Ne jugez
pas, afin que
vous ne soyez pas jugés.
(Matthieu,
VII,
1.)
Mes
Frères,
L'Évangile
a
éveillé dans l'âme humaine un
besoin profond de justice. « Heureux ceux qui
ont faim et soif de justice! » C'est une des
premières paroles que le Christ ait
prononcées, et cette pensée
pénètre tout son
enseignement.
Et cependant, ce même
Évangile nous interdit souvent de juger les
autres: «Ne jugez point, afin que vous ne
soyez point jugés. »
Il semble qu'il y ait là deux
courants de pensée contradictoires qui, en
se rencontrant, se brisent et dont les flots
emportent nos esprits à la dérive
sans nous laisser de direction certaine.
Nous croyons que cette contradiction
n'est qu'apparente; il serait facile de montrer
qu'elle se résout d'une manière
pratique dans la vie d'hommes chez lesquels on sent
vibrer l'amour passionné de la justice, sans
qu'on puisse les accuser de ce qu'on appelle
l'esprit de jugement. Mais il vaut la peine d'aller
au fond de ce sujet, d'y porter toute la
lumière possible, et d'essayer de concilier
deux devoirs qui semblent opposés. C'est
à quoi tendront tous nos efforts
aujourd'hui.
Dans un sens, l'homme ne peut
s'empêcher de juger, car penser c'est juger.
Toute affirmation, même la plus banale,
contient un jugement, Vous ne pouvez énoncer
quoi que ce soit sur les êtres ou sur les
choses sans articuler une sentence qui n'est
après tout qu'un jugement.
Juger pour nous est donc
inévitable, soit au point de vue
intellectuel, soit au point de vue moral. Toute
action commise par des hommes produit en nous une
impression d'une certaine nature; cela doit
être, et le contraire serait monstrueux; un
mensonge ou une parole de courageuse franchise, une
lâcheté ou un acte de sacrifice
sublime nous repoussent ou nous attirent; notre
conscience les juge directement,
spontanément, à moins qu'elle n'ait
été amortie ou faussée; ce qui
nous plaît chez l'enfant, c'est la
sincérité des impressions morales
premières; son regard s'étonne et
s'inquiète quand il voit qu'on hésite
à appeler mal ce qui est mal.
Toute âme saine et droite
éprouve quelque chose d'analogue. «
Malheur, a dit l'Écriture, à ceux qui
appellent le mal bien et les ténèbres
lumière » ; mais malheur aussi à
ceux qui se taisent quand la justice est
attaquée, quand la vérité est
niée. On l'a dit avec raison: le mal dans ce
monde est fait pour un tiers de l'audace des
méchants, et pour les deux autres tiers de
la lâcheté des prétendus bons
qui le laissent faire. On peut reconnaître
l'état de santé d'une
société, je ne dis pas, certes, au
bruit, au scandale qu'y causent les
désordres, car les dénonciations
sonores, déclamatoires, satiriques, sont
habituelles dans les époques de
décadence (et souvent celles-ci n'ont pas
d'autre pâture); mais à la
sincérité, à l'énergie
avec lesquelles on y qualifie dans tous les partis
ce qui est bien et ce qui est mal. Voyez au
contraire une nation qui se décompose : elle
connaîtra, sans doute, les haines furibondes
des, partis et les accusations indignées
qu'ils se lanceront tour à tour, mais on
s'apercevra bientôt que dans ce tumulte des
passions la conscience seule est muette; ce n'est
pas le mal lui-même auquel on en veut. Le
mal, le bien! y croît-on sincèrement ?
Ne sont-ce pas là de vieux mots un peu
lourds ? Ne faut-il pas les laisser aux esprits
naïfs que l'étude de la vie n'a pas
déniaisés ? Ne sait-on pas que
l'absolu n'est, nulle part, que tout ici-bas est
relatif, et qu'il est permis de se demander parfois
« si le libertin n'a pas choisi la bonne part
». Quand on en est là, il est
évident qu'on ne juge plus (1).
La vigueur de l'opinion est donc un
symptôme manifeste de vitalité morale.
Heureuses les nations où elle peut
s'élever comme une digue puissante contre
toutes les forces du mal!
