Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

SERVIR

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Le Fils de l'homme est venu non pour être servi, mais pour servir.
(Matth. XX, 28.)


Mes Frères,

L
e ministère de Jésus touchait à sa fin. Or, tandis qu'il contemplait sa croix, ses disciples rêvaient à sa gloire. Leur imagination surexcitée attendait un brusque changement, une théophanie qui transfigurerait Celui dans lequel ils avaient reconnu le Messie promis à Israël. L'humilité voulue du Christ avait toujours été pour eux un scandale. À chaque instant, ils lui avaient demandé de se manifester, de faire éclater sa grandeur, de montrer enfin qu'il était Fils de Dieu. Les réponses que Jésus faisait à ces demandes n'avaient en rien diminué cet enthousiasme charnel. Aujourd'hui qu'il est revenu à Jérusalem, ils ne doutent plus que ce ne soit pour une prochaine victoire. Les splendides visions de la gloire messianique enflamment leurs pensées. Ils voient d'avance Jérusalem restaurée, les païens vaincus et leur Maître jugeant le monde. Deux d'entre eux veulent s'assurer la première place dans ce triomphe; ils envoient leur mère plaider leur cause auprès de Jésus. La pauvre femme, tout émue par son orgueil maternel, se prête naïvement à ce rôle. C'est à ce propos que Jésus prononce la parole de mon texte, qui montre quel incommensurable abîme séparait sa pensée de celle de ses apôtres. Fut-il compris par eux? Évidemment non. Cette parole, comme tant d'autres, doit lentement pénétrer dans leur esprit. Que de fois le divin Semeur en a jeté de semblables dans le champ du monde., en sachant d'avance qu'il leur faudrait des siècles pour germer et porter tous leurs fruits! Essayons nous-mêmes de voir si nous en avons bien pénétré le sens.

L'idéal de la grandeur terrestre, c'est d'être servi. Nulle part, peut-être, cet idéal n'a été réalisé avec plus d'ostentation qu'en Orient. De tous temps, ce fut le pays des prosternements de l'homme devant l'homme et des abjections serviles. Sur un signe, les têtes se courbent et les multitudes s'inclinent. Ces marques d'abaissement qui nous révoltent sont là-bas tout ordinaires. Le travail y semble si peu naturel à l'homme de grande naissance, que des esclaves accomplissent pour lui tous les devoirs pénibles de la vie, et ne lui en laissent que les plaisirs avec l'orgueil du commandement. Les vieilles monarchies de l'Asie nous offrent souvent le spectacle de rois efféminés servis par des myriades de créatures humaines, et Rome, au temps de sa décadence, crut fortifier son prestige en imitant ces moeurs.

Certes, la Judée réagissait contre de tels exemples. Le luxe fastueux de Salomon, son imitation ridicule des petits monarques, ses voisins, ne sont que des exceptions dans son histoire. Israël ne conservait pas en vain la grande loi du travail écrite en son décalogue ; ses chefs, au temps glorieux des guerres d'indépendance, comme ses grands prophètes, ne s'amusaient pas à revêtir l'apparat insolent d'un faste oriental. Et cependant, l'idéal de la grandeur pour l'Israélite ne différait pas d'une manière sensible de celui qui hantait l'imagination du païen. En représentant le Messie sous le type sublime d'un serviteur abaissé et méprisé, les prophètes avaient fait briller aux yeux du monde une lumière qui ne les éclairait pas eux-mêmes, et cela est si vrai, que, comme nous le remarquions en commençant, l'abaissement volontaire de Jésus demeura pour les plus croyants une pierre d'achoppement. C'est là ce qui troubla le Baptiste lui-même, lorsque, voyant Jésus persévérer dans sa mission obscure et s'entourer de plébéiens inconnus, il lui adressa ce message anxieux : £ Es-tu Celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre? » La réponse de Jésus est sublime. Après avoir rappelé que le signe décisif de sa mission divine, c'est l'évangélisation des pauvres, il retrace à son tour en quelques mots l'héroïque ministère de son précurseur, et montre que Jean-Baptiste n'a jamais possédé ces signes de grandeur terrestre par lesquels il voudrait que Jésus justifiât sa propre mission. a L'homme que vous êtes allés voir au désert, dit-il à la foule, avait-il la pompe extérieure qui frappe les regards? Non, c'est là la marque à laquelle on reconnaît les courtisans qui assiègent les antichambres des rois. Et cependant Jean-Baptiste a été plus grand qu'aucun des prophètes. » (Luc, VII, 23, 25.) Pensée profonde que les disciples ne comprennent même pas, puisque, jusqu'à la fin, ils rêvent pour leur Maître un vêtement de pourpre, une couronne, un sceptre visible; puisque, quelques heures avant Gethsémané, ils se disputent la première place dans le royaume que leurs regards charnels saluent au milieu des visions resplendissantes de l'avenir!

