Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA ROYAUTÉ DE JESUS-CHRIST

suite

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IV

(Début)

Ce n'est pas seulement par sa parole que Jésus affirme sa royauté religieuse, c'est encore dans ses actes, c'est dans l'ordre des faits. Il agit autant qu'il enseigne, et, dans l'action comme dans l'enseignement, il déploie une puissance souveraine à laquelle il faut donner le seul nom qui lui convienne, celui de surnaturelle. Nous touchons ici à une question actuelle et brûlante. Plus elle ce aujourd'hui controversée, plus je sens le devoir de l'aborder franchement et sans réticence.

Que Jésus-Christ ait prétendu à un pouvoir surnaturel, c'est ce qui ressort de tous les textes évangéliques sans aucune exception, et je n'ai pas besoin de m'arrêter à en faire la preuve. Ce ne sont pas seulement les lettres de saint Paul qui l'affirment, ce sont les documents les plus anciens et les plus authentiques dans lesquels la critique la plus prévenue est obligée de reconnaître l'écho fidèle de son ministère. Admettons que, comme plusieurs le pensent aujourd'hui, le récit de saint Marc constitue ce qu'on peut appeler l'Évangile primitif, tout le monde reconnaîtra que, du commencement à la fin, il nous raconte l'activité miraculeuse de Jésus-Christ. On nous dira sans doute que tous ces traits merveilleux ne sont que la création spontanée de l'imagination populaire juive, qui ne pouvait se représenter un héros religieux sans le parer de l'auréole du thaumaturge. Mais un fait donne à cette assertion un démenti péremptoire, et nous prouve que nos évangélistes savaient fort bien résister à cet entraînement. Il y a eu, au premier siècle de noire ère, un prophète qui a joui d'une popularité immense, un homme dont le rôle a été tel que l'historien Josèphe, qui semble avoir à peine connu Jésus-Christ, lui a fait au contraire une grande place : cet homme, c'est Jean le Baptiste, que Juifs et chrétiens ont également vénéré. Or, nous ne voyons pas que les Évangiles lui aient jamais attribué d'acte miraculeux; ils nous retracent d'une manière précise et saisissante son ministère, sa prédication, sa mort, sans y mêler un seul trait surnaturel, ce qui prouve qu'ils pouvaient concevoir une mission divine authentique sans l'accompagner de prodiges (1).

Puis, lorsqu'ils arrivent à Jésus, c'est toute autre chose, et, à chacune de leurs pages, nous nous trouvons en présence d'actes qui supposent un pouvoir absolument surhumain. Est-ce à dire que leur langage change, que leurs récits deviennent dès lors moins précis, plus nuageux, plus légendaires, et qu'on y sente moins la marque de témoins qui ont vu, qui ont entendu ce qu'ils racontent? Au contraire, ces mêmes Évangiles nous donnent de Jésus, de son caractère, de son attitude, de son enseignement, une peinture si vivante, si originale, si puissante, qu'elle a traversé les siècles; ils nous conservent de lui des paroles d'une telle grandeur, que leur authenticité s'impose à tout esprit qui n'est pas aveuglé par des préventions misérables. Chacun sent que ces maximes si profondes et si pénétrantes, que ces réponses qui vont au fond des choses, que ces paraboles d'un style si pur et si merveilleusement original, que ces discours ont été réellement prononcés et fidèlement reproduits; or, beaucoup de ces paroles sont entrelacées d'une manière tellement étroite aux actes de Jésus, à ses guérisons, à ce que nous appelons ses miracles, qu'il est impossible d'imaginer une trame plus serrée et plus compacte. Je ne puis m'empêcher de faire ici un rapprochement historique.

