Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

NE JUGEZ POINT

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Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés.
(Matthieu, VII, 1.)


Mes Frères,

L
'Évangile a éveillé dans l'âme humaine un besoin profond de justice. « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice! » C'est une des premières paroles que le Christ ait prononcées, et cette pensée pénètre tout son enseignement.

Et cependant, ce même Évangile nous interdit souvent de juger les autres: «Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés. »

Il semble qu'il y ait là deux courants de pensée contradictoires qui, en se rencontrant, se brisent et dont les flots emportent nos esprits à la dérive sans nous laisser de direction certaine.

Nous croyons que cette contradiction n'est qu'apparente; il serait facile de montrer qu'elle se résout d'une manière pratique dans la vie d'hommes chez lesquels on sent vibrer l'amour passionné de la justice, sans qu'on puisse les accuser de ce qu'on appelle l'esprit de jugement. Mais il vaut la peine d'aller au fond de ce sujet, d'y porter toute la lumière possible, et d'essayer de concilier deux devoirs qui semblent opposés. C'est à quoi tendront tous nos efforts aujourd'hui.

Dans un sens, l'homme ne peut s'empêcher de juger, car penser c'est juger. Toute affirmation, même la plus banale, contient un jugement, Vous ne pouvez énoncer quoi que ce soit sur les êtres ou sur les choses sans articuler une sentence qui n'est après tout qu'un jugement.
Juger pour nous est donc inévitable, soit au point de vue intellectuel, soit au point de vue moral. Toute action commise par des hommes produit en nous une impression d'une certaine nature; cela doit être, et le contraire serait monstrueux; un mensonge ou une parole de courageuse franchise, une lâcheté ou un acte de sacrifice sublime nous repoussent ou nous attirent; notre conscience les juge directement, spontanément, à moins qu'elle n'ait été amortie ou faussée; ce qui nous plaît chez l'enfant, c'est la sincérité des impressions morales premières; son regard s'étonne et s'inquiète quand il voit qu'on hésite à appeler mal ce qui est mal.

Toute âme saine et droite éprouve quelque chose d'analogue. « Malheur, a dit l'Écriture, à ceux qui appellent le mal bien et les ténèbres lumière » ; mais malheur aussi à ceux qui se taisent quand la justice est attaquée, quand la vérité est niée. On l'a dit avec raison: le mal dans ce monde est fait pour un tiers de l'audace des méchants, et pour les deux autres tiers de la lâcheté des prétendus bons qui le laissent faire. On peut reconnaître l'état de santé d'une société, je ne dis pas, certes, au bruit, au scandale qu'y causent les désordres, car les dénonciations sonores, déclamatoires, satiriques, sont habituelles dans les époques de décadence (et souvent celles-ci n'ont pas d'autre pâture); mais à la sincérité, à l'énergie avec lesquelles on y qualifie dans tous les partis ce qui est bien et ce qui est mal. Voyez au contraire une nation qui se décompose : elle connaîtra, sans doute, les haines furibondes des, partis et les accusations indignées qu'ils se lanceront tour à tour, mais on s'apercevra bientôt que dans ce tumulte des passions la conscience seule est muette; ce n'est pas le mal lui-même auquel on en veut. Le mal, le bien! y croît-on sincèrement ? Ne sont-ce pas là de vieux mots un peu lourds ? Ne faut-il pas les laisser aux esprits naïfs que l'étude de la vie n'a pas déniaisés ? Ne sait-on pas que l'absolu n'est, nulle part, que tout ici-bas est relatif, et qu'il est permis de se demander parfois « si le libertin n'a pas choisi la bonne part ». Quand on en est là, il est évident qu'on ne juge plus (1).

