On comprendra sans peine que procurer les objets
de première nécessité à
la malheureuse Justine, à ses enfants,
fût le premier soin de Mme Dubois.
Tout manquait dans ce ménage le
Mont-de-Piété avait successivement
reçu les meubles, les hardes, jusqu'aux
dernières chemises, jusqu'aux draps du lit.
Les enfants, faute de place, faute d'ordre surtout,
passaient la nuit dans la même couche; il n'y
avait dans ce taudis que misère et que
dégradation. L'oubli des grandes lois de
Dieu entraînait, comme il arrive presque
toujours, l'oubli des moindres devoirs : la
paresse, là saleté, marchaient
à la suite de la mauvaise
conduite.
Tout en conservant un fond de tendresse
pour l'infortunée qu'il avait perdue, Victor
la méprisait, à cause de sa faute
même; il se sentait libre à son
égard, et se laissait aller sans retenue
à tous les caprices, à toutes les
infidélités, à toutes les
violences d'un caractère emporté et
d'une âme faible.
Justine se plongeait dans la dissipation
aussi souvent qu'elle le pouvait; mais cela ne
l'empêchait pas d'éprouver des remords
continuels, qui doublaient pour elle les
souffrances attachées à sa position,
et qui, n'étant ni sanctifiés ni
rendus efficaces par le sincère désir
de revenir à Dieu, se tournaient en amertume
et se versaient au dehors en flots de paroles
irritantes.
Les enfants négligés,
privés du baptême, que Justine, vivant
dans le péché et voulant y demeurer,
n'avait osé demander pour eux aux pasteurs
de son église, spectateurs des
désordres et des querelles de leurs parents,
recevant du père des leçons de
violence et d'ivrognerie, recevant de la
mère des leçons d'insubordination et
de légèreté, les enfants ne
gardaient que trop fidèlement l'empreinte de
tant de vices.
Le lendemain de sa première
visite, Mme Dubois avait porté du pain,
quelques vêtements à la malheureuse
famille. Elle s'arrangea pour rencontrer Victor
deux jours
après, et lui parla avec une grande force
qu'accompagnait une grande charité.
Le coeur de Victor n'était pas
tout à fait corrompu; il avait une mauvaise
tête; il se laissait entraîner par ses
compagnons de débauche, mais il
n'était ni incrédule, proprement dit,
ni dépourvu de sensibilité.
Le jour où Mme Dubois vint le
voir se trouvait être un bon jour. Il avait
travaillé dès le matin; il rapportait
quelque argent; Justine, préoccupée
de sa faute, de la nécessité de
revenir à une vie honnête, l'avait
accueilli avec une tristesse douce et affectueuses
qui le touchait; enfin, Mme Dubois, de laquelle il
s'attendait à recevoir d'aigres
leçons, à laquelle il se promettait
de répondre vertement, Mme Dubois se
montrait ferme, il est vrai, mais pleine de
compassion pour lui, pleine d'humilité pour
elle-même.
Elle lui fit un tableau si saisissant de
la dégradation où il
s'enfonçait avec sa famille; elle lui
peignit si vivement le déshonneur de
Justine, l'ignorance, l'abandon de leurs enfants;
elle lui montra si simplement le moyen de rentrer
dans la bonne voie, qu'à moitié
gagné il n'opposa plus que des raisons qui
n'en étaient pas, de ces
raisonsqu'on donne pour
n'avoir pas l'air de céder trop
vite.
- Je ne demanderais pas mieux que
d'épouser la petite mère, moi....
mais dam! faut de l'argent pour
ça!...
- De l'argent!.. Dans notre communion
(Victor était protestant), on marie, l'on
baptise et l'on enterre sans qu'il en coûte
rien; vous le savez, Monsieur Jaquemin.
- D'accord. Mais faut SI, habiller
proprement.... ces petits ne peuvent pas aller au
baptême dans l'état où les
voilà.... Et nous donc !.. oserions-nous
nous présenter dans un temple, devant un
pasteur, faits comme cela? Il montrait la robe
grossière de Justine et son pantalon
déchiré.
- Monsieur Victor, pensez-vous que notre
Dieu regarde au vêtement ou au coeur?..
Croyez-vous qu'Il vous aime mieux avec un bel habit
et une mauvaise conduite qu'on pauvre veste, en
méchant pantalon, et dans votre âme la
volonté de revenir à lui pour tout de
bon?
Victor ne répondit rien, se
gratta l'oreille, et reprit :
- C'est que, après cela... il en
coûte pour vivre dans le mariage!
- Plus que pour vivre dans le
désordre?..
- On est moins libre!..
