Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE 1er

Un dimanche et trois ménages.

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(Concerne Rose Maillard)

Mme Dubois rentra dans le village, elle n'eut pas de peine à trouver la demeure de Rose Maillard. C'était un cabaret. De loin déjà l'on entendait le bruit des queues de billard, les cris des joueurs, les chansons des buveurs; de près c'était bien pis, au milieu du tumulte on distinguait des jurements, des imprécations; une forte odeur defumée de tabac et de vin s'exhalait de l'habitation, et l'on voyait aux fenêtres, devant la porte, des figures hébétées par une complète ivresse ou bouleversées par les passions.
Un instant Mme Dubois hésita à entrer. - Je pourrais revenir demain, se dit-elle, cependant mon arrivée dans ce jour où Rose viole évidemment les commandements de Dieu, la frappera peut-être à salut; allons! et franchissant le seuil de la porte elle s'avança dans un long corridor.

Au mouvement qui s'opéra pour la laisser passer, au silence qui remplaça les crieries du dehors, on se douta dans la salle des buveurs que quelque chose d'étrange avait lieu ; et une grande femme, la tète couverte d'un bonnet garni de rubans rouges, un tablier d'une blancheur douteuse devant elle, l'air joyeux mais d'une joie hardie, s'avança à la rencontre de Mme Dubois. Il faisait un peu obscur,

- Rose! dit Mme Dubois, c'est moi, c'est Mme Dubois, je viens vous voir.
- Ah! s'écria Rose, enchantée de recevoir votre visite Madame, veuillez passer ici. Elle l'introduisit dans un petit salon où se querellaient un garçon de sept ans et sa soeur de six ans à peu près.
- Allons, taisez-vous, enfants! Les enfants crièrent de plus belle.
- Je prends la verge! Les enfants se turent, on s'assit.
- Madame, dit Rose d'un ton familier, vous me voyez aussi heureuse que je puis le désirer : bon mari, bon établissement, enfants bien portants de vrais petits démons, par exemple!
- Je vois, Rose, interrompit Mme Dubois avec douceur, je vois que vous avez un peu oublié nos conversations du Dimanche.
- Oh ! quant à cela, Madame, la vie ne va pas comme on veut; on fait aussi bien qu'on peut, à la garde de Dieu pour le reste; on est dans le monde, il faut se plier au monde!....

Ici, la petite fille, qui jouait avec un verre oublié sur la table le laissa tomber; le verre se brisa, Rose s'élança sur l'enfant et lui appliqua un soufflet.

- C'est un accident, dit Mme Dubois ; la volonté de la petite n'y entre pour rien.
- Voilà deux sous qu'elle me perd ! s'écria Rose en faisant mine de redoubler la correction.
- Elle vous en aurait fait perdre dix, reprit Mme Dubois, que la faute n'en serait pas plus grave. Si elle avait désobéi, menti, je comprendrais une punition sévère, imposée avec calme et sans emportement toutefois; mais la châtier pour une maladresse, c'est fausser, il me semble, ses idées et sa conscience.
- Bon ! répondit Rose; qu'est-ce que ça lui fait à cette petite commère, elle n'y pense plus. Quoi qu'il en soit, tout va bien, notre commerce réussit, mon mari est un bon enfant, nous nous convenons; nous nous entendons avec nos voisins; nous ne donnons pas dans la bigoterie, c'est vrai, mais nous ne vivons pas comme des païens, non plus; enfin on suit sa religion.
- Lisez-vous la Bible avec votre mari? demanda simplement Mme Dubois.
- Ah! pour cela non! Charles, voyez-vous Madame, croit qu'il y a un Dieu, et puis c'est tout. je lui ai parlé un peu d'autre chose au commencement, mais il riait, cela ne l'amusait guère, et je l'ai laissé tranquille.
- Et vous, Rose, lisez-vous la Parole de Dieu?
- Oui.... c'est-à-dire.... quand je le peux.... on a de l'ouvrage.
- Prie-t-il?... priez-vous?
- Oh! madame, QUI TRAVAILLE PRIE, voilà notre devise à nous.
- vous ne l'avez pas prise dans la Bible, Rose.
La Bible nous dit: « Priez en tout temps. (1) Priez sans cesse. (2) Je veux que les hommes prient en tout lieu. (3) Soyez persévérants dans la prière. » (4) Nous n'y voyons nulle part que travailler soit prier. L'action et la supplication restent deux choses distinctes qui ne peuvent se suppléer l'une l'autre, et Dieu, soyez-en sûre, ne les prendra jamais l'une pour l'autre : l'homme: peut tromper sa conscience, il ne fera pas prendre le change à l'Éternel. Encore une question, Rose : allez-vous au temple?
- Si le service n'avait pas lieu le Dimanche, reprit Rose avec une aisance affectée, je m'y rendrais avec régularité, mais le Dimanche est justement le jour où j'ai le plus d'ouvrage.
- Et ce fait seul ne vous éclaire pas ?.... ce fait seul, ma pauvre enfant, ne vous montre pas que vous êtes en contradiction avec Dieu ?
- Oh ! Dieu, reprit vivement Rose, Dieu sait bien de quoi nous sommes faits.
- Oui, et ce Dieu qui sait de quoi nous sommes faits a dit « Recherchez la sanctification, sans laquelle personne ne verra le Seigneur. » (5)

Ici les cris des enfants redoublèrent.

