Il y a telle
voie qui
semble droite à mais finalement cette voie
le conduit à la mort.
(Proverbes,
XIV,
12.)
Mes
Frères,
Les
races
inférieures, qui semblent, par leur nature
même, destinées à devenir la
proie des forts, ont un caractère commun :
l'insouciance. Elles vivent au jour le jour, elles
suivent la voie qui s'ouvre devant elles sans se
demander même où cette voie doit
aboutir. Or, l'insouciance qui a son charme et qui
nous émeut chez l'enfant, est ridicule et
coupable chez l'homme fait dont les
décisions peuvent entraîner pour
lui-même et pour les autres de redoutables
conséquences ; ne pas prévoir peut
être un crime chez celui qui tient dans ses
mains la fortune des autres ou les destinées
d'un État. Il n'est d'ailleurs permis
à personne de prendre une voie sans savoir
quelle en est l'issue. a Il y a, dit
l'Écriture, telle voie qui conduit à
la mort. »
La tradition juive met ces paroles sur
les lèvres de Salomon. C'est un singulier
instructeur qu'un tel homme! Rien de plus noble ni
de plus pur que sa première jeunesse; rien
de plus émouvant que la prière par
laquelle il demande à Dieu la sagesse, de
préférence aux richesses, à la
gloire, à la puissance, à la mort de
ses ennemis
(2
Chron. I, 7- 12). Plus tard, c'est
lui qui construit le temple et qui prononce, pour
le consacrer, cette admirable invocation où
pas un mot ne trahit l'esprit sectaire qu'aurait pu
éveiller la possession d'un sanctuaire
national, mais où débordent, au
contraire, la largeur envers l'étranger et
le sentiment moral le plus vrai
(2
Chron. VI, 14-42). Et cependant
Salomon reste pour nous le redoutable exemple de la
puissance des entraînements sensuels et des
passions séniles, car, ainsi que le
déclare l'Écriture avec cette rude
franchise qui ne flatte jamais la vanité
d'Israël, les femmes s'emparèrent de
son coeur et le tournèrent vers d'autres
dieux
(I
Rois, XI, 1-8).
On se sent douloureusement ému en
présence d'une telle décadence. Que
l'homme est faible et misérable! La
sainteté dans le passé ne dispense
personne de veiller sur soi-même., et la
protection de Dieu que l'on invoque sur le berceau
de l'enfant n'est pas moins nécessaire pour
garder pure la couronne de cheveux blancs du
vieillard.
Mais il y a de grands enseignements
à tirer même d'une vie
dévoyée ou
déréglée. Les Juifs ont
toujours cru que Salomon s'est repenti vers la fin
de sa vie, qu'il est revenu à Dieu, et que
c'est sous l'impression de ces humiliants souvenirs
qu'il a écrit les livres des Proverbes et de
l'Ecclésiaste auxquels son nom est
resté attaché. Plusieurs parties de
ces livres trahissent l'expérience
amère d'une âme que le
péché a longtemps asservie, et l'on
peut remarquer qu'il ne s'y trouve pas une parole
destinée à pallier le mal dont ils
nous offrent la vive et saisissante peinture; la
leçon qui s'en dégage va droit
à la conscience; c'est là ce qui vous
frappera sans doute en étudiant avec moi la
parole de mon texte : « Il y a telle voie qui
semble droite à un homme, mais finalement
cette voie le conduit à la mort.
»
Mes
frères, il y
a des voies qui mènent à la mort.
Chacun de nous a rencontré des êtres
que des excès ont conduits à une fin
précoce; d'autres occupent encore une place
sur la terre, mais leur santé ruinée,
leurs facultés affaiblies montrent que,
selon le mot de saint Paul, « ils sont morts
en vivant »
(1
Tim. V, 6). Plus sinistre encore
est la condition de ces âmes
cadavéreuses (comme les appelait Rousseau)
et dont on se demande avec épouvante si
elles pourront revivre. Ah ! les vrais morts ne
sont pas ceux dont la tombe est arrosée de
larmes que l'amour a fait jaillir. Bienheureux nous
apparaissent souvent ceux qui s'en vont jeunes et
qui laissent après eux un cher et pur
souvenir! Leur image peut être du moins
évoquée et leurs noms
prononcés avec respect. À certaines
heures, ils nous parlent encore, et, par le bien
qu'ils nous font, nous sentons qu'ils sont
là. Mais il y a ceux dont le nom est un
opprobre et la présence un danger, ceux dont
on doit éviter la rencontre et dont le seul
aspect glace le coeur, parce que sur leur visage,
éclairé autrefois par la jeunesse et
l'espérance, le vice a marqué le
signe affreux de la dégradation. Nous ne
pouvons pas porter leur deuil, mais nos âmes
pleurent leur dignité flétrie et
leurs vies à jamais perdues. Mieux vaudrait
chercher au cimetière leur place
respectée et bénie que d'avoir
à cacher leurs noms
déshonorés! De tous ceux-là on
peut dire que la voie qu'ils ont suivie les a
conduits à la mort.