On peut donc affirmer que le Christ a révélé à l'humanité un idéal de grandeur absolument nouveau et qu'il a accompli dans cet ordre une révolution d'une portée incommensurable en posant ce simple principe : « Le Fils de l'homme est venu non pour être servi, mais pour servir. »

Mais avant de développer cette pensée, je voudrais répondre à un doute qui aura probablement surgi dans l'esprit de plusieurs de ceux qui m'écoutent. Ils se demandent si, avant Jésus-Christ, le monde que nous appelons païen avait ignoré, autant que nous l'affirmons, la grandeur de l'abaissement volontaire, et ils me citent l'exemple du Bouddha. Il faut en effet nous y arrêter, mes frères, parce qu'il serait coupable, dans l'intérêt d'une thèse, de méconnaître l'un des plus grands faits religieux de l'humanité, un fait qui a donné naissance à la religion qui compte encore aujourd'hui le plus de sectateurs. J'en conviens très sincèrement : le bouddhisme nous présente le type émouvant d'un homme qui, étant grand, s'est dépouillé, qui, étant pauvre, s'est fait riche et s'est proposé dès lors l'abaissement comme le but de sa vie.
Que cette histoire soit littéralement vraie ou qu'il ne faille y voir qu'une légende inventée par le génie hindou, c'est là une question que nous n'avons pas à traiter et qui n'est pas essentielle, car, dans les deux alternatives, nous restons en présence d'un idéal nouveau dont nous devons définir le vrai caractère.

Eh bien! je ne veux rien enlever au bouddhisme de ce qu'il a d'original et de saisissant; je reconnais qu'il a exalté et glorifié l'humilité, que sur ce point il tranche absolument avec les idées qui régnaient dans le monde ancien; mais, entre la pensée qui l'inspire et celle que le Christ exprime dans les paroles de mon texte, je suis obligé de reconnaître une différence profonde. Pourquoi le Bouddha s'abaisse-t-il? Par lassitude, par haine de l'existence, par attrait pour le néant, par la fascination qu'exerce sur lui comme sur l'Orient tout entier la doctrine que tout être fini doit tendre à disparaître. De cette croyance résulteront le mépris de tout ce qui se voit, l'impassibilité dans la douleur, l'aspiration vers le Nirwana. Pourquoi le Christ s'abaisse-t-il? Pour servir l'humanité, c'est-à-dire pour la relever, pour la sauver, pour lui rendre la vie éternelle. De cette croyance sortiront la victoire sur le mal et l'espérance invincible. En réalité, il y a là deux religions en présence, deux mondes, l'un qui s'endort dans une nuit sans réveil, l'autre tout éclairé des splendeurs du jour qui ne finira plus.

