Le Fils de
l'homme est
venu non pour être servi, mais pour
servir.
(Matth.
XX,
28.)
Mes Frères,
Le
ministère de
Jésus touchait à sa fin. Or, tandis
qu'il contemplait sa croix, ses disciples
rêvaient à sa gloire. Leur imagination
surexcitée attendait un brusque changement,
une théophanie qui transfigurerait Celui
dans lequel ils avaient reconnu le Messie promis
à Israël. L'humilité voulue du
Christ avait toujours été pour eux un
scandale. À chaque instant, ils lui avaient
demandé de se manifester, de faire
éclater sa grandeur, de montrer enfin qu'il
était Fils de Dieu. Les réponses que
Jésus faisait à ces demandes
n'avaient en rien diminué cet enthousiasme
charnel. Aujourd'hui qu'il est revenu à
Jérusalem, ils ne doutent plus que ce ne
soit pour une prochaine victoire. Les splendides
visions de la gloire messianique enflamment leurs
pensées. Ils voient d'avance
Jérusalem restaurée, les païens
vaincus et leur Maître jugeant le monde. Deux
d'entre eux veulent s'assurer la première
place dans ce triomphe; ils envoient leur
mère plaider leur cause auprès de
Jésus. La pauvre femme, tout émue par
son orgueil maternel, se prête naïvement
à ce rôle. C'est à ce propos
que Jésus prononce la parole de mon texte,
qui montre quel incommensurable abîme
séparait sa pensée de celle de ses
apôtres. Fut-il compris par eux?
Évidemment non. Cette parole, comme tant
d'autres, doit lentement pénétrer
dans leur esprit. Que de fois le divin Semeur en a
jeté de semblables dans le champ du monde.,
en sachant d'avance qu'il leur faudrait des
siècles pour germer et porter tous leurs
fruits! Essayons nous-mêmes de voir si nous
en avons bien pénétré le
sens.
L'idéal de la grandeur terrestre,
c'est d'être servi. Nulle part,
peut-être, cet idéal n'a
été réalisé avec plus
d'ostentation qu'en Orient. De tous temps, ce fut
le pays des prosternements de l'homme devant
l'homme et des abjections serviles. Sur un signe,
les têtes se courbent et les multitudes
s'inclinent. Ces marques d'abaissement qui nous
révoltent sont là-bas tout
ordinaires. Le travail y semble si peu naturel
à l'homme de grande naissance, que des
esclaves accomplissent pour lui tous les devoirs
pénibles de la vie, et ne lui en laissent
que les plaisirs avec l'orgueil du commandement.
Les vieilles monarchies de l'Asie nous offrent
souvent le spectacle de rois
efféminés servis par des myriades de
créatures humaines, et Rome, au temps de sa
décadence, crut fortifier son prestige en
imitant ces moeurs.
Certes, la Judée
réagissait contre de tels exemples. Le luxe
fastueux de Salomon, son imitation ridicule des
petits monarques, ses voisins, ne sont que des
exceptions dans son histoire. Israël ne
conservait pas en vain la grande loi du travail
écrite en son décalogue ; ses chefs,
au temps glorieux des guerres
d'indépendance, comme ses grands
prophètes, ne s'amusaient pas à
revêtir l'apparat insolent d'un faste
oriental. Et cependant, l'idéal de la
grandeur pour l'Israélite ne
différait pas d'une manière sensible
de celui qui hantait l'imagination du païen.
En représentant le Messie sous le type
sublime d'un serviteur abaissé et
méprisé, les prophètes avaient
fait briller aux yeux du monde une lumière
qui ne les éclairait pas eux-mêmes, et
cela est si vrai, que, comme nous le remarquions en
commençant, l'abaissement volontaire de
Jésus demeura pour les plus croyants une
pierre d'achoppement. C'est là ce qui
troubla le Baptiste lui-même, lorsque, voyant
Jésus persévérer dans sa
mission obscure et s'entourer de
plébéiens inconnus, il lui adressa ce
message anxieux : £ Es-tu Celui qui doit
venir, ou devons-nous en attendre un autre? »
La réponse de Jésus est sublime.
