Ce
n'est pas seulement par sa parole que Jésus
affirme sa royauté religieuse, c'est encore
dans ses actes, c'est dans l'ordre des faits. Il
agit autant qu'il enseigne, et, dans l'action comme
dans l'enseignement, il déploie une
puissance souveraine à laquelle il faut
donner le seul nom qui lui convienne, celui de
surnaturelle. Nous touchons ici à une
question actuelle et brûlante. Plus elle ce
aujourd'hui controversée, plus je sens le
devoir de l'aborder franchement et sans
réticence.
Que Jésus-Christ ait
prétendu à un pouvoir surnaturel,
c'est ce qui ressort de tous les textes
évangéliques sans aucune exception,
et je n'ai pas besoin de m'arrêter à
en faire la preuve. Ce ne sont pas seulement les
lettres de saint Paul qui l'affirment, ce sont les
documents les plus anciens et les plus authentiques
dans lesquels la critique la plus prévenue
est obligée de reconnaître
l'écho fidèle de son
ministère. Admettons que, comme plusieurs le
pensent aujourd'hui, le récit de saint Marc
constitue ce qu'on peut appeler l'Évangile
primitif, tout le monde reconnaîtra que, du
commencement à la fin, il nous raconte
l'activité miraculeuse de
Jésus-Christ. On nous dira sans doute que
tous ces traits merveilleux ne sont que la
création spontanée de l'imagination
populaire juive, qui ne pouvait se
représenter un héros religieux sans
le parer de l'auréole du thaumaturge. Mais
un fait donne à cette assertion un
démenti péremptoire, et nous prouve
que nos évangélistes savaient fort
bien résister à cet
entraînement. Il y a eu, au premier
siècle de noire ère, un
prophète qui a joui d'une popularité
immense, un homme dont le rôle a
été tel que l'historien
Josèphe, qui semble avoir à peine
connu Jésus-Christ, lui a fait au contraire
une grande place : cet homme, c'est Jean le
Baptiste, que Juifs et chrétiens ont
également vénéré. Or,
nous ne voyons pas que les Évangiles lui
aient jamais attribué d'acte miraculeux; ils
nous retracent d'une manière précise
et saisissante son ministère, sa
prédication, sa mort, sans y mêler un
seul trait surnaturel, ce qui prouve qu'ils
pouvaient concevoir une mission divine authentique
sans l'accompagner de prodiges (1).
Puis, lorsqu'ils arrivent à
Jésus, c'est toute autre chose, et, à
chacune de leurs pages, nous nous trouvons en
présence d'actes qui supposent un pouvoir
absolument surhumain. Est-ce à dire que leur
langage change, que leurs récits deviennent
dès lors moins précis, plus nuageux,
plus légendaires, et qu'on y sente moins la
marque de témoins qui ont vu, qui ont
entendu ce qu'ils racontent? Au contraire, ces
mêmes Évangiles nous donnent de
Jésus, de son caractère, de son
attitude, de son enseignement, une peinture si
vivante, si originale, si puissante, qu'elle a
traversé les siècles; ils nous
conservent de lui des paroles d'une telle grandeur,
que leur authenticité s'impose à tout
esprit qui n'est pas aveuglé par des
préventions misérables. Chacun sent
que ces maximes si profondes et si
pénétrantes, que ces réponses
qui vont au fond des choses, que ces paraboles d'un
style si pur et si merveilleusement original, que
ces discours ont été
réellement prononcés et
fidèlement reproduits; or, beaucoup de ces
paroles sont entrelacées d'une
manière tellement étroite aux actes
de Jésus, à ses guérisons,
à ce que nous appelons ses miracles, qu'il
est impossible d'imaginer une trame plus
serrée et plus compacte. Je ne puis
m'empêcher de faire ici un rapprochement
historique.
Les premiers biographes de Mahomet ont
rempli sa vie de faits merveilleux: c'est un arbre
qui, devant lui, s'avance ou se retire; c'est l'eau
qui, à son attouchement, jaillit de citernes
crevassées ; ce sont des apparitions de
légions d'anges cuirassés, qui
viennent prendre part à ses batailles; or,
vous pouvez sans effort supprimer tous ces
récits sans que la personnalité de
Mahomet en soit le moins du monde
altérée, sans que les Souras de son
Coran perdent rien de leur originalité
sombre et monotone, et cette observation que
j'applique à Mahomet se rapporte
également à bien d'autres
héros religieux. Une sagacité
critique quelque peu exercée suffit pour
dégager dans leur vie le fond primitif des
superfétations qui sont venues s'y
agréger. Eh bien! cette séparation
entre le surnaturel et le réel, je constate
qu'on ne peut l'opérer dans l'histoire du
Christ sans le défigurer et sans faire de
lui un Être inexprimable et parfois
monstrueux.