J'
ai donc le droit d'affirmer que Jésus a transformé l'idéal moral en disant : « Je suis venu pour servir. »
Et il ne s'est pas borné à le dire. Ce principe, il l'a vécu. Il a servi Dieu directement d'abord, et indirectement dans la personne de ses frères. Ce caractère pénètre tout ce qu'il pense, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il fait Il sert en enseignant : car, tout en affirmant la vérité d'une manière unique et souveraine, il se fait petit avec les petits, proportionnant la lumière à leur compréhension chétive, supportant leur inintelligence, leur lenteur, leurs préjugés, leur sens grossier, leur manque de foi. Il sert en agissant là où son Dieu l'envoie, ne consultant jamais sa volonté propre, n'allant pas au succès, mais à l'obéissance, consumant, semble-t-il, sur un théâtre perdu et dans un ministère ingrat, les plus merveilleux trésors de doctrine que le monde ait jamais possédés; il sert dans le sens littéral de ce moi quand, la veille de sa mort, il se ceint d'un linge et revêt les fonctions et l'attitude d'un esclave et du dernier de tous, lavant les pieds de ses apôtres, parmi lesquels se trouve un Judas!' Spectacle merveilleux où nous ne savons ce qu'il faut le plus admirer : l'abaissement du Maître ou l'hommage magnifique rendu à l'humanité dans ses représentants les plus pauvres et les plus misérables. Il sert enfin jusque dans son agonie et dans ses cruelles. tortures, car il n'en est pas une qu'il ne subisse pour les autres. « Il a été obéissant jusqu'à la mort », écrit Paul; « il a porté nos péchés -», écrit à son tour Pierre, et si parfois dans son supplice il trahit par un mot, par un geste, sa dignité royale, ce n'est là qu'un éclair, et aussitôt il rentre dans son abaissement.
Ainsi, la croix a été le commentaire magnifique de cette parole profonde : « Le plus grand, c'est celui qui sert. »

Ce n'est pas que cet exemple ait immédiatement prévalu. Il serait absurde de le prétendre. À l'ombre de la croix, l'égoïsme heureux et vainqueur n'en a pas moins obtenu des glorifications honteuses, et, dans ces dix-neuf siècles de l'histoire du monde que nous appelons chrétien, combien de noms nous rappellent des ambitieux sans scrupule, des despotes insolents pour lesquels l'humanité n'était qu'une masse corvéable et taillable à plaisir, et qui, après l'avoir indignement exploitée, ont encore obtenu d'elle une admiration naïve contre laquelle rien ne prévaut. Chez certaines races royales, l'infatuation de la souveraineté était entrée dans le sang même. Le courtisan disant à Louis XV enfant, en lui montrant la foule du haut du, balcon des Tuileries : « Sire, tout ce peuple est à vous », était mieux écouté que Massillon répétant dans son Petit Carême que les rois sont pour les peuples et non les peuples pour les rois. Jamais souverain d'Orient n'a sacrifié les existences humaines avec un cynisme plus tranquille que Napoléon. Eh bien 1 malgré ces démentis sanglants infligés à la pensée du Christ au sein même des nations chrétiennes, l'idéal qu'il a révélé au monde se dresse devant nous et nous juge, et la conscience humaine, au lendemain de ces aveuglements honteux, reconnaît qu'il y a plus de grandeur à servir qu'à être servi. Oui, malgré les sophismes qui obscurcissent notre atmosphère morale, j'affirme qu'aujourd'hui la grandeur d'un homme ne se mesure plus au nombre de ceux qui le servent, mais au nombre de ceux qu'il sert. Nous pouvons subir et adorer une puissance égoïste, mais, au sortir de cette ivresse passagère, nous la méprisons, quels qu'aient été sa gloire et son prestige, et nous réservons notre admiration vraie pour l'homme qui se donne aux autres et qui les sert jusqu'au bout. En dehors même de tout idéal religieux, la conscience moderne rend spontanément hommage à cet idéal-là. Il faut constater ce progrès.
Sur d'autres points, nous sommes en recul Nous sentons moins que d'autres générations la sainteté divine, la réalité du péché, mais lorsqu'il s'agit d'apprécier la grandeur morale, sans hésiter, nous donnons la première place à celui qui se sacrifie. Le héros d'une tribu sauvage, c'est l'homme dont un geste peut envoyer à la mort et qui garnit sa tente des chevelures sanglantes de ses ennemis ; le héros que trop de peuples chrétiens ont exalté, c'est le conquérant brutal disposant souverainement de la vie de millions de ses semblables; mais nous protestons contre ces admirations basses, et si haut qu'un homme ait été placé dans la gloire, lorsque nous découvrons que l'égoïsme était son inspiration secrète, nous le trouvons petit. Encore une fois, celui-là est grand pour nous qui sert. Le nom même de ministre par lequel les langues modernes désignent les détenteurs du pouvoir est un hommage indirect rendu à la pensée de Jésus-Christ, car un ministre c'est un serviteur. Le héros, pour nous, c'est le médecin qui affronte sans hésiter une épidémie meurtrière, c'est le savant qui consacre tout ce qu'il a de vigueur intellectuelle à mettre l'humanité en possession d'une vérité de plus, c'est le citoyen sacrifiant sa vie au salut de son pays; si l'on veut mesurer la distance qui sépare le présent du passé, comparez Cortez et Pizarre soumettant le Mexique et le Pérou à leurs hordes brutales et portant avec eux le crucifix et la torture, avec Livingstone pénétrant sans armes jusqu'au centre de l'Afrique et surpris par la mort au moment où il prie pour ces noirs qu'il venait arracher à l'esclavage et au péché. C'est par ceux qui servent l'humanité dans cet esprit-là que viendra le règne de Dieu.