La vigueur de l'opinion est donc un symptôme manifeste de vitalité morale. Heureuses les nations où elle peut s'élever comme une digue puissante contre toutes les forces du mal!
Mais l'opinion ne suffit pas, et la société est obligée d'instituer des tribunaux et de se défendre par des mesures légales. Il est de toute évidence. que ce n'est pas cette nécessité sociale que Jésus-Christ a voulu combattre quand il a dit : « Ne jugez pas! » Le pouvoir judiciaire est fondé sur la nature même des choses; aucune société ne peut vivre si elle ne fait pas respecter la propriété, l'honneur, la vie de ceux qui la composent; elle y pourvoit par des lois, et elle confie à des hommes le soin de les faire observer. Supprimez cette institution et vous redescendez à la vie barbare où la force prime nécessairement le droit. Cette dignité du juge est toujours apparue aux hommes avec un caractère sacré, et le Psalmiste, s'adressant à ceux qui la remplissaient en Israël, s'écrie pour rehausser la grandeur de leur tâche : J'ai dit
« Vous êtes des dieux. » (Ps. LXXXII, 6.)

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ais en reconnaissant la dignité du pouvoir judiciaire, nous sommes forcés de' reconnaître sa profonde insuffisance. Le magistrat, en effet, fût-il infaillible, ne peut pas réaliser complètement l'idéal de justice qu'il a dans le coeur; il ne doit envisager l'acte qu'on lui défère que par un côté seulement, celui par lequel cet acte intéresse la société; il n'a pas et ne peut pas avoir la faculté de juger cet acte en lui-même, d'étudier sa valeur morale, intime; s'il le condamne, s'il le flétrit, c'est essentiellement au nom de la société qu'il doit défendre et non par des considérations d'un autre ordre; les législations modernes tendent de plus en plus à renfermer le droit de répression dans ce rôle purement défensif, elles interdisent aux juges toute prétention à exercer ce qui ressemblerait à une inquisition morale, et elles ont mille fois raison : car si l'on devait juger les actions par leur valeur propre, on serait forcé de reconnaître que tel acte de froid égoïsme que la loi ne connaît pas, ne peut pas connaître, est bien plus coupable qu'un acte de violence commis dans un accès d'égarement; c'est ce dernier cependant que le législateur peut seul atteindre. Mais cette délimitation même de son rôle en montre le caractère borné. Ce n'est pas la justice idéale, absolue, qu'il peut jamais avoir en vue, et cependant, il faut le redire, sans ce pouvoir judiciaire insuffisant, étroit, utilitaire, faillible, qu'il exerce, aucune société ne pourrait exister.

Nous venons de faire, à l'égard de la parole du Christ que nous méditons, les réserves qui s'imposent en quelque sorte d'elles-mêmes. Il est évident, d'une part, que la société a le droit de juger pour -se défendre ; il est évident, d'autre part, que c'est pour nous non seulement un droit, mais un devoir, de juger les actes qui nous sont déférés, pour les louer s'ils sont bons, pour les blâmer s'ils sont mauvais : la réserve à cet égard pourrait être habile et diplomatique, elle ne serait pas chrétienne; il est évident encore que, dans une société bien réglée, la puissance de l'opinion est un frein puissant, nécessaire, légitime; il est évident, enfin que nous sommes obligés de nous mettre en garde contre ceux dont le contact et l'exemple seraient un péril pour nous et pour les nôtres : tolérer la présence et l'action possible de l'être vicieux dans notre entourage, c'est imiter la charité d'un père qui laisserait un serpent ramper auprès du berceau de son enfant.
Mais, si tout cela est vrai, pourquoi le Christ ne s'est-il pas borné à nous dire: « Jugez avec équité, jugez avec droiture », et quel peut être le sens de cette parole: « Ne jugez pas? »
Je n'hésite pas à répondre que ce que Jésus-Christ a voulu interdire, c'est le jugement qui prétend porter sur le fond intime des hommes, sur leur relation avec Dieu, sur leur avenir éternel.

Cette distinction peut sembler subtile à un observateur superficiel; je suis convaincu qu'elle est parfaitement légitime. Je trouve dans l'Écriture même deux traits qui la mettront en évidence. Jésus-Christ et saint Paul, traduits devant des juges iniques, ont été l'un et l'autre frappés brutalement. Qu'a fait Jésus-Christ? Il a protesté par cette parole touchante et sublime : « Si j'ai mal parlé, fais voir ce que j'ai dit de mal; si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu? » Pourtant Jésus-Christ connaissait ce qui est en l'homme, car son regard divin sondait le fond des coeurs; il aurait pu prononcer ici un jugement souverain, mais il a préféré s'en remettre, dit l'apôtre, « à celui qui juge justement. » (l Pierre, II, 23.) Saint Paul, dans l'emportement de la colère, s'est écrié : « Dieu te frappera muraille blanchie (c'est-à-dire hypocrite). » Voilà le jugement qui porte sur le fond même de l'homme, et qui se substitue au jugement de Dieu.