Les premiers biographes de Mahomet ont rempli sa vie de faits merveilleux: c'est un arbre qui, devant lui, s'avance ou se retire; c'est l'eau qui, à son attouchement, jaillit de citernes crevassées ; ce sont des apparitions de légions d'anges cuirassés, qui viennent prendre part à ses batailles; or, vous pouvez sans effort supprimer tous ces récits sans que la personnalité de Mahomet en soit le moins du monde altérée, sans que les Souras de son Coran perdent rien de leur originalité sombre et monotone, et cette observation que j'applique à Mahomet se rapporte également à bien d'autres héros religieux. Une sagacité critique quelque peu exercée suffit pour dégager dans leur vie le fond primitif des superfétations qui sont venues s'y agréger. Eh bien! cette séparation entre le surnaturel et le réel, je constate qu'on ne peut l'opérer dans l'histoire du Christ sans le défigurer et sans faire de lui un Être inexprimable et parfois monstrueux.
De deux choses l'une en effet - ou les actes qu'il a accomplis sont réels, ou ils sont purement imaginaires. S'ils sont réels, et si l'on nie leur caractère surnaturel, on est réduit à n'y voir que les tours de force d'un thaumaturge habile qui en impose à la foule crédule: explication misérable que la critique ne peut appliquer qu'en recourant elle-même à des tours de force de subtilité, et qui jure tellement avec la sublimité morale du Christ, qu'elle ne satisfera jamais les consciences élevées ni même le simple bon sens vulgaire. Si ces actes sont imaginaires, la difficulté n'en reste pas moins insoluble, car alors il faut admettre ceci : c'est que ses biographes qui nous ont transmis avec une fidélité scrupuleuse tant de paroles, tant de discours même étendus qu'ils ne pouvaient avoir inventés, puisque l'enseignement qui y est renfermé dépassait absolument leur portée, se sont mépris tout à coup et ont été victimes de leur propre imbécillité ou des hallucinations les plus fantastiques, quand ils ont, dans les mêmes pages, raconté les actes de Jésus. Et, cependant, ces actes étaient infiniment plus faciles à vérifier que des paroles, puisqu'ils tombaient sous les sens de ceux qui en étaient les témoins. Le problème, vous le voyez, est inextricable et désespérant. Aussi avons-nous le droit de conclure sur ce point que, si l'on refuse d'admettre les miracles de Jésus-Christ, ce n'est nullement parce que le témoignage historique leur fait défaut, c'est avant tout pour des raisons préconçues, c'est parce qu'on a érigé en dogme l'impossibilité du surnaturel. Examinons un moment ce prétendu axiome et voyons ce que nous devons en penser.

La notion du surnaturel subit en ce moment un discrédit tel que beaucoup d'esprits la croient à jamais ruinée. « On peut prévoir le jour, écrivait récemment M. Renan (2) où la croyance aux faits surnaturels sera dans le monde quelque chose d'aussi peu considérable que l'est aujourd'hui la' foi aux sorciers et aux revenants. » La cause de ce discrédit est complexe. Elle tient surtout à la méthode à laquelle Auguste Comte a donné le nom de positive, et qui consiste à exclure de la science toute explication métaphysique et religieuse pour s'en tenir aux faits rigoureusement observés. Grâce à sa simplicité apparente, cette méthode est aujourd'hui triomphante ; mais il reste à savoir si elle suffit à expliquer notre destinée morale et religieuse; or, c'est là ce que nous nions énergiquement.

Il y a un système, aussi vieux qu'Épicure, et qui consiste à soutenir que la nature suffit à s'expliquer elle-même, que tout dans la nature se réduit à la matière et à ses propriétés. Ce système très logique et très connu, c'est le matérialisme. Il est évident que ceux qui l'acceptent n'ont que faire du surnaturel, ni de Dieu, ni d'une cause première, ni de la liberté morale, ni d'une vie future, ni de la religion. Tout est ramené par eux à une seule substance, la matière; à un seul principe, la force, qui, dans ses évolutions successives, a produit le monde tel qu'il nous apparaît (3).
Je ne discute pas ce système. Je constate simplement la vogue immense dont il jouit aujourd'hui.

Ce n'est point, d'ailleurs, à des matérialistes que je m'adresse; c'est à des hommes qui admettent que la pensée n'est pas le résultat d'un déplacement de molécules, que l'esprit est d'un autre ordre que la matière, que la liberté morale est une réalité, que le monde ne se conçoit pas sans une Cause suprême, intelligente et parfaite. Il semble que ces hommes, en vertu de ces prémisses même, devraient être logiquement conduits à accepter la notion du surnaturel. Et, cependant, c'est parmi eux que je rencontre quelques-uns de ses adversaires les plus résolus. Ce n'est pas qu'ils en nient la possibilité théorique. L'idée même qu'ils se font de la liberté et de la toute-puissance de Dieu ne leur permet pas de rendre le Créateur esclave des lois qu'il a faites, mais cette simple possibilité vide et nue ne peut lutter contre la répugnance que leur raison formée par nos méthodes positives éprouve à admettre la réalité de faits miraculeux.
Qu'ils me permettent de leur dire que cette répugnance n'est pas digne d'esprits philosophiques, et que ceux-là seuls sont vraiment indépendants qui savent résister au courant de leur époque!