Qui le croirait, pourtant? Ce grand enseignement de Jésus-Christ a été souvent attaqué après avoir été travesti. On a donné à ce mot servir un sens indigne qu'il est de notre devoir de rappeler, afin d'en faire justice. Parce que Jésus-Christ a résumé son oeuvre par ce mot, on a prétendu que l'Évangile devait être une doctrine de servilisme. « Voyez les apôtres, a-t-on dit : ils sont fidèles à l'esprit de leur Maître, ils s'inclinent devant César, ils veulent qu'on honore les puissances, ils ne touchent pas à l'esclavage », et l'on ajoute :
« Comment l'auraient-ils fait; À leurs yeux, il était trop tard, le monde allait finir. « L'Évangile, a dit Michelet, c'était la clarté pâle de la lune éclairant le déclin du monde ancien. » Doctrine de soumission, de résignation découragée, tout au plus de douce rêverie. Ce que vous appelez l'arbre de vie, c'est le mancenillier dont l'ombrage distille le sommeil et la mort. »

A
insi, la pensée du Christ méconnue, deux ou trois textes détournés de leur vrai sens, voilà ce qui suffit pour juger cette grande cause. Mais l'Évangile n'est pas même atteint par cette condamnation sommaire faite d'ignorance et de parti pris.
Quel aveuglement ne faut-il pas pour accuser de servilisme celui qui, devant Hérode, devant Pilate, devant les pharisiens, devant les foules, devant toutes les puissances, a été le témoin invincible de la vérité, celui qui s'est volontairement mis à la place des opprimés pour faire de leur cause la sienne, celui qui a frappé l'esclavage dans sa racine la plus cachée, en affirmant l'égalité de tous les hommes devant Dieu !

Il est vrai que ni le Christ, ni ses apôtres après lui, n'ont prêché la révolution et la guerre sociale, et que, sous un Néron même, Paul écrivait aux chrétiens : « Soyez soumis! » Mais était-ce faiblesse et lâche résignation? Pour le soutenir, il faut n'avoir jamais étudié de près la vie intense et puissante qui fermentait dans les âmes des premiers disciples et qui allait bientôt remuer le monde dans ses intimes profondeurs. J'ose le dire, la révolte eût été pour eux comparativement facile. Rien n'était plus fréquent alors que les guerres serviles. Pour soulever la plus formidable de toutes, ce n'étaient pas les éléments qui manquaient aux chrétiens. Avec leurs doctrines de justice et d'égalité morale, ils n'avaient qu'à faire appel aux ressentiments secrets, aux coeurs ulcérés par la violence et lès iniquités sans nombre des exacteurs. Le soulèvement aurait été immense; un déluge de sang aurait couvert le monde; mais à la violence la violence eût répondu, les oppresseurs auraient eu leur revanche, et le monde se serait abîmé toujours plus au milieu de ces convulsions tragiques. Or, c'est un autre triomphe que Jésus-Christ s'est proposé : il a voulu la victoire de l'esprit sur l'épée, de la charité sur la force, de Dieu sur César. Il a affirmé cette puissance nouvelle, la conscience, et, sur le sable sanglant de l'amphithéâtre, il a sacré rois, dans l'ordre moral, des ignorants et des plébéiens appelés à devenir les émancipateurs de l'humanité. Aujourd'hui encore, devant cette majesté souvent brutale qui s'appelle le nombre, c'est dans la conscience obéissant à Dieu que sera le dernier refuge de l'indépendance spirituelle et de la dignité humaine. Voilà le prétendu servilisme de Celui qui a dit : a Je suis venu pour servir. »affirmant l'égalité de tous les hommes devant Dieu !