Mais l'opinion ne suffit pas, et la
société est obligée
d'instituer des tribunaux et de se défendre
par des mesures légales. Il est de toute
évidence. que ce n'est pas cette
nécessité sociale que
Jésus-Christ a voulu combattre quand il a
dit : « Ne jugez pas! » Le pouvoir
judiciaire est fondé sur la nature
même des choses; aucune société
ne peut vivre si elle ne fait pas respecter la
propriété, l'honneur, la vie de ceux
qui la composent; elle y pourvoit par des lois, et
elle confie à des hommes le soin de les
faire observer. Supprimez cette institution et vous
redescendez à la vie barbare où la
force prime nécessairement le droit. Cette
dignité du juge est toujours apparue aux
hommes avec un caractère sacré, et le
Psalmiste, s'adressant à ceux qui la
remplissaient en Israël, s'écrie pour
rehausser la grandeur de leur tâche : J'ai
dit
« Vous êtes des dieux. »
(Ps.
LXXXII, 6.)
Mais
en reconnaissant la
dignité du pouvoir judiciaire, nous sommes
forcés de' reconnaître sa profonde
insuffisance. Le magistrat, en effet, fût-il
infaillible, ne peut pas réaliser
complètement l'idéal de justice qu'il
a dans le coeur; il ne doit envisager l'acte qu'on
lui défère que par un
côté seulement, celui par lequel cet
acte intéresse la société; il
n'a pas et ne peut pas avoir la faculté de
juger cet acte en lui-même, d'étudier
sa valeur morale, intime; s'il le condamne, s'il le
flétrit, c'est essentiellement au nom de la
société qu'il doit défendre et
non par des considérations d'un autre ordre;
les législations modernes tendent de plus en
plus à renfermer le droit de
répression dans ce rôle purement
défensif, elles interdisent aux juges toute
prétention à exercer ce qui
ressemblerait à une inquisition morale, et
elles ont mille fois raison : car si l'on devait
juger les actions par leur valeur propre, on serait
forcé de reconnaître que tel acte de
froid égoïsme que la loi ne
connaît pas, ne peut pas connaître, est
bien plus coupable qu'un acte de violence commis
dans un accès d'égarement; c'est ce
dernier cependant que le législateur peut
seul atteindre. Mais cette délimitation
même de son rôle en montre le
caractère borné. Ce n'est pas la
justice idéale, absolue, qu'il peut jamais
avoir en vue, et cependant, il faut le redire, sans
ce pouvoir judiciaire insuffisant, étroit,
utilitaire, faillible, qu'il exerce, aucune
société ne pourrait exister.
Nous venons de faire, à
l'égard de la parole du Christ que nous
méditons, les réserves qui s'imposent
en quelque sorte d'elles-mêmes. Il est
évident, d'une part, que la
société a le droit de juger pour -se
défendre ; il est évident, d'autre
part, que c'est pour nous non seulement un droit,
mais un devoir, de juger les actes qui nous sont
déférés, pour les louer s'ils
sont bons, pour les blâmer s'ils sont mauvais
: la réserve à cet égard
pourrait être habile et diplomatique, elle ne
serait pas chrétienne; il est évident
encore que, dans une société bien
réglée, la puissance de l'opinion est
un frein puissant, nécessaire,
légitime; il est évident, enfin que
nous sommes obligés de nous mettre en garde
contre ceux dont le contact et l'exemple seraient
un péril pour nous et pour les nôtres
: tolérer la présence et l'action
possible de l'être vicieux dans notre
entourage, c'est imiter la charité d'un
père qui laisserait un serpent ramper
auprès du berceau de son enfant.
Mais, si tout cela est vrai, pourquoi le
Christ ne s'est-il pas borné à nous
dire: « Jugez avec équité, jugez
avec droiture », et quel peut être le
sens de cette parole: « Ne jugez pas?
»
Je n'hésite pas à
répondre que ce que Jésus-Christ a
voulu interdire, c'est le jugement qui
prétend porter sur le fond intime des
hommes, sur leur relation avec Dieu, sur leur
avenir éternel.
Cette distinction peut sembler subtile
à un observateur superficiel; je suis
convaincu qu'elle est parfaitement légitime.
Je trouve dans l'Écriture même deux
traits qui la mettront en évidence.