Toutefois, le sens que nous avons
donné jusqu'ici à ce mot est
insuffisant. La mort, dans le langage des
Écritures, a une portée plus profonde
et plus solennelle. L'appliquer soit à la
destruction physique, soit à la
dégradation de l'âme et à son
déshonneur, ne suffirait pas. Il y a des
êtres qui ne sont atteints ni dans leur vie,
ni dans leurs forces, ni dans leur dignité
apparente, et qui n'en valent pas mieux pour cela.
Les habiles, les égoïstes qui ne
songent qu'à eux-mêmes peuvent
posséder tous les biens extérieurs :
leur vie peut être riche, brillante,
abondante en jouissance, admirée parles
hommes. En sont-ils pour cela moins engagés
dans une voie mauvaise? N'est-ce pas à des
hommes de cette espèce que l'Évangile
adresse souvent ses plus terribles menaces? Est-ce
que les réprouvés auxquels le Juge
suprême dira au dernier jour: «
Retirez-vous de moi, je ne vous ai jamais connus
» seront nécessairement, des vicieux et
des indignes ? Est-ce que le mauvais riche de la
parabole n'est pas au contraire un être
auquel tout a réussi? L'oubli des autres et
du pauvre, le culte de soi-même, l'âpre
souci de ses intérêts propres, tous
ces fruits amers de l'égoïsme ne
peuvent être atteints par nos lois, et
pourtant l'Évangile les condamne comme les
pires manifestations du mal. La morale mondaine est
un filet à grosses mailles qui retient
certains pécheurs et laisse échapper
les plus coupables. On peut être devant Dieu
un misérable égoïste et
recueillir pourtant les jouissances, l'approbation,
les éloges que le monde prodigue à
tous ceux qui ont su se faire une grande place
ici-bas. Aussi, lorsque nous disons qu'un homme est
engagé dans la voie de la mort, rien ne
serait plus faux que d'entendre par là qu'il
est un de ces parias que la société a
frappés d'une ineffaçable
flétrissure. La mort dont il s'agit ici,
c'est l'état d'une âme
condamnée par Celui qui voit le fond
même de notre être et dont nul ne peut
réformer le jugement, c'est l'état
d'une créature qui s'est volontairement
séparée de Dieu.
Cela dit, j'appelle maintenant votre
attention sur le fait que telle voie qui nous perd
peut nous sembler droite. Rien, plus que la
conviction de ce fait, n'est de nature à
troubler l'optimisme superficiel dans lequel tant
de nos semblables puisent une
sécurité trompeuse.
Voici le raisonnement par lequel ils se
rassurent : à leurs yeux, l'essentiel, pour
qu'un homme soit sauvé, c'est qu'il soit
sincère; en d'autres termes, c'est que la
voie qu'il suit lui paraisse droite, et, comme ils
ne doutent pas de leur propre
sincérité, ils se persuadent qu'ils
seront acceptés de Dieu. Il y a en tout cela
un mélange d'erreur et de
vérité que nous ne pouvons laisser
subsister,
Faisons une première remarque: il
est évident, dans les choses d'ordre
temporel, que la sincérité dans
l'ignorance ou dans l'erreur n'a jamais
sauvé personne des conséquences
souvent terribles que cette ignorance ou cette
erreur entraîne après elle. Les
sociétés reposent sur cet axiome :
« Nul n'est censé ignorer la loi »
; cet axiome a parfois des applications cruelles et
presque iniques, et cependant qui ne voit qu'en
l'ébranlant on ouvre la porte à
toutes les passions, à toutes les
convoitises, à toutes les violences qui,
sous prétexte d'ignorance, vont
réclamer le bénéfice de
l'impunité? D'ailleurs, prenez-y garde, cet
axiome est écrit dans la nature même.
