Huit ans s'étaient
écoulés depuis le dernier entretien
dont nous avons rendu compte, lorsqu'on vit, un
soir du mois d'août, deux chaises de poste
monter le coteau qui domine Saint-Agrève.
Dans la première voiture était Mme de
Mallens avec son mari; dans la seconde Mme Dubois,
la femme-de-chambre, la bonne et les
enfants.
Pendant
quelques
jours Mme Dubois fut si occupée des
arrangements intérieurs du château,
qu'elle eut à peine le temps de penser
à ses anciennes amies. En approchant de
Saint-Agrève, elle
avait senti son coeur battre plus fort, elle avait
cherché des yeux, mais sans les rencontrer,
quelqu'une de ces figures bien connues. Elle savait
d'une manière vague que trois de ses
protégées étaient
mariées, Louise à un tisserand
nommé Latour, Clémence au vieux et
riche fermier Giraud, Rose au cabaretier Charles
Maillard... quant à Justine, bientôt
après le départ de Mme Dubois, elle
avait quitté Saint-Agrève pour Paris,
et ses parents ne recevaient plus de ses nouvelles.
Tout en défaisant les malles, Mme Dubois
avait demandé quelques renseignements plus
détaillés au concierge, mais
celui-ci, qui descendait rarement dans le village,
n'avait pu lui en apprendre davantage, et Mme
Dubois se promettait d'apprécier au plus
vite, paf elle-même, la position de ses
protégées.
Le
Dimanche
après-midi, elle s'informa de la demeure de
Mme Antoine Latour. Au bout de la principale rue,
s'élevait, un peu séparée des
autres, une maison blanche, garnie de vigne, avec
un banc devant la porte.
- C'est
ici, dit une
petite fille qui avait accompagné Mme
Dubois, entrez, vous les trouverez dans l'atelier,
descendez les cinq marches de l'escalier, bon, vous
y voilà!
- Dans
l'atelier, le
Dimanche... murmura Mme Dubois en soupirant; puis
elle s'arrêta, entendant
une voix mâle mais douce qui semblait prier.
La voix se tut, Mme Dubois frappa deux coups, une
jeune femme vint ouvrir, recula, avança,
puis s'élançant tout à coup
dans les bras de Mme Dubois, elle l'entraîna
dans la chambre en s'écriant: - C'est Mme
Dubois, c'est cette amie qui m'a appris à
connaître mon Dieu! viens, Antoine! saluez-la
mes enfants! ma mère, voilà Mme
Dubois!
Un homme
de trente
ans environ, deux petites filles, un petit
garçon, une femme âgée
s'avancèrent alors vers Mme Dubois. - Oh!
Madame, je vous remercie des soins que vous avez
donnés à ma Louise, dit Antoine en
prenant avec respect la main que lui tendait Mme
Dubois. Le petit garçon se cacha sous le
tablier de sa mère, tandis que les petites
filles faisaient un peu gauchement la
révérence. La femme âgée
salua froidement Mme Dubois en s'écriant: -
Ma bru, faites donc asseoir Madame.
On s'assit
en effet,
et Mme Dubois put enfin regarder Louise à
son aise. La jeune fille était devenue une
jeune mère, sur les traits de laquelle
régnait la douceur et la paix. Cette
même expression de
sérénité se joignait chez
Antoine à quelque chose de plus
sérieux et de plus arrêté. Les
petites filles étaient gentilles et propres,
elles avaient la gaieté
un peu contenue des enfants
bien sages. Quant au petit garçon
âgé de trois ans et toujours accroche
ait tablier de sa mère, il attachait
fixement sur Mme Dubois deux grands yeux noirs
qu'encadrait une abondante chevelure. La
belle-mère de Louise était de haute
taille; sur sa physionomie on remarquait quelque
chose de sec et de gêné, qui semblait
indiquer un état de lutte ou de
mécontentement
intérieur.
La chambre
n'avait
point de meubles superflus, mais les chaises, mais
la table de bois qui supportait une grosse et
vieille Bible, reluisaient de propreté; et
sur la fenêtre, près du métier
soigneusement recouvert, quelques Pots de
géranium et de réséda
attiraient sur leurs fleurs parfumées des
abeilles dont le joyeux bourdonnement
égayait l'ouvrier dans les jours de
travail.