C'est ce dernier jugement qui nous est absolument interdit. L'Évangile le réserve à Dieu seul et il nous met continuellement en face des grandes assises du jour éternel, où chacun devra rendre compte de ce qu'il a fait, dit, pensé, aimé. Sans cesse il nous avertit que nos jugements terrestres y seront révisés, que « plusieurs de. ceux qui étaient les premiers seront les derniers, et que ceux qui étaient les derniers, seront les premiers. » (Matth. XIX, 30.) Cette idée d'un jugement dernier est au fond de toutes les religions; c'est là ce qu'on peut appeler l'une des affirmations universelles et spontanées de l'âme humaine. Je n'ignore pas à quel degré elle est attaquée à l'heure où nous vivons, mais je remarque en même temps qu'on ne peut ni ne veut y renoncer absolument: l'idée que tant de charlatans réussissent, que tant d'hommes honnêtes sont souvent indignement sacrifiés, ne peut pas être acceptée de sang-froid; mais, comme on ne veut pas recourir à la doctrine chrétienne d'un jugement, on y supplée par des généralités creuses; on parle du verdict de la conscience, comme si l'effet le plus direct, le plus certain du mal, n'était pas d'étourdir, d'endurcir la conscience tellement, que ceux qui auraient le plus besoin d'écouter la voix du remords sont souvent ceux qui l'entendent à peine.
On parle du jugement de l'histoire ou de la postérité, comme si le monde n'avait pas vu passer des millions d'êtres, et des peuples entiers, pour lesquels il n'y a pas d'histoire parce qu'ils ont disparu à jamais dans l'oubli; comme si pour ceux même qu'elle juge l'histoire était jamais infaillible; comme si d'ailleurs on pouvait appeler juste une sentence qui vient frapper un homme après des siècles, lorsque depuis longtemps il dort dans la paix du tombeau, lorsque peut-être sa mémoire en a imposé à des générations entières, Et d'ailleurs, laissons les déclamations sonores à ceux qui en ont besoin. Si, du haut des Pyramides, quarante siècles ont pu contempler les soldats d'Aboukir, que voulez-vous que ces grands mots d'histoire et de postérité disent à la masse immense de nos semblables, à ces ignorants, à ces petits dont la dernière demeure sur la terre sera un coin ignoré de la fosse commune, et qui, cependant, ont besoin de justice autant que qui que ce soit? Répétons-le sans nous lasser: il n'y a pas de justice vraie, universelle, sans un oeil ouvert sur tout ce qui se fait, sans un témoin secret de la vie intérieure, sans un justicier suprême, infaillible, de. tout ce qui se passe ici-bas.. Et parce que Dieu est, le jugement sera.

Il fallait rappeler cette grande idée du jugement dernier au moment où nous allons montrer qu'il nous est interdit de juger les hommes d'une manière absolue. Le besoin de justice absolue étant précisément ce qu'il y a en nous de meilleur et de plus impérieux, c'est en croyant qu'il sera un jour satisfait que nous pouvons accepter qu'il ne le soit pas pleinement sur la terre. Une fois ce grand principe posé, nous pouvons mieux montrer pour, quoi et dans quel sens Jésus-Christ nous défend de juger.

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out jugement absolu sur les hommes nous est interdit pour un premier motif, c'est que nous ne pouvons juger que sur les apparences; or, dans toute vie il y a deux parties, ce qui parait et ce qui est. Qui oserait dire qu'il connaît ce qui se passe au fond de certaines âmes? Sous de beaux dehors le mal caché est à l'oeuvre, dévorant souvent la substance morale de l'être, sans que les témoins les plus rapprochés de cette vie soupçonnent même sa présence. Les meilleurs, les plus sincères gémissent en sentant le contraste qui existe entre leur langage et leur vie intérieure, si cette contradiction existe chez eux, que sera-ce donc chez les autres? Rien n'est plus périlleux que de devancer le jugement de Dieu en plaçant une couronne de sainteté sur le front d'un être quelconque. Tel qui fut des premiers sera des derniers.