La nature frappe ceux qui violent ses lois sans
tenir compte de leur état d'ignorance ou de
bonne foi. L'enfant le plus innocent, l'être
le plus naïf ne maniera pas impunément
des substances explosibles; la machine qui saisit
l'imprudent qui s'en approche et le broie dans ses
formidables engrenages, ne s'arrêtera pas
parce que ce malheureux croyait suivre un bon
chemin. Tous les jours, nous voyons des hommes
frappés, et souvent pour la vie, par suite
d'une erreur qu'ils ont commise de bonne foi. Telle
voie paraît droite à un homme, et
cette voie le conduit finalement à la
mort.
Je me garderai toutefois d'abuser de ces
analogies qui pourraient aboutir à des
conséquences révoltantes. Dieu n'est
pas un inexorable factum; sa volonté, dans
l'ordre moral et religieux, ne s'accomplit pas avec
la précision cruelle d'une machine qui broie
tout ce qu'on lui présente, la
matière morte ou l'être vivant, le
bloc de métal informe ou le corps gracieux
de l'enfant qui s'est laissé saisir par elle
en passant. Dieu tient compte de l'état
intérieur de chaque être, de son
ignorance, de ses erreurs involontaires. Celui qui
a formé l'oreille n'entendrait-il pas? dit
le prophète, Celui qui a mis en nous
l'instinct sacré de la justice ne serait-il
pas juste? ne serait-il pas l'équité
même? On ne pourrait soutenir le contraire
sans blasphème. Clément d'Alexandrie
nous a conservé une parole familière
du Christ qui n'est pas dans nos Évangiles :
« Pesez avec équité »,
disait-il à ses disciples (1).
Quand nous
n'aurions pas cette parole, tout l'Évangile
nous rappellerait la vérité qu'elle
exprime. Elle est au fond même des
enseignements du Maître, qui, souvent, a
rappelé qu'il serait demandé à
chacun suivant ce qui lui a été
donné, et que la culpabilité
grandissait avec la lumière. À ceux
donc qui nous demanderaient si un homme qui se
trompe sera sauvé, lorsqu'il est absolument
sincère, nous répondrons que, sans
nous mettre à la place de Dieu, «
auquel seul appartient le jugement », nous
sommes portés à le croire, et qu'une
voie ne peut pas conduire à la mort
éternelle celui qui y est entré en la
croyant bonne et droite. Mais nous ajouterons que
cette conclusion ne doit rassurer personne, car il
s'agit précisément de savoir si, dans
le choix que nous faisons, nous sommes absolument
sincères; or, plus j'étudie les
hommes, plus je m'étudie moi-même,
plus je m'aperçois que rien n'est plus rare
que cette sincérité dont on parle
tant et dont tant de gens se font un mérite.
Une chose devrait nous en avertir : c'est que ceux
qui ont le plus souvent ce mot à la bouche
s'en servent souvent comme d'une apologie pour
justifier ce que leur vie a de
répréhensible, et s'en font une arme
contre les vertus auxquelles ils ne croient pas. Il
ne faut donc pas dire : « Cette voie me semble
droite, donc je puis m'y engager sans danger »
; il faut tout d'abord examiner si nous n'appelons
pas droit ce qui nous plaît, ce qui nous
attire, ce qui flatte nos secrets
instincts.
Ah! s'il s'agissait ici de pure science
ou de choses qui ne touchent point à nos
passions ou à nos intérêts, je
croirais plus volontiers à la rectitude de
nos jugements, en me rappelant cependant
qu'après tout nous ne sommes jamais
infaillibles. Mais lorsqu'il s'agit de croyances
religieuses ou de décisions morales,
n'oublions jamais à quel point nous sommes
influencés par des raisons cachées
que nous n'avouons pas. Souvenons-nous que toute
vérité qui nous humilie, qui nous
pousse au dévouement, au sacrifice,
éveille en nous des répugnances
secrètes. Qu'une doctrine, au contraire, ou
qu'une simple opinion soit d'accord avec nos
sympathies naturelles, avec nos goûts, avec
les côtés inférieurs de notre
nature, c'est merveille de voir à quel point
les raisons qui plaident en sa faveur
acquièrent à nos yeux d'importance.
Il est vrai que nous disons souvent : ci Je me
défie de ce parti à prendre, parce
qu'il me plairait trop » ; mais, après
avoir donné à notre conscience cette
satisfaction en paroles, nous n'allons pas moins en
réalité là où notre
intérêt nous attire.