- Louise,
commença Mme Dubois avec émotion, je
ne vous demande pas si vous êtes heureuse,
votre physionomie, celle de votre mari, ces beaux
enfants, surtout ce livre ouvert en famille, tout
me le dit.
- Oh !
oui,
s'écria Louise, bien heureuse! trop
heureuse, car mon coeur s'arrête souvent en
idolâtre aux dons de Dieu, sans remonter
à Celui qui les fait.
- C'est
vrai ! dit
Antoine, avec un sourirequi
tempérait le reproche. Louise rougit un
peu.
- Le
Seigneur vous a
donc dirigée, mon enfant, il vous a fait
trouver un époux
chrétien.
- Un ami,
Madame, un
guide, un sincère serviteur de
Jésus.
Antoine
rougit
à son tour.
- Tu m'as
accusée de t'aimer trop, reprit Louise en
riant, il faut que Mme Dubois sache pourquoi.
Grâce à Dieu, Madame, j'ai
évité quelques occasions de me
marier, assez convenables selon le monde, mais qui
en réalité ne valaient rien. Antoine
m'a demandée à mes parents, il
était vraiment pieux, sa conduite
répondait à sa foi, et quoiqu'il me
parût un peu trop austère, quoiqu'il
fût d'une humeur trop contenue, trop
froide... quoiqu'il eût bien d'autres
défauts que je vous dirai plus tard... La
belle-mère jeta un regard
désapprobateur sur Louise.
- Eh ! ma
mère, ne voyez-vous pas que je plaisante!
s'écria Louise avec quelque dépit.
Mme Dubois serra la main de la jeune femme; Louise
comprit ce reproche muet, baissa les yeux avec un
peu de confusion et reprit : Eh bien! ma
chère Madame, mes parents, que depuis j'ai
perdus, consentirent, non sans. peine. à
notre mariage.
Nous
n'avions
à peu près rien ni l'un ni l'autre,
c'est sur ce point seulement que je vous ai
désobéi, et je dois le dire, nous
avons subi les conséquences de notre
misère, nous avons souffert; mais
grâce à la protection du Seigneur, au
travail d'Antoine, à la confiance qu'il
inspire, nous nous sommes tirés d'affaire.
Vous vous en souvenez, chère Madame, vous
nous aviez prévenues qu'on ne peut
rencontrer toutes les perfections chez un mari,
qu'il faut se contenter des conditions essentielles
au bonheur : ... elles y étaient... j'ai
passé par dessus les autres.
- Et je
vous en
approuve mon enfant, dit Mme Dubois en embrassant
de nouveau Louise et en regardant Antoine avec
affection.
- Vous ne
nous aviez
pas trompées, poursuivit Louise, qui,
après une si longue séparation, avait
besoin d'ouvrir son coeur à Mme Dubois, le
bonheur est bien dans l'union placée sous
l'oeil de Dieu... Chère Madame, quelle joie
nous trouvons à nous agenouiller ensemble,
à croire en un même Sauveur, à
nous aimer pour l'éternité, à
élever ces chers enfants dans une même
foi, d'un même accord!
Ici la
mère de
M. Latour se leva avec un mouvement d'impatience,
imperceptible pour tout autre oeil que pour l'oeil
exercé de Mme
Dubois.
- Mon
fils,
voulez-vous que je mène les petites chez
leur tante?
-
Volontiers, ma
mère, répondit Antoine d'un ton
respectueux. Elle sortit.
- Nous
avons nos
défauts, moi surtout (continua Louise, toute
au récit de son bonheur), mais nous nous
aidons l'un l'autre à les combattre. Si, au
premier moment, le reproche paraît injuste,
sévère, si le coeur se révolte
ou se serre, l'instant d'après on sent ses
torts et l'on en demande pardon. Ce bon ami est mon
soutien dans le chemin de la foi, de la
sanctification, dans tous les chemins! il va
toujours devant... moi
derrière.