S'il y a le mal caché qui atteint souvent des proportions effrayantes, il y a aussi, grâce à Dieu, le bien caché. Il y a une sainteté qui n'affiche point des dehors austères, il y a un renoncement qui s'allie à la bonne grâce enjouée, il y a une charité qui s'ignore elle-même et qui cache instinctivement ses bienfaits. Or, voyez le danger de juger un homme sur ses manifestations extérieures, Dans un milieu, à une époque, où les oeuvres religieuses comptent sur le concours d'auxiliaires réguliers et doivent, pour des motifs qui ont leur valeur, publier les noms de ces auxiliaires afin de sauvegarder leur propre responsabilité, rien ne serait plus facile que de juger celui dont le nom ne paraît pas et qui ne peut consentir à faire connaître ses offrandes. Il y a plus, si cet homme s'interdit, par scrupule, certaines dépenses afin de faire face à des détresses cachées, il risque d'être accusé d'étroitesse et de lésinerie au moment même où il accomplit ce qui peut être le plus agréable à Dieu. La seule pensée d'une si criante injustice devrait nous faire comprendre la sagesse de cette parole du Maître : « Ne jugez pas! »

Le second motif qui nous commande l'abstention à cet égard, c'est le fait que, si nous connaissons en partie les actes d'autrui, nous ne connaissons jamais complètement l'intention qui les dicte; or, l'intention est ce qui fait en grande partie la valeur morale d'un acte; il est évident qu'une action bonne est viciée quand elle est accomplie dans une intention mauvaise, ce qui ne veut nullement dire qu'une action mauvaise sera légitimée par une intention bonne, car la fin ne saurait justifier les moyens. Que l'intention mauvaise vicie une action qui paraît bonne, aucun de vous n'en doute. Un acte chevaleresque en apparence peut être inspiré par un motif d'intérêt personnel; saint Paul a dit qu'on pouvait donner sa fortune aux pauvres ou livrer son corps pour être brûlé et n'être cependant rien. L'égoïsme, la vanité, l'hypocrisie, ce sont les vers rongeurs qui corrompent les plus beaux fruits. Or, comme nous ignorons toujours l'intention secrète, il est manifeste que nous ne pouvons pas prononcer sur un homme un jugement absolu. Envisageons maintenant l'autre côté de la question.
Nous sommes en fade d'une action mauvaise qui a été accomplie dans une intention bonne; il semble à première vue que le jugement sera ici bien facile à porter, car le mal est toujours le mal, quel que soit le but auquel on veuille le faire servir. Cela est vrai, toutes les fois qu'il s'agira, par exemple, d'un mensonge ou d'un crime qui a été le résultat d'une duplicité consciente d'elle-même; mais il en est autrement quand il s'agit d'actes de violence, de fanatisme, où la passion a pu égarer l'intelligence de celui qui les commettait, à tel point qu'il a pu être de bonne foi. Quoi qu'on dise, on ne confondra pas Charlotte Corday avec un vulgaire assassin. Jésus-Christ prédit à ses disciples que leurs ennemis en les faisant mourir croiront rendre service à Dieu (Jean, XVI, 2); saint Paul allègue sa sincérité dans son fanatisme de persécuteur comme une raison non pas justifiante, mais au moins atténuante de sa conduite passée; « J'étais auparavant, dit-il, un blasphémateur, un persécuteur, un homme violent; mais j'ai obtenu miséricorde, parce que je l'ai fait par ignorance, étant dans l'incrédulité. » (I Tim. I, 13.) Il est donc évident qu'une intention sincère peut et doit, en toute justice, influer sur la sentence dont un homme sera frappé; or, cette intention, nous ne la connaissons pas.

