Vous voyez
que le
laboureur attend le précieux fruit de la
terre avec patience, jusqu'à ce qu'il
reçoive du ciel la pluie de la
première et de la dernière saison.
Vous de même, attendez patiemment et
affermissez vos coeurs.
(Jacq.
V, 7 et
8.)
Mes
Frères,
Dans
l'ordre des
phénomènes que nous appelons
naturels, chacun sait qu'il faut compter avec le
temps, et que l'impatience des hommes ne change
rien à la marche régulière des
choses. Le petit enfant auquel on donne un coin de
terre pour s'y faire un jardin, creuse un trou, y
jette une semence et va le lendemain voir si elle
commence à pousser. Le laboureur ne
connaît pas ces impatiences ; la tentation ne
lui vient pas de vouloir devancer d'un jour les
échéances des saisons. Dans nos
climats il doit prévoir les neiges et les
âpres gelées. La récolte ne
peut être attendue qu'après un nombre
régulier de mois, et même, s'il s'agit
d'amener à maturité des plantes
telles que la vigne nouvelle ou des arbres au fruit
savoureux, on doit compter avec les années.
Il suffit d'une nuit d'orage pour couvrir le sol de
milliers de champignons qui naissent presque
achevés, tandis que le chêne qui
bravera les siècles étend avec
lenteur ses racines au fond de la terre. C'est dans
son habitude de compter avec la nature que le
paysan puise sa patience proverbiale et sa
ténacité que rien ne lasse. L'ouvrier
des villes manie la matière à son
gré et vient plus vite à bout de sa
tâche ; cependant il sait, lui aussi, que
rien de solide et de bon ne s'improvise. Tandis que
le sauvage des cavernes primitives ramassait un
silex poli et s'en faisait un instrument de guerre,
l'artisan qui veut créer une arme ferme et
flexible prépare lentement le fer et le tait
passer par des trempes successives pour obtenir un
acier homogène et résistant.
Il en est de même de la culture de
l'intelligence; elle a ses degrés successifs
qu'on ne peut supprimer ni intervertir ; le plus
grand des mathématiciens doit passer par
toutes les étapes qui vont des
éléments de l'arithmétique
jusqu'au calcul intégral, Dans les
productions de l'art où la fougue d'une
imagination puissante donne parfois l'illusion
d'une création instantanée, rien ne
serait plus faux que de croire qu'on puisse ignorer
un seul des éléments
nécessaires à la composition d'une
oeuvre parfaite, Michel-Ange ne commet pas une
erreur d'anatomie, Beethoven observe les lois
mathématiques de l'harmonie ; s'ils
franchissent avec une rapidité foudroyante
le chemin que les artistes d'un talent ordinaire
doivent conquérir pas à pas, ils ne
peuvent se dispenser d'en parcourir toute
l'étendue. Il faut le dire bien haut : rien
ne s'improvise absolument en ce monde, et, comme
l'a dît le poète:
Le temps détruit bientôt ce qu'on a fait sans lui.
Nous acceptons tous cette loi, mes
frères, mais, lorsqu'il s'agit des oeuvres
divines, il nous semble qu'elle n'y soit plus
à sa place. Notre opinion, à cet
égard, repose, en partie, sur une
idée vraie : c'est que Dieu est au dessus du
temps. Nous comprenons que ces catégories du
temps et de l'espace où sont
enfermées des créatures
bornées comme nous ne peuvent s'appliquer
à l'Être éternel... La
meilleure définition de Dieu, c'est le
sublime Je suis des Écritures ; il n'y a
pour lui ni passé ni futur, tout lui est
éternellement présent.
Un Dieu soumis au temps ne serait plus
Dieu. Nous qui ne pouvons penser, ni agir sans
faire entrer le temps comme un
élément essentiel dans tous nos
raisonnements et nos actes, nous comprenons que
pour l'Être parfait le temps ne doit plus
exister; ce qui pour nous serait chose
manifestement impossible, nous sommes forcés
de l'affirmer quand il s'agit de Dieu. Or de ce
principe qui est vrai, qui est nécessaire,
nous tirons, par un abus de logique, une
conséquence fausse : nous nous figurons que
tout ce qui est divin doit être
instantané. C'est là un
préjugé qui est enraciné au
plus profond de notre nature. Voyez par exemple les
religions que nous appelons païennes et qu'il
faudrait appeler les religions de la nature ; vous
y observerez ce fait que l'homme sent plus
directement l'action de Dieu dans les
phénomènes subits, effrayants, dans
les tremblements de terre ou dans les coups de
foudre, que dans l'ordre régulier des
saisons; la loi qui devait lui
révéler Dieu lui a souvent
caché Dieu; l'intervention de Dieu lui est
moins apparente lorsqu'elle procède dans un
certain ordre, sous certaines conditions de
durée où le temps joue son
rôle. Une vision éblouissante, une
théophanie frappant directement les sens,
devient pour lui la marque authentique du
divin.