- Libre de se conduire
honnêtement, on l'est. Libre de se livrer au
vice... il me semble, Monsieur Victor, qu'un homme
de conscience ne l'est pas plus dans le
célibat que dans le mariage. Quoi qu'il en
soit, l'engagement est solennel; aussi faut-il
compter avec soi-même avant de le prendre;
aussi faut-il s'appuyer sur Christ, le Puissant, le
Fidèle; car il s'agit de renoncer pour
jamais aux mauvais plaisirs et de recommencer une
nouvelle vie. Si vous ne croyez pas avoir cette
force, ce désir, dites-le, Monsieur Victor;
dites-le en homme d'honneur; Justine se
séparera de vous, et nous prendrons des
mesures pour que ces pauvres enfants .....
- La force, la force, interrompit
Victor, ce n'est pas la force qui me manque. On
verra si, quand je dis oui, c'est oui!
Mme Dubois soupira en secouant là
tête.
- Vous ne me croyez pas, Madame!
- Je crois, Monsieur Jaquemin, que si
vous comptez trop sur vous-même pour vous
régénérer, vous retomberez
après quelques efforts.
On verra ! répéta
Victor.
- Oh! Jaquemin est ferme, quand il le
veut! s'écria Justine, qui trouvait que la
franchise chrétienne
de Mme Dubois arrivait là bien mal à
propos.
- Et à preuve, je m'engage,
parole d'honneur la plus sacrée, à
épouser cette petite femme dans quinze jours
! le temps de recevoir l'autorisation de ses
parents et de faire les publications,
là!
- Promettez-le-moi tout simplement, dit
Mme Dubois, cela n'en vaudra que mieux!.. Et moi,
ajouta-t-elle en souriant, je m'engage, à
mon tour, à retirer vos effets du
Mont-de-piété, afin que vous et vos
enfants vous paraissiez tous d'une manière
convenable dans le temple.
- Cela tient! cria Victor, en faisant
claquer ses doigts.
- De samedi en huit, vos enfants
recevront le baptême; le lundi suivant, votre
union, après avoir été
régularisée par le maire de
l'arrondissement, sera consacrée et
bénie par l'un de nos pasteurs. Quelles
journées solennelles! Monsieur Victor,
Justine, préparez-vous-y, je vous en
supplie, et demandez au Seigneur de vous faire
comprendre le sérieux de l'union que, vous
allez former.
La triste situation de Justine avait
excité tout l'intérêt de Mme de
Mallens; son mari fit promptement accomplir les
formalités qui devaient précéder le
mariage; les vieux parents de Justine, heureux de
la savoir retrouvée, confus de l'état
où elle était, donnèrent
promptement leur consentement à ce qu'ils
regardaient comme une réhabilitation. On
décida que les enfants suivraient
régulièrement l'école; que
Justine travaillerait à l'ouvrage que Mme de
Mallens s'efforcerait de lui procurer, et que la
famille serait fréquemment
visitée.
Le lundi arriva. Victor,
déjà très-ému par le
baptême de ses enfants, qui avait eu lieu
deux jours auparavant, par l'exposé de ses
devoirs de père, que lui avait fait le
pasteur avec chaleur et amour ; Victor se sentit
profondément remué, quand,
agenouillé au pied de la chaire, à
côté de Justine, il entendit le
ministre appeler sur leur union toutes les
grâces du Seigneur. Ce fut bien du fond de
son coeur qu'il promit, devant l'Éternel,
protection, fidélité, amour à
sa femme. Et ce fut du fond de son âme aussi,
ce fut tremblante d'émotion que Justine
murmura oui a celle solennelle question : Vous
promettez d'aimer votre mari, de lui être
soumise dans toutes les choses bonnes et
honnêtes, et de lui garder la foi, comme
c'est le devoir d'une épouse
chrétienne, et comme
Dieu vous le commande dans le saint Évangile
de Notre Seigneur Jésus-Christ?
(1)
Lorsque le pasteur, en peu de mots mais
avec l'ardeur de la conviction et de la
charité, leur dévoila la
sainteté du mariage, la douceur, la
gravité des devoirs des époux, Victor
se sentit transporté comme dans un monde
nouveau. Pour Justine, ces paroles rappelaient le
passé, un passé dont le souvenir
serrait son coeur, en même temps qu'il lui
inspirait la soif de revenir au bien. Quand, la
cérémonie achevée, le ministre
descendit de la chaire, une grande Bible dans les
mains, lorsqu'il s'avança vers, les
époux, qu'il la remit à Victor en
disant : « Vous la lirez chaque jour en
présence de Dieu, » Victor, de grosses
larmes dans les paupières, s'écria
à pleine voix : Oui, monsieur le
Pasteur!