De deux choses l'une en effet - ou les
actes qu'il a accomplis sont réels, ou ils
sont purement imaginaires. S'ils sont réels,
et si l'on nie leur caractère surnaturel, on
est réduit à n'y voir que les tours
de force d'un thaumaturge habile qui en impose
à la foule crédule: explication
misérable que la critique ne peut appliquer
qu'en recourant elle-même à des tours
de force de subtilité, et qui jure tellement
avec la sublimité morale du Christ, qu'elle
ne satisfera jamais les consciences
élevées ni même le simple bon
sens vulgaire. Si ces actes sont imaginaires, la
difficulté n'en reste pas moins insoluble,
car alors il faut admettre ceci : c'est que ses
biographes qui nous ont transmis avec une
fidélité scrupuleuse tant de paroles,
tant de discours même étendus qu'ils
ne pouvaient avoir inventés, puisque
l'enseignement qui y est renfermé
dépassait absolument leur portée, se
sont mépris tout à coup et ont
été victimes de leur propre
imbécillité ou des hallucinations les
plus fantastiques, quand ils ont, dans les
mêmes pages, raconté les actes de
Jésus. Et, cependant, ces actes
étaient infiniment plus faciles à
vérifier que des paroles, puisqu'ils
tombaient sous les sens de ceux qui en
étaient les témoins. Le
problème, vous le voyez, est inextricable et
désespérant. Aussi avons-nous le
droit de conclure sur ce point que, si l'on refuse
d'admettre les miracles de Jésus-Christ, ce
n'est nullement parce que le témoignage
historique leur fait défaut, c'est avant
tout pour des raisons préconçues,
c'est parce qu'on a érigé en dogme
l'impossibilité du surnaturel. Examinons un
moment ce prétendu axiome et voyons ce que
nous devons en penser.
La notion du surnaturel subit en ce
moment un discrédit tel que beaucoup
d'esprits la croient à jamais ruinée.
« On peut prévoir le jour,
écrivait récemment M. Renan (2)
où la
croyance aux faits surnaturels sera dans le monde
quelque chose d'aussi peu considérable que
l'est aujourd'hui la' foi aux sorciers et aux
revenants. » La cause de ce discrédit
est complexe. Elle tient surtout à la
méthode à laquelle Auguste Comte a
donné le nom de positive, et qui consiste
à exclure de la science toute explication
métaphysique et religieuse pour s'en tenir
aux faits rigoureusement observés.
Grâce à sa simplicité
apparente, cette méthode est aujourd'hui
triomphante ; mais il reste à savoir si elle
suffit à expliquer notre destinée
morale et religieuse; or, c'est là ce que
nous nions énergiquement.
Il y a un système, aussi vieux
qu'Épicure, et qui consiste à
soutenir que la nature suffit à s'expliquer
elle-même, que tout dans la nature se
réduit à la matière et
à ses propriétés. Ce
système très logique et très
connu, c'est le matérialisme. Il est
évident que ceux qui l'acceptent n'ont que
faire du surnaturel, ni de Dieu, ni d'une cause
première, ni de la liberté morale, ni
d'une vie future, ni de la religion. Tout est
ramené par eux à une seule substance,
la matière; à un seul principe, la
force, qui, dans ses évolutions successives,
a produit le monde tel qu'il nous apparaît (3).
Je ne discute pas ce système. Je
constate simplement la vogue immense dont il jouit
aujourd'hui.
Ce n'est point, d'ailleurs, à des
matérialistes que je m'adresse; c'est
à des hommes qui admettent que la
pensée n'est pas le résultat d'un
déplacement de molécules, que
l'esprit est d'un autre ordre que la
matière, que la liberté morale est
une réalité, que le monde ne se
conçoit pas sans une Cause suprême,
intelligente et parfaite. Il semble que ces hommes,
en vertu de ces prémisses même,
devraient être logiquement conduits à
accepter la notion du surnaturel. Et, cependant,
c'est parmi eux que je rencontre quelques-uns de
ses adversaires les plus résolus. Ce n'est
pas qu'ils en nient la possibilité
théorique. L'idée même qu'ils
se font de la liberté et de la
toute-puissance de Dieu ne leur permet pas de
rendre le Créateur esclave des lois qu'il a
faites, mais cette simple possibilité vide
et nue ne peut lutter contre la répugnance
que leur raison formée par nos
méthodes positives éprouve à
admettre la réalité de faits
miraculeux.
Qu'ils me permettent de leur dire que
cette répugnance n'est pas digne d'esprits
philosophiques, et que ceux-là seuls sont
vraiment indépendants qui savent
résister au courant de leur
époque!
Voici
quel est
l'argument favori qu'ils allèguent. Ils en
appellent à l'impression
générale que produit sur nous.
l'histoire religieuse de l'humanité; ils
nous disent que toutes les religions, quelles
qu'elles soient, se présentent, à
leur origine, avec un cortège de faits
merveilleux, que cette prétention est nulle,
par cela même qu'elle est universelle,
qu'elle prouve simplement une chose : l'aberration
de l'imagination humaine surexcitée par
l'idéal religieux; ils nous demandent
pourquoi nous-mêmes qui opposons une fin de
non-recevoir instinctive aux légendes de
toutes les mythologies, nous prétendons
faire une exception en faveur des légendes
évangéliques, pourquoi nous
réclamons pour le Christ ce que nous
refusons à tous les soi-disant thaumaturges
de l'antiquité et des temps
modernes?
L'objection est spécieuse. Voyons
si elle est aussi péremptoire qu'on le
prétend :
Il est incontestable que toujours et
partout l'homme a cru que, si la divinité
intervenait dans ses destinées, cette
intervention devait se manifester par des actes
qui, à travers les causes secondes,
laisseraient entrevoir la cause première et
souveraine. Cette présomption a, cela est
également certain, donné naissance
à une multitude innombrable
d'absurdités et de faits légendaires.
S'ensuit-il qu'elle soit fausse? Voilà la
vraie question. Eh bien! pour moi, je l'avoue,
cette présomption a une valeur très
grande, non seulement parce qu'elle est universelle
et qu'il est toujours fort peu philosophique de
méconnaître une aspiration de la
conscience humaine qui s'est produite toujours et
partout, mais encore parce qu'elle est justifiable
en raison; parce que, s'il y a un Dieu, si ce Dieu
veut se faire connaître et fonder son
règne, il semble impossible qu'il ne se
révèle pas comme le Maître de
la nature, comme l'Être souverain et
tout-puissant. Écarter le surnaturel
religieux à cause des aberrations qu'il a
produites, est un parti pris indigne d'un esprit
sérieux. Autant vaudrait écarter la
prière, l'adoration, l'espérance
d'une vie future, la religion, en un mot, par le
seul motif que ces manifestations de l'âme
humaine ont été fort souvent
bizarres, fantastiques et parfois
monstrueuses.