V
oici quel est l'argument favori qu'ils allèguent. Ils en appellent à l'impression générale que produit sur nous. l'histoire religieuse de l'humanité; ils nous disent que toutes les religions, quelles qu'elles soient, se présentent, à leur origine, avec un cortège de faits merveilleux, que cette prétention est nulle, par cela même qu'elle est universelle, qu'elle prouve simplement une chose : l'aberration de l'imagination humaine surexcitée par l'idéal religieux; ils nous demandent pourquoi nous-mêmes qui opposons une fin de non-recevoir instinctive aux légendes de toutes les mythologies, nous prétendons faire une exception en faveur des légendes évangéliques, pourquoi nous réclamons pour le Christ ce que nous refusons à tous les soi-disant thaumaturges de l'antiquité et des temps modernes?

L'objection est spécieuse. Voyons si elle est aussi péremptoire qu'on le prétend :
Il est incontestable que toujours et partout l'homme a cru que, si la divinité intervenait dans ses destinées, cette intervention devait se manifester par des actes qui, à travers les causes secondes, laisseraient entrevoir la cause première et souveraine. Cette présomption a, cela est également certain, donné naissance à une multitude innombrable d'absurdités et de faits légendaires. S'ensuit-il qu'elle soit fausse? Voilà la vraie question. Eh bien! pour moi, je l'avoue, cette présomption a une valeur très grande, non seulement parce qu'elle est universelle et qu'il est toujours fort peu philosophique de méconnaître une aspiration de la conscience humaine qui s'est produite toujours et partout, mais encore parce qu'elle est justifiable en raison; parce que, s'il y a un Dieu, si ce Dieu veut se faire connaître et fonder son règne, il semble impossible qu'il ne se révèle pas comme le Maître de la nature, comme l'Être souverain et tout-puissant. Écarter le surnaturel religieux à cause des aberrations qu'il a produites, est un parti pris indigne d'un esprit sérieux. Autant vaudrait écarter la prière, l'adoration, l'espérance d'une vie future, la religion, en un mot, par le seul motif que ces manifestations de l'âme humaine ont été fort souvent bizarres, fantastiques et parfois monstrueuses.
Or, de même qu'ici comme partout nous distinguons le vrai du faux, et l'idéal de ses perversions grossières, de même en face des faits surnaturels de l'Évangile si clairement attestés par ses premiers témoins, notre devoir est, non pas de procéder par des négations arbitraires, mais de chercher si ces faits ne révèlent pas une intervention de Dieu dans l'histoire. de l'humanité.

À cette considération déjà si forte, vient s'en joindre une autre. L'étude de la nature nous révèle dans toute la création ce qu'on peut appeler une série ascendante. Au bas, c'est la matière chaotique régie par des lois purement mécaniques, puis, au-dessus, c'est la vie d'abord végétative, ensuite douée de mouvement, d'instinct et d'une conscience confuse qui s'élève peu à peu jusqu'à l'intelligence, jusqu'à la moralité. On nous dit aujourd'hui que cette progression ascendante est le simple résultat d'une évolution qui s'est poursuivie pendant des milliards d'années ou de siècles. Je laisse de côté cette hypothèse que je n'ai pas à discuter, et je constate simplement qu'à chacun de ces degrés nous pouvons observer une manifestation nouvelle de la vie qui est surnaturelle à l'égard de la précédente, parce qu'elle s'affirme par des phénomènes que la précédente n'aurait pu produire. Il est évident en effet que, lorsque la vie apparaît dans un milieu où ne régnait jusque-là que le simple mécanisme, la vie amène avec elle des phénomènes de l'ordre biologique; la vie dans l'animal aura ses manifestations supérieures à celles que l'on voit dans la végétation. Supposez maintenant l'homme apparaissant dans un milieu où l'animal seul l'avait précédé : il y exercera aussitôt une puissance d'un ordre nouveau; il modifiera l'effet des lois de la nature; il fera servir une force brutale à une fin déterminée et intelligente. Il suspendra la loi de la gravitation; il greffera sur un arbre un rameau que cet arbre n'aurait jamais produit; il créera dans la série animale, par le croisement des espèces, un type inconnu jusque-là. Le règne humain se reconnaîtra donc à des phénomènes qui seront surnaturels pour celui qui ne connaîtrait que les forces mécaniques, que les manifestations de la vie végétative ou animale. Eh bien! supposons que nous nous élevions à une sphère plus haute encore, qu'au-dessus du règne humain, nous admettions cette réalité que l'Évangile appelle le règne de Dieu au milieu des hommes, je dis que l'avènement de ce règne entraînera avec lui, par une irrésistible analogie, des phénomènes attestant la souveraineté de l'esprit sur la matière et de la sainteté sur le mal.