Il y a un troisième motif qui invalide nos jugements. Nous ne connaissons jamais d'une manière certaine les circonstances dans lesquelles se trouve l'homme dont nous apprécions la conduite. Il ne s'agit pas ici, comprenez-moi bien, de porter atteinte au grand principe de la responsabilité morale; nous ne sommes pas des fatalistes; nous ne croyons pas que nos actes soient le résultat inévitable d'un certain nombre de causes extérieures; quoi qu'on dire, notre volonté y intervient toujours pour une part décisive, et c'est elle qui donne au fléau de la balance, où se pèse notre destinée morale, le mouvement qui la fait incliner à gauche ou à droite; mais, cela reconnu, la justice la plus élémentaire doit nous faire aussi reconnaître que les circonstances ont leur influence, dont il faut tenir compte dans l'appréciation de la responsabilité d'un homme. Le milieu où l'on est né, les exemples que l'on a rencontrés de bonne heure, le tempérament, la santé, l'atmosphère que l'on respire, la position dans laquelle on se trouve, sont autant d'éléments que nul n'a le droit de négliger. 11 est certain qu'il sera demandé davantage à celui auquel il a été plus donné, qu'un enfant qui a grandi dans la souillure et dont les premiers regards ont vu des spectacles dégradants n'est pas dans la même, situation que la plupart de ceux qui m'écoutent; il est certain que celui qui n'a jamais occupé une position très élevée ne soupçonne pas même le vertige dont on y est souvent atteint, et que l'homme qui n'a jamais connu la misère ne se doute pas des affreuses tentations qui saisissent celui qui a faim. Or, comme nul d'entre nous na. ni ne peut avoir le discernement de ces mille circonstances qui varient à l'infini, il en résulte que nul ne peut ici se mettre à la place de Dieu.

J'ai parlé jusqu'à présent des erreurs de nos jugements qui ont pour origine notre ignorance, mais il s'en faut de beaucoup que notre ignorance: soit seule ici en cause; lors même que nous verrions parfaitement clair dans la conduite d'autrui, nous ne serions pas nécessairement des juges intègres, et cela pour des raisons que chacun de vous, s'il est sincère, sera bien forcé d'avouer. Je dis d'abord que nous sommes ainsi faits que les actions mauvaises ne nous blessent pas en raison directe du mal qu'elles renferment. Nos goûts naturels, nos répugnances jouent ici un rôle beaucoup plus grand que nous ne le pensons. La culture mondaine a pour résultat infaillible de nous rendre plus sensibles à ce qui est vulgaire, grossier, répugnant, qu'à ce qui est simplement mauvais. On parle du pharisaïsme de Jérusalem. Le pharisaïsme! Mais il n'y a pas de fait plus fréquent, plus universel, et il faut un effort de sincérité extrême pour s'en dégager tout à fait. Le mondain est beaucoup plus choqué par une faute d'étiquette que par une faute morale. Tel qui ne pardonne pas à un inférieur une réponse qu'il croit fausse, sourira aux mensonges gracieux qui se débitent dans un salon. La corruption qui révolte quand elle s'affiche dans la rue, ne blesse plus quand elle est délicate et discrète; l'esprit fait absoudre bien des paroles méchantes; on admire un trait empoisonné s'il est finement décoché. L'ivresse grossière nous dégoûte, mais il y a dans certains milieux une atmosphère capiteuse qui trouble le coeur, qui énerve la volonté et que l'on ne redoute même pas. Bossuet parle de l'air dangereux qu'on respirait à Versailles; nous n'avons plus de cour, mais le Tentateur n'y perd rien, et les centres abondent où l'air que l'on respire est redoutable, où les conversations que l'on entend, où les exemples que l'on voit faussent la conscience et donnent le vertige à l'âme. Là où ces influences règnent, il est bien difficile que tous nos jugements ne s'en ressentent pas.

