Chemin faisant, son
coeur
s'élevait à Dieu pour lui rendre
grâce. Quels progrès chez sa Louise,
et surtout quel aplomb, quelle fermeté
heureusement mêlée de douceur chez M.
Latour! Celui-ci parlait moins qu'elle, il avait
moins d'expansion peut-être, maison sentait
en lui une foi plus solide, on sentait que
là beaucoup d'expériences
chrétiennes s'étaient successivement
faites et que toutes avaient produit leurs fruits.
- Puis la pensée de Mme Dubois se reporta
sur Clémence. À peine conservait-elle
un vague souvenir du fermier Giraud. Il lui
semblait que ce nom s'appliquait à un homme
de 55 à 60 ans, riche, sournois, passablement
avare;
catholique
ou protestant, elle ne se le rappelait
pas.
Un
bâtiment
carré se présenta devant elle, elle
passa devant trois ou quatre gigantesques meules de
paille, et entra dans la cour. Le premier aspect ne
lui en plut qu'à demi. Cette cour
très-vaste se trouvait dans toute son
étendue jonchée d'un lit de paille
devenu lit de fumier, sur lequel caquetaient des
poules et des canards, tandis que des pores en
liberté se vautraient dans les mares d'eau
sale qu'avait formées la pluie du dernier
orage. Les outils d'agriculture gisaient
pêle-mêle devant la maison, quelques
domestiques de campagne chargeaient une voiture de
blé, tandis que deux ouvriers raccommodaient
à grand bruit une charrue.
Un homme
âgé mit la tête à la
fenêtre. - Eh! doucement, là !
cria-t-il aux ouvriers. Ne savez-vous pas que je
compte avec Bastide?... Comment voulez-vous qu'on
s'entende! - Puis il arrêta ses petits yeux
fins sur Mme Dubois.
- Je viens
voir Mme
Giraud, dit celle-ci.
- Ma
femme? demanda
Giraud. - Clémence! Clémence! -
Entrez dans la maison, Madame. Et le fermier retira
la tête pour continuer ses
calculs.
Mme Dubois
entra, son
coeur était serré.
Clémences'avança
au devant d'elle, la reconnut,
s'élança comme pour l'embrasser, puis
s'arrêta, retenue par je ne sais quel
sentiment qui la fit subitement rougir.
Après les premières salutations,
Clémence se remit, un air de fierté
prit alors la place de sa passagère
émotion, et sa physionomie revêtit une
expression d'amertume qui semblait lui être
devenue habituelle.
La chambre
dans
laquelle Clémence conduisit Mme Dubois, lui
parut meublée avec une mesquinerie qui la
surprit; on n'y remarquait ni propreté ni
ordre; le plâtre qui couvrait les murs
tombait çà et là par morceaux,
plusieurs carreaux manquaient à la
fenêtre, il y avait de la poussière
partout, une couche de saleté sur les
dalles; et quelque chose enfin qui marquait un
complet mépris des soins du
ménage.
Les
vêtements
de Clémence contrastaient avec un tel
entourage; ils étaient trop
élégants pour la femme d'un fermier,
taillés sur la mode des villes, et chaque
pièce cri indiquait une vanité
déplacée.
- Vous
voilà
donc riche, mon enfant! dit Mme Dubois avec un
soupir.
- Oui,
Madame,
répondit Clémence d'un air
contraint.
- Et vous
êtes....
heureuse?
Clémence
pinça les lèvres, haussa les
épaules et murmura : - Y a-t-il du bonheur
pour personne, en ce monde?
- Pauvre
Clémence ! murmura Mme Dubois.
Clémence rougit de nouveau, détourna
la tête, mais garda sa physionomie
fière et contenue. Il y eut un silence, Mme
Dubois comprit que Clémence n'était
pas disposée à lui ouvrir son coeur,
Elle s'approcha d'une tablette sur laquelle on
voyait quelques volumes.
- Vous
avez là
des livres?
- Ils sont
à
mon mari.
Mme Dubois
lut les
titres : Les Codes... Voltaire... Voltaire!...
Clémence haussa de nouveau les
épaules.