Jésus-Christ et saint Paul, traduits devant
des juges iniques, ont été l'un et
l'autre frappés brutalement. Qu'a fait
Jésus-Christ? Il a protesté par cette
parole touchante et sublime : « Si j'ai mal
parlé, fais voir ce que j'ai dit de mal; si
j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu?
» Pourtant Jésus-Christ connaissait ce
qui est en l'homme, car son regard divin sondait le
fond des coeurs; il aurait pu prononcer ici un
jugement souverain, mais il a
préféré s'en remettre, dit
l'apôtre, « à celui qui juge
justement. »
(l
Pierre, II, 23.) Saint Paul, dans
l'emportement de la colère, s'est
écrié : « Dieu te frappera
muraille blanchie (c'est-à-dire hypocrite).
» Voilà le jugement qui porte sur le
fond même de l'homme, et qui se substitue au
jugement de Dieu.
C'est ce dernier jugement qui nous est
absolument interdit. L'Évangile le
réserve à Dieu seul et il nous met
continuellement en face des grandes assises du jour
éternel, où chacun devra rendre
compte de ce qu'il a fait, dit, pensé,
aimé. Sans cesse il nous avertit que nos
jugements terrestres y seront
révisés, que « plusieurs de.
ceux qui étaient les premiers seront les
derniers, et que ceux qui étaient les
derniers, seront les premiers. »
(Matth.
XIX, 30.) Cette idée
d'un jugement dernier est au fond de toutes les
religions; c'est là ce qu'on peut appeler
l'une des affirmations universelles et
spontanées de l'âme humaine. Je
n'ignore pas à quel degré elle est
attaquée à l'heure où nous
vivons, mais je remarque en même temps qu'on
ne peut ni ne veut y renoncer absolument:
l'idée que tant de charlatans
réussissent, que tant d'hommes
honnêtes sont souvent indignement
sacrifiés, ne peut pas être
acceptée de sang-froid; mais, comme on ne
veut pas recourir à la doctrine
chrétienne d'un jugement, on y
supplée par des
généralités creuses; on parle
du verdict de la conscience, comme si l'effet le
plus direct, le plus certain du mal, n'était
pas d'étourdir, d'endurcir la conscience
tellement, que ceux qui auraient le plus besoin
d'écouter la voix du remords sont souvent
ceux qui l'entendent à peine.
On parle du jugement de l'histoire ou de
la postérité, comme si le monde
n'avait pas vu passer des millions d'êtres,
et des peuples entiers, pour lesquels il n'y a pas
d'histoire parce qu'ils ont disparu à jamais
dans l'oubli; comme si pour ceux même qu'elle
juge l'histoire était jamais infaillible;
comme si d'ailleurs on pouvait appeler juste une
sentence qui vient frapper un homme après
des siècles, lorsque depuis longtemps il
dort dans la paix du tombeau, lorsque
peut-être sa mémoire en a
imposé à des
générations entières, Et
d'ailleurs, laissons les déclamations
sonores à ceux qui en ont besoin. Si, du
haut des Pyramides, quarante siècles ont pu
contempler les soldats d'Aboukir, que voulez-vous
que ces grands mots d'histoire et de
postérité disent à la masse
immense de nos semblables, à ces ignorants,
à ces petits dont la dernière demeure
sur la terre sera un coin ignoré de la fosse
commune, et qui, cependant, ont besoin de justice
autant que qui que ce soit?
Répétons-le sans nous lasser: il n'y
a pas de justice vraie, universelle, sans un oeil
ouvert sur tout ce qui se fait, sans un
témoin secret de la vie intérieure,
sans un justicier suprême, infaillible, de.
tout ce qui se passe ici-bas.. Et parce que Dieu
est, le jugement sera.
Il fallait rappeler cette grande
idée du jugement dernier au moment où
nous allons montrer qu'il nous est interdit de
juger les hommes d'une manière absolue. Le
besoin de justice absolue étant
précisément ce qu'il y a en nous de
meilleur et de plus impérieux, c'est en
croyant qu'il sera un jour satisfait que nous
pouvons accepter qu'il ne le soit pas pleinement
sur la terre. Une fois ce grand principe
posé, nous pouvons mieux montrer pour, quoi
et dans quel sens Jésus-Christ nous
défend de juger.