À cette raison s'en ajoute une troisième, plus puissante encore et à nos yeux décisive. L'optimiste le plus superficiel peut seul prétendre que la nature, telle que nous la contemplons dans l'homme, soit dans son état normal et vrai; le désordre est partout, dans le domaine de l'intelligence sous la forme de l'erreur parfois monstrueuse, dans le domaine de la conscience sous le forme du mensonge, dans le domaine du coeur sous la forme de l'égoïsme ou des affections déréglées, dans le domaine physique sous la forme de la sensualité, de la difformité ou de la douleur. Aux sophistes volontaires qui disent que tout est bien, l'humanité répond par le cri de ses souffrances. À ceux qui affirment que le mal doit être, elle répond par l'éclatante protestation des consciences et par la douloureuse confession de sa misère, car l'âme humaine a, comme l'Océan, ses marées, et au flux montant de ses crimes correspond le flux descendant de ses remords. Si le mal n'était chez nous que le simple héritage d'une nature animale primitive, nous le commettrions naturellement, mais l'homme n'est pas une brute; aussi, lorsqu'il devient brute, il descend plus bas que la brute elle-même. Il fausse sa nature, il la pervertit, il va jusqu'au sous-naturel, jusqu'au contre-naturel. Si donc la rédemption de l'humanité doit se faire, elle se fera par le rétablissement de la vraie nature créée à l'image de Dieu. Le sous-naturel appelle invinciblement le surnaturel Or, ce que nous appelons le surnaturel dans l'oeuvre de Jésus-Christ, qu'est-ce, si ce n'est avant tout la restauration de la nature humaine, dans son état normal, telle qu'elle' a été voulue de Dieu?

C'est ce caractère si profondément moral qui distingue à jamais les miracles du Christ de tant de faits légendaires, enfantés par la recherche du merveilleux. Cette recherche du merveilleux, nul ne l'a condamnée plus sévèrement que le Christ lui-même, nul n'a dit plus clairement que lui que le prodige seul est inutile, et c'est parce qu'il le pensait que toujours il s'est refusé de faire parade de son pouvoir divin. Rien, absolument rien chez lui n'éveille l'idée d'un thaumaturge; ses actes sont simples et sublimes comme ses paroles, et dans les uns comme dans les autres, c'est avant tout le Rédempteur qui se manifeste. Mais la rédemption qu'il veut accomplir a pour objet la nature humaine tout entière, corporelle et spirituelle à la fois. J'insiste sur ce mot de corporelle, car le christianisme, en Opposition à toutes les religions de l'Orient et aux philosophies antiques, n'a jamais placé dans le corps le principe du mal et a prétendu sanctifier et sauver l'homme entier. Eh bien ! comment cette restauration de la nature intégrale aurait-elle été accomplie par le Christ, s'il s'était borné à enseigner, s'il n'avait pas agi, s'il n'avait pas touché de ses mains divines les aveugles-nés, les démoniaques et les lépreux? Quoi !

vous trouvez bon que, dans ses discours, Jésus-Christ proteste contre l'insolent triomphe de la violence, contre les perversions de la justice et du droit, contre le mal moral dans sa triple manifestation - sensualité, égoïsme, orgueil; vous êtes émus lorsqu'en face des ruines de l'oeuvre divine si profondément altérée, il trace devant vous les grandes lignes du royaume de Dieu; dans ce langage vous reconnaissez le révélateur de la vérité religieuse : or, de quel droit et en vertu de quelle idée préconçue lui interdirez-vous de réaliser dans les faits ce qu'il proclame dans ses paroles? Faut-il donc qu'il reste impuissant devant la souffrance physique, et qu'il se borne à contempler avec une sympathie stérile la hideuse maladie qui flétrit le lépreux, le regard éteint de l'aveugle ou les traits bouleversés qui trahissent la terreur et l'angoisse du misérable possédé? Faut-il qu'il demeure désarmé vis-à-vis de la mort? Faut-il qu'à son tout il la subisse, vaincu par elle comme tous les enfants des hommes, lançant au monde, pour dernier adieu, une protestation théorique à laquelle répond l'implacable ironie d'une nature immuable soumise à l'éternelle fatalité du mal? Ce n'est oint ainsi que le christianisme a compris l'oeuvre de la rédemption, il nous montre en Jésus-Christ un être qui est vraiment le fils de l'homme, soumis à toutes les conditions de l'humanité; un être qui grandit, lutte et se sanctifie; mais en même temps un être qui, par ses actes comme par ses paroles, nous révèle l'intervention de Dieu dans l'humanité ; un être qui, toujours et partout, affirme la souveraineté de l'esprit sur la matière, de la sainteté sur le mal, de la vie enfin sur la mort.