Cette
manière de
voir a reparu au sein du christianisme même;
c'est elle qui a poussé beaucoup de croyants
à faire du miracle, en tant que prodige
instantané, inexplicable, sans cause
visible, la preuve par excellence de la
vérité. Il est pourtant certain que
Jésus-Christ n'a jamais encouragé
cette tendance, qu'il a déclaré que
le simple prodige pouvait être un effet de
l'esprit du mal, et que c'est sur le
caractère moral de ses oeuvres naturelles ou
surnaturelles qu'il a toujours mis l'accent. Mais
on a méconnu sa pensée. On a cru que,
lorsqu'un fait pouvait se passer soit de causes
visibles, soit du concours du temps, ce fait
était plus divin pour cela; il semble que
les causes secondes effacent la cause
première, et que, lorsqu'on peut expliquer
un événement en montrant la
succession des actes qui l'ont peu à peu
préparé, on soit fondé
à ne plus l'attribuer à Dieu.
N'est-ce pas ce préjugé qui porte
beaucoup d'âmes ferventes à ne
reconnaître l'action du Saint-Esprit que dans
des manifestations brusques, éclatantes ? Ce
qui est improvisé leur paraît seul
divin, une conversion soudaine est seule
authentique, un discours où rien ne trahit
le travail humain peut seul être vraiment
inspiré de Dieu.
Il résulte de cette
manière de voir deux conséquences
également funestes : c'est d'abord le
mépris des moyens ordinaires de grâce,
du ministère régulier, des
institutions du passé. et des mesures qui
assurent et préparent l'avenir. Dieu,
dit-on, n'a pas besoin de tout cela. L'autre
conséquence est l'ardeur impatiente qui veut
hâter le travail des âmes, qui
exagère les résultats obtenus, qui
voit des conversions dans des émotions
factices, qui crée une surexcitation qu'elle
prend pour une effusion manifeste du Saint-Esprit,
et laisse tomber des jugements peu charitables sur
ceux que ne gagne pas cette contagion
sacrée. Dangereuses erreurs qui ont leurs
inévitables retours! Quoi de plus propre
à favoriser le scepticisme que cet
enthousiasme aveugle qui confond des impressions
toutes superficielles avec l'oeuvre de Dieu dans
les âmes ! Lorsque l'excitation s'est
apaisée, on est tenté d'envelopper
dans un même discrédit ce qui vient de
Dieu et ce qui n'est que le fruit de lit chair et
du sang. On se dit que tout cela pourrait
n'être qu'une même illusion. Pour avoir
voulu hâter les temps et recueillir avant
l'heure des fruits qui n'existaient pas, on, risque
de mettre en question la valeur des promesses
divines et de croire que celui qui compte sur elles
ne moissonnera que le néant.
Telles étaient sur ce point les
conséquences certaines de l'erreur : il
importe d'arriver à discerner nettement la
vérité.
Or la vérité, la voici :
Dieu qui est au-dessus du temps a voulu agir dans
le temps et par le moyen du temps. Il pouvait
triompher en un jour de toutes les
résistances, et se faire obéir
à l'heure même où il avait
commandé. Cela nous aurait paru
désirable, logique et grand. Mais à
ce jugement l'Écriture oppose une
réponse péremptoire : Dieu ne l'a pas
voulu.
Pour vous en convaincre, voyez Dieu
à l'oeuvre, tel que nous le montre
l'Écriture : c'est par ses actes que nous
reconnaîtrons ses desseins.
Dieu crée le monde. Il semblerait
qu'à une volonté toute-puissante
devait répondre une création
instantanée. Pourquoi le sublime fiat lux ne
s'applique-t-il pas à l'ensemble des
êtres? Tout devait en un instant sortir du
néant et naître à sa
voix.
Mais la Bible nous présente une
tout autre histoire de nos origines. Le temps nous,
y apparaît comme la condition même de
l'existence des, choses, Tout est soumis à
la double loi de la succession et du
progrès. Au début le chaos, puis la
séparation des éléments
confus, puis la terre surgissant dans les
océans primitifs, puis la vie d'abord sous
sa forme végétative, s'essayant
ensuite dans l'animal, et s'épanouissant
enfin dans un être créé
à l'image de Dieu. Combien de siècles
ont présidé à cette
évolution ascendante des choses ? Nul ne le
sait, mais il ne reste pas moins vrai que Dieu, qui
pouvait tout créer sur l'heure, a tout fait
en suivant un ordre déterminé par
lui.
