit la mort. »
(1)
«
Où est, ô mort, ion aiguillon!
Où est, ô sépulcre, ta
victoire! »
(2)
Nous avons pu
de plein coeur, quoique navrés, dire
à l'Éternel : «Tu l'avais
donné, tu l'as ôté, que ton
saint nom soit béni ! »
(3)
Oui, que le saint nom de Dieu soit
béni! Il garde un de nos trésors, et
maintenant ni la rouille ni les vers ne le peuvent
atteindre; (4)
dans ce petit corps rendu à la
poussière, il y a un germe
d'immortalité que le Seigneur saura bien
retrouver dans sa grande journée.
(5)
Quel don du Seigneur qu'un mari pieux!
Après Dieu, Antoine est ma force; c'est lui
qui, sans me froisser, par ses prières, par
ses courtes et fréquentes lectures de la
Bible, m'a tout doucement amenée à la
soumission. Je te retrouvais toujours ferme, plein
de confiance, plein d'espoir, plein de compassion
pour sa pauvre compagne, si faible dans la foi.
Jamais nous n'avons prié ensemble avec tant
d'ardeur, avec tant «union. Depuis la
mortde notre enfant, je
respecte, j'aime Antoine davantage, mais d'une
façon plus sérieuse.
Quelques différences se sont,
à la vérité,
manifestées dans notre manière de
sentir. Antoine parle peu de sa douleur, peu de son
enfant, il renferme en lui ses émotions; moi
j'éprouve le désir de m'entretenir
sans cesse de mon Paul; j'ai sous les yeux ses
jouets, ses vêtements, son petit
abécédaire : ces objets me font
pleurer; mais j'ai besoin de pleurer ainsi.
Un moment, cette différence a
serré mon coeur; j'ai été sur
le point de m'en froisser. Grâce à
Dieu, j'ai reconnu ma folie. Il y a ici encore une
bonne dispensation du Seigneur; ma
belle-mère recherche comme moi tous les
souvenirs qui lui rappellent Paul; nous parlons
ensemble de notre trésor; je puis faire
entrer dans son coeur quelques consolations
chrétiennes; elle a prié une fois
avec moi. Voyez, chère Madame, voyez que de
bénédictions!
Oh! oui, c'est une chose certaine! Dieu
nous châtie dans son amour; il soumet
à sa discipline tout enfant qu'il avoue,
(6)
et sa
discipline est bonne.
Nous souffrons, mais notre douleur n'est
quepour un temps, Nous ne
voyons plus notre petit Paul courir autour de nous,
mais, par la foi, nous le contemplons dans le sein
du Seigneur, retiré de la corruption du
monde, heureux aux siècles des
siècles. Nous goûtons les fruits de
l'épreuve ; l'écorce en est
amère, l'intérieur, fortifiant et
doux. Si j'ai touché du doigt mon
incrédulité, j'ai rencontré la
fidélité de Dieu.
La fidélité de Dieu! c'est
là maintenant ma force, mon
espérance, tout le sujet de ma joie.
Il est fidèle! Ce sont les
paroles que nous répétons le soir
avec mon bien-aimé mari, lorsque la douleur
nous saisit fortement. Il est fidèle
!
Ma chère Madame, je crains
d'avoir abusé de vos moments. Mais non, je
sais que vous nous aimez. Si vous n'en avez pas le
temps, ne m'écrivez pas. Priez pour nous, ce
sera une bonne réponse à ma lettre.
Adieu. Que le Seigneur soit avec vous.
P. S.
Malgré la
légèreté naturelle à
leur âge, mes petites filles sont
touchées de la mort de leur frère. Je
les entends quelquefois qui parlent de lui et qui
répètent ses paroles. Depuis que ce
cher enfant est remonté vers son Sauveur,
elles trouvent plus de
plaisir à prier avec nous; il leur semble
qu'elles se rapprochent de Paul. il y a
progrès dans leur docilité aussi :
l'épreuve renfermait des grâces pour
tous. »
Après la lecture de cette lettre,
des larmes remplirent les yeux de Mme Dubois, et
involontairement elle murmura cette parole du
Sauveur : « Je suis le vrai cep, et mon
père est le vigneron. Il retranche tout le
sarment qui ne porte point de fruit en moi, et il
émonde tout celui qui porte du fruit, afin
qu 'il porte plus de fruit. »
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