Or, de même qu'ici comme partout
nous distinguons le vrai du faux, et l'idéal
de ses perversions grossières, de même
en face des faits surnaturels de l'Évangile
si clairement attestés par ses premiers
témoins, notre devoir est, non pas de
procéder par des négations
arbitraires, mais de chercher si ces faits ne
révèlent pas une intervention de Dieu
dans l'histoire. de l'humanité.
À cette considération
déjà si forte, vient s'en joindre une
autre. L'étude de la nature nous
révèle dans toute la création
ce qu'on peut appeler une série ascendante.
Au bas, c'est la matière chaotique
régie par des lois purement
mécaniques, puis, au-dessus, c'est la vie
d'abord végétative, ensuite
douée de mouvement, d'instinct et d'une
conscience confuse qui s'élève peu
à peu jusqu'à l'intelligence,
jusqu'à la moralité. On nous dit
aujourd'hui que cette progression ascendante est le
simple résultat d'une évolution qui
s'est poursuivie pendant des milliards
d'années ou de siècles. Je laisse de
côté cette hypothèse que je
n'ai pas à discuter, et je constate
simplement qu'à chacun de ces degrés
nous pouvons observer une manifestation nouvelle de
la vie qui est surnaturelle à l'égard
de la précédente, parce qu'elle
s'affirme par des phénomènes que la
précédente n'aurait pu produire. Il
est évident en effet que, lorsque la vie
apparaît dans un milieu où ne
régnait jusque-là que le simple
mécanisme, la vie amène avec elle des
phénomènes de l'ordre biologique; la
vie dans l'animal aura ses manifestations
supérieures à celles que l'on voit
dans la végétation. Supposez
maintenant l'homme apparaissant dans un milieu
où l'animal seul l'avait
précédé : il y exercera
aussitôt une puissance d'un ordre nouveau; il
modifiera l'effet des lois de la nature; il fera
servir une force brutale à une fin
déterminée et intelligente. Il
suspendra la loi de la gravitation; il greffera sur
un arbre un rameau que cet arbre n'aurait jamais
produit; il créera dans la série
animale, par le croisement des espèces, un
type inconnu jusque-là. Le règne
humain se reconnaîtra donc à des
phénomènes qui seront surnaturels
pour celui qui ne connaîtrait que les forces
mécaniques, que les manifestations de la vie
végétative ou animale. Eh bien!
supposons que nous nous élevions à
une sphère plus haute encore, qu'au-dessus
du règne humain, nous admettions cette
réalité que l'Évangile appelle
le règne de Dieu au milieu des hommes, je
dis que l'avènement de ce règne
entraînera avec lui, par une
irrésistible analogie, des
phénomènes attestant la
souveraineté de l'esprit sur la
matière et de la sainteté sur le
mal.
À cette raison s'en ajoute une
troisième, plus puissante encore et à
nos yeux décisive. L'optimiste le plus
superficiel peut seul prétendre que la
nature, telle que nous la contemplons dans l'homme,
soit dans son état normal et vrai; le
désordre est partout, dans le domaine de
l'intelligence sous la forme de l'erreur parfois
monstrueuse, dans le domaine de la conscience sous
le forme du mensonge, dans le domaine du coeur sous
la forme de l'égoïsme ou des affections
déréglées, dans le domaine
physique sous la forme de la sensualité, de
la difformité ou de la douleur. Aux
sophistes volontaires qui disent que tout est bien,
l'humanité répond par le cri de ses
souffrances. À ceux qui affirment que le mal
doit être, elle répond par
l'éclatante protestation des consciences et
par la douloureuse confession de sa misère,
car l'âme humaine a, comme l'Océan,
ses marées, et au flux montant de ses crimes
correspond le flux descendant de ses remords. Si le
mal n'était chez nous que le simple
héritage d'une nature animale primitive,
nous le commettrions naturellement, mais l'homme
n'est pas une brute; aussi, lorsqu'il devient
brute, il descend plus bas que la brute
elle-même. Il fausse sa nature, il la
pervertit, il va jusqu'au sous-naturel, jusqu'au
contre-naturel. Si donc la rédemption de
l'humanité doit se faire, elle se fera par
le rétablissement de la vraie nature
créée à l'image de Dieu. Le
sous-naturel appelle invinciblement le surnaturel
Or, ce que nous appelons le surnaturel dans
l'oeuvre de Jésus-Christ, qu'est-ce, si ce
n'est avant tout la restauration de la nature
humaine, dans son état normal, telle
qu'elle' a été voulue de
Dieu?
C'est ce caractère si
profondément moral qui distingue à
jamais les miracles du Christ de tant de faits
légendaires, enfantés par la
recherche du merveilleux. Cette recherche du
merveilleux, nul ne l'a condamnée plus
sévèrement que le Christ
lui-même, nul n'a dit plus clairement que lui
que le prodige seul est inutile, et c'est parce
qu'il le pensait que toujours il s'est
refusé de faire parade de son pouvoir divin.