- Que le
Seigneur
soit béni pour tout ce que j'entends, dit
Mme Dubois attendrie. Dès le début
vous avez donc marché
fidèlement?
- Avec
beaucoup de
chutes, répondit Antoine toutefois, Dieu
nous a fait la grâce de comprendre que,
faibles comme nous le sommes, nous avions besoin
d'habitudes chrétiennes et
régulières.
- Pour ce
qui tient
à la régularité, interrompit
Louise en souriant, on peut s'en fier à mon
mari!
- Dès le
premier jour, poursuivit Antoine, nous avons
institué la lecture de la Bible à
nous deux le matin, et le culte en famille le soir
; nous avons aussi senti la
nécessité de rompre avec le monde,
avec ce qu'on appelle les plaisirs. Depuis
longtemps Louise n'allait plus danser avec les
jeunes filles et les jeunes gens de son âge;
je m'étais de mon côté
retiré des cafés et des cercles; mais
au moment de notre mariage, on essaya de nous
ébranler dans nos résolutions. Nous
résistâmes, nous donnâmes nos
raisons, nous dîmes que là où
le Seigneur ne voudrait probablement pas venir avec
nous, s'il était sur la terre, nous ne
pouvions aller sans lui; on ne nous approuva pas,
mais on nous écouta; et après
quelques semaines assez difficiles, où sans
cesse de nouvelles propositions nous étaient
faites, que sans cesse il fallait repousser, on
nous laissa bien tranquilles dans notre petit
coin.
- Oui...
en disant
beaucoup de mal de nous, et en excitant contre
notre pauvre ménage les moqueries du dehors,
l'irritation du dedans!
Un regard
mécontent d'Antoine arrêta presque ces
dernières paroles sur les lèvres de
Louise.
- Enfin,
ma
chère Madame, nous ni, manquons pourtant pas
de plaisirs, reprit-elle après un instant de
silence.
- Le
Dimanche... oh !
nos beaux Dimanches, si ceux qui nous plaignent de
les passer dans la tristesse
pouvaient savoir comme ils sont doux. Le matin
j'habille proprement nos enfants et je les conduis
ici, dans l'atelier que je balaie le samedi soir.
Antoine fait prier les petites, nous chantons de
tout notre coeur un psaume ou un cantique.
Après le déjeuner nous nous rendons
au temple; le service achevé, M. le pasteur,
qui est un digne homme, passe encore une heure avec
les enfants de la paroisse; il leur donna des
instructions à leur portée,
tantôt c'est une parabole, tantôt une
portion de l'Histoire Sainte, tantôt un
chapitre des prophètes qu'il leur explique;
c'est si clair, si simple!... les parents en
profitent autant que les enfants. L'école du
Dimanche terminée et le dîner
mangé, nous visitons quelques voisins
pauvres ou malades; ceux des enfants qui ont
été sages durant la semaine nous
accompagnent. Parfois, sur les quelques sous que
leur donne Antoine, ils ont put en épargner
un ; quelle joie c'est pour eux que do le porter
à une vieille femme infirme pour qu'elle en
achète dut tabac, à une malheureuse
mère de famille pour qu'elle en accroisse sa
provision de pain, Le soir nous nous promenons
quand, il fait beau. Antoine, qui a beaucoup lu et
qui étudie dès qu'il en a le temps,
raconte toujours des choses instructives sur la
nature, surl'histoire, sur les
pays étrangers; et nous rentrons heureux,
bénissant Dieu d'avoir créé le
Dimanche. Mais je babille, chère Madame,
sans songer à vous montrer la maisonnette
que nous habitons.
Louise se
leva, Mme
Dubois, Antoine la suivirent, et l'on visita
quelques chambres, une petite cuisine, tout cela
bien arrangé, quoique modeste, puis un
jardin dont l'aspect charma d'autant plus Mme
Dubois, qu'il était peut-être le seul
de son espèce à
Saint-Agrève.
