Mme Dubois rentra dans
le
village, elle n'eut pas de peine à trouver
la demeure de Rose Maillard. C'était un
cabaret. De loin déjà l'on entendait
le bruit des queues de billard, les cris des
joueurs, les chansons des buveurs; de près
c'était bien pis, au milieu du tumulte on
distinguait des jurements, des imprécations;
une forte odeur defumée
de tabac et de vin s'exhalait de l'habitation, et
l'on voyait aux fenêtres, devant la porte,
des figures hébétées par une
complète ivresse ou bouleversées par
les passions.
Un instant
Mme Dubois
hésita à entrer. - Je pourrais
revenir demain, se dit-elle, cependant mon
arrivée dans ce jour où Rose viole
évidemment les commandements de Dieu, la
frappera peut-être à salut; allons! et
franchissant le seuil de la porte elle
s'avança dans un long
corridor.
Au
mouvement qui
s'opéra pour la laisser passer, au silence
qui remplaça les crieries du dehors, on se
douta dans la salle des buveurs que quelque chose
d'étrange avait lieu ; et une grande femme,
la tète couverte d'un bonnet garni de rubans
rouges, un tablier d'une blancheur douteuse devant
elle, l'air joyeux mais d'une joie hardie,
s'avança à la rencontre de Mme
Dubois. Il faisait un peu obscur,
- Rose!
dit Mme
Dubois, c'est moi, c'est Mme Dubois, je viens vous
voir.
- Ah!
s'écria
Rose, enchantée de recevoir votre visite
Madame, veuillez passer ici. Elle l'introduisit
dans un petit salon où se querellaient un
garçon de sept ans et sa soeur de six ans
à peu
près.
- Allons,
taisez-vous, enfants! Les enfants crièrent
de plus belle.
- Je
prends la verge!
Les enfants se turent, on s'assit.
- Madame,
dit Rose
d'un ton familier, vous me voyez aussi heureuse que
je puis le désirer : bon mari, bon
établissement, enfants bien portants de
vrais petits démons, par
exemple!
- Je vois,
Rose,
interrompit Mme Dubois avec douceur, je vois que
vous avez un peu oublié nos conversations du
Dimanche.
- Oh !
quant à
cela, Madame, la vie ne va pas comme on veut; on
fait aussi bien qu'on peut, à la garde de
Dieu pour le reste; on est dans le monde, il faut
se plier au monde!....
Ici, la
petite fille,
qui jouait avec un verre oublié sur la table
le laissa tomber; le verre se brisa, Rose
s'élança sur l'enfant et lui appliqua
un soufflet.
- C'est un
accident,
dit Mme Dubois ; la volonté de la petite n'y
entre pour rien.
- Voilà
deux
sous qu'elle me perd ! s'écria Rose en
faisant mine de redoubler la
correction.
- Elle
vous en aurait
fait perdre dix, reprit Mme Dubois, que la faute
n'en serait pas plus grave. Si elle avait
désobéi, menti, je comprendrais une punition
sévère, imposée avec calme et
sans emportement toutefois; mais la châtier
pour une maladresse, c'est fausser, il me semble,
ses idées et sa conscience.
- Bon !
répondit Rose; qu'est-ce que ça lui
fait à cette petite commère, elle n'y
pense plus. Quoi qu'il en soit, tout va bien, notre
commerce réussit, mon mari est un bon
enfant, nous nous convenons; nous nous entendons
avec nos voisins; nous ne donnons pas dans la
bigoterie, c'est vrai, mais nous ne vivons pas
comme des païens, non plus; enfin on suit sa
religion.
-
Lisez-vous la Bible
avec votre mari? demanda simplement Mme
Dubois.
- Ah! pour
cela non!
Charles, voyez-vous Madame, croit qu'il y a un
Dieu, et puis c'est tout. je lui ai parlé un
peu d'autre chose au commencement, mais il riait,
cela ne l'amusait guère, et je l'ai
laissé tranquille.
- Et vous,
Rose,
lisez-vous la Parole de Dieu?
- Oui....
c'est-à-dire.... quand je le peux.... on a
de l'ouvrage.
-
Prie-t-il?...
priez-vous?
- Oh!
madame, QUI
TRAVAILLE PRIE, voilà notre devise à
nous.
- vous ne
l'avez pas
prise dans la Bible,
Rose.
La Bible
nous dit:
« Priez en tout temps.
(1)
Priez sans cesse.
(2)
Je veux que les hommes prient en
tout lieu. (3)
Soyez persévérants
dans la prière. »
(4)
Nous n'y voyons nulle part que
travailler soit prier. L'action et la supplication
restent deux choses distinctes qui ne peuvent se
suppléer l'une l'autre, et Dieu, soyez-en
sûre, ne les prendra jamais l'une pour
l'autre : l'homme: peut tromper sa conscience, il
ne fera pas prendre le change à
l'Éternel. Encore une question, Rose :
allez-vous au temple?
- Si le
service
n'avait pas lieu le Dimanche, reprit Rose avec une
aisance affectée, je m'y rendrais avec
régularité, mais le Dimanche est
justement le jour où j'ai le plus
d'ouvrage.