Rien, absolument rien chez lui n'éveille
l'idée d'un thaumaturge; ses actes sont
simples et sublimes comme ses paroles, et dans les
uns comme dans les autres, c'est avant tout le
Rédempteur qui se manifeste. Mais la
rédemption qu'il veut accomplir a pour objet
la nature humaine tout entière, corporelle
et spirituelle à la fois. J'insiste sur ce
mot de corporelle, car le christianisme, en
Opposition à toutes les religions de
l'Orient et aux philosophies antiques, n'a jamais
placé dans le corps le principe du mal et a
prétendu sanctifier et sauver l'homme
entier. Eh bien ! comment cette restauration de la
nature intégrale aurait-elle
été accomplie par le Christ, s'il
s'était borné à enseigner,
s'il n'avait pas agi, s'il n'avait pas
touché de ses mains divines les
aveugles-nés, les démoniaques et les
lépreux? Quoi !
vous trouvez bon que, dans ses discours,
Jésus-Christ proteste contre l'insolent
triomphe de la violence, contre les perversions de
la justice et du droit, contre le mal moral dans sa
triple manifestation - sensualité,
égoïsme, orgueil; vous êtes
émus lorsqu'en face des ruines de l'oeuvre
divine si profondément
altérée, il trace devant vous les
grandes lignes du royaume de Dieu; dans ce langage
vous reconnaissez le révélateur de la
vérité religieuse : or, de quel droit
et en vertu de quelle idée
préconçue lui interdirez-vous de
réaliser dans les faits ce qu'il proclame
dans ses paroles? Faut-il donc qu'il reste
impuissant devant la souffrance physique, et qu'il
se borne à contempler avec une sympathie
stérile la hideuse maladie qui
flétrit le lépreux, le regard
éteint de l'aveugle ou les traits
bouleversés qui trahissent la terreur et
l'angoisse du misérable
possédé? Faut-il qu'il demeure
désarmé vis-à-vis de la mort?
Faut-il qu'à son tout il la subisse, vaincu
par elle comme tous les enfants des hommes,
lançant au monde, pour dernier adieu, une
protestation théorique à laquelle
répond l'implacable ironie d'une nature
immuable soumise à l'éternelle
fatalité du mal? Ce n'est oint ainsi que le
christianisme a compris l'oeuvre de la
rédemption, il nous montre en
Jésus-Christ un être qui est vraiment
le fils de l'homme, soumis à toutes les
conditions de l'humanité; un être qui
grandit, lutte et se sanctifie; mais en même
temps un être qui, par ses actes comme par
ses paroles, nous révèle
l'intervention de Dieu dans l'humanité ; un
être qui, toujours et partout, affirme la
souveraineté de l'esprit sur la
matière, de la sainteté sur le mal,
de la vie enfin sur la mort.
Voilà,
mes
frères, le Christ des Évangiles et de
tous les Évangiles, le Christ des
apôtres et de tous les apôtres, le seul
dont la vie s'explique sans mutiler aucun des
textes qui nous l'ont conservée, le seul qui
ait pu fonder sur la terre une Église, le
seul que la conscience des croyants puisse admettre
jamais. Et l'on s'étonne que nous
protestions avec énergie contre les
théories qui ne voient dans son histoire
qu'un amalgame incohérent de légendes
et de vérités, de perfection morale
et de prodiges suspects, de grandeur divine et de
faux miracles, comme si l'on pouvait
démembrer cette Unité vivante, et
faire de cette figure sublime un assemblage
d'éléments informes et monstrueux!
Veut-on ne voir en lui qu'un homme, veut-on
élaguer de sa vie tout ce qui nous semble
surnaturel, alors il faut soumettre les
Évangiles aux procédés
changeants d'une critique arbitraire dont les
solutions contradictoires ne laissent rien debout;
en vain on prétend enfermer cette figure
surhumaine dans les simples cadres de l'histoire,
elle les fait toujours éclater. On peut
expliquer César, Mahomet, le Bouddha,
Confucius, on n'explique pas Jésus-Christ.
En voulez-vous la preuve? C'est que. les
explications qu'on en fait recommencent sans cesse,
c'est que vous qui m'écoutez, vous
n'êtes satisfaits par aucune d'elles, c'est
que chaque époque s'use à ce
problème sans le résoudre jamais.
« Qu'y a-t-il entre toi et nous, Jésus
de Nazareth? » s'écriait un jour un
possédé de Capernaüm. C'est
là le cri de la conscience humaine, et
chaque génération le
répète, emportée tour à
tour par l'admiration et par la révolte,
allant de l'adoration jusqu'au blasphème
devant cette figure dont la perfection l'attire et
la repousse, et comprenant, par un infaillible
instinct plus fort que tous les sophismes, que
Jésus-Christ ne doit plus rien être
s'il n'est pas le Maître et le Roi.
Nous
avons vu, mes
frères, quelles sont ce qu'on peut appeler
les prétentions de Jésus-Christ. Il
nous faut voir maintenant si ces prétentions
se sont réalisées, car que sert de
prétendre si l'on ne peut accomplir?
N'est-il pas évident que plus le rêve
serait magnifique, plus l'avortement en serait
misérable? interrogeons donc l'histoire et
demandons-lui quel témoignage elle rend
à la royauté de Jésus.
Mais, pour obtenir d'elle une
réponse sérieuse, il faut bien poser
la question. Qu'a réclamé le Christ?