Dans les
contrées méridionales de la France,
que Dieu a dotées d'une, si riche
végétation, où il ne faut que
des soins journaliers pour que la terre se couvre
de la plus belle parure, les habitants laissent,
comme à plaisir, le désordre
s'emparer des alentours de leurs demeures. On
dirait que, parce que le Créateur a beaucoup
fait pour les jouissances des hommes, les hommes,
eux, ne doivent rien faire. Les champs, les
plantations de garance, les
pépinières de mûriers, tout
cela est travaillé
régulièrement; mais les
légumes, les fruits, dont la bonne culture,
qui ajoute aux agréments de la vie,
remplirait aussi la bourse ; les légumes et
les fruits croissent à peu près comme
bon leur semble; on les plante, ils poussent si
cela leur convient, lorsqu'ils périssent
faute de soins, on s'en passe,
mais à peu d'exceptions près,
personne ne s'en occupe avec suite; encore moins
songe-t-on à en varier les espèces,
de manière à ce que, se
succédant les unes aux autres, elles
prolongent les plaisirs ou les profits du
propriétaire. De fleurs, il n'en est pas
question, on ne voit point devant les maisonnettes
de ces gais parterres qui charment les yeux,
d'où montent le soir de suaves parfums vers
les croisées entr'ouvertes, et qui, dans
d'autres pays, donnent l'apparence de l'ordre et du
bien-être aux plus pauvres habitations. Que
faudrait-il pour se procurer ces avantages?
quelques coups de bêche, quelques arrosoirs
d'eau versés à propos; et puis le
goût de l'arrangement, et puis la
persévérance, sans laquelle les mieux
doués et les plus puissants eux-mêmes
ne viennent à bout de rien.
Dans le
jardin de M.
et de Mme Latour, les choses ne se passaient pas
ainsi que nous venons de le décrire. Une
treille de raisins muscats, enlacée en
berceau, conduisait aux espaliers de pêchers,
dont Antoine connaissait la taille et qui
rapportaient des fruits avec abondance; des
abricotiers en plein vent reposaient leurs branches
chargées sur des appuis soigneusement
disposés; des carrés
régulièrement, tracés,
où l'on aurait vainement cherché une
touffe de mauvaise herbe, étaient
plantés de divers légumes, une
planche de fraisiers s'étendait un peu
à l'ombre, une pépinière
dé mûriers nains occupait le reste du
terrain, et une jolie plate-bande garnie de fleurs
séparait le potager d'un petit espace
laissé libre, tandis que, devant la maison,
un figuier, dont les branches touchaient presqu'au
sol, abritait un banc fort simple.
Tout cela
n'avait de
remarquable que l'ordre, mais l'ordre n'est-il pas
la beauté des terres cultivées ? Les
carreaux étaient arrosés, les
espaliers attachés, les allées
sablées; on sentait là l'influence
d'un principe vivant et vrai, qui exerçait
partout son pouvoir salutaire.
- Voilà
une de
nos ressources, dit Antoine en montrant son clos;
grâce à un choix d'espèces
hâtives et tardives, ces pêchers, qui
ont donné dès le commencement de ce
mois, continueront jusqu'en octobre ; le fruit se
vend bien à la ville voisine, ma mère
l'y porte les jours de marché, ainsi que des
artichauts, des melons, des aubergines ; nous y
joignons nos plus belles figues, des prunes
reine-claudes, puis des fraises dans la saison. Au
printemps nous envoyons des primeurs; nous les
obtenons au moyen d'un châssis, que j'ai fait
avecde vieilles
fenêtres. Ces mûriers-ci ont
chassé une belle planche de fleurs; Louise
les aimait, elle même m'a offert de les
remplacer par cette plantation dont nous consacrons
le produit à quelques oeuvres
chrétiennes : c'est bien peu de chose, mais
Jésus ne rejette aucune
offrande.
On s'assit
sur le
banc.
- Dieu
vous a fait
une grande grâce en vous accordant trois
beaux enfants, dit Mme Dubois.
- Oui,
Madame;
cependant si le Seigneur ne nous les avait pas
donnés, notre bonheur aurait
été bien grand encore,... n'est-ce
pas Louise?
Louise
secoua la
tête.
- Je les
aime du plus
profond de mon âme, je vois en eux une
bénédiction d'en haut, mais je crois
que le mariage peut être saint, béni,
complet... même sans eux.