Après avoir rappelé que le signe
décisif de sa mission divine, c'est
l'évangélisation des pauvres, il
retrace à son tour en quelques mots
l'héroïque ministère de son
précurseur, et montre que Jean-Baptiste n'a
jamais possédé ces signes de grandeur
terrestre par lesquels il voudrait que Jésus
justifiât sa propre mission. a L'homme que
vous êtes allés voir au désert,
dit-il à la foule, avait-il la pompe
extérieure qui frappe les regards? Non,
c'est là la marque à laquelle on
reconnaît les courtisans qui assiègent
les antichambres des rois. Et cependant
Jean-Baptiste a été plus grand
qu'aucun des prophètes. » (Luc, VII,
23, 25.) Pensée profonde que les disciples
ne comprennent même pas, puisque,
jusqu'à la fin, ils rêvent pour leur
Maître un vêtement de pourpre, une
couronne, un sceptre visible; puisque, quelques
heures avant Gethsémané, ils se
disputent la première place dans le royaume
que leurs regards charnels saluent au milieu des
visions resplendissantes de l'avenir!
On peut donc affirmer que le Christ a
révélé à
l'humanité un idéal de grandeur
absolument nouveau et qu'il a accompli dans cet
ordre une révolution d'une portée
incommensurable en posant ce simple principe :
« Le Fils de l'homme est venu non pour
être servi, mais pour servir. »
Mais avant de développer cette
pensée, je voudrais répondre à
un doute qui aura probablement surgi dans l'esprit
de plusieurs de ceux qui m'écoutent. Ils se
demandent si, avant Jésus-Christ, le monde
que nous appelons païen avait ignoré,
autant que nous l'affirmons, la grandeur de
l'abaissement volontaire, et ils me citent
l'exemple du Bouddha. Il faut en effet nous y
arrêter, mes frères, parce qu'il
serait coupable, dans l'intérêt d'une
thèse, de méconnaître l'un des
plus grands faits religieux de l'humanité,
un fait qui a donné naissance à la
religion qui compte encore aujourd'hui le plus de
sectateurs. J'en conviens très
sincèrement : le bouddhisme nous
présente le type émouvant d'un homme
qui, étant grand, s'est
dépouillé, qui, étant pauvre,
s'est fait riche et s'est proposé dès
lors l'abaissement comme le but de sa vie.
Que cette histoire soit
littéralement vraie ou qu'il ne faille y
voir qu'une légende inventée par le
génie hindou, c'est là une question
que nous n'avons pas à traiter et qui n'est
pas essentielle, car, dans les deux alternatives,
nous restons en présence d'un idéal
nouveau dont nous devons définir le vrai
caractère.
Eh bien! je ne veux rien enlever au
bouddhisme de ce qu'il a d'original et de
saisissant; je reconnais qu'il a exalté et
glorifié l'humilité, que sur ce point
il tranche absolument avec les idées qui
régnaient dans le monde ancien; mais, entre
la pensée qui l'inspire et celle que le
Christ exprime dans les paroles de mon texte, je
suis obligé de reconnaître une
différence profonde. Pourquoi le Bouddha
s'abaisse-t-il? Par lassitude, par haine de
l'existence, par attrait pour le néant, par
la fascination qu'exerce sur lui comme sur l'Orient
tout entier la doctrine que tout être fini
doit tendre à disparaître. De cette
croyance résulteront le mépris de
tout ce qui se voit, l'impassibilité dans la
douleur, l'aspiration vers le Nirwana. Pourquoi le
Christ s'abaisse-t-il? Pour servir
l'humanité, c'est-à-dire pour la
relever, pour la sauver, pour lui rendre la vie
éternelle. De cette croyance sortiront la
victoire sur le mal et l'espérance
invincible. En réalité, il y a
là deux religions en présence, deux
mondes, l'un qui s'endort dans une nuit sans
réveil, l'autre tout éclairé
des splendeurs du jour qui ne finira plus.