Ce que je dis de la création, il
faut le dire aussi de l'oeuvre de la grâce.
Si je cherche la raison d'être de tout ce qui
existe, l'Écriture me répond par ce
mot sublime : le règne de Dieu. Tout tend
à ce but, tout le sert, et l'univers n'a pas
d'autre fin que cela. Or, c'est ici surtout qu'il
nous semble que Dieu devrait faire une oeuvre
abrégée; en créant le monde
Dieu ne trouvait devant lui que le néant, en
voulant son règne il trouve devant lui le
péché; or le péché,
c'est le défi insolent jeté par la
créature à sa grandeur, à sa
justice, à sa bonté. Comment le
Tout-Puissant supporterait-il, cette
révolte? La voir et l'écraser nous
semblent chez lui deux actes inséparables ;
si jamais une oeuvre dut être
instantanée, c'est bien ici. Pourtant,
malgré cette raison décisive qui nous
parait l'évidence même, la victoire de
Dieu n'est point immédiate; il y a une
histoire du règne de Dieu. Une histoire,
c'est-à-dire un commencement, 'et des actes
successifs qui préparent la consommation
finale; une histoire, c'est-à-dire le
développement séculaire, difficile,
douloureux, d'un germe déposé dans
les profondeurs mêmes de l'humanité.
Cela, mais c'est le fond même de
l'enseignement des Écritures; si vous le
méconnaissez, elles resteront pour vous un
livre à jamais fermé.
Dieu fait entrer le temps dans les
destinées de son règne. Pendant des
siècles, c'est Israël seul qui
connaît son nom et qui le
répète d'une voix distincte. L'heure
des Gentils n'a pas encore sonné, et, en
Israël même, quel progrès depuis
Moïse jusqu'à Esaïe, depuis le
culte du tabernacle auquel le peuple mêle
encore ses pratiques idolâtres jusqu'à
la foi ferme au Dieu unique et vivant que depuis
son retour de l'exil Israël n'abandonne plus
jamais!
Enfin les temps sont venus. Le Fils de
Dieu est au milieu des hommes. Plus de doute! le
règne de Dieu va s'établir d'une
manière visible, éclatante. Ainsi
l'aurait compris l'imagination populaire; quand les
Évangiles apocryphes, qui n'en sont que
l'écho, racontent l'enfance de Jésus,
ils ne soupçonnent pas même que, comme
le raconte saint Luc, le Messie puisse grandir en
stature et en grâce. L'être divin pour
eux ne peut pas progresser. Aussi nous montrent-ils
l'enfant de Bethléem accomplissant des
prodiges et dissertant sur les mystères de
la théosophie. Mais le vrai Jésus
attend ; trente années se passent et il
grandit encore, ignoré dans le silence 'et
la retraite de Nazareth.
Lorsque Jean-Baptiste l'a
proclamé comme le Maître attendu
d'Israël, lorsque ses apôtres le
supplient avec instances de faire éclater sa
gloire, où le trouvez-vous? En
Galilée, prodiguant à des ignorants,
qui n'en soupçonnent pas même la
beauté, les trésors de sagesse divine
que les siècles n'épuiseront pas. Il
attend le signal du, Père, il se rappelle
qu'il y a douze heures au jour, que les temps et
les moments n'appartiennent qu'à
Dieu.
Maintenant
la croix a
été dressée, l'oeuvre de
rédemption est accomplie. Puisqu'elle doit
réconcilier le ciel et le monde$' c'est sur
tous les points de la terre, semble-t-il, qu'elle
va être simultanément
proclamée, toutes les nations vont
être appelées, il en sera du soleil de
justice comme de l'astre qui dans le cours d'une
journée projette en tous les lieux sa
lumière et sa chaleur. Mais il plaît
à Dieu que son oeuvre de salut soit
portée aux hommes par des hommes, qu'elle
soit soumise en apparence aux mêmes
conditions qui président aux
destinées de toutes les choses humaines,
qu'elle grandisse; peu é peu et
s'étende par un développement
continu. Rappelez-vous l'ordre donné aux
premiers apôtres - « Vous me servirez de
témoins, d'abord 'à Jérusalem,
puis en Samarie, puis au delà, jusqu'aux
extrémités de la terre.
»
L'histoire du christianisme est la
réalisation visible de ce plan divin.
Dés le premier jour, il a prétendu
conquérir la terre entière.