- Giraud
dit que cet
homme à lui seul en sait plus que les plus
savants.
-Oui, il a
la science
du mal... le démon aussi la possède
cette infernale science. Mais à
côté du poison n'avez-vous pas mis le
remède? Clémence, je ne vois pas
là votre Bible?
-
Jean-François est catholique, Madame. Ces
paroles furent dites assez bas, quoique
sèchement. Mme Dubois se tut.
- Et vos
enfants?
demanda-t-elle après un instant de
réflexion
pénible.
- Ce sont
deux
garçons; ils suivent la religion de leur
père.
- Oh!
Clémence! s'écria involontairement
Mme Dubois. Mais elle sentit que le temps des
reproches était passé, que le temps
de la confiance n'était pas encore venu, et
elle essaya de causer avec Clémence sans la
froisser. Elle espérait l'attirer à
elle par son affection, et sinon remédier au
mal, du moins en prévenir quelques-unes des
suites.
- Vos
enfants
suivent-ils l'école?
- Pas
très-régulièrement. C'est aux
frères qu'ils vont, il n'y a qu'eux ici;
moi, je ne les y pousse pas, et
Jean-François, qui les emploie
déjà dans la ferme, trouve que tout
le savoir du monde ne vaut pas l'habitude des
affaires; il dit que la pioche met plus de sous
dans les poches que la grammaire.
L'aîné
est passionné pour les frères, il
aime l'étude, mais il a déjà
le caractère astucieux de... Clémence
s'interrompit. Le second, Pierre, n'aime ni les
frères ni les livres, lui, c'est un
étourdi, un petit mauvais sujet dont on ne
sait que faire! et Clémence sourit avec une
sorte de complaisance.
Mme Dubois
aurait
bien voulu dire un mot, éclairer
Clémence sur l'importance de la
première éducation; ce n'était
pas le moment.
- Vous
avez là
une belle habitation,
Clémence.
- Une
habitation que
mon mari laisse dégrader faute
d'entretien!
- Mais
quelques soins
de votre part...
- Comment
soigner,
interrompit assez sèchement Clémence,
quand on doit, seule avec une misérable
servante, nourrir vingt personnes, cultiver un
grand jardin, raccommoder le litige de la
maison!... D'ailleurs avec rien on ne fait rien..
Jean-François ne me donne pas d'argent, et
quant aux pauvres sous que je puis gagner de mon
côté... ils m'appartiennent, je m'en
sers comme je l'entends. En prononçant ces
mots, Clémence jeta un regard vaniteux sur
sa toilette.
- Allons
voir votre
jardin, dit tristement Mme Dubois.
- Oh!
Madame, il n'y
a pas grand'chose à voir.
Elle
conduisit Mme
Dubois dans un carré entouré de murs,
où l'on ne voyait autre chose, en effet, que
des légumes croissant de-ci de-là,
presque au hasard.
Jean-François
avait achevé ses comptes, il arriva;
Clémence lui nomma Mme
Dubois.
- Ah ! dit
le
fermier, cette dame qui vous a enseigné
votre religion!... Il salua Mme Dubois. À
côté de çà, Madame,
tenez, vous me feriez plaisir si vous lui appreniez
un peu l'ordre et
l'économie.
Clémence
serra
les lèvres avec un dépit
concentré et Mme Dubois dit
doucement:
- Monsieur
Giraud, la
religion qui nous enseigne à aimer Dieu,
nous enseigne aussi à le servir dans les
petites comme dans les grandes
choses.
- C'est
bien,
ça, répliqua Giraud; par exemple, je
vous le demande, Madame, à quoi servent ces
affiquets-là? il montrait la parure de sa
femme. Ne vaudrait-il pas mieux placer à bon
intérêt l'argent que tout Ça
coûte, et balayer sa cuisine en jupon de
toile?
Clémence,
redressa la tête et se renferma dans un
silence dédaigneux.
Dans ce
moment on
entendit un cri plaintif. Pierre Giraud, portant un
oiseau qu'il venait de dénicher et qu'il
tourmentait, entra dans le jardin suivi de son
frère. Celui-ci marchait tête basse,
timide, l'air doux et rusé.