Mme Dubois conduisit les époux
dans la chambrette balayée, lavée
dès la veille par Justine, où les
attendait un joli repas et quelques cadeaux de Mme
de Mallens.
Victor ne se possédait pas de
joie; il embrassait à les étouffer
ses enfants, il regardait Justine : ma femme,
disait-il, ma femme! et s'adressant à Mme
Dubois : Je l'aime cent fois mieux à
présent !ah ! que cela
fait de. bien d'être en règle!.... me
voilà brave garçon pour le reste de
mes jours!
Le mariage de Victor avec Justine, leurs
saintes émotions, leur intention, de revenir
au bien, tout cela était un pas, un grand
pas fait vers le bon chemin; mais pour entrer tout
à fait dans ce bon chemin, pour n'en point
sortir il fallait plus que cela, il fallait la
conversion de l'âme. Et cette conversion, on
n'y arrive pas sans avoir compris qu'on est
pécheur, sans avoir senti qu'on est perdu,
sans avoir vu qu'on ne peut se sauver
soi-même, sans avoir cherché et
trouvé l'unique Rédempteur.
Victor se croyait
régénéré, Justine ne
pleurait pas assez ses fautes; tous deux
s'appuyaient plus sur leur bonne volonté,
sur leur position maintenant honnête, que sur
le secours de Christ ; tous deux se faisaient des
illusions sur leurs forces, et voilà
pourquoi Mme 'Dubois, tout en, remerciant Dieu et
en se réjouissant avec les nouveaux
mariés, conservait encore de vives
inquiétudes à leur
égard.
Elle se sentit pressée, dans, cet
instant solennel, d'attirer leur attention sur le
côté sérieux de leur nouvelle
vie.
- Mes enfants, commença-t-elle,
vous voilà heureux, déterminés
à faire la volonté de
Dieu;mais croyez-moi, ne vous
fiez pas uniquement à cette disposition. Que
celui qui est debout prenne garde qu'il ne tombe.
(2)
- Bien dit, cela! s'écria Victor,
qui dans sa joie trouvait tout bon et tout
beau.
- C'est la Bible qui le dit, et c'est
à la Bible que je voudrais vous conduire,
Monsieur Jaquemin; vous avez promis de la lire tous
les jours.
- Promettre et tenir, pour moi «
c'est un. »
- Je n'en doute pas. Cependant, cela
vous sera peut-être moins aisé qu'il
ne vous le semble. Le matin vous sortez de bonne
heure, vous serez tenté de renvoyer au soir;
le soir vous rentrez tard, et....
- Quand on veut on peut, interrompit
Victor, avec cette fermeté d'accent et de
parole qu'affectent souvent les gens d'un
caractère faible.
- S'il en est ainsi, mes amis,
poursuivit Mme Dubois, imposez-vous à
vous-mêmes la loi de ne jamais passer une
journée sans avoir lit quelques versets,
sans avoir prié ensemble. L'habitude une
fois prise vous défendra contre la tentation
de laisser là ce saint
livre.
- Le laisser là!... Madame
Dubois, vous ne me connaissez pas!
- Mes chers amis, il ne s'agit point ici
d'accomplir une vaine formalité; si je vous
demande de lire la Bible, c'est qu'elle nous parle
du Sauveur, c'est qu'elle nous enseigne à le
connaître, c'est qu'elle nous dirige au
travers des difficultés de la vie.
Vous verrez, mes enfants, vous verrez
quelle douceur, vous trouverez à vous
rapprocher régulièrement de Dieu,
à recueillir dans votre coeur les paroles
mêmes de sa bouche. Quand vous
éprouverez quelque peine, quand vous
rencontrerez quelque danger, eh bien, tous deux
à genoux vous confierez au Seigneur vos
chagrins, vous lui demanderez de vous tenir fermes
afin que vos pieds ne bronchent plus! vous vous en
aimerez mieux, vous en aurez plus de courage pour
supporter les privations, et puis votre petit
ménage s'en trouvera bien lui aussi. La
grâce de Christ n'entre pas toute seule dans
le coeur; elle amène avec elle la bonne
conduite, l'ordre, la sagesse,
l'économie.
Mes amis, en plaçant votre
association sous la bénédiction de
Dieu, vous avez déjà donné un
bon exemple à Nos enfants : continuez
à le leur présenter. S'ils vous
voient unis dans le désir de bien faire,
s'ils vous voient, laissant les vanités et
le train d'autrefois, vous
occuper d'eux pour le salut de leurs âmes;
vous, Monsieur Jaquemin, agir toujours devant eux
de manière à vous faire respecter,
les accoutumer à l'obéissance,
développer leur intelligence autant qu'il
est en votre pouvoir; vous, Justine, les tenir
propres, leur faire repasser leurs leçons
quand ils reviendront de l'école, leur lire
et leur expliquer la Bible, veiller à ce
qu'une parfaite décence règne entre
eux : alors ces chers enfants comprendront la
sainteté de vos liens, et cela seul sera
pour eux une grande leçon.