Jésus avait dit à ses apôtres -
« Vous instruirez toutes les nations »,
Il avait tilt : « J'attirerai tous les hommes
à moi », et jamais l'Église n'a
rêvé moins que la conquête du
monde, mais cette conquête ne doit se faire
que par degrés. Il faut reconnaître
sans doute que les fautes, l'indifférence,
l'apathie, les divisions des chrétiens ont
manifestement contribué à ce retard;
mais, lors même que l'influence de ces causes
serait nulle, la conversion du monde n'eût
pas été l'oeuvre d'un jour: pour
recueillir cette moisson magnifique, il fallait
attendre les pluies de la première et de la
dernière saison. Il y a des portes que Dieu
seul ouvre, il y a des résistances
opiniâtres de race que tous les efforts des
chrétiens n'ont point encore brisées;
telle est par exemple celle que nous oppose
l'orgueil fanatique des musulmans ou le
mépris des Chinois; nous savons pourtant que
là comme ailleurs l'Évangile doit
l'emporter un jour; dans chacun de ces champs
où le sol est ingrat, des prémices
ont été recueillies qui annoncent ce
que sera un jour la récolte, mais pour ces
races l'heure n'a pas encore sonné : il faut
attendre, attendre en se rappelant à quel
prix ont été remportées les
victoires du passé, attendre en
méditant les promesses divines qui nous
annoncent que l'Évangile doit être
prêché à toutes les nations qui
sont sous le ciel.
Ce que nous disons de la conquête
des nations, il faut le dire aussi du salut des
âmes individuelles. Dieu pourrait les
soumettre en un jour ; des conversions soudaines et
parfois éclatantes ont lieu dans tous les
temps pour nous rappeler la souveraineté de
la grâce; mais c'est là l'exception,
et, dans cette exception même, un regard
pénétrant discerne une
préparation cachée. Saul de Tarse est
foudroyé sur le chemin de Damas, mais le
nuage d'où allait jaillir cet éclair
montait depuis longtemps à l'horizon; le
persécuteur regimbait contre les aiguillons
de la grâce, et le souvenir du martyre
d'Étienne remuait sa conscience dans ses
intimes profondeurs. Il est fort rare qu'une
âme revienne subitement à Dieu. Dans
la parabole du fils prodigue, l'Évangile
nous montre les phases successives de
l'éloignement du pécheur,
l'éveil de l'indépendance fausse,
l'égoïsme, l'orgueil, la
révolte, lés joies enivrantes des
passions, les hontes et la dégradation
dernière, et c'est à ce moment
suprême seulement que s'éveille dans
ce coeur brisé le souvenir distinct de la
maison du Père.
Nous croyons que l'intensité de
notre amour et l'ardeur de nos supplications
pourront abréger ces actes divers de la
destinée d'une âme qui se
dévoie. Nous voudrions lui communiquer le
fruit de nos propres expériences; il semble
que les générations nouvelles
devraient recueillir le profit des souffrances de
celles qui les ont précédées,
mais c'est une illusion ; chacun doit avoir son
histoire; chacun se figure qu'il y aura pour lui
quelque faveur spéciale, que le mal qu'il
commet n'aura pas ses conséquences logiques:
il faut donc que chacun suive sa propre voie et
reconnaisse par lui-même ce que sont les
conséquences amères du
péché. Pour sauver une âme,
comme pour sauver le monde, il faut savoir
attendre.
Oh ! je n'ignore pas les
étonnements, les murmures, les. critiques
que soulèvent en nous ces retards de
l'action divine. Toujours se dresse devant nous
cette contradiction insoluble entre l'idée
de la toute-puissance de l'Être bon et la
durée du mal qui brave sa justice et sa
bonté. Il y a du des croyants, et parmi les
plus saints, qui n'ont pu l'accepter. Ils se sont
dit : Quand Dieu donne à l'homme la force,
il la lui donne pour écraser le mal, c'est
cette idée qui à leurs yeux a
légitimé non seulement la
répression religieuse, mais l'inquisition
elle-même dont le but était de
chercher le mal à sa racine, de tuer le
serpent dans l'oeuf.
Au point de vue de la logique pure, leur
thèse était irréfutable, mais,
cette thèse, Jésus-Christ ne l'a
jamais enseignée. Rappelez-vous la parabole
de l'ivraie, d'une doctrine si originale et si
profonde.
Dans le champ où croît le
blé, l'ivraie paraît aussi, l'ivraie,
c'est-à-dire, selon l'explication du
Maître lui-même, « les enfants du
malin (1)
».
