Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE 1er

Un dimanche et trois ménages.

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(Concerne Clémence Giraud)

Chemin faisant, son coeur s'élevait à Dieu pour lui rendre grâce. Quels progrès chez sa Louise, et surtout quel aplomb, quelle fermeté heureusement mêlée de douceur chez M. Latour! Celui-ci parlait moins qu'elle, il avait moins d'expansion peut-être, maison sentait en lui une foi plus solide, on sentait que là beaucoup d'expériences chrétiennes s'étaient successivement faites et que toutes avaient produit leurs fruits. - Puis la pensée de Mme Dubois se reporta sur Clémence. À peine conservait-elle un vague souvenir du fermier Giraud. Il lui semblait que ce nom s'appliquait à un homme de 55 à 60 ans, riche, sournois, passablement avare; catholique ou protestant, elle ne se le rappelait pas.
Un bâtiment carré se présenta devant elle, elle passa devant trois ou quatre gigantesques meules de paille, et entra dans la cour. Le premier aspect ne lui en plut qu'à demi. Cette cour très-vaste se trouvait dans toute son étendue jonchée d'un lit de paille devenu lit de fumier, sur lequel caquetaient des poules et des canards, tandis que des pores en liberté se vautraient dans les mares d'eau sale qu'avait formées la pluie du dernier orage. Les outils d'agriculture gisaient pêle-mêle devant la maison, quelques domestiques de campagne chargeaient une voiture de blé, tandis que deux ouvriers raccommodaient à grand bruit une charrue.
Un homme âgé mit la tête à la fenêtre. - Eh! doucement, là ! cria-t-il aux ouvriers. Ne savez-vous pas que je compte avec Bastide?... Comment voulez-vous qu'on s'entende! - Puis il arrêta ses petits yeux fins sur Mme Dubois.

- Je viens voir Mme Giraud, dit celle-ci.
- Ma femme? demanda Giraud. - Clémence! Clémence! - Entrez dans la maison, Madame. Et le fermier retira la tête pour continuer ses calculs.

Mme Dubois entra, son coeur était serré. Clémences'avança au devant d'elle, la reconnut, s'élança comme pour l'embrasser, puis s'arrêta, retenue par je ne sais quel sentiment qui la fit subitement rougir. Après les premières salutations, Clémence se remit, un air de fierté prit alors la place de sa passagère émotion, et sa physionomie revêtit une expression d'amertume qui semblait lui être devenue habituelle.
La chambre dans laquelle Clémence conduisit Mme Dubois, lui parut meublée avec une mesquinerie qui la surprit; on n'y remarquait ni propreté ni ordre; le plâtre qui couvrait les murs tombait çà et là par morceaux, plusieurs carreaux manquaient à la fenêtre, il y avait de la poussière partout, une couche de saleté sur les dalles; et quelque chose enfin qui marquait un complet mépris des soins du ménage.
Les vêtements de Clémence contrastaient avec un tel entourage; ils étaient trop élégants pour la femme d'un fermier, taillés sur la mode des villes, et chaque pièce cri indiquait une vanité déplacée.

- Vous voilà donc riche, mon enfant! dit Mme Dubois avec un soupir.
- Oui, Madame, répondit Clémence d'un air contraint.
- Et vous êtes.... heureuse?

Clémence pinça les lèvres, haussa les épaules et murmura : - Y a-t-il du bonheur pour personne, en ce monde?
- Pauvre Clémence ! murmura Mme Dubois. Clémence rougit de nouveau, détourna la tête, mais garda sa physionomie fière et contenue. Il y eut un silence, Mme Dubois comprit que Clémence n'était pas disposée à lui ouvrir son coeur, Elle s'approcha d'une tablette sur laquelle on voyait quelques volumes.
- Vous avez là des livres?
- Ils sont à mon mari.

Mme Dubois lut les titres : Les Codes... Voltaire... Voltaire!... Clémence haussa de nouveau les épaules.

- Giraud dit que cet homme à lui seul en sait plus que les plus savants.
-Oui, il a la science du mal... le démon aussi la possède cette infernale science. Mais à côté du poison n'avez-vous pas mis le remède? Clémence, je ne vois pas là votre Bible?
- Jean-François est catholique, Madame. Ces paroles furent dites assez bas, quoique sèchement. Mme Dubois se tut.
- Et vos enfants? demanda-t-elle après un instant de réflexion pénible.
- Ce sont deux garçons; ils suivent la religion de leur père.
- Oh! Clémence! s'écria involontairement Mme Dubois. Mais elle sentit que le temps des reproches était passé, que le temps de la confiance n'était pas encore venu, et elle essaya de causer avec Clémence sans la froisser. Elle espérait l'attirer à elle par son affection, et sinon remédier au mal, du moins en prévenir quelques-unes des suites.
- Vos enfants suivent-ils l'école?
- Pas très-régulièrement. C'est aux frères qu'ils vont, il n'y a qu'eux ici; moi, je ne les y pousse pas, et Jean-François, qui les emploie déjà dans la ferme, trouve que tout le savoir du monde ne vaut pas l'habitude des affaires; il dit que la pioche met plus de sous dans les poches que la grammaire.
L'aîné est passionné pour les frères, il aime l'étude, mais il a déjà le caractère astucieux de... Clémence s'interrompit. Le second, Pierre, n'aime ni les frères ni les livres, lui, c'est un étourdi, un petit mauvais sujet dont on ne sait que faire! et Clémence sourit avec une sorte de complaisance.