- Ceci est
à
mon adresse, interrompit Louise en riant. Mon mari
a raison ; je me sens entraînée
à de l'idolâtrie pour mes enfants, et
si le bon sens d'Antoine n'était là
pour me retenir, j'en ferais de petits
égoïstes. J'ai besoin de me mettre
constamment en face de la responsabilité qui
pèse sur moi, pour ne pas m'abandonner
à ma faiblesse.
- Vous
avez donc un
plan d'éducation, Monsieur Latour, et vous
ne
laissez pas plus vos enfants que vos plantes venir
au hasard ?
- Nous
nous
efforçons, Madame, d'élever nos
enfants en vue de Dieu et en vue des devoirs qui
les attendent. Quant à les élever
pour le profit qui nous en reviendra, nous
tâchons de ne pas le faire,
l'égoïsme y trouverait trop vite et
trop bien son compte; que l'arbre soit bon, les
fruits le seront aussi... il en tombera plus d'un
aux pieds du vieux père et de la vieille
mère.
- Antoine,
reprit
Louise, a posé comme principe essentiel dans
l'éducation, une obéissance absolue
de la part des enfants. Parfois, il leur explique
le motif des défenses qu'il leur fait ou des
ordres qu'il leur donne; parfois il les leur, tait,
exigé d'eux une soumission de confiance,
d'habitude, et ne permet ni qu'on discute, ni qu'on
murmure. Dieu agit ainsi envers nous, dit-il;
tantôt soulève le voile qui couvre ses
desseins à notre égard, tantôt
il l'abaisse et ne nous montre plus qu'une chose,
sa volonté; il faut que les enfants
s'accoutument à rencontrer dans la famille
ce qu'ils trouveront plus tard dans la vie. Mon
mari élève ses enfants dans la
vérité, voilà son second
principe; jamais, de promesses ou de menaces faites
en vain, jamais de mensonges, jamais de
contes,même pour les
amuser; toujours ce qui est, rien de plus, rien de
moins. En outre, Antoine n'agit pas capricieusement
à l'égard de nos enfants, ce qu'il
est aujourd'hui, il le sera demain, il
l'était hier. Si une rébellion, si
une tromperie, si une étourderie de leur
part l'ont ému, il attend, pour gronder ou
pour punir, d'être calme; il châtie,
non pas en proportion du « résultat
» de la faute, de l'ennui qu'elle nous a fait
éprouver, des dommages qu'elle nous a
causés, mais en proportion de sa
gravité aux yeux de Dieu. Ce à quoi
je m'attache, moi, parce que j'ai à lutter
contre mon entraînement, c'est à tenir
ces chers petits dans la dépendance de leur
père. Leur père, c'est le pouvoir que
chacun reconnaît et que chacun respecte. Il
prétend que je ferai de lui un tyran... mais
je ne veux pas que mes enfants soient des despotes!
lis apprendront de bonne heure à ne se
placer qu'en seconde, qu'en troisième ligne,
à préférer
l'intérêt ou le plaisir des autres au
leur.
- C'est
encore une
minière de les faire passer avant moi!
interrompit Antoine en riant.
- Laissez,
laissez,
Monsieur Latour, dit Mme Dubois, je n'ai jamais vu
d'éducation réussir sains cette
souveraineté du mari clairement
établie, non plus que
sans un complet accord entre le père et la
mère.
- C'est
vrai,
répondit Antoine, quant à l'accord
entre nous, nous le maintenons de toutes nos
forces. Si j'ai quelque observation à faire
à Louise, je ne la lui adresse que lorsque
nous sommes seuls; les enfants nous voient
constamment unis, et à part de petites
différences qui disparaissent vite en
causant, en priant ensemble, nous pensons, nous
agissons l'un comme l'autre.
- Vous
avez beaucoup
fait en combattant l'égoïsme chez vos
enfants, reprit Mme Dubois.
-
L'orgueil aussi,
qui n'est qu'une autre forme de la
personnalité, vous donnera de la peine
à vaincre!