Nous l'avons dit : Une royauté morale et
religieuse. Il serait donc absurde, n'est-ce pas?
de chercher si cette royauté s'est
exercée dans l'ordre politique ou dans
l'ordre purement intellectuel, et de
répéter les vieux sarcasmes des
Romains se raillant d'un roi qui se laisse
crucifier, ou les vieilles plaisanteries de Celse
sur cette religion d'ignorants qui ramasse ses
sectateurs parmi les savetiers, les bateliers et
les manoeuvres, Cette royauté, étant
de l'ordre moral, né peut s'exercer qu'en
respectant là liberté humaine. Elle
ne s'imposera donc ni par la force brutale, ni par
des phénomènes visibles qui
produiraient sur les sens une pression
irrésistible et fatale, ni par une
démonstration scientifique qui ne frapperait
qu'une faible minorité d'esprits et les
subjuguerait par une évidence
mathématique, laquelle n'aurait rien de
moral. Si l'Église, oubliant ce grand
principe, voulait réaliser cette
royauté par le bras de la chair, ce serait
malgré la volonté formelle de son
Chef. Il faut par conséquent nous attendre
à voir cette royauté tour à
tour acceptée ou combattue, acclamée
ou maudite. Et c'est bien là en effet ce
qu'a manifestement annoncé
Jésus-Christ. Souvent il a parlé
à ses disciples de l'avenir qui les
attendait. Je mets au défi qui que ce soit
de trouver dans ces paroles aucune espérance
optimiste, aucune promesse de succès
immédiat ou universel.
L'impression qui s'en dégage est
plutôt sombre, pas plus sombre, hélas
! que celle que produit l'histoire de
l'Église pendant ces dix-huit
siècles. Il y aura des luttes, dit le
Maître, il y dura des persécutions et
des défections; il y aura parfois une haine
effroyable contre la vérité. Les
événements poursuivront leur cours
monotone, guerres et bruits de guerre comme dans
tous les temps. Mais le grain de
sénevé deviendra un grand arbre, et
les peuples chercheront un refuge à son
ombre; mais l'Évangile sera
prêché à toutes les nations qui
sont sous le ciel. Deux choses donc clairement
annoncées : l'opposition et le
progrès, la persécution et la
victoire, ou, pour mieux dire, le succès par
la défaite même, comme au jour du
Calvaire, et cela jusqu'à la fin.
Je sais, mes frères, que ce plan
divin nous étonne : nous ne pouvons
concevoir que le Dieu tout-puissant et tout bon
consente à ces longs ajournements, à
ces reculs momentanés de sa cause, à
ces déroutes apparentes. Si nous
étions à sa place, nous ordonnerions
sans doute le triomphe immédiat de la
justice et la manifestation resplendissante de la
vérité. Dieu ne l'a pas voulu. Il lui
a plu que la vérité religieuse
fût soumise à toutes les lois qui
régissent les choses humaines, et que, de
même qu'au jour de son incarnation dans
l'humanité sainte du Christ, elle a
été contredite par les pharisiens et
les scribes, reniée par ses propres
disciples, raillée par Hérode et
Pilate, livrée aux soufflets et aux crachats
du prétoire, de même, dans son
incarnation déjà dix-huit fois
séculaire au sein de notre humanité
corrompue, elle fût confiée à
des vases d'argile, transmise par des hommes
à des hommes, traduite imparfaitement dans
leurs langues imparfaites, travestie,
calomniée, souvent persécutée
rendue solidaire des infirmités de ses
disciples, compromise par leurs erreurs, servie par
leur dévouement par leur science ou leur
énergie, propagée par leurs
découvertes, par l'imprimerie, par la
vapeur, par la diffusion des lumières et des
libertés; puis tout à coup
arrêtée, pour longtemps
peut-être, par quelque accident vulgaire, par
des causes fatales en apparence qui lui raviront
ses plus vaillants apôtres et la laisseront
sans défense. Telle m'apparaît dans
l'histoire la royauté de
Jésus-Christ, divine dans son origine,
humaine dans ses destinées, soumise à
toutes les vicissitudes des choses d'ici-bas, et
marchant à travers ses défaites
momentanées vers son triomphe
assuré.
Ne nous demandez donc pas si la cause du
Christ est une cause toujours populaire et toujours
victorieuse. D'avance, et l'Évangile
à la main, nous vous dirions que cela est
impossible. Mais demandez-nous si sa royauté
spirituelle est réelle, et, pour
répondre à cette question, nous en
appellerons d'abord à ceux qui l'acceptent,
ensuite à ceux qui la repoussent, soit
qu'ils la détestent, soit qu'ils la
méconnaissent.
Écoutez d'abord ceux qui
l'acceptent. « Il est Roi. » Voilà
le cantique que chante sous tous les cieux
l'Église chrétienne, et que
répètent avec elle tous ceux qui se
sont inclinés sous le joug, pacifique et
doux de Jésus-Christ. En ce jour, à
cette heure, nous pourrions l'entendre sur les
lèvres de millions d'adorateurs de tout
âge et de toute nation; les uns le disent
dans l'élan naïf de leur jeune
enthousiasme, comme ces myriades d'enfants que
chaque génération amène aux
pieds de Celui qui a dit : « Laissez-les venir
à moi » ; les autres avec l'affirmation
ferme d'une conviction puissante et
raisonnée; les autres avec le cri de
repentir du pécheur qui revient de ses
égarements passés; les autres dans
les larmes d'une douleur immense qu'a
éclairée l'apparition du Consolateur
souverain. Cette royauté, ce sont les fils
de Sem qui les premiers l'ont saluée, mais
la Grèce en a senti la beauté morale,
et Rome en a subi l'ascendant, et quand les races
fières et sauvages sont sorties des
forêts de la Germanie et des steppes de
l'antique Orient, elles se sont courbées
devant le Crucifié, comme ces Goths à
la fauve chevelure, ancêtres des races
anglo-saxonnes que Chrysostome voyait adorer le
Christ dans une basilique de Constantinople, et
dont il disait, par un prophétique instinct,
qu'ils porteraient un jour le flambeau de
l'Évangile que les Grecs laissaient tomber
de leurs mains indignes... Ainsi, de siècle
en siècle, le christianisme étend ses
limites.