Si encore nous n'avions de répugnances que pour le mal! Mais nous en avons souvent d'instinctives pour certaines vertus; je vous convie ici à un effort suprême de sincérité; chacun de vous reconnaîtra sans doute qu'il a ses faiblesses personnelles, et qu'il éprouve une aversion dont il ne se rend pas toujours compte pour les qualités qui sont contraires à ses défauts. Les natures peu droites sont blessées par la franchise, les hommes enclins aux entraînements sensuels redoutent la sainteté, les cupides voient volontiers dans l'abnégation une mise en scène; ainsi se forme en nous, sans que nous y prenions garde, ce phénomène qui s'appelle l'antipathie et qui est souvent causé plus par les qualités des autres que par leurs défauts ; or, il est triste de voir avec quelle facilité on s'y laisse aller; bien loin de l'arrêter dès les premiers symptômes et de se demander sur quoi elle repose, on s'en autorise pour justifier ses froideurs, ses mauvais procédés; il suffit qu'on se dise « tel être m'est antipathique » pour qu'on médise de lui sans pitié; c'est-à-dire que l'on excuse l'injustice par l'injustice même, et que l'on considère comme un instinct infaillible ce qui n'est souvent que le moins justifié des caprices, la plus coupable des aversions.

Ce ne sont pas nos répugnances seulement qui falsifient nos jugements, ce sont bien plus encore nos intérêts. Supposons qu'une action mauvaise que nous n'avons point faite nous soit avantageuse, il est à présumer qu'elle rencontrera dans notre esprit bien des circonstances atténuantes; mais, si elle nous apporte au contraire un sérieux détriment, elle excitera toute notre indignation. Lorsque fut déclarée la dernière guerre qui nous à valu tant de sanglantes défaites et le démembrement de notre pays, le nombre de ceux qui protestèrent dès la première heure contre cet acte insensé était comparativement bien petit; si, par impossible, notre drapeau eût été victorieux dans les premières rencontres, on n'aurait pas même entendu le bruit de ces voix discordantes, et pourtant le mal eût été le même. Mais, dès que tout a tourné contre nous, chacun a voulu avoir été prophète et a condamné avec amertume ce qui aurait eu peut-être son éclatante approbation. N'en est-il pas de même dans un autre domaine? Si telle entreprise financière rapporte à ceux qu'elle intéresse des gains faciles et rapides, mettront-ils à l'examen de sa gestion une attention bien scrupuleuse? Se laisseront-ils émouvoir par les critiques qu'elle soulève, et ne seront-ils pas tentés de voir dans cette opposition l'hostilité de l'envie? Qu'elle échoue, au contraire, qu'elle se traduise en pertes successives, qu'elle aboutisse au désastre, c'est à qui s'en fera le censeur, et, remarquez ceci, le censeur âpre, éloquent, indigné, convaincu; le caractère immoral de cette entreprise n'est apparu qu'à la sinistre clarté de l'insuccès.

Je pourrais continuer cet examen. Mais ce que j'ai dit suffit à montrer combien le rôle de juges nous convient peu, et quel aveuglement, quelles préventions nous y apportons parfois.

L
a société civile a fort bien compris combien les passions humaines menacent l'exercice de la justice, et c'est ce sentiment qui l'a conduite à protéger cet exercice par des garanties de toute espèce; c'est ainsi, par exemple, qu'elle a recouru à l'institution du jury. On a pensé qu'un accusé se trouverait dans des conditions plus équitables, si les hommes qui étaient appelés à prononcer sur sa conduite étaient choisis comme au hasard, parmi ceux qui le connaissent le moins possible et avec lesquels il ne peut avoir aucune relation d'intérêt; on le soustrait aux influences locales, aux passions politiques, à tout ce qui peut fausser, pervertir un jugement, et cependant, malgré toutes ces précautions, la place qu'on laisse encore aux passions est souvent effrayante. Je n'en citerai qu'un exemple, mais qui m'affecte toujours douloureusement. Souvent, en lisant le récit d'un procès, je vois qu'un homme, et c'est en général un ignorant, un rustre, au moment où il est condamné, se laisse aller à invectiver ses juges, et alors, à l'instant même, ces juges ajoutent à sa peine une peine souvent énorme, pour avoir insulté au tribunal. Je ne lis jamais cela sans une protestation intérieure; il me semble que ces hommes qui deviennent tout à coup juges et parties devraient être les derniers appelés à prononcer cette sentence aggravante, et que leur dignité devrait avoir une tout autre sauvegarde que ce jugement rendu à l'heure même sous l'impression d'un ressentiment trop évident. Lorsqu'on songe à ce que représentent dans une vie d'homme, deux, trois, quatre ans de prison, on trouvera que la disproportion est ici réellement effrayante entre la peine et le délit.