Mme Dubois aurait bien voulu dire un mot, éclairer Clémence sur l'importance de la première éducation; ce n'était pas le moment.

- Vous avez là une belle habitation, Clémence.
- Une habitation que mon mari laisse dégrader faute d'entretien!
- Mais quelques soins de votre part...
- Comment soigner, interrompit assez sèchement Clémence, quand on doit, seule avec une misérable servante, nourrir vingt personnes, cultiver un grand jardin, raccommoder le litige de la maison!... D'ailleurs avec rien on ne fait rien.. Jean-François ne me donne pas d'argent, et quant aux pauvres sous que je puis gagner de mon côté... ils m'appartiennent, je m'en sers comme je l'entends. En prononçant ces mots, Clémence jeta un regard vaniteux sur sa toilette.
- Allons voir votre jardin, dit tristement Mme Dubois.
- Oh! Madame, il n'y a pas grand'chose à voir.

Elle conduisit Mme Dubois dans un carré entouré de murs, où l'on ne voyait autre chose, en effet, que des légumes croissant de-ci de-là, presque au hasard.
Jean-François avait achevé ses comptes, il arriva; Clémence lui nomma Mme Dubois.

- Ah ! dit le fermier, cette dame qui vous a enseigné votre religion!... Il salua Mme Dubois. À côté de çà, Madame, tenez, vous me feriez plaisir si vous lui appreniez un peu l'ordre et l'économie.

Clémence serra les lèvres avec un dépit concentré et Mme Dubois dit doucement:

- Monsieur Giraud, la religion qui nous enseigne à aimer Dieu, nous enseigne aussi à le servir dans les petites comme dans les grandes choses.
- C'est bien, ça, répliqua Giraud; par exemple, je vous le demande, Madame, à quoi servent ces affiquets-là? il montrait la parure de sa femme. Ne vaudrait-il pas mieux placer à bon intérêt l'argent que tout Ça coûte, et balayer sa cuisine en jupon de toile?

Clémence, redressa la tête et se renferma dans un silence dédaigneux.
Dans ce moment on entendit un cri plaintif. Pierre Giraud, portant un oiseau qu'il venait de dénicher et qu'il tourmentait, entra dans le jardin suivi de son frère. Celui-ci marchait tête basse, timide, l'air doux et rusé.

- Pierre, mon ami, dit Mme Dubois après avoir embrassé les enfants, tu devrais reporter cet oiseau dans le nid... il souffre loin de sa mère.
- Bah! elle n'y reviendrait pas, dit Jean-François, donne-le au chat et que cela finisse.
- Non, répliqua l'enfant.
- Vas-y, cria le fermier, ou je t'y fais marcher, moi! Pierre d'un saut se mit hors de la portée de son père.
- Pierre ! fit alors l'aîné en se rapprochant,
L'enfant ouvrit la main sans défiance, son frère saisit le malheureux petit animal et courut exécuter les ordres de Jean-François.
- En voilà un, s'écria Giraud avec orgueil, en voilà un qui fera son chemin! il n'a pas l'air de troubler l'eau, mais il est sournois!...
- C'est le portrait de son père, dit Clémence d'un ton acerbe.
- Tout comme Pierre le rebelle est celui de sa mère! répliqua Jean-François.
- Monsieur Giraud, interrompit Mme Dubois qui avait hâte de mettre fin à cette discussion,
- Monsieur Giraud, croyez-moi, ne permettez pas à vos enfants d'être cruels, on offense Dieu en faisant inutilement souffrir ses créatures, et puis le coeur s'endurcit, il prend du plaisir au mal et cela se retrouve plus tard.

Giraud ne répondit pas.

- Vos petits garçons vont à l'école des frères, Monsieur Giraud?
- Là, là... quelquefois, il faut bien qu'ils sachent lire, compter surtout; mais leur devoir, c'est de gagner - et Jean-François répéta son axiome; La bêche met plus de sous dans les poches que la grammaire.
- il se peut, reprit Mme Dubois. Cependant l'instruction, par cela même qu'elle développe notre esprit, nous rend aptes à comprendre les affaires. On dupe moins aisément un homme instruit qu'un ignorant.
- Aussi est-ce pour ça que je les envoie aux frères.
- Ah! Monsieur Giraud! si j'étais à votre place, je les y enverrais pour autre chose encore... Avant tout, pour qu'on leur enseignât les saintes vérités chrétiennes.
- Oui, oui... sans doute. Mais voyez-vous, Madame: enfance apprend, jeunesse travaille, âge mûr amasse, vieillesse prie.
- Monsieur Giraud, quand ni l'enfance, ni la jeunesse, ni l'âge mûr n'ont prié... la vieillesse court fort le risque de n'en rien faire. Pourtant l'éternité est là. Plus ou moins de champs, plus ou moins de vignes, plus ou moins de rentes ne nous empêchent pas d'arriver là-haut dépouillés!... Heureux alors, Monsieur Giraud, heureux ceux qui ont trouvé leur Sauveur; il les couvre de sa justice.