M
ais si le Christ, si ses disciples authentiques sont à l'abri de ce reproche, il faut bien reconnaître que l'Église l'a souvent mérité. La religion peut engendrer la servitude, et elle l'a fait toutes les fois que la politique a chez elle remplacé la foi et que l'Église a servi les hommes pour être servie par eux. La scène de la tentation s'est reproduite à toutes les époques : « Je te donnerai les royaumes de ce monde et leur gloire si tu te prosternes devant moi. » Se prosterner, c'est adorer la richesse, la force, le nombre, le succès, c'est recourir aux moyens que l'Évangile réprouve pour mieux assurer le triomphe de la vérité. Lorsque l'Église a eu pour fils aîné un Constantin, un Philippe II, un Louis XIV, quelle tentation pour elle de se faire servile afin de mieux dominer! Pour un Jean-Baptiste, pour un Chrysostome qui disent la vérité sans fléchir à ceux-là mêmes qui les protègent, que de prédicateurs de cour qui l'ont trahie!

Que de capitulations de conscience! que de lâchetés! Je ne dis pas ceci dans un esprit sectaire; toutes les communions chrétiennes ont à confesser sur ce point leurs humiliations et leurs hontes, et les protestants doivent courber la tête en songeant à ceux qui furent les conseillers de conscience de Philippe de Hesse ou de Henri VI Il. Tout cela, nous le payons aujourd'hui; c'est de ces faiblesses et de ces fautes accumulées, c'est de l'alliance étroite du despotisme et de la foi qu'est sorti le préjugé si populaire qui sépare profondément l'esprit libéral de l'esprit religieux.
Si l'on nous demandait le secret de servir les hommes dans un esprit qui ne soit jamais servile, nous répondrions que ce secret consiste à servir Dieu en les servant. Dieu d'abord, voilà l'ordre hiérarchique en dehors duquel il n'y a qu'égarement. Dieu aimé et servi dans les hommes, sans doute, car, ainsi que l'a dit admirablement saint Jean : « Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment aimera-t-il Dieu qu'il ne voit point? » Mais il faut servir les hommes de telle manière que l'honneur de Dieu ne soit jamais sacrifié.

Au fond, si vous y prenez garde, c'est la règle que suit à chaque pas Jésus-Christ. Nul plus que lui n'a servi les hommes. Il est venu pour cela. « J'ai été au milieu de vous, dit-il, comme celui qui sert », mais aussi nul plus que lui n'a servi Dieu. a Ma nourriture, c'est de faire la volonté de mon Père et d'accomplir son oeuvre. » C'est pour cela qu'il n'a jamais servi l'humanité dans ses erreurs, dans ses passions, dans ses mensonges, dans ses entraînements mauvais, mais uniquement dans ses faiblesses, dans ses douleurs. C'est parce qu'il aimait les hommes en Dieu qu'il a pu leur résister en face et les 'combattre jusqu'à s'attirer leur haine mortelle et leur mépris. C'est dans cet esprit-là qu'ont agi tous les grands témoins de la vérité éternelle, depuis Moïse obligé de tenir tête chaque jour au peuple qu'il avait affranchi et d'essuyer ses ingratitudes et ses lâchetés, jusqu'à saint Paul nous révélant les déceptions de son coeur dans ce mot profond et touchant: « J'aime davantage, et voilà pourquoi je suis moins aimé. » Oui, il faut servir les hommes souvent en dépit d'eux, malgré eux, en affrontant leurs faux jugements et leurs colères, en se souvenant qu'en les servant c'est au fond Dieu que l'on sert.