Soyez tranquille, tout ira bien!
Si Victor le veut il le fera, dit
Justine qui, à mesure que le malheur
s'éloignait, perdait le souvenir de leur
faiblesse à tous deux.
- Avez-vous le temps de m'écouter
encore? je vous proposerai....
- Proposez, proposez! rien ne me
coûte maintenant.
- Eh bien, je vous proposerai donc de
sanctifier le Dimanche.
- Dame! dame !... c'est que voilà
qui devient plus Mon bourgeois n'entendra pas de
cette oreille-là !
- Monsieur Victor, je parierais que si
vous n'observez pas le Dimanche vous
célébrez le
lundi?
- Et le mardi! ajouta Justine en
riant.
- Pas toujours.
- Donc, si vous travaillez six jours sur
sept, reprit avec sérieux Mme Dubois, votre
bourgeois n'aura rien à dire.
- Mais j'y perdrai, moi!
-Vous?... vous voulez rire, Monsieur
Jaquemin; le travail du Dimanche se paie-t-il plus
cher que celui du lundi.... ou du mardi?
- C'est vrai, ça; six jours de
travail sur sept!
- Tu y gagnes, Victor.
- J'entends bien; et si l'ouvrage
presse?
- Eh bien! eh bien! reprit Justine toute
fière d'avoir répété
l'argument de Mme Dubois; si l'ouvrage presse, on
se lève le Dimanche de bon matin, on
travaille trois ou quatre heures, on s'habille
proprement, on va au temple, et l'on a encore tout
l'après-dîner pour se promener avec sa
femme et ses enfants; toute la soirée pour
étudier sa Bible.
- Et l'on viole le commandement de Dieu,
continua Mme Dubois, ni plus ni moins que si l'on
avait travaillé durant l'entière
journée; parce que Dieu n'admet pas de
demi-obéissance, qu'il déteste les
coeurs doubles, les gens qui clochent des deux
côtés, et qu'il dit lui-même :
« Si Baal est Dieu,
suivez-le; » c'est-à-dire si votre
avarice, si votre amour du plaisir sont vos idoles,
servez-les; « mais si l'Éternel est
Dieu, suivez-le. »
(3)
- Voilà qui s'appelle raisonner,
s'écria Victor, tout ou rien, c'est ma
devise, à moi! Prouvez-moi que Dieu veut
nous faire chômer le Dimanche, et je m'y
soumets.
- Prenez votre grosse Bible, Monsieur
Jaquemin, ouvrez-la au vingtième chapitre de
l'Exode, lisez du verset 8 au verset 11.
Victor lut à demi-voix.
- Maintenant, prenez le cinquième
chapitre de saint Matthieu, les versets 17, 18 et
19.
- Oui, c'est assez clair, dit Victor,
comme se parlant à lui-même.
- Un dernier mot, mes amis; ne l'oubliez
pas, Dieu nous a donné le Dimanche pour
qu'il nous soit un jour saint. Ce jour-là,
si vous m'en croyez, 'vous ne rechercherez pas les
plaisirs bruyants; vous irez au temple entendre
l'explication de la Parole de Dieu, et vous
éclairer dans la compagnie de vos
frères ; vous vous occuperez de ces enfants
que votre travail, que leurs leçons à
l'école, auront séparés de
vous durant la semaine;
vousvous promènerez
avec eux; en été, vous irez à
la campagne; en hiver, que les soirées sont
longues, vous lirez ensemble les ouvrages
intéressants que renferment nos
bibliothèques protestantes; et vous
terminerez la Journée en méditant un
beau chapitre de la Bible, en priant tous ensemble.
Cela vaudra mieux que de rester seule, n'est-ce
pas, Justine? que d'aller jouer et boire aux
barrières, n'est-ce pas, Monsieur Victor?
que de passer quatre ou cinq heures dans une salle.
de spectacle enfumée, ou dans quelque lieu
de dissipation d'où l'on revient
dégoûté de son ouvrage,
mécontent de sa condition, plus
disposé à se chercher querelle
qu'à s'aimer et qu'à
s'entr'aider!
- Me voilà gagné,
s'écria Victor, c'est fini.
Tout cela était bien beau, trop
beau pour donner de solides espérances
à Mme Dubois, qui s'en alla plus
attristée du facile assentiment qu'accordait
Victor à ses conseils, qu'elle ne l'aurait
été de la contradiction
modérée d'un esprit sérieux et
ferme.
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