Le fermier faisait tourner ses pouces d'un airdistrait, il regarda d'un autre coté pour cacher peut-être son embarras, peut-être un sourire d'incrédulité. Clémence, qui jouissait de voir son mari aux prises avec plus fort que lui, devint très-sérieuse aux derniers mots de Mme Dubois.
- L'heure avance, dit celle-ci, j'ai encore une visite à faire..

On repassa dans la cour, quelques domestiques ennuyés, oisifs, bâillaient pu dormaient étendus sur les bancs, tandis que les autres charge aient encore la voiture.
Jean-François s'aperçut de la tristesse que causait à Mme Dubois cette violation du Dimanche.

- Dame! murmura-t-il, on mange le Dimanche comme les autres jours... il faut bien travailler aussi !
- Monsieur Giraud, si Dieu ne faisait briller son soleil ni sur vos blés, ni sur vos vignes, tout votre travail réussirait-il à colorer un grain de raisin, à tirer de sa tige un seul épi?
- Dame, non! répondit Jean-François, qui ne savait trop où en voulait venir Mme Dubois.
- Et croyez-vous que Dieu, qui ordonne la sanctification du Dimanche, ne puisse pas ce jour-là, comme les autres, vous donner à manger? Ne tient-il pas en sa main le pain de toute la terre?
- Dame, si; mais... mais ce qui nous manque à tous, Monsieur Giraud, c'est la foi aux promesses de Dieu. Voici pourtant ce qu'il nous dit: « Si tu retires ton pied du sabbat, toi qui fais ta volonté au jour de ma sainteté; et si tu appelles le sabbat tes délices, et honorable ce qui est saint à l'Éternel, et que tu l'honores en ne suivant point tes voies, ne trouvant point ta volonté, et n'usant point de beaucoup de paroles; alors tu jouiras de délices en l'Éternel, et je te ferai passer comme à cheval pardessus les lieux haut élevés de la terre, et je te donnerai à manger l'héritage de Jacob ton père; car la bouche de l'Éternel a parlé. » Voyez, continua Mme Dubois en tirant un livre de sa poche, c'est dans la Bible, au prophète Esaïe, chapitre LVIII, versets 13 et 14.
- Je suis catholique, répartit Jean-François avec quelque précipitation, je n'entends rien à la Bible. D'ailleurs elle n'a pas été écrite pour nous autres.
- Ah! Monsieur Giraud! Jésus dit le contraire, voyez plutôt ici: « Enquérez-vous diligemment des Écritures, car vous estimez avoir par elles la vie éternelle, et ce sont elles qui rendent témoignage de moi (1).» À qui s'adresse Christ, si ce n'est à nous; qu'est-ce qu'il entend par Écritures, si ce n'est la Bible ? - Mais vous connaissez les dix commandements, Monsieur Giraud, ceux-là sont bien écrits pour tout le monde, n'est-ce pas?
- Si je les connais! s'écria Jean-François, enchanté de prendre sa revanche en montrant son savoir, je les ai tous appris dans le temps: Vous ne tuerez point, vous ne déroberez point, vous... vous.... Jean-François resta court.

Après un instant de silence:

- « Souviens-toi du jour du repos, reprit avec gravité Mme Dubois. Souviens-toi du jour du repos pour le sanctifier. Tu travailleras six jours et tu feras toute ton oeuvre, mais le septième jour est le repos de l'Éternel ton Dieu. Tu ne feras aucune oeuvre en ce jour-là, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bétail, ni ton étranger qui est dans tes portes; car l'Éternel a fait en six jours les cieux, la terre, la mer et tout ce qui est en eux, et s'est reposé le septième jour: c'est pourquoi l'Éternel a béni le jour du repos et l'a sanctifié (2). »
- Bah! bah!... nous ne sommes pas des saints, nous; n'est-ce pas, petite femme? et M. Giraud setourna Vers Clémence en lui donnant une tape sur l'épaule. Mais au lieu du secours qu'il en attendait, il ne trouva qu'une physionomie sérieuse, qu'un regard tristement baissé vers la terre.
-Au revoir, Monsieur Giraud, et sans rancune, dit Mme Dubois arrivée sur le seuil de la porte, Clémence, ajouta-t-elle avec un accent de tendre compassion, Clémence mon enfant, vous viendrez me voir.
- Oui, Madame, répondit Clémence, sans qu'il y eût plus rien de hautain ou de sec dans sa voix; et Mme Dubois quitta la ferme.

Son coeur était serré, elle suppliait le Seigneur de secourir là malheureuse Clémence à demi perdue par son ambition, de réveiller Jean-François enseveli sous les intérêts matériels, de sauver leurs pauvres enfants placés entre les fatales erreurs de Rome et l'indifférence... peut-être l'incrédulité.

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