Rien n'est donc plus trompeur que de se
rassurer à la légère en disant
: « Cette voie m'a semblé droite, aussi
je l'ai suivie » ; il faudrait tout d'abord se
demander si l'on a été droit
soi-même dans ce premier examen.
Je suis pénétré,
mes frères, de ce que ce sujet a de
solennel. Il y a des moments dans la vie où
nous sommes appelés à prendre un
parti qui va décider de notre
destinée. C'est un jour, une heure, une
minute où se concentre d'avance tout notre
avenir. Selon le sens dans lequel inclinera notre
volonté il sortira de là pour nous le
bonheur ou l'angoisse, la ruine ou le salut.
Lorsqu'en voyage, par une nuit de tempête,
emportés à toute. vapeur, nous
apercevons à l'entrecroisement de deux
lignes, sous le rayon d'une lueur fugitive,
l'aiguilleur qui ouvre la voie ou la ferme, lequel
de nous a songé sans frémir que sa
vie et celle de ses compagnons de route
dépendaient d'un mouvement de main de cet
homme, et qu'il suffisait chez lui d'un moment
d'éblouissement et de défaillance
pour précipiter des centaines de victimes
dans une direction fausse et pour amener en
quelques minutes une collision affreuse, une
scène ineffable de souffrance et d'horreur?
Ainsi, dans toute vie humaine, il y a des heures
solennelles où s'ouvrent devant nous des
voies divergentes; du choix que nous faisons alors,
dépend notre avenir tout entier. Puisque
l'erreur, ici, a de telles conséquences,
voyons par quels moyens nous pouvons nous en
garder.
Contre l'erreur absolument involontaire,
qui tient à un état de
complète ignorance, il n'y aurait
évidemment qu'un remède : la
lumière; là où cette
lumière manque, nous ne pouvons qu'implorer
la miséricorde divine; le Saint et le Juste,
en intercédant pour ses bourreaux
eux-mêmes, a dit : « Ils ne savent ce
qu'ils font. »
De cet état d'ignorance, Dieu
seul est juge, mais cet état est rare; ce
que je vous signale, ce que je redoute, c'est
l'ignorance volontaire, c'est le penchant que nous
avons à nous tromper nous-mêmes, de
telle sorte que nous arrivons à
considérer comme droite une voie qui ne
l'est pas.
Faisons-le voir par un exemple. Une
carrière s'ouvre devant vous, brillante et
pleine de promesses : c'est, dans un avenir
prochain, la fortune rapide, c'est
l'éblouissement du succès; mais
quelque chose vous dit que, pour y entrer, il
faudrait fouler aux pieds certains scrupules. Les
noms de ceux avec lesquels vous devriez y marcher
vous inspirent une répugnance instinctive;
vous pressentez que vous serez forcés de
vous prêter, en leur compagnie, à des
manières d'agir équivoques. Cela seul
devrait vous suffire pour y renoncer.
Jamais. Prenez-y garde : si vous
hésitez, si vous pesez indéfiniment
le pour et le contre, si, au lieu d'écouter
votre conscience, vous prêtez une oreille
complaisante aux donneurs de conseils mondains,
vous finirez (et ce sera votre châtiment) par
vous persuader que cette voie est droite et par y
marcher presque sans remords. Un de nos vieux
huguenots, Agrippa d'Aubigné, parlant d'un
courtisan qui hésitait entre sa conscience
et sa fortune, dit qu'à la fin de ses
délibérations « il mit sa
conscience en croupe et partit ». Que de gens
qui recourent au même procédé
pour courir d'un pas rapide vers l'objet de leurs
secrets désirs!
Autre exemple. Vous avez laissé
votre coeur s'engager dans une voie
détournée; une affection coupable
l'envahit peu à peu; par moments, vous en
mesurez les périls. Qu'y aura-t-il au bout
de tout cela? La duplicité, à coup
sûr, le remords, le trouble et le
désordre porté dans l'existence d'un
autre, peut-être le scandale et le
déshonneur: car bien insensé celui
qui se figure qu'on s'arrête quand on le veut
sur ces pentes glissantes, et que le
châtiment de la passion n'est pas dans la
servitude même à laquelle elle nous
réduit... Eh bien ! si vous ne faites pas un
effort décisif sur vous-mêmes, si vous
ne vous tournez pas dans un autre sens, si vous
vous laissez envahir par les troublantes
rêveries, par les compromis énervants,
par les visions qu'enfante votre imagination
surexcitée, il vous suffira peut-être
d'un moment de vertige pour vous précipiter
dans une honte irrémédiable, et votre
clairvoyance naturelle n'aura fait que rendre plus
humiliantes les suites de votre aveuglement
volontaire.