-
L'orgueil est la
bête noire de mon mari, s'écria
Louise. Il ne m'a jamais permis de réveiller
l'émulation de mes filles en les comparant
à leurs amies; leur mise ne se distingue de
celle de leurs compagnes ni par une
simplicité affectée, ni par de
l'élégance. Mes filles sont
intelligentes, nous pourrions les pousser, en faire
des institutrices peut-être, les envoyer
à l'étranger; ma voisine Delmar y est
toute décidée pour les siennes ;
Antoine au contraire, veut qu'à moins d'une
direction particulière du Seigneur, fils et
filles restent dans leur position. Il pense qu'en
agissantde la sorte nous
entrons mieux dans les vues de Dieu, nous assurons
à nos enfants un bonheur plus solide, que Si
nous les élevions à une place qui ne
leur était pas
destinée.
-
Dites-moi, mes
amis, depuis quand avez-vous commencé
l'éducation de vos filles?
- Dès les
premiers mois de leur existence !
- Pourquoi
pas
dès le premier jour! dit Antoine, que la
vivacité de Louise faisait
sourire.
- Eh ! mon
ami, ce
serait peut-être plus juste! Te rappelles-tu
la petite Marthe? Lorsque je la nourrissais, elle
pleurait souvent de colère; vous le savez,
chère Madame, une mère distingue vite
les pleurs qu'arrache à son enfant la faim
ou la souffrance, des pleurs que lui fait verser
l'impatience ou la violence des volontés. La
petite criait-elle par dépit ou par
entêtement, je me contentais de la poser
doucement à terre; je la laissais là
sans la regarder, sans lui sourire, aussi longtemps
que durait l'accès de mauvaise humeur ;
bientôt elle se calmait et dès
l'âge de huit mois, son caractère
s'était considérablement
adouci.
- Louise
dit vrai,
reprit Antoine, et ce qui est aussi vrai, c'est
qu'il n'est jamais trop tôt pour commencer
l'éducation chrétienne d'un
enfant.
La pensée
de
Dieu n'a rien qui étonne ces jeunes,
âmes; notre science humaine complique les
vérités du salut, mais la candeur de
l'enfant les lui rend aisées à
comprendre. Dès que sa petite bouche
balbutie le nom de son père terrestre, on
peut lui apprendre le nom du Père
céleste; on peut de bonne heure prononcer
auprès de lui des prières courtes et
simples, on peut lui enseigner à aimer le
Sauveur Jésus, on peut lui donner ses
premières leçons de lecture dans la
Bible, et le familiariser de la sorte avec
l'Écriture-Sainte. Quant à la
connaissance du bien et du mal, de notre
méchanceté naturelle, il n'est pas
besoin de beaucoup de discours pour la lui faire
acquérir. Ses premières
révoltes lui apprennent vite qu'il est
pécheur et qu'il a besoin de
pardon.
- Je vois
avec
plaisir, Monsieur Latour, que vous vous occupez
vous-même de l'éducation de vos
enfants.
- Oh !
Madame, je ne
voudrais me décharger sur personne du soin
de leur âme. Je ne puis leur donner qu'une ou
deux leçons, mais je tiens à le
faire, car ce n'est qu'en travaillant avec ses
enfants qu'un père comprend leur
caractère. S'il se contente de les
surveiller de loin, il ne les connaît
qu'enpartie et risque fort
d'appliquer le remède à
côté du mal. À mon grand
regret, Louise est obligée de coudre souvent
chez les voisins, elle prend de l'ouvrage à
la maison autant qu'elle le peut, mais elle nous
quitte trois fois la semaine au moins; et bien
qu'elle s'occupe activement des enfants les autres
jours, bien que ma mère les surveille, Je
sens la nécessité de les suivre de
près; d'autant que nous n'avons pas
d'école protestante ici, et que je ne les
enverrai pas aux frères. S'il faut le dire,
alors même que Louise ne s'absenterait plus
(et j'espère que ce temps viendra), je ne me
croirais pas libre de négliger mes enfants;
je me laisserai souvent remplacer, jamais
suppléer; en tout état de cause il
faut l'oeil du père, et avec la grâce
de Dieu, je tiendrai cet oeil bien
ouvert.