J'ai
donc le droit
d'affirmer que Jésus a transformé
l'idéal moral en disant : « Je suis
venu pour servir. »
Et il ne s'est pas borné à
le dire. Ce principe, il l'a vécu. Il a
servi Dieu directement d'abord, et indirectement
dans la personne de ses frères. Ce
caractère pénètre tout ce
qu'il pense, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il fait
Il sert en enseignant : car, tout en affirmant la
vérité d'une manière unique et
souveraine, il se fait petit avec les petits,
proportionnant la lumière à leur
compréhension chétive, supportant
leur inintelligence, leur lenteur, leurs
préjugés, leur sens grossier, leur
manque de foi. Il sert en agissant là
où son Dieu l'envoie, ne consultant jamais
sa volonté propre, n'allant pas au
succès, mais à l'obéissance,
consumant, semble-t-il, sur un théâtre
perdu et dans un ministère ingrat, les plus
merveilleux trésors de doctrine que le monde
ait jamais possédés; il sert dans le
sens littéral de ce moi quand, la veille de
sa mort, il se ceint d'un linge et revêt les
fonctions et l'attitude d'un esclave et du dernier
de tous, lavant les pieds de ses apôtres,
parmi lesquels se trouve un Judas!' Spectacle
merveilleux où nous ne savons ce qu'il faut
le plus admirer : l'abaissement du Maître ou
l'hommage magnifique rendu à
l'humanité dans ses représentants les
plus pauvres et les plus misérables. Il sert
enfin jusque dans son agonie et dans ses cruelles.
tortures, car il n'en est pas une qu'il ne subisse
pour les autres. « Il a été
obéissant jusqu'à la mort »,
écrit Paul; « il a porté nos
péchés -», écrit à
son tour Pierre, et si parfois dans son supplice il
trahit par un mot, par un geste, sa dignité
royale, ce n'est là qu'un éclair, et
aussitôt il rentre dans son
abaissement.
Ainsi, la croix a été le
commentaire magnifique de cette parole profonde :
« Le plus grand, c'est celui qui sert.
»
Ce n'est pas que cet exemple ait
immédiatement prévalu. Il serait
absurde de le prétendre. À l'ombre de
la croix, l'égoïsme heureux et
vainqueur n'en a pas moins obtenu des
glorifications honteuses, et, dans ces dix-neuf
siècles de l'histoire du monde que nous
appelons chrétien, combien de noms nous
rappellent des ambitieux sans scrupule, des
despotes insolents pour lesquels l'humanité
n'était qu'une masse corvéable et
taillable à plaisir, et qui, après
l'avoir indignement exploitée, ont encore
obtenu d'elle une admiration naïve contre
laquelle rien ne prévaut. Chez certaines
races royales, l'infatuation de la
souveraineté était entrée dans
le sang même. Le courtisan disant à
Louis XV enfant, en lui montrant la foule du haut
du, balcon des Tuileries : « Sire, tout ce
peuple est à vous », était mieux
écouté que Massillon
répétant dans son Petit Carême
que les rois sont pour les peuples et non les
peuples pour les rois. Jamais souverain d'Orient
n'a sacrifié les existences humaines avec un
cynisme plus tranquille que Napoléon. Eh
bien 1 malgré ces démentis sanglants
infligés à la pensée du Christ
au sein même des nations chrétiennes,
l'idéal qu'il a révélé
au monde se dresse devant nous et nous juge, et la
conscience humaine, au lendemain de ces
aveuglements honteux, reconnaît qu'il y a
plus de grandeur à servir qu'à
être servi. Oui, malgré les sophismes
qui obscurcissent notre atmosphère morale,
j'affirme qu'aujourd'hui la grandeur d'un homme ne
se mesure plus au nombre de ceux qui le servent,
mais au nombre de ceux qu'il sert. Nous pouvons
subir et adorer une puissance égoïste,
mais, au sortir de cette ivresse passagère,
nous la méprisons, quels qu'aient
été sa gloire et son prestige, et
nous réservons notre admiration vraie pour
l'homme qui se donne aux autres et qui les sert
jusqu'au bout. En dehors même de tout
idéal religieux, la conscience moderne rend
spontanément hommage à cet
idéal-là. Il faut constater ce
progrès.
Sur d'autres points, nous sommes en
recul Nous sentons moins que d'autres
générations la sainteté
divine, la réalité du
péché, mais lorsqu'il s'agit
d'apprécier la grandeur morale, sans
hésiter, nous donnons la première
place à celui qui se sacrifie. Le
héros d'une tribu sauvage, c'est l'homme
dont un geste peut envoyer à la mort et qui
garnit sa tente des chevelures sanglantes de ses
ennemis ; le héros que trop de peuples
chrétiens ont exalté, c'est le
conquérant brutal disposant souverainement
de la vie de millions de ses semblables; mais nous
protestons contre ces admirations basses, et si
haut qu'un homme ait été placé
dans la gloire, lorsque nous découvrons que
l'égoïsme était son inspiration
secrète, nous le trouvons petit. Encore une
fois, celui-là est grand pour nous qui sert.