Je parlais, en commençant, de
ceux qui, des ici-bas, sont morts à la vraie
vie, morts à l'honneur, morts à
l'espérance, et dont on n'ose plus prononcer
les noms sur lesquels pèse désormais
l'infamie. Eh bien! soyez-en sûrs,
ceux-là, si nous les interrogions, nous
diraient aujourd'hui : « Que n'avons-nous pu
entrevoir l'avenir? Pourquoi une parole
prophétique ne nous a-t-elle pas
annoncé, il y a dix, vingt, trente ans,
l'abjection qui nous attendait? Nous aurions
reculé d'épouvante. » Mes
frères, cette parole, ils l'avaient
entendue, mais ils n'ont pas voulu
l'écouter. Tout entiers à l'ivresse
présente, ils n'ont vu que des fleurs
à l'entrée de la 'voie où la
passion les attirait. Comment croire qu'une route
aussi charmante pût les conduire à la
mort? Ainsi commencent toutes les passions qui nous
perdent. D'abord l'étourdissement, les
rêves délicieux, les espérances
infinies... Bientôt le sinistre retour de la
réalité vengeresse, a
révélation soudaine de
l'égoïsme caché sous un langage
menteur, le mépris de soi-même, le
sentiment amer des années
misérablement perdues, la vue claire et
terrible du dernier fond des choses, et souvent le
désespoir morne livrant à l'ivresse
brutale le criminel vulgaire, ou tuant dans sa
jeunesse même le malheureux qui, en quittant
la table de jeu, se fait sauter la cervelle sous
les ombrages enchanteurs de Monaco.
Ainsi, quand vous serez à
l'entrée d'une voie, il faudra vous
arrêter, mes frères, la mesurer du
regard, et ne vous y engager qu'avec la paix de la
conscience qui sent qu'elle accomplit la
volonté de Dieu. Souvent, je l'avoue, la
voie où Dieu vous conduit vous
paraîtra triste, dure, escarpée. Il
vous semblera qu'elle mène à une
existence amoindrie et dépouillée,
à la mortification de votre être et de
tout ce qu'il y a en vous de jeunesse, d'ardeur et
de flamme. Vous serez tentés de vous en
détourner avec effroi. Eh bien ! laissez-moi
vous le dire, il n'y a là qu'une menteuse
apparence.
Les vraies joies, les joies intenses,
durables, éternelles, les joies que rien ne
flétrit, elles sont sur ces hauteurs du
sacrifice où nos yeux voient de loin
s'étendre comme un morne brouillard. Quand
les Hébreux étaient en marche vers la
terre promise, ils envoyèrent au delà
du Jourdain des espions pour explorer le pays. Or,
plusieurs d'entre eux revinrent
épouvantés et dirent : « Vous ne
posséderez jamais cette région; c'est
une terre qui dévore ses habitants »
(Nombres, X III, 32). Ainsi, lorsque Dieu nous
appelle à chercher la vraie voie, celle de
la justice, de la pureté, du devoir, du
véritable amour, nos coeurs, nos
lâches coeurs défaillent d'avance en
présence de cet idéal austère
qui les effraie; ils n'y voient que des cimes
inaccessibles, que des solitudes glacées
où toute joie doit mourir, et, dans leur
effroi, ils s'en détournent pour descendre
vers les régions où règne une
enivrante atmosphère, vers les voies
trompeuses au terme desquelles ils croient trouver
le bonheur.. Ah! ne vous laissez pas prendre
à ces illusions décevantes, à
ces cruels mensonges. Allez où Dieu vous
appelle : la route du sacrifice sera rude d'abord,
peut-être jonchée d'épines,
mais, en la suivant, vous monterez; vos horizons
s'élargiront, un air plus pur
soulèvera votre poitrine, des perspectives
nouvelles surgiront devant vos regards surpris;
au-dessus des brumes épaisses qui couvrent
la plaine, vous verrez apparaître les sommets
qu'illumine la clarté de la justice
éternelle; dans la paix de ces hauteurs
sereines, vous n'entendrez plus que le grondement
lointain des passions vaincues, et vos coeurs
connaîtront cet amour immense, infini, dont
la possession est, dès ici-bas, la
récompense suprême de ceux qui ont
marché dans l'obéissance et la foi.
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