- Je
voudrais que
vous entendissiez les leçons que donne mon
mari! s'écria Louise. Le soir, lorsque nous
sommes réunis dans l'atelier, c'est un
plaisir que de l'écouter lui et mes filles.
Il a l'air de s'amuser autant qu'elles; les petites
répondent assez bien, le marmot s'en
mêle aussi.... et puis il est d'une
patience!
Antoine a
l'art
d'intéresser ses filles à tout ce
qu'elles font. Il faut qu'elles dévident du
fil pour charger sa navette; les pauvres enfants
nes'en soucient guère,
surtout quand elles ont appris leurs leçons,
cousu et tricoté tout le jour; eh ! bien, il
leur donne. quelques sous par douzaine de pelotons,
et les petites ont à peine posé leurs
livres ou leur ouvrage, qu'elles couvent au
dévidoir. Chaque mois on regarde dans la
boite qui contient leurs trésors, Marthe et
Adèle dépensent leurs sous comme
elles l'entendent, mais la grosse part va toujours
aux pauvres. C'est encore Antoine qui cultive le
jardin avec ses filles, il les exerce à des
soins exacts, elles rattachent de leurs petites
mains les rameaux, et arrachent les mauvaises
herbes pendant qu'il arrose.
- Louise,
interrompit
M. Latour, tu vas faire croire à madame que
tout marche ici comme dans le ciel; et se tournant
vers Mme Dubois: il n'en est rien malheureusement.
Nos principes, grâce à Dieu, sont
évangéliques, ils sont fermes comme
tout ce qui S'appuie sur le « rocher, »
mais la pratique n'y répond pas assez. Ma
chère femme vous a parlé, Madame,
bien plus de ce que nous voudrions être que
de ce que nous sommes.... nous avons de grands
défauts... les enfants aussi, et nous
faisons souvent de lourdes chutes. Toutefois nous
ne perdons pas l'espoir, le Seigneur est là,
Il nous aidera. Si le mal vient de nous, le bien
vient de Lui... Il est plus
riche en miséricorde que nous ne le
sommes.... même en
péché.
Mme Dubois
se leva,
car la matinée
s'avançait.
- Où en
sont
vos voisins? demanda-t-elle, pouvez-vous quelque
chose pour l'avancement de leur âme
?
- Comme je
vous l'ai
dit, chère Madame, s'écria Louise,
ils nous ont longtemps tourmentés. Tout chez
nous les scandalisait; notre vie retirée
d'abord, ils prétendaient que cette
sévérité n'était que de
l'hypocrisie ou de l'orgueil; l'éducation de
nos enfants ensuite : ils assuraient, tantôt
que nous en ferions des idiots, tantôt que
nous développions beaucoup trop leur esprit
et que nos filles ne seraient que des «
savantes! » Par suite de cette malveillance,
mon mari avait perdu quelques pratiques, mais peu
à peu on s'est aperçu qu'il
travaillait plus vite et mieux que personne, que
pas une once ne manquait au poids de la toile pour
laquelle on lui fournissait le fil, et l'ouvrage
abonde. On commence aussi à remarquer que
nos filles ne sont ni des imbéciles ni de
vaniteuses petites pédantes, et l'on nous
épargne un peu. Cependant le coeur de ces
pauvres gens n'est pas encore changé, loin
de là..
- Cela
viendra,
Louise, cela viendra,
interrompit M. Latour. Avant que le Saint-Esprit
eût touché notre coeur, nous
étions en tout pareils à nos
voisins.... plus endurcis peut-être. Le
Saint-Esprit n'a pas perdu sa puissance; prions
pour eux, Il les changent comme il nous a
changés.
Mme Dubois
était arrivée à la porte de la
maisonnette, Louise lui promit de monter
incessamment au château, car la famille de
Mallens devait après deux mois de
séjour à Saint-Agrève se
rendre à Paris, et Mme Dubois prit le chemin
de la ferme Giraud, sans avoir eu le temps de
demander à Louise ce qu'elle savait de la
position de son ancienne compagne.
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