Le nom même de ministre par lequel les
langues modernes désignent les
détenteurs du pouvoir est un hommage
indirect rendu à la pensée de
Jésus-Christ, car un ministre c'est un
serviteur. Le héros, pour nous, c'est le
médecin qui affronte sans hésiter une
épidémie meurtrière, c'est le
savant qui consacre tout ce qu'il a de vigueur
intellectuelle à mettre l'humanité en
possession d'une vérité de plus,
c'est le citoyen sacrifiant sa vie au salut de son
pays; si l'on veut mesurer la distance qui
sépare le présent du passé,
comparez Cortez et Pizarre soumettant le Mexique et
le Pérou à leurs hordes brutales et
portant avec eux le crucifix et la torture, avec
Livingstone pénétrant sans armes
jusqu'au centre de l'Afrique et surpris par la mort
au moment où il prie pour ces noirs qu'il
venait arracher à l'esclavage et au
péché. C'est par ceux qui servent
l'humanité dans cet esprit-là que
viendra le règne de Dieu.
Qui le croirait, pourtant? Ce grand
enseignement de Jésus-Christ a
été souvent attaqué
après avoir été travesti. On a
donné à ce mot servir un sens indigne
qu'il est de notre devoir de rappeler, afin d'en
faire justice. Parce que Jésus-Christ a
résumé son oeuvre par ce mot, on a
prétendu que l'Évangile devait
être une doctrine de servilisme. « Voyez
les apôtres, a-t-on dit : ils sont
fidèles à l'esprit de leur
Maître, ils s'inclinent devant César,
ils veulent qu'on honore les puissances, ils ne
touchent pas à l'esclavage », et l'on
ajoute :
« Comment l'auraient-ils fait;
À leurs yeux, il était trop tard, le
monde allait finir. « L'Évangile, a dit
Michelet, c'était la clarté
pâle de la lune éclairant le
déclin du monde ancien. » Doctrine de
soumission, de résignation
découragée, tout au plus de douce
rêverie. Ce que vous appelez l'arbre de vie,
c'est le mancenillier dont l'ombrage distille le
sommeil et la mort. »
Ainsi,
la pensée
du Christ méconnue, deux ou trois textes
détournés de leur vrai sens,
voilà ce qui suffit pour juger cette grande
cause. Mais l'Évangile n'est pas même
atteint par cette condamnation sommaire faite
d'ignorance et de parti pris.
Quel aveuglement ne faut-il pas pour
accuser de servilisme celui qui, devant
Hérode, devant Pilate, devant les
pharisiens, devant les foules, devant toutes les
puissances, a été le témoin
invincible de la vérité, celui qui
s'est volontairement mis à la place des
opprimés pour faire de leur cause la sienne,
celui qui a frappé l'esclavage dans sa
racine la plus cachée, en affirmant
l'égalité de tous les hommes devant
Dieu !
Il est vrai que ni le Christ, ni ses
apôtres après lui, n'ont
prêché la révolution et la
guerre sociale, et que, sous un Néron
même, Paul écrivait aux
chrétiens : « Soyez soumis! » Mais
était-ce faiblesse et lâche
résignation? Pour le soutenir, il faut
n'avoir jamais étudié de près
la vie intense et puissante qui fermentait dans les
âmes des premiers disciples et qui allait
bientôt remuer le monde dans ses intimes
profondeurs. J'ose le dire, la révolte
eût été pour eux
comparativement facile. Rien n'était plus
fréquent alors que les guerres serviles.