Tout
jugement absolu sur
les hommes nous est interdit pour un premier motif,
c'est que nous ne pouvons juger que sur les
apparences; or, dans toute vie il y a deux parties,
ce qui parait et ce qui est. Qui oserait dire qu'il
connaît ce qui se passe au fond de certaines
âmes? Sous de beaux dehors le mal
caché est à l'oeuvre, dévorant
souvent la substance morale de l'être, sans
que les témoins les plus rapprochés
de cette vie soupçonnent même sa
présence. Les meilleurs, les plus
sincères gémissent en sentant le
contraste qui existe entre leur langage et leur vie
intérieure, si cette contradiction existe
chez eux, que sera-ce donc chez les autres? Rien
n'est plus périlleux que de devancer le
jugement de Dieu en plaçant une couronne de
sainteté sur le front d'un être
quelconque. Tel qui fut des premiers sera des
derniers.
S'il y a le mal caché qui atteint
souvent des proportions effrayantes, il y a aussi,
grâce à Dieu, le bien caché. Il
y a une sainteté qui n'affiche point des
dehors austères, il y a un renoncement qui
s'allie à la bonne grâce
enjouée, il y a une charité qui
s'ignore elle-même et qui cache
instinctivement ses bienfaits. Or, voyez le danger
de juger un homme sur ses manifestations
extérieures, Dans un milieu, à une
époque, où les oeuvres religieuses
comptent sur le concours d'auxiliaires
réguliers et doivent, pour des motifs qui
ont leur valeur, publier les noms de ces
auxiliaires afin de sauvegarder leur propre
responsabilité, rien ne serait plus facile
que de juger celui dont le nom ne paraît pas
et qui ne peut consentir à faire
connaître ses offrandes. Il y a plus, si cet
homme s'interdit, par scrupule, certaines
dépenses afin de faire face à des
détresses cachées, il risque
d'être accusé d'étroitesse et
de lésinerie au moment même où
il accomplit ce qui peut être le plus
agréable à Dieu. La seule
pensée d'une si criante injustice devrait
nous faire comprendre la sagesse de cette parole du
Maître : « Ne jugez pas! »
Le second motif qui nous commande
l'abstention à cet égard, c'est le
fait que, si nous connaissons en partie les actes
d'autrui, nous ne connaissons jamais
complètement l'intention qui les dicte; or,
l'intention est ce qui fait en grande partie la
valeur morale d'un acte; il est évident
qu'une action bonne est viciée quand elle
est accomplie dans une intention mauvaise, ce qui
ne veut nullement dire qu'une action mauvaise sera
légitimée par une intention bonne,
car la fin ne saurait justifier les moyens. Que
l'intention mauvaise vicie une action qui
paraît bonne, aucun de vous n'en doute. Un
acte chevaleresque en apparence peut être
inspiré par un motif d'intérêt
personnel; saint Paul a dit qu'on pouvait donner sa
fortune aux pauvres ou livrer son corps pour
être brûlé et n'être
cependant rien. L'égoïsme, la
vanité, l'hypocrisie, ce sont les vers
rongeurs qui corrompent les plus beaux fruits. Or,
comme nous ignorons toujours l'intention
secrète, il est manifeste que nous ne
pouvons pas prononcer sur un homme un jugement
absolu. Envisageons maintenant l'autre
côté de la question.
Nous sommes en fade d'une action
mauvaise qui a été accomplie dans une
intention bonne; il semble à première
vue que le jugement sera ici bien facile à
porter, car le mal est toujours le mal, quel que
soit le but auquel on veuille le faire servir. Cela
est vrai, toutes les fois qu'il s'agira, par
exemple, d'un mensonge ou d'un crime qui a
été le résultat d'une
duplicité consciente d'elle-même; mais
il en est autrement quand il s'agit d'actes de
violence, de fanatisme, où la passion a pu
égarer l'intelligence de celui qui les
commettait, à tel point qu'il a pu
être de bonne foi. Quoi qu'on dise, on ne
confondra pas Charlotte Corday avec un vulgaire
assassin. Jésus-Christ prédit
à ses disciples que leurs ennemis en les
faisant mourir croiront rendre service à
Dieu
(Jean,
XVI, 2); saint Paul
allègue sa sincérité dans son
fanatisme de persécuteur comme une raison
non pas justifiante, mais au moins
atténuante de sa conduite passée;
« J'étais auparavant, dit-il, un
blasphémateur, un persécuteur, un
homme violent; mais j'ai obtenu miséricorde,
parce que je l'ai fait par ignorance, étant
dans l'incrédulité. »
(I
Tim. I, 13.) Il est donc
évident qu'une intention sincère peut
et doit, en toute justice, influer sur la sentence
dont un homme sera frappé; or, cette
intention, nous ne la connaissons pas.