- Et ce
fait seul ne
vous éclaire pas ?.... ce fait seul, ma
pauvre enfant, ne vous montre pas que vous
êtes en contradiction avec Dieu
?
- Oh !
Dieu, reprit
vivement Rose, Dieu sait bien de quoi nous sommes
faits.
- Oui, et
ce Dieu qui
sait de quoi nous sommes faits a dit «
Recherchez la sanctification, sans laquelle
personne ne verra le Seigneur. »
(5)
Ici les
cris des
enfants
redoublèrent.
- Victor,
emmène ta soeur, dit Rose, qui
n'était pas fâchée
d'interrompre ces citations
désagréables L'enfant ne bougea
point.
- Victor!
veux-tu
obéir? Victor fit signe de la tête que
non.
- Je vais
appeler
papa !
- Papa!
dit le petit
garçon en imitant la démarche d'un
homme ivre, voilà comment il fait, papa
!
- Ce petit
serpent a
de l'esprit comme quatre ! s'écria Rose en
riant aux éclats; aussi on en fera un
avocat, un médecin, quelque chose enfin ! il
a trop de moyens pour rester dans ce
trou.
Châtier
sévèrement un enfant pour des fautes
qui n'en sont pas; ne punir chez lui ni la
désobéissance ni l'oubli du respect
filial : quand on est en gaieté le
gâter et en faire un petit despote; quand on
a de l'humeur le maltraiter sans motif et le
préparer ainsi à satisfaire un jour
ses plus déraisonnables caprices; et puis
couronner l'oeuvre en excitant son orgueil, en lui
donnant d'avance le dégoût des devoirs
simples et de la vie modeste : voilà
l'éducation des gens du monde, voilà
bien cet arbre gangrené jusque dans la
racine, dont les âpres fruits remplissent
d'amertume la bouche deceux
qui n'ont voulu ni le cultiver ni le greffer
à temps.
Un gros
homme au
visage enflammé entra dans ce
moment.
- Allons,
femme,
allons, et les bouteilles donc! on manque de vin
là-bas!
- Charles,
madame
Dubois.
Ce nom
réveilla dans l'esprit obscurci de Charles
un vague souvenir de religion.
- Madame
Dubois,
votre serviteur. Madame Dubois, je ne suis pas un
cagot, mais je crois en l'Être suprême;
je ne fais de tort à personne, et je n'ai
peur de rien!
Mme Dubois
se leva;
sa timidité l'eût portée
à garder le silence, mais une
irrésistible force poussa ces paroles sur
ses lèvres : Craignez Celui qui a la
puissance d'envoyer dans la géhenne....
oui.... craignez celui-là.
(6)
- Connu,
parfaitement
connu! Ça se dit comme ça dans les
églises; mais je suis un bon enfant, moi....
un bon vivant!... demandez à ma femme.... et
je n'ai peur de rien !
Une plus
longue
visite aurait été
déplacée; Dieu seul pouvait parler
à ces
coeurs.
Mme Dubois
sortit.
- Je pars
dans
quelques semaines, dit-elle à Rose qui
l'accompagnait; si vous voulez me voir, vous me
trouverez après le
dîner.
- Merci,
Madame....
l'ouvrage presse, il faut garder mes enfants, et je
ne sais si je pourrai profiter de votre
permission.
- Adieu
donc.
Rose
rentra, et Mme
Dubois entendit de grands éclats de rire
retentir dans la maison.
Pauvre
Rose, ainsi
qu'elle se le promettait jadis, elle avait
épouse un bon enfant, un homme qui, se
cachant à lui-même son
incrédulité sous une morte foi en
Dieu, ne professait d'autre religion que la
religion du plaisir, Elle avait passé par
tous les degrés du refroidissement
spirituel, et maintenant, abandonnant même
les apparences les plus extérieures de la
piété, elle en était venue
à ce point que, dans sa vie, il ne restait
rien qui pût lui rappeler à elle ou
à d'autres, qu'elle faisait encore partie
d'une communion chrétienne.
Rose se
croyait unie
à son mari par une grande affection.
Hélas ! une légèreté,
des défauts pareils rapprochaient plus les
époux qu'une véritable tendresse, et
encore leur habitation retentissait-elle parfois de
bruits de querelles, qui n'indiquaient pas
une parfaite unité
intérieure. Mais « on s'aime mieux
après l'orage qu'avant, disait Rose, et la
jeunesse, un fond de bonne humeur, la
prospérité matérielle,
l'agitation au milieu de laquelle vivaient les deux
époux, tout cela les aidait à se
croire heureux d'un solide bonheur, tout cela les
empêchait d'entendre les murmures d'une
conscience qui ne parlait plus bien
fort.
- J'en ai
peut-être trop dit, pensait Mme Dubois en
remontant tristement la colline, peut-être
pas assez. J'ai manqué de charité et
de courage aussi ! Mon Dieu, aie pitié d'eux
de moi. Et elle rentra au château,
absorbée par ce profond sentiment de sa
propre misère, de sa propre
infidélité qui poursuit le
chrétien jusque dans les manifestations
mêmes de son amour pour Dieu.
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