Pour soulever la plus formidable de toutes, ce
n'étaient pas les éléments qui
manquaient aux chrétiens. Avec leurs
doctrines de justice et d'égalité
morale, ils n'avaient qu'à faire appel aux
ressentiments secrets, aux coeurs
ulcérés par la violence et lès
iniquités sans nombre des exacteurs. Le
soulèvement aurait été
immense; un déluge de sang aurait couvert le
monde; mais à la violence la violence
eût répondu, les oppresseurs auraient
eu leur revanche, et le monde se serait
abîmé toujours plus au milieu de ces
convulsions tragiques. Or, c'est un autre triomphe
que Jésus-Christ s'est proposé : il a
voulu la victoire de l'esprit sur
l'épée, de la charité sur la
force, de Dieu sur César. Il a
affirmé cette puissance nouvelle, la
conscience, et, sur le sable sanglant de
l'amphithéâtre, il a sacré
rois, dans l'ordre moral, des ignorants et des
plébéiens appelés à
devenir les émancipateurs de
l'humanité. Aujourd'hui encore, devant cette
majesté souvent brutale qui s'appelle le
nombre, c'est dans la conscience obéissant
à Dieu que sera le dernier refuge de
l'indépendance spirituelle et de la
dignité humaine. Voilà le
prétendu servilisme de Celui qui a dit : a
Je suis venu pour servir. »affirmant
l'égalité de tous les hommes devant
Dieu !
Mais
si le Christ, si
ses disciples authentiques sont à l'abri de
ce reproche, il faut bien reconnaître que
l'Église l'a souvent mérité.
La religion peut engendrer la servitude, et elle
l'a fait toutes les fois que la politique a chez
elle remplacé la foi et que l'Église
a servi les hommes pour être servie par eux.
La scène de la tentation s'est reproduite
à toutes les époques : « Je te
donnerai les royaumes de ce monde et leur gloire si
tu te prosternes devant moi. » Se prosterner,
c'est adorer la richesse, la force, le nombre, le
succès, c'est recourir aux moyens que
l'Évangile réprouve pour mieux
assurer le triomphe de la vérité.
Lorsque l'Église a eu pour fils
aîné un Constantin, un Philippe II, un
Louis XIV, quelle tentation pour elle de se faire
servile afin de mieux dominer! Pour un
Jean-Baptiste, pour un Chrysostome qui disent la
vérité sans fléchir à
ceux-là mêmes qui les
protègent, que de prédicateurs de
cour qui l'ont trahie!
Que de capitulations de conscience! que
de lâchetés! Je ne dis pas ceci dans
un esprit sectaire; toutes les communions
chrétiennes ont à confesser sur ce
point leurs humiliations et leurs hontes, et les
protestants doivent courber la tête en
songeant à ceux qui furent les conseillers
de conscience de Philippe de Hesse ou de Henri VI
Il. Tout cela, nous le payons aujourd'hui; c'est de
ces faiblesses et de ces fautes accumulées,
c'est de l'alliance étroite du despotisme et
de la foi qu'est sorti le préjugé si
populaire qui sépare profondément
l'esprit libéral de l'esprit
religieux.
Si l'on nous demandait le secret de
servir les hommes dans un esprit qui ne soit jamais
servile, nous répondrions que ce secret
consiste à servir Dieu en les servant. Dieu
d'abord, voilà l'ordre hiérarchique
en dehors duquel il n'y a qu'égarement. Dieu
aimé et servi dans les hommes, sans doute,
car, ainsi que l'a dit admirablement saint Jean :
« Celui qui n'aime pas son frère qu'il
voit, comment aimera-t-il Dieu qu'il ne voit point?
» Mais il faut servir les hommes de telle
manière que l'honneur de Dieu ne soit jamais
sacrifié.
Au fond, si vous y prenez garde, c'est
la règle que suit à chaque pas
Jésus-Christ. Nul plus que lui n'a servi les
hommes. Il est venu pour cela. « J'ai
été au milieu de vous, dit-il, comme
celui qui sert », mais aussi nul plus que lui
n'a servi Dieu. a Ma nourriture, c'est de faire la
volonté de mon Père et d'accomplir
son oeuvre. » C'est pour cela qu'il n'a jamais
servi l'humanité dans ses erreurs, dans ses
passions, dans ses mensonges, dans ses
entraînements mauvais, mais uniquement dans
ses faiblesses, dans ses douleurs. C'est parce
qu'il aimait les hommes en Dieu qu'il a pu leur
résister en face et les 'combattre
jusqu'à s'attirer leur haine mortelle et
leur mépris. C'est dans cet esprit-là
qu'ont agi tous les grands témoins de la
vérité éternelle, depuis
Moïse obligé de tenir tête chaque
jour au peuple qu'il avait affranchi et d'essuyer
ses ingratitudes et ses lâchetés,
jusqu'à saint Paul nous
révélant les déceptions de son
coeur dans ce mot profond et touchant: «
J'aime davantage, et voilà pourquoi je suis
moins aimé. » Oui, il faut servir les
hommes souvent en dépit d'eux, malgré
eux, en affrontant leurs faux jugements et leurs
colères, en se souvenant qu'en les servant
c'est au fond Dieu que l'on sert.