V
oilà, mes frères, le Christ des Évangiles et de tous les Évangiles, le Christ des apôtres et de tous les apôtres, le seul dont la vie s'explique sans mutiler aucun des textes qui nous l'ont conservée, le seul qui ait pu fonder sur la terre une Église, le seul que la conscience des croyants puisse admettre jamais. Et l'on s'étonne que nous protestions avec énergie contre les théories qui ne voient dans son histoire qu'un amalgame incohérent de légendes et de vérités, de perfection morale et de prodiges suspects, de grandeur divine et de faux miracles, comme si l'on pouvait démembrer cette Unité vivante, et faire de cette figure sublime un assemblage d'éléments informes et monstrueux! Veut-on ne voir en lui qu'un homme, veut-on élaguer de sa vie tout ce qui nous semble surnaturel, alors il faut soumettre les Évangiles aux procédés changeants d'une critique arbitraire dont les solutions contradictoires ne laissent rien debout; en vain on prétend enfermer cette figure surhumaine dans les simples cadres de l'histoire, elle les fait toujours éclater. On peut expliquer César, Mahomet, le Bouddha, Confucius, on n'explique pas Jésus-Christ. En voulez-vous la preuve? C'est que. les explications qu'on en fait recommencent sans cesse, c'est que vous qui m'écoutez, vous n'êtes satisfaits par aucune d'elles, c'est que chaque époque s'use à ce problème sans le résoudre jamais. « Qu'y a-t-il entre toi et nous, Jésus de Nazareth? » s'écriait un jour un possédé de Capernaüm. C'est là le cri de la conscience humaine, et chaque génération le répète, emportée tour à tour par l'admiration et par la révolte, allant de l'adoration jusqu'au blasphème devant cette figure dont la perfection l'attire et la repousse, et comprenant, par un infaillible instinct plus fort que tous les sophismes, que Jésus-Christ ne doit plus rien être s'il n'est pas le Maître et le Roi.


V

Nous avons vu, mes frères, quelles sont ce qu'on peut appeler les prétentions de Jésus-Christ. Il nous faut voir maintenant si ces prétentions se sont réalisées, car que sert de prétendre si l'on ne peut accomplir? N'est-il pas évident que plus le rêve serait magnifique, plus l'avortement en serait misérable? interrogeons donc l'histoire et demandons-lui quel témoignage elle rend à la royauté de Jésus.