Il y a un troisième motif qui
invalide nos jugements. Nous ne connaissons jamais
d'une manière certaine les circonstances
dans lesquelles se trouve l'homme dont nous
apprécions la conduite. Il ne s'agit pas
ici, comprenez-moi bien, de porter atteinte au
grand principe de la responsabilité morale;
nous ne sommes pas des fatalistes; nous ne croyons
pas que nos actes soient le résultat
inévitable d'un certain nombre de causes
extérieures; quoi qu'on dire, notre
volonté y intervient toujours pour une part
décisive, et c'est elle qui donne au
fléau de la balance, où se
pèse notre destinée morale, le
mouvement qui la fait incliner à gauche ou
à droite; mais, cela reconnu, la justice la
plus élémentaire doit nous faire
aussi reconnaître que les circonstances ont
leur influence, dont il faut tenir compte dans
l'appréciation de la responsabilité
d'un homme. Le milieu où l'on est né,
les exemples que l'on a rencontrés de bonne
heure, le tempérament, la santé,
l'atmosphère que l'on respire, la position
dans laquelle on se trouve, sont autant
d'éléments que nul n'a le droit de
négliger. 11 est certain qu'il sera
demandé davantage à celui auquel il a
été plus donné, qu'un enfant
qui a grandi dans la souillure et dont les premiers
regards ont vu des spectacles dégradants
n'est pas dans la même, situation que la
plupart de ceux qui m'écoutent; il est
certain que celui qui n'a jamais occupé une
position très élevée ne
soupçonne pas même le vertige dont on
y est souvent atteint, et que l'homme qui n'a
jamais connu la misère ne se doute pas des
affreuses tentations qui saisissent celui qui a
faim. Or, comme nul d'entre nous na. ni ne peut
avoir le discernement de ces mille circonstances
qui varient à l'infini, il en résulte
que nul ne peut ici se mettre à la place de
Dieu.
J'ai parlé jusqu'à
présent des erreurs de nos jugements qui ont
pour origine notre ignorance, mais il s'en faut de
beaucoup que notre ignorance: soit seule ici en
cause; lors même que nous verrions
parfaitement clair dans la conduite d'autrui, nous
ne serions pas nécessairement des juges
intègres, et cela pour des raisons que
chacun de vous, s'il est sincère, sera bien
forcé d'avouer. Je dis d'abord que nous
sommes ainsi faits que les actions mauvaises ne
nous blessent pas en raison directe du mal qu'elles
renferment. Nos goûts naturels, nos
répugnances jouent ici un rôle
beaucoup plus grand que nous ne le pensons. La
culture mondaine a pour résultat infaillible
de nous rendre plus sensibles à ce qui est
vulgaire, grossier, répugnant, qu'à
ce qui est simplement mauvais. On parle du
pharisaïsme de Jérusalem. Le
pharisaïsme! Mais il n'y a pas de fait plus
fréquent, plus universel, et il faut un
effort de sincérité extrême
pour s'en dégager tout à fait. Le
mondain est beaucoup plus choqué par une
faute d'étiquette que par une faute morale.
Tel qui ne pardonne pas à un
inférieur une réponse qu'il croit
fausse, sourira aux mensonges gracieux qui se
débitent dans un salon. La corruption qui
révolte quand elle s'affiche dans la rue, ne
blesse plus quand elle est délicate et
discrète; l'esprit fait absoudre bien des
paroles méchantes; on admire un trait
empoisonné s'il est finement
décoché. L'ivresse grossière
nous dégoûte, mais il y a dans
certains milieux une atmosphère capiteuse
qui trouble le coeur, qui énerve la
volonté et que l'on ne redoute même
pas. Bossuet parle de l'air dangereux qu'on
respirait à Versailles; nous n'avons plus de
cour, mais le Tentateur n'y perd rien, et les
centres abondent où l'air que l'on respire
est redoutable, où les conversations que
l'on entend, où les exemples que l'on voit
faussent la conscience et donnent le vertige
à l'âme. Là où ces
influences règnent, il est bien difficile
que tous nos jugements ne s'en ressentent
pas.