- Pierre,
mon ami,
dit Mme Dubois après avoir embrassé
les enfants, tu devrais reporter cet oiseau dans le
nid... il souffre loin de sa
mère.
- Bah!
elle n'y
reviendrait pas, dit Jean-François, donne-le
au chat et que cela finisse.
- Non,
répliqua l'enfant.
- Vas-y,
cria le
fermier, ou je t'y fais marcher, moi! Pierre d'un
saut se mit hors de la portée de son
père.
- Pierre !
fit alors
l'aîné en se
rapprochant,
L'enfant
ouvrit la
main sans défiance, son frère saisit
le malheureux petit animal et courut
exécuter les ordres de
Jean-François.
- En voilà
un,
s'écria Giraud avec orgueil, en voilà
un qui fera son chemin! il n'a pas l'air de
troubler l'eau, mais il est
sournois!...
- C'est le
portrait
de son père, dit Clémence d'un ton
acerbe.
- Tout
comme Pierre
le rebelle est celui de sa mère!
répliqua
Jean-François.
- Monsieur
Giraud,
interrompit Mme Dubois qui avait hâte de
mettre fin à cette
discussion,
- Monsieur
Giraud,
croyez-moi, ne permettez pas à vos enfants
d'être cruels, on offense Dieu en faisant
inutilement souffrir ses créatures, et puis
le coeur s'endurcit, il prend du plaisir au mal et
cela se retrouve plus tard.
Giraud ne
répondit pas.
- Vos
petits
garçons vont à l'école des
frères, Monsieur Giraud?
- Là,
là... quelquefois, il faut bien qu'ils
sachent lire, compter surtout; mais leur devoir,
c'est de gagner - et Jean-François
répéta son axiome; La bêche met
plus de sous dans les poches que la
grammaire.
- il se
peut, reprit
Mme Dubois. Cependant l'instruction, par cela
même qu'elle développe notre esprit,
nous rend aptes à comprendre les affaires.
On dupe moins aisément un homme instruit
qu'un ignorant.
- Aussi
est-ce pour
ça que je les envoie aux
frères.
- Ah!
Monsieur
Giraud! si j'étais à votre place, je
les y enverrais pour autre chose encore... Avant
tout, pour qu'on leur enseignât les saintes
vérités
chrétiennes.
- Oui,
oui... sans
doute. Mais voyez-vous, Madame: enfance apprend,
jeunesse travaille, âge mûr amasse,
vieillesse prie.
- Monsieur
Giraud,
quand ni l'enfance, ni la jeunesse, ni l'âge
mûr n'ont prié... la vieillesse court
fort le risque de n'en rien faire. Pourtant
l'éternité est là. Plus ou
moins de champs, plus ou moins de vignes, plus ou
moins de rentes ne nous empêchent pas
d'arriver là-haut
dépouillés!... Heureux alors,
Monsieur Giraud, heureux ceux qui ont trouvé
leur Sauveur; il les couvre de sa
justice.
Le fermier
faisait
tourner ses pouces d'un
airdistrait, il regarda d'un
autre coté pour cacher peut-être son
embarras, peut-être un sourire
d'incrédulité. Clémence, qui
jouissait de voir son mari aux prises avec plus
fort que lui, devint très-sérieuse
aux derniers mots de Mme Dubois.
- L'heure
avance, dit
celle-ci, j'ai encore une visite à
faire..
On repassa
dans la
cour, quelques domestiques ennuyés, oisifs,
bâillaient pu dormaient étendus sur
les bancs, tandis que les autres charge aient
encore la voiture.
Jean-François
s'aperçut de la tristesse que causait
à Mme Dubois cette violation du
Dimanche.
- Dame!
murmura-t-il,
on mange le Dimanche comme les autres jours... il
faut bien travailler aussi !
- Monsieur
Giraud, si
Dieu ne faisait briller son soleil ni sur vos
blés, ni sur vos vignes, tout votre travail
réussirait-il à colorer un grain de
raisin, à tirer de sa tige un seul
épi?