Les serviteurs voudraient l'arracher. Le
Maître le leur défend, o de peur qu'en
arrachant l'ivraie, vous n'arrachiez aussi le bon
grain. » En effet, si le jour du martyre
d'Étienne on avait arraché Saul de
Tarse, l'Église n'aurait jamais
possédé saint Paul.
Dieu n'arrache pas les
pécheurs.
L'Évangile
nous a
révélé en Dieu ce
caractère admirable : la patience. Dieu est
patient, il tolère les égarements de
la liberté humaine jusqu'au jour qu'il a
fixé lui-même. Ce qu'il fait, nous
devons le faire. Que dis-je? nous y sommes tenue
par notre situation même, car qu'est-ce qu'un
chrétien, si ce n'est un pécheur que,
Dieu supporte, envers lequel il use d'une patience
souvent extraordinaire ? Eh bien, lorsqu'il s'agit
des autres, nous étonnerons-nous que notre
devoir soit d'attendre? Comme le laboureur traverse
sans douter du printemps les longs mois d'hiver
où la terre semble dormir à jamais
dans son suaire glacé, nous devons nous
préparer à voir se dérouler
devant nous les longues périodes
d'hostilité, d'indifférence, de mort
spirituelle, où tout ce que nous avons
semé dans les âmes semble
irrémédiablement perdu.
Je vous ai rappelé, mes
frères, le devoir d'attendre. Or, savez-vous
ce que je redoute? C'est l'approbation qui va
m'être donnée par beaucoup de mes
auditeurs dont le suffrage est de nature à
m'inquiéter. Oui, les hommes au coeur
apathique, le indifférents, les
égoïstes, les flegmatiques, tous les
partisans du laisser-faire, tous ceux qui ne
redoutent rien tant que d'être
inquiétés, troublés dans leur
paresse et leur bien-être, tous
ceux-là vont abonder dans mon sens et me
dire : « Vous avez, raison. Pas d'enthousiasme
fébrile, ni de zèle
exagéré. Chaque chose vient en son
temps à qui sait attendre; et rien n'est
irritant comme le zèle de l'homme qui
prétend devancer la volonté de Dieu.
»
Eh bien ! je crains tellement que sous
cette approbation on n'abrite sa
lâcheté morale, que je voudrais
adresser un mot à ceux qui me la
témoignent. Ne vous méprenez pas sur
notre pensée, leur dirai-je, et parce que
nous avons voulu fortifier la foi de ceux auxquels
Dieu enjoint la patience, n'allez pas tirer de nos
exhortations une fausse excuse de votre propre
inertie. L'attente de la foi n'est pas l'inaction
de l'âme; elle en est tout l'opposé.
Si je croyais avoir rassuré votre apathie,
je serais profondément attristée De
ces deux périls en effet : l'activité
fiévreuse et la paresse, c'est le dernier
qui est le plus redoutable. Pour vous en
convaincre, rappelez-vous que, suivant la parole du
Christ, « le royaume des cieux doit être
forcé et que ce sont les violents qui s'en
emparent 9 (Matth. XI, 12) ; rappelez-vous
l'enseignement plus saisissant encore que
Jésus-Christ nous donne dans la parabole
où il nous décrit par avance le
jugement dernier. En ce jour-là, il y aura
des êtres auxquels il dira : «
retirez-vous de moi. maudits», et ces
êtres sont-ils des criminels marqués
d'infamie, des meurtriers, des adultères :
Écoutez le motif de leur condamnation.
« J'ai eu faim, et vous ne m'avez pas
donné à manger; j'ai
été nu et vous ne m'avez pas
vêtu; j'ai été en prison et
vous n'êtes pas venus me voir. » Ces
hommes pouvaient être d'honnêtes gens
selon le monde, des chrétiens fort bien
pensants et fort raisonnables, ils pouvaient
être honorés, siéger comme
membres d'un jury pour juger les criminels que la
société repousse, et cependant c'est
sur eux que descendra la sentence éternelle:
Condamnés pour toujours, parce que, pouvant
agir, ils n'ont pas agi !
Comment conclure ? Comment concilier
deux devoirs qui semblent contradictoires ? Comment
éviter un abîme sans tomber dans un
autre ? Mes frères, la conciliation peut
sembler 'difficile en théorie, elle se fait
tous les jours dans la vie des vrais
chrétiens. Il faut, à leur exemple,
agir comme si tout dépendait de nous,
attendre comme si tout dépendait de Dieu.
Agir, c'est-à-dire accomplir la
volonté du Père, au jour le jour,
fidèle au devoir de l'heure présente,
agir sans impatience, sans ardeur fiévreuse,
sans ambition personnelle, attendre dans
l'inébranlable certitude qu'en toutes choses
la victoire finale est à Dieu.
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