- Victor, emmène ta soeur, dit Rose, qui n'était pas fâchée d'interrompre ces citations désagréables L'enfant ne bougea point.
- Victor! veux-tu obéir? Victor fit signe de la tête que non.
- Je vais appeler papa !
- Papa! dit le petit garçon en imitant la démarche d'un homme ivre, voilà comment il fait, papa !
- Ce petit serpent a de l'esprit comme quatre ! s'écria Rose en riant aux éclats; aussi on en fera un avocat, un médecin, quelque chose enfin ! il a trop de moyens pour rester dans ce trou.
Châtier sévèrement un enfant pour des fautes qui n'en sont pas; ne punir chez lui ni la désobéissance ni l'oubli du respect filial : quand on est en gaieté le gâter et en faire un petit despote; quand on a de l'humeur le maltraiter sans motif et le préparer ainsi à satisfaire un jour ses plus déraisonnables caprices; et puis couronner l'oeuvre en excitant son orgueil, en lui donnant d'avance le dégoût des devoirs simples et de la vie modeste : voilà l'éducation des gens du monde, voilà bien cet arbre gangrené jusque dans la racine, dont les âpres fruits remplissent d'amertume la bouche deceux qui n'ont voulu ni le cultiver ni le greffer à temps.

Un gros homme au visage enflammé entra dans ce moment.

- Allons, femme, allons, et les bouteilles donc! on manque de vin là-bas!
- Charles, madame Dubois.

Ce nom réveilla dans l'esprit obscurci de Charles un vague souvenir de religion.
- Madame Dubois, votre serviteur. Madame Dubois, je ne suis pas un cagot, mais je crois en l'Être suprême; je ne fais de tort à personne, et je n'ai peur de rien!
Mme Dubois se leva; sa timidité l'eût portée à garder le silence, mais une irrésistible force poussa ces paroles sur ses lèvres : Craignez Celui qui a la puissance d'envoyer dans la géhenne.... oui.... craignez celui-là. (6)
- Connu, parfaitement connu! Ça se dit comme ça dans les églises; mais je suis un bon enfant, moi.... un bon vivant!... demandez à ma femme.... et je n'ai peur de rien !

Une plus longue visite aurait été déplacée; Dieu seul pouvait parler à ces coeurs.

Mme Dubois sortit.

- Je pars dans quelques semaines, dit-elle à Rose qui l'accompagnait; si vous voulez me voir, vous me trouverez après le dîner.
- Merci, Madame.... l'ouvrage presse, il faut garder mes enfants, et je ne sais si je pourrai profiter de votre permission.
- Adieu donc.

Rose rentra, et Mme Dubois entendit de grands éclats de rire retentir dans la maison.
Pauvre Rose, ainsi qu'elle se le promettait jadis, elle avait épouse un bon enfant, un homme qui, se cachant à lui-même son incrédulité sous une morte foi en Dieu, ne professait d'autre religion que la religion du plaisir, Elle avait passé par tous les degrés du refroidissement spirituel, et maintenant, abandonnant même les apparences les plus extérieures de la piété, elle en était venue à ce point que, dans sa vie, il ne restait rien qui pût lui rappeler à elle ou à d'autres, qu'elle faisait encore partie d'une communion chrétienne.
Rose se croyait unie à son mari par une grande affection. Hélas ! une légèreté, des défauts pareils rapprochaient plus les époux qu'une véritable tendresse, et encore leur habitation retentissait-elle parfois de bruits de querelles, qui n'indiquaient pas une parfaite unité intérieure. Mais « on s'aime mieux après l'orage qu'avant, disait Rose, et la jeunesse, un fond de bonne humeur, la prospérité matérielle, l'agitation au milieu de laquelle vivaient les deux époux, tout cela les aidait à se croire heureux d'un solide bonheur, tout cela les empêchait d'entendre les murmures d'une conscience qui ne parlait plus bien fort.

- J'en ai peut-être trop dit, pensait Mme Dubois en remontant tristement la colline, peut-être pas assez. J'ai manqué de charité et de courage aussi ! Mon Dieu, aie pitié d'eux de moi. Et elle rentra au château, absorbée par ce profond sentiment de sa propre misère, de sa propre infidélité qui poursuit le chrétien jusque dans les manifestations mêmes de son amour pour Dieu.

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