Non seulement cette pensée nous gardera de toute concession fausse à leurs passions et à leurs erreurs, mais seule elle nous sauvera du découragement et du scepticisme. Ce n'est pas chose facile que d'aimer et de servir longtemps l'humanité.
Devant ses jugements faux et ses préjugés, on est souvent tenté de se dire : « À quoi bon? » L'histoire nous révèle un fait profondément triste, c'est que les hommes que l'humanité a le plus idolâtrés ont été souvent ses plus grands contempteurs.
Rien ne serait Plus facile que de produire ici des mots de Frédéric II, de Voltaire, de Napoléon (sans parler des contemporains de génie), dans lesquels se trahit le mépris sanglant de leurs semblables; ces observateurs puissants avaient vu si bien les mobiles secrets qui font agir les hommes, qu'ils se figuraient que ceux-ci sont incapables de résister à certaines influences, et que chacun, selon un mot cynique, a son prix pour lequel il se vend.
Sans aller si loin, il est difficile de croire longtemps à la valeur morale de l'humanité, si l'on ne croit pas au Dieu qui l'a créée, qui la dirige et lui prépare un grand avenir. Mais, lorsque l'on voit en chaque homme une âme sur laquelle Dieu a gravé son image et qu'il veut sauver pour toujours, on estime qu'il vaut vraiment la peine de la servir, même lorsqu'elle nous apparaît sous les haillons d'un pauvre, sous l'uniforme des prisonniers de nos maisons centrales ou sous la peau noire des Zoulous. Cet être que vous servez, si misérable qu'il soit aujourd'hui, nul ne sait s'il n'est pas destiné à vous devancer bientôt au royaume des cieux.

S
ervir, ce fut le caractère profondément distinctif de l'oeuvre de Jésus-Christ. De ce mot qui, pour l'homme naturel, exprimait l'abjection, il a fait son titre de gloire et le moyen par lequel il s'est gagné les coeurs. Mais, nous l'avons montré, cet idéal a été si peu compris que, pendant des siècles entiers, on l'a presque ignoré. Il n'en restait du moins que la forme, que le servus seryoruni Dei, dont un Innocent III faisait précéder son nom au moment où il rêvait la théocratie universelle. Pendant des siècles, l'Église a été reine et maîtresse; aujourd'hui, la voici dépouillée et traitée en ennemie; ce ne sont plus ses privilèges, ce sont ses droits qu'on prétend lui refuser, et l'on annonce le jour prochain où, privée des subsides qu'on lui dispense d'une main toujours plus avare, elle ne devra plus songer qu'à mourir.

Eh bien! je voudrais dire aux ennemis de l'Église qui se figurent que son avenir tient â l'appui que les pouvoirs humains lui accordent : « Détrompez-vous! Quand vous aurez supprimé tout cela, il y a une chose que vous ne pourrez pas nous ôter, c'est le droit sacré de servir, de vous servir vous-mêmes, de servir ce monde qui ne peut plus se passer de nous. »

Ce ministère-là, mes frères, il est plus que jamais nécessaire; pour qu'il devînt inutile, il faudrait qu'il n'y eût plus de consciences troublées, de coeurs déchirés, d'existences inconsolées, plus de séparations, plus de mort. En sommes-nous là? Souffre-t-on moins qu'autrefois ? Sur le champ de bataille où chaque génération vient lutter à son tour, est-ce qu'il n'y a plus de blessés ? est-ce qu'on n'entend plus de cris de détresse, d'appels désespérés des mourants?

Or, il n'y a pas de force au monde qui puisse empêcher l'Église de venir à leur aide, et.. si elle peut servir, servir comme son Maître, son avenir est assuré et son triomphe certain. Triomphante. elle a mérité l'anathème des peuples; abaissée, elle sera bénie; c'est dans l'humiliation qu'on lui prépare qu'elle retrouvera sa puissance. Pour elle comme pour son Maître. servir ce sera régner.

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