Aujourd'hui, il n'est pas un croyant
qui, regardant sur la carte du monde cette Afrique,
terre longtemps maudite, et dont le sable a bu le
sang humain par torrents, ou ces vieux empires de
la Chine et des Indes, ne dise : « Un jour,
ces peuples seront conquis à
Jésus-Christ. » Or, chez tant de races
si dissemblables d'aspect, de langue, de
tempérament, de génie,
Jésus-Christ a su se créer un empire
fondé sur ce qu'il y a dans l'homme de plus
intime et de plus profond, comme l'attesteraient,
s'il le fallait, beaucoup de ceux qui
m'écoutent et qui rattachent à son
nom les plus grandes émotions de leur vie
intérieure et les décisions qui
souvent les ont sauvés. Quel empire peut
être comparé à celui-là?
Comme le flux qui à chaque marée
soulève l'Océan sur tous les rivages
du monde, ainsi l'adoration apporte aux pieds du
Christ l'hommage des coeurs dont il est le
Maître, et ceux-là même que ce
courant n'entraîne pas doivent laisser
échapper cet aveu que nul, parmi les enfants
des hommes, n'est aimé comme lui.
On nous dira, je m'y attends, que dans
ce concert il y a des voix discordantes et que
cette royauté a été,
dès le premier jour, combattue avec
acharnement. Je ne l'oublie point, et, il y a un
instant, je rappelais que le Christ l'avait
annoncé. Toutefois, prenez-y garde, la
vérité petit se reconnaître
à deux signes : à l'amour qu'elle
inspire, et à la haine qu'elle
soulève; il y a des malédictions qui
sont pour elle un hommage plus magnifique que
l'adoration même; quand toutes les
voluptés, toutes les infamies, toutes les
cruautés de la Rome antique, ameutées
contre l'Église naissante debout dans sa
robe virginale, faisaient monter vers elle leurs
rugissements et leurs colères, ces voix
disaient à leur manière, aussi bien
que les chrétiens dans leurs cantiques, que
le Christ est un roi d'amour, de justice et de
sainteté! Est-ce que vous ne le comprenez
pas? Est-ce que vous auriez voulu que Néron
saluât le Christ autrement que par la haine,
et que, comme tant d'autres Césars de son
espèce, il mêlât à ses
impudicités et à ses massacres
l'invocation du Dieu saint? N'est-ce pas assez
déjà, n'est-ce pas trop pour
l'Église d'avoir eu pour protecteur un
Constantin en attendant les Charles IX et les
Philippe Il?
Vous me répondrez, je le sais, et
je l'aurais dit moi-même, que la question ne
se pose plus ainsi de nos jours, et qu'il y aurait
une iniquité véritable à
ranger tous les hommes qui se détournent
aujourd'hui de Jésus-Christ parmi ceux qui
suivent les inspirations de leur orgueil ou de leur
coeur corrompu. Vous me montrerez des hommes, des
esprits éminents qui ont rompu ouvertement
avec le christianisme, et qui cherchent
sincèrement dans les inspirations de leur
conscience la règle de leur conduite et la
direction de leur vie. Mes frères, je
reconnais ces faits, bien décidé que
je suis d'avance à ne jamais appeler mal ce
qui est bien, et à saluer
l'intégrité de la vie où que
je la rencontre ; soit, ce que j'ai vu souvent,
qu'elle s'allie à des idées
superstitieuses que je condamne, soit qu'elle
s'unisse à des négations qui me
désolent.
Oui, il n'est que trop vrai que, sous le
drapeau de Jésus-Christ, marchent des hommes
dont la vie est pour l'Église un sujet
d'humiliation et de scandale, et que parmi ceux qui
le combattent nous rencontrons des adversaires
auxquels nous ne pouvons pas refuser notre respect.
Il y a dix-huit siècles que le Maître
a prédit que l'ivraie se mêlerait au
bon grain dans le champ qu'il est venu ensemencer,
et que ce n'est pas à ses disciples qu'il
appartiendrait de les séparer. Ce fait
m'attriste, il n'ébranle pas ma foi, et je
vous dirai très sincèrement
pourquoi.
La soumission à
Jésus-Christ implique deux choses : la foi
en sa personne, l'obéissance à sa
volonté. Ces deux éléments
réunis forment la vie chrétienne;
plus leur union est étroite, plus cette vie
est intense. Mais l'histoire nous montre que cette
union est rare. Il y a des époques, de
longues époques où la conservation de
la foi, de l'unité de la foi, de son
orthodoxie, a été l'idée
dominante et souvent exclusive de l'Église,
où la vie chrétienne a presque tari,
et où la foi elle-même,
séparée de la vie, est devenue de
plus en plus extérieure, intellectuelle et
desséchée. Rappelez-vous Byzance,
où les discussions aussi subtiles
qu'acharnées sur l'essence divine se
mêlent aux plaisirs raffinés d'une
cour corrompue; rappelez-vous l'époque des
Mérovingiens, où les assassinats et
les empoisonnements se multiplient pendant que sur
les basiliques on lit ces mots triomphants :
Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat.
Rappelez-vous l'Italie au quinzième
siècle, la cour des Valois au
seizième et la vieillesse de Louis XIV.
L'édifice extérieur est debout,
imposant, majestueux, mais la pourriture morale en
ronge sourdement les bases jusqu'à l'heure
où il s'écroule avec un bruit de
tempête.