- Dame,
non!
répondit Jean-François, qui ne savait
trop où en voulait venir Mme
Dubois.
- Et
croyez-vous que
Dieu, qui ordonne la sanctification du Dimanche, ne
puisse pas ce jour-là, comme les autres,
vous donner à manger? Ne tient-il pas en sa
main le pain de toute la
terre?
- Dame,
si; mais...
mais ce qui nous manque à tous, Monsieur
Giraud, c'est la foi aux promesses de Dieu. Voici
pourtant ce qu'il nous dit: « Si tu retires
ton pied du sabbat, toi qui fais ta volonté
au jour de ma sainteté; et si tu appelles le
sabbat tes délices, et honorable ce qui est
saint à l'Éternel, et que tu
l'honores en ne suivant point tes voies, ne
trouvant point ta volonté, et n'usant point
de beaucoup de paroles; alors tu jouiras de
délices en l'Éternel, et je te ferai
passer comme à cheval pardessus les lieux
haut élevés de la terre, et je te
donnerai à manger l'héritage de Jacob
ton père; car la bouche de l'Éternel
a parlé. » Voyez, continua Mme Dubois
en tirant un livre de sa poche, c'est dans la
Bible, au prophète Esaïe, chapitre
LVIII, versets 13 et 14.
- Je suis
catholique,
répartit Jean-François avec quelque
précipitation, je n'entends rien à la
Bible. D'ailleurs elle n'a pas été
écrite pour nous autres.
- Ah!
Monsieur
Giraud! Jésus dit le contraire, voyez
plutôt ici: « Enquérez-vous
diligemment des Écritures, car vous estimez
avoir par elles la vie éternelle, et ce sont
elles qui rendent témoignage de moi
(1).»
À
qui s'adresse
Christ, si ce n'est à nous; qu'est-ce qu'il
entend par Écritures, si ce n'est la Bible ?
- Mais vous connaissez les dix commandements,
Monsieur Giraud, ceux-là sont bien
écrits pour tout le monde, n'est-ce
pas?
- Si je
les connais!
s'écria Jean-François,
enchanté de prendre sa revanche en montrant
son savoir, je les ai tous appris dans le temps:
Vous ne tuerez point, vous ne déroberez
point, vous... vous.... Jean-François resta
court.
Après un
instant de silence:
- «
Souviens-toi
du jour du repos, reprit avec gravité Mme
Dubois. Souviens-toi du jour du repos pour le
sanctifier. Tu travailleras six jours et tu feras
toute ton oeuvre, mais le septième jour est
le repos de l'Éternel ton Dieu. Tu ne feras
aucune oeuvre en ce jour-là, ni toi, ni ton
fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta
servante, ni ton bétail, ni ton
étranger qui est dans tes portes; car
l'Éternel a fait en six jours les cieux, la
terre, la mer et tout ce qui est en eux, et s'est
reposé le septième jour: c'est
pourquoi l'Éternel a béni le jour du
repos et l'a sanctifié
(2).
»
- Bah!
bah!... nous
ne sommes pas des saints, nous; n'est-ce pas,
petite femme? et M. Giraud
setourna Vers Clémence
en lui donnant une tape sur l'épaule. Mais
au lieu du secours qu'il en attendait, il ne trouva
qu'une physionomie sérieuse, qu'un regard
tristement baissé vers la
terre.
-Au
revoir, Monsieur
Giraud, et sans rancune, dit Mme Dubois
arrivée sur le seuil de la porte,
Clémence, ajouta-t-elle avec un accent de
tendre compassion, Clémence mon enfant, vous
viendrez me voir.
- Oui,
Madame,
répondit Clémence, sans qu'il y
eût plus rien de hautain ou de sec dans sa
voix; et Mme Dubois quitta la ferme.
Son coeur
était serré, elle suppliait le
Seigneur de secourir là malheureuse
Clémence à demi perdue par son
ambition, de réveiller Jean-François
enseveli sous les intérêts
matériels, de sauver leurs pauvres enfants
placés entre les fatales erreurs de Rome et
l'indifférence... peut-être
l'incrédulité.
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