Mais, pour obtenir d'elle une réponse sérieuse, il faut bien poser la question. Qu'a réclamé le Christ? Nous l'avons dit : Une royauté morale et religieuse. Il serait donc absurde, n'est-ce pas? de chercher si cette royauté s'est exercée dans l'ordre politique ou dans l'ordre purement intellectuel, et de répéter les vieux sarcasmes des Romains se raillant d'un roi qui se laisse crucifier, ou les vieilles plaisanteries de Celse sur cette religion d'ignorants qui ramasse ses sectateurs parmi les savetiers, les bateliers et les manoeuvres, Cette royauté, étant de l'ordre moral, né peut s'exercer qu'en respectant là liberté humaine. Elle ne s'imposera donc ni par la force brutale, ni par des phénomènes visibles qui produiraient sur les sens une pression irrésistible et fatale, ni par une démonstration scientifique qui ne frapperait qu'une faible minorité d'esprits et les subjuguerait par une évidence mathématique, laquelle n'aurait rien de moral. Si l'Église, oubliant ce grand principe, voulait réaliser cette royauté par le bras de la chair, ce serait malgré la volonté formelle de son Chef. Il faut par conséquent nous attendre à voir cette royauté tour à tour acceptée ou combattue, acclamée ou maudite. Et c'est bien là en effet ce qu'a manifestement annoncé Jésus-Christ. Souvent il a parlé à ses disciples de l'avenir qui les attendait. Je mets au défi qui que ce soit de trouver dans ces paroles aucune espérance optimiste, aucune promesse de succès immédiat ou universel.
L'impression qui s'en dégage est plutôt sombre, pas plus sombre, hélas ! que celle que produit l'histoire de l'Église pendant ces dix-huit siècles. Il y aura des luttes, dit le Maître, il y dura des persécutions et des défections; il y aura parfois une haine effroyable contre la vérité. Les événements poursuivront leur cours monotone, guerres et bruits de guerre comme dans tous les temps. Mais le grain de sénevé deviendra un grand arbre, et les peuples chercheront un refuge à son ombre; mais l'Évangile sera prêché à toutes les nations qui sont sous le ciel. Deux choses donc clairement annoncées : l'opposition et le progrès, la persécution et la victoire, ou, pour mieux dire, le succès par la défaite même, comme au jour du Calvaire, et cela jusqu'à la fin.
Je sais, mes frères, que ce plan divin nous étonne : nous ne pouvons concevoir que le Dieu tout-puissant et tout bon consente à ces longs ajournements, à ces reculs momentanés de sa cause, à ces déroutes apparentes. Si nous étions à sa place, nous ordonnerions sans doute le triomphe immédiat de la justice et la manifestation resplendissante de la vérité. Dieu ne l'a pas voulu. Il lui a plu que la vérité religieuse fût soumise à toutes les lois qui régissent les choses humaines, et que, de même qu'au jour de son incarnation dans l'humanité sainte du Christ, elle a été contredite par les pharisiens et les scribes, reniée par ses propres disciples, raillée par Hérode et Pilate, livrée aux soufflets et aux crachats du prétoire, de même, dans son incarnation déjà dix-huit fois séculaire au sein de notre humanité corrompue, elle fût confiée à des vases d'argile, transmise par des hommes à des hommes, traduite imparfaitement dans leurs langues imparfaites, travestie, calomniée, souvent persécutée rendue solidaire des infirmités de ses disciples, compromise par leurs erreurs, servie par leur dévouement par leur science ou leur énergie, propagée par leurs découvertes, par l'imprimerie, par la vapeur, par la diffusion des lumières et des libertés; puis tout à coup arrêtée, pour longtemps peut-être, par quelque accident vulgaire, par des causes fatales en apparence qui lui raviront ses plus vaillants apôtres et la laisseront sans défense. Telle m'apparaît dans l'histoire la royauté de Jésus-Christ, divine dans son origine, humaine dans ses destinées, soumise à toutes les vicissitudes des choses d'ici-bas, et marchant à travers ses défaites momentanées vers son triomphe assuré.

Ne nous demandez donc pas si la cause du Christ est une cause toujours populaire et toujours victorieuse. D'avance, et l'Évangile à la main, nous vous dirions que cela est impossible. Mais demandez-nous si sa royauté spirituelle est réelle, et, pour répondre à cette question, nous en appellerons d'abord à ceux qui l'acceptent, ensuite à ceux qui la repoussent, soit qu'ils la détestent, soit qu'ils la méconnaissent.

Écoutez d'abord ceux qui l'acceptent. « Il est Roi. » Voilà le cantique que chante sous tous les cieux l'Église chrétienne, et que répètent avec elle tous ceux qui se sont inclinés sous le joug, pacifique et doux de Jésus-Christ. En ce jour, à cette heure, nous pourrions l'entendre sur les lèvres de millions d'adorateurs de tout âge et de toute nation; les uns le disent dans l'élan naïf de leur jeune enthousiasme, comme ces myriades d'enfants que chaque génération amène aux pieds de Celui qui a dit : « Laissez-les venir à moi » ; les autres avec l'affirmation ferme d'une conviction puissante et raisonnée; les autres avec le cri de repentir du pécheur qui revient de ses égarements passés; les autres dans les larmes d'une douleur immense qu'a éclairée l'apparition du Consolateur souverain. Cette royauté, ce sont les fils de Sem qui les premiers l'ont saluée, mais la Grèce en a senti la beauté morale, et Rome en a subi l'ascendant, et quand les races fières et sauvages sont sorties des forêts de la Germanie et des steppes de l'antique Orient, elles se sont courbées devant le Crucifié, comme ces Goths à la fauve chevelure, ancêtres des races anglo-saxonnes que Chrysostome voyait adorer le Christ dans une basilique de Constantinople, et dont il disait, par un prophétique instinct, qu'ils porteraient un jour le flambeau de l'Évangile que les Grecs laissaient tomber