Fatalement ces excès en appellent
d'autres; sans cela l'humanité ne, serait
plus, l'humanité. Quand l'heure de
l'émancipation sonne, on méprise, on
maudit cet enseignement, ces dogmes au nom des,
quels tant d'iniquités se sont commises. Et,
pour mieux les réfuter, que fait-on ? On
leur oppose des principes de justice,
d'équité, d'amour, de
miséricorde, en n'oubliant qu'une chose,
c'est que ces principes sont le fond même de
l'Évangile et relèvent directement de
Jésus-Christ. Oui, c'est Jésus-Christ
que l'on oppose à Jésus-Christ. Les
uns agissent ainsi avec la perspicacité
d'ennemis qui choisissent habilement leurs armes:
ainsi Voltaire, dont on a pu dire avec
vérité qu'en secouant l'arbre
desséché du christianisme, il en a
fait tomber des fruits que les croyants avaient
oublié de cueillir.. D'autres ignorent le
Christ, ils ne l'ont jamais entrevu qu'à
travers l'ombre épaisse de l'ignorance ou
d'invincibles préventions; mais en
combattant contre lui, ils subissent, sans qu'ils
le sachent, l'ascendant de son esprit et de ses
préceptes, et tandis que les
chrétiens de nom donnent à
Jésus-Christ leur foi sans lui donner leur
vie, ces incrédules de nom le servent dans
leur vie, tout en lui refusant leur foi. «
Christ est-il divisé? » dit saint Paul.
Hélas! l'histoire ne nous montre que trop
cette division cruelle : d'un côté,
ceux qui croient sans agir; de l'autre, ceux qui
agissent sans croire.
Et, quand nous songeons à ces
derniers, comment ne pas nous rappeler la
scène sublime de la parabole du jugement
dernier? « Alors les justes diront: Seigneur,
quand t'avons-nous vu avoir faim ? quand
t'avons-nous vu étranger, malade et en
prison, et sommes-nous allés vers toi? Et le
Roi leur dira : Je vous dis, cil
vérité, que toutes les fois que vous
avez fait ces choses à l'un de ces plus
petits d'entre mes frères, c'est à
moi que vous les avez faites » (Matth. XXV,
37-40) Qui dira, mes frères, qui pourra dire
quel est aujourd'hui dans le monde le nombre de ces
serviteurs inconscients du Christ inconnu?
Ainsi donc, partout dans ce
siècle tourmenté, je retrouve
l'influence de Jésus-Christ. Oh! je sais que
sur l'Église viennent fondre de toutes parts
des souffles de tempête. Les uns descendent
des hauteurs glacées d'une science
incrédule, les autres montent des bas-fonds
où s'agitent des multitudes
exaspérées par des souffrances
séculaires: ce sont des cris de
colère, de haine et de blasphème, et
je me rappelle, en les entendant, la douce parole
du Maître: a Quiconque aura
blasphémé contre le Fils de l'homme,
il lui sera pardonné », et cette
prière, expression suprême de la
clémence infinie : « Père,
pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font.
»
Mais quand, épouvantés par
ces clameurs qui passent, des croyants viennent
nous dire que le règne du Christ va finir,
je suis tenté de leur répondre:
« 0 hommes de peu de foi, ne pleurez pas sur
le Christ, car il demeure, mais pleurez sur
vous-mêmes et sur cette race aveugle qui
méconnaît Celui qui pourrait la
sauver. »
Non! son règne ne finit pas, et
dans ce crépuscule qui, selon vous, va
s'éteindre, nous saluons, nous, l'aurore
d'un jour dont l'Église renouvelée
verra la splendeur. En voulez-vous la preuve?
Interrogez ces hommes dont les menaces vous
effraient, demandez-leur quel est leur programme
d'avenir pour l'amélioration des
sociétés humaines, et vous verrez que
ce qu'il contient de plus généreux et
de plus pratique n'est qu'un plagiat de cet
Évangile dont ils ne veulent plus, de cet
Évangile dont la réalisation
pratique, bien loin d'être achevée, a,
il faut le dire pour l'humiliation des
chrétiens, seulement
commencé.
Que demandent-ils? La liberté?
Écoutez l'Évangile : « Les rois
des nations les maîtrisent, et ceux qui ont
autorité sur elles sont appelés
bienfaiteurs. Il n'en doit pas être ainsi
parmi vous. » La justice? Écoutez
l'Évangile : « Heureux ceux qui ont
faim et soif de justice, car ils seront
rassasiés. » L'égalité?
Écoutez l'Évangile : « Vous
êtes tous frères. »
L'indépendance de la conscience religieuse?
Écoutez l'Évangile: « N'appelez
personne sur la terre votre père, car vous
n'avez qu'un Père, celui qui est dans les
cieux. » L'affranchissement de la
société civile de toute domination
spirituelle ? Écoutez l'Évangile :
« Rendez à César ce qui est
à César et à Dieu ce qui est
à Dieu. » La destruction de tous les
esclavages, la protection. des mineurs et des
faibles, la participation plus large de tous
à tous les droits, la destruction de la
misère et de l'ignorance, la
réalisation pratique de la grande loi de la
solidarité? Mais l'Évangile peut-il
leur être hostile, quand c'est lui qui, le
premier, les a proclamés?, Que demandent-ils
encore ? La fin des haines nationales et des
guerres, le règne de la paix? Mais où
ce règne a-t-il été
dépeint d'une manière plus magnifique
que dans ce livre qui, sous Tibère et sous,
Néron, affirmait que l'héritage et la
possession de la terre seraient à ceux qui
cherchent et qui veulent la paix? Ne dites donc pas
que vous avez dépassé
l'Évangile, quand il. se dresse devant vous
comme le phare resplendissant de l'avenir.