Non seulement cette pensée nous
gardera de toute concession fausse à leurs
passions et à leurs erreurs, mais seule elle
nous sauvera du découragement et du
scepticisme. Ce n'est pas chose facile que d'aimer
et de servir longtemps l'humanité.
Devant ses jugements faux et ses
préjugés, on est souvent tenté
de se dire : « À quoi bon? »
L'histoire nous révèle un fait
profondément triste, c'est que les hommes
que l'humanité a le plus
idolâtrés ont été
souvent ses plus grands contempteurs.
Rien ne serait Plus facile que de
produire ici des mots de Frédéric II,
de Voltaire, de Napoléon (sans parler des
contemporains de génie), dans lesquels se
trahit le mépris sanglant de leurs
semblables; ces observateurs puissants avaient vu
si bien les mobiles secrets qui font agir les
hommes, qu'ils se figuraient que ceux-ci sont
incapables de résister à certaines
influences, et que chacun, selon un mot cynique, a
son prix pour lequel il se vend.
Sans aller si loin, il est difficile de
croire longtemps à la valeur morale de
l'humanité, si l'on ne croit pas au Dieu qui
l'a créée, qui la dirige et lui
prépare un grand avenir. Mais, lorsque l'on
voit en chaque homme une âme sur laquelle
Dieu a gravé son image et qu'il veut sauver
pour toujours, on estime qu'il vaut vraiment la
peine de la servir, même lorsqu'elle nous
apparaît sous les haillons d'un pauvre, sous
l'uniforme des prisonniers de nos maisons centrales
ou sous la peau noire des Zoulous. Cet être
que vous servez, si misérable qu'il soit
aujourd'hui, nul ne sait s'il n'est pas
destiné à vous devancer bientôt
au royaume des cieux.
Servir,
ce fut le
caractère profondément distinctif de
l'oeuvre de Jésus-Christ. De ce mot qui,
pour l'homme naturel, exprimait l'abjection, il a
fait son titre de gloire et le moyen par lequel il
s'est gagné les coeurs. Mais, nous l'avons
montré, cet idéal a été
si peu compris que, pendant des siècles
entiers, on l'a presque ignoré. Il n'en
restait du moins que la forme, que le servus
seryoruni Dei, dont un Innocent III faisait
précéder son nom au moment où
il rêvait la théocratie universelle.
Pendant des siècles, l'Église a
été reine et maîtresse;
aujourd'hui, la voici dépouillée et
traitée en ennemie; ce ne sont plus ses
privilèges, ce sont ses droits qu'on
prétend lui refuser, et l'on annonce le jour
prochain où, privée des subsides
qu'on lui dispense d'une main toujours plus avare,
elle ne devra plus songer qu'à
mourir.
Eh bien! je voudrais dire aux ennemis de
l'Église qui se figurent que son avenir
tient â l'appui que les pouvoirs humains lui
accordent : « Détrompez-vous! Quand
vous aurez supprimé tout cela, il y a une
chose que vous ne pourrez pas nous ôter,
c'est le droit sacré de servir, de vous
servir vous-mêmes, de servir ce monde qui ne
peut plus se passer de nous. »
Ce ministère-là, mes
frères, il est plus que jamais
nécessaire; pour qu'il devînt inutile,
il faudrait qu'il n'y eût plus de consciences
troublées, de coeurs déchirés,
d'existences inconsolées, plus de
séparations, plus de mort. En sommes-nous
là? Souffre-t-on moins qu'autrefois ? Sur le
champ de bataille où chaque
génération vient lutter à son
tour, est-ce qu'il n'y a plus de blessés ?
est-ce qu'on n'entend plus de cris de
détresse, d'appels
désespérés des
mourants?
Or, il n'y a pas de force au monde qui
puisse empêcher l'Église de venir
à leur aide, et.. si elle peut servir,
servir comme son Maître, son avenir est
assuré et son triomphe certain. Triomphante.
elle a mérité l'anathème des
peuples; abaissée, elle sera bénie;
c'est dans l'humiliation qu'on lui prépare
qu'elle retrouvera sa puissance. Pour elle comme
pour son Maître. servir ce sera
régner.
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