Et pourtant, dans nos cours de justice, il s'agit de sentences qui ne portent, nous le disions plus haut, que sur des actes et qui n'entraînent que des répressions temporelles. Les jugements que le Christ nous défend portent sur le fond même des caractères, sur la valeur morale d'un homme, sur sa foi religieuse, sur sa destination éternelle; or, pendant des siècles l'Église a cru pouvoir les prononcer en les faisant suivre de sanctions effrayantes: la torture, l'excommunication, la mort infamante et cruelle; pendant des siècles ces jugements ont été solennellement proclamés sans une protestation; on damnait un homme en sûreté de conscience, et on le livrait comme un membre atteint de gangrène au bourreau qui le retranchait de la société. Et les juges qui présidaient à ces tribunaux se recrutaient souvent parmi des hommes dont l'inconduite notoire était le scandale de leur époque!
Dieu en soit mille fois béni, ces temps ne reviendront plus; mais l'esprit de, jugement tel que le Christ le condamne, n'en est pas moins là comme un péril toujours présent, comme un fléau qui ronge les sociétés religieuses et qui arrête au seuil de l'église des âmes en travail cherchant le pardon, la consolation, la paix. Voilà pourquoi il faut lui fermer l'accès de nos coeurs,

Qu'on ne dise pas que cela est impossible et que nous demandons trop à la nature humaine. J'ai, connu de près des hommes et des femmes qui avaient autant que personne l'amour et l'instinct profond de la justice, et je déclare, parce que cela est vrai, que, pendant des années, je n'ai pas, surpris sur leurs lèvres une parole qui pût porter atteinte au caractère, à l'honneur, à l'intégrité de leur prochain; je les ai vus combattre les erreurs sans porter de jugement sur les âmes, et leur silence souvent éloquent a. été pour moi le plus admirable enseignement de charité.

Un dernier mot : il y a une pensée qui devrait nous saisir chaque fois que nous sommes tentés de nous ériger en juges de nos semblables: c'est celle que d'avance nous appelons sur nous-mêmes un jugement identique à celui que nous leur appliquons. Supposons que notre tour vienne. Voici dirigée contre nous les mêmes regards perspicaces. les mêmes investigations que rien n'arrête, les mêmes considérations impitoyables, les mêmes sentences accablantes, voici notre vie mise à nu, et tous les mouvements secrets de nos coeurs exposés au grand, jour... Or, je dis qu'il n'y a pas un homme, à moins qu'il ne soit un misérable pharisien aveuglé par l'orgueil, qui puisse envisager de sang-froid une telle pensée et qui, en y songeant, ne bénisse Dieu de ce que l'Évangile tout entier se résume en ce mot divin : pardon. Mes frères, si nous étions plus croyants, si la pensée du jour OU Dieu révélera le secret des coeurs nous était plus présente, bien loin de porter sur les autres des jugements téméraires, nous demanderions à Dieu qu'il nous enseigne deux choses : un retour plein d'humilité sur nous-mêmes et une prière d'intercession pour ceux que nous avons souvent condamnés

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(1) « Qu'est-ce qui sauve? Eh! mon Dieu! c'est ce qui donne à chacun son motif de vivre. Le moyen de salut n'est pas le même pour tous. Pour l'un, c'est la vertu; pour l'autre, l'ardeur du vrai; pour un autre, l'amour de l'art; pour d'autres, la curiosité, l'ambition, les voyages, les femmes, le luxe, la richesse; au plus bas degré, la morphine et l'alcool » (E. Renan, Journal des Débats du 7 octobre 1884); et, Plus loin, l'auteur ajoute : « Au lieu de supprimer l'ivresse pour ceux qui en ont besoin. ne vaudrait-il pas mieux essayer de la rendre douce, aimable, accompagnée de sentiments moraux?
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