Dites-nous, à nous, chrétiens, que
nous l'avons parfois misérablement travesti.
Nous courberons la tête, parce que cela est
vrai; mais la honte, du moins, n'en. sera pas
à Celui que nous appelons notre Roi.
Ah! je sais que dans cet Évangile
il y a autre chose : il y a ces
vérités religieuses dont vous croyez
que l'homme peut se passer désormais; il y a
l'affirmation d'un Dieu créateur,
législateur et juge; il y a la proclamation
de notre responsabilité morale, de notre
culpabilité et de la nécessité
pour nous du repentir et de la foi ; il y a la
divine promesse d'un pardon qui est une
grâce; il y a l'assurance de l'amour Profond,
infini, de Celui que nous appelons notre
Père; il y a la certitude de son incessante
action dans l'histoire de ce monde et dans la plus
humble de nos destinées; il y a la vie
éternelle enfin avec tout ce que ce mot
renferme de consolation pour des coeurs tels que
les nôtres, dont la félicité
terrestre est à la merci d'une
épreuve et qui devront, demain
peut-être, placer leur trésor le plus
cher sous les planches de chêne ou de sapin
d'un cercueil. Ces vérités
religieuses que nous appelons des doctrines, le
christianisme les a étroitement unies aux
vérités morales que l'on
prétend en séparer aujourd'hui. Dans
sa profonde connaissance de l'humanité, il a
vu que celles-ci découlaient de
celles-là. C'est qu'en effet vouloir
supprimer la religion pour mieux conserver la vie
Morale, c'est vouloir niveler les Alpes
gigantesques et prétendre s'abreuve encore
aux eaux profondes qui en découlent, comme
si ce n'était pas des glaciers
accumulés à leurs cimes que
descendent le Rhône et le Rhin.
Eh bien ! il reste à savoir si
l'on pourra niveler les doctrines religieuses qui
sont les Alpes de l'âme humaine, si l'on
parviendra à éteindre la grande
lumière que l'Évangile a
projetée sur nos destinées, et si la
génération qui nous suit devra
inscrire sur la porte d'entrée du
vingtième siècle ces mots par
lesquels saint Paul résumait l'état
du monde païen de son temps : « Sans
Dieu, sans espérance. » Nul ne peut
dire où nous fera descendre l'ivresse
d'athéisme qui trouble aujourd'hui tant
d'esprits, mais, pour son honneur même,
j'affirme que l'humanité ne s'arrêtera
pas dans ces bas-fonds; et lorsqu'elle voudra
monter vers la lumière, il lui faudra
saisir, non pas la main tremblante d'un simple
enfant des hommes, mais la main puissante de Celui
qui seul a résolu les mystères du
péché, de la douleur et de la mort,
et qui lui dit depuis dix-huit siècles : a
Je suis le chemin, la vérité, la vie.
Nul ne vient à Dieu que par moi.
»
Pour nous, chrétiens, qui avons
trouvé dans le Christ le Roi de. nos
âmes, serrons-nous plus résolument que
jamais autour de son drapeau, et, puisque Dieu nous
appelle à le servir dans la liberté
religieuse si vaillamment revendiquée par
nos pères, *puisque dans l'ordre de la
révélation religieuse, comme dans
l'ordre de la grâce, comme dans l'ordre de
l'Église, nous n'avons qu'un seul
Maître : le Christ, jurons de lui rester
fidèles jusqu'à l'heure de la mort,
qui, grâce à lui, sonnera pour nous
l'entrée dans la vie
éternelle.
Mes
frères, il y
a trois siècles, l'homme qui devait
être le plus grand héros de la
Réforme française, Gaspard de
Coligny, défendait contre la formidable
invasion des Espagnols la petite ville de
Saint-Quentin. L'imprévoyance des Valois
avait livré aux étrangers les
frontières de la France; Philippe Il se
dirigeait sur Paris sans cette poignée de
braves qui l'arrêta dans sa marche.
Saint-Quentin n'avait que des remparts en ruines;
la fièvre et la faim décimaient ses
défenseurs; la population, effrayée,
Parlait de se rendre; la trahison se glissait
partout dans l'ombre. Un jour, les ennemis
jetèrent par-dessus les murailles de la
ville des flèches portant des bandelettes
sur lesquelles était une inscription qui
promettait aux habitants, s'ils voulaient se
rendre, de leur accorder la vie sauve, et de leur
laisser leurs biens. Pour toute réponse,
nous raconte un officier espagnol (4),
Coligny
prit
une bande de parchemin, il y écrivit ces
simples mots : Regem habemus; puis, il la fixa
à un javelot qu'il lança dans le camp
des ennemis. Regem habemus. Nous avons un roi!
C'était pour lui l'expression
héroïque de sa foi en sa patrie, que
son âme loyale incarnait dans son roi, et
cependant ce roi était Henri II,
l'époux de Catherine de Médicis, le
père de ce Charles IX qui devait devenir
l'assassin du grand capitaine huguenot.
Et nous, chrétiens,
enfermés dans cette vieille citadelle de
l'Église aujourd'hui de toutes parts
attaquée, debout sur des remparts qui
souvent s'écroulent, au milieu de tant de
lâches conseils et de rumeurs sinistres qui
nous annoncent une défaite prochaine, nous
dirons à notre tour: Regem habemus, nous
avons un roi! le Roi de justice et de
vérité qui doit vaincre le monde, et
auquel appartiennent l'empire et la gloire à
jamais. Amen!
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