Si encore nous n'avions de
répugnances que pour le mal! Mais nous en
avons souvent d'instinctives pour certaines vertus;
je vous convie ici à un effort suprême
de sincérité; chacun de vous
reconnaîtra sans doute qu'il a ses faiblesses
personnelles, et qu'il éprouve une aversion
dont il ne se rend pas toujours compte pour les
qualités qui sont contraires à ses
défauts. Les natures peu droites sont
blessées par la franchise, les hommes
enclins aux entraînements sensuels redoutent
la sainteté, les cupides voient volontiers
dans l'abnégation une mise en scène;
ainsi se forme en nous, sans que nous y prenions
garde, ce phénomène qui s'appelle
l'antipathie et qui est souvent causé plus
par les qualités des autres que par leurs
défauts ; or, il est triste de voir avec
quelle facilité on s'y laisse aller; bien
loin de l'arrêter dès les premiers
symptômes et de se demander sur quoi elle
repose, on s'en autorise pour justifier ses
froideurs, ses mauvais procédés; il
suffit qu'on se dise « tel être m'est
antipathique » pour qu'on médise de lui
sans pitié; c'est-à-dire que l'on
excuse l'injustice par l'injustice même, et
que l'on considère comme un instinct
infaillible ce qui n'est souvent que le moins
justifié des caprices, la plus coupable des
aversions.
Ce ne sont pas nos répugnances
seulement qui falsifient nos jugements, ce sont
bien plus encore nos intérêts.
Supposons qu'une action mauvaise que nous n'avons
point faite nous soit avantageuse, il est à
présumer qu'elle rencontrera dans notre
esprit bien des circonstances atténuantes;
mais, si elle nous apporte au contraire un
sérieux détriment, elle excitera
toute notre indignation. Lorsque fut
déclarée la dernière guerre
qui nous à valu tant de sanglantes
défaites et le démembrement de notre
pays, le nombre de ceux qui protestèrent
dès la première heure contre cet acte
insensé était comparativement bien
petit; si, par impossible, notre drapeau eût
été victorieux dans les
premières rencontres, on n'aurait pas
même entendu le bruit de ces voix
discordantes, et pourtant le mal eût
été le même. Mais, dès
que tout a tourné contre nous, chacun a
voulu avoir été prophète et a
condamné avec amertume ce qui aurait eu
peut-être son éclatante approbation.
N'en est-il pas de même dans un autre
domaine? Si telle entreprise financière
rapporte à ceux qu'elle intéresse des
gains faciles et rapides, mettront-ils à
l'examen de sa gestion une attention bien
scrupuleuse? Se laisseront-ils émouvoir par
les critiques qu'elle soulève, et ne
seront-ils pas tentés de voir dans cette
opposition l'hostilité de l'envie? Qu'elle
échoue, au contraire, qu'elle se traduise en
pertes successives, qu'elle aboutisse au
désastre, c'est à qui s'en fera le
censeur, et, remarquez ceci, le censeur âpre,
éloquent, indigné, convaincu; le
caractère immoral de cette entreprise n'est
apparu qu'à la sinistre clarté de
l'insuccès.
Je pourrais continuer cet examen. Mais
ce que j'ai dit suffit à montrer combien le
rôle de juges nous convient peu, et quel
aveuglement, quelles préventions nous y
apportons parfois.
La
société
civile a fort bien compris combien les passions
humaines menacent l'exercice de la justice, et
c'est ce sentiment qui l'a conduite à
protéger cet exercice par des garanties de
toute espèce; c'est ainsi, par exemple,
qu'elle a recouru à l'institution du jury.
On a pensé qu'un accusé se trouverait
dans des conditions plus équitables, si les
hommes qui étaient appelés à
prononcer sur sa conduite étaient choisis
comme au hasard, parmi ceux qui le connaissent le
moins possible et avec lesquels il ne peut avoir
aucune relation d'intérêt; on le
soustrait aux influences locales, aux passions
politiques, à tout ce qui peut fausser,
pervertir un jugement, et cependant, malgré
toutes ces précautions, la place qu'on
laisse encore aux passions est souvent effrayante.
Je n'en citerai qu'un exemple, mais qui m'affecte
toujours douloureusement. Souvent, en lisant le
récit d'un procès, je vois qu'un
homme, et c'est en général un
ignorant, un rustre, au moment où il est
condamné, se laisse aller à
invectiver ses juges, et alors, à l'instant
même, ces juges ajoutent à sa peine
une peine souvent énorme, pour avoir
insulté au tribunal. Je ne lis jamais cela
sans une protestation intérieure; il me
semble que ces hommes qui deviennent tout à
coup juges et parties devraient être les
derniers appelés à prononcer cette
sentence aggravante, et que leur dignité
devrait avoir une tout autre sauvegarde que ce
jugement rendu à l'heure même sous
l'impression d'un ressentiment trop évident.
Lorsqu'on songe à ce que représentent
dans une vie d'homme, deux, trois, quatre ans de
prison, on trouvera que la disproportion est ici
réellement effrayante entre la peine et le
délit.
Et pourtant, dans nos cours de justice,
il s'agit de sentences qui ne portent, nous le
disions plus haut, que sur des actes et qui
n'entraînent que des répressions
temporelles. Les jugements que le Christ nous
défend portent sur le fond même des
caractères, sur la valeur morale d'un homme,
sur sa foi religieuse, sur sa destination
éternelle; or, pendant des siècles
l'Église a cru pouvoir les prononcer en les
faisant suivre de sanctions effrayantes: la
torture, l'excommunication, la mort infamante et
cruelle; pendant des siècles ces jugements
ont été solennellement
proclamés sans une protestation; on damnait
un homme en sûreté de conscience, et
on le livrait comme un membre atteint de
gangrène au bourreau qui le retranchait de
la société. Et les juges qui
présidaient à ces tribunaux se
recrutaient souvent parmi des hommes dont
l'inconduite notoire était le scandale de
leur époque!
Dieu en soit mille fois béni, ces
temps ne reviendront plus; mais l'esprit de,
jugement tel que le Christ le condamne, n'en est
pas moins là comme un péril toujours
présent, comme un fléau qui ronge les
sociétés religieuses et qui
arrête au seuil de l'église des
âmes en travail cherchant le pardon, la
consolation, la paix. Voilà pourquoi il faut
lui fermer l'accès de nos coeurs,
Qu'on ne dise pas que cela est
impossible et que nous demandons trop à la
nature humaine. J'ai, connu de près des
hommes et des femmes qui avaient autant que
personne l'amour et l'instinct profond de la
justice, et je déclare, parce que cela est
vrai, que, pendant des années, je n'ai pas,
surpris sur leurs lèvres une parole qui
pût porter atteinte au caractère,
à l'honneur, à
l'intégrité de leur prochain; je les
ai vus combattre les erreurs sans porter de
jugement sur les âmes, et leur silence
souvent éloquent a. été pour
moi le plus admirable enseignement de
charité.
Un dernier mot : il y a une
pensée qui devrait nous saisir chaque fois
que nous sommes tentés de nous ériger
en juges de nos semblables: c'est celle que
d'avance nous appelons sur nous-mêmes un
jugement identique à celui que nous leur
appliquons. Supposons que notre tour vienne. Voici
dirigée contre nous les mêmes regards
perspicaces. les mêmes investigations que
rien n'arrête, les mêmes
considérations impitoyables, les mêmes
sentences accablantes, voici notre vie mise
à nu, et tous les mouvements secrets de nos
coeurs exposés au grand, jour... Or, je dis
qu'il n'y a pas un homme, à moins qu'il ne
soit un misérable pharisien aveuglé
par l'orgueil, qui puisse envisager de sang-froid
une telle pensée et qui, en y songeant, ne
bénisse Dieu de ce que l'Évangile
tout entier se résume en ce mot divin :
pardon. Mes frères, si nous étions
plus croyants, si la pensée du jour OU Dieu
révélera le secret des coeurs nous
était plus présente, bien loin de
porter sur les autres des jugements
téméraires, nous demanderions
à Dieu qu'il nous enseigne deux choses : un
retour plein d'humilité sur nous-mêmes
et une prière d'intercession pour ceux que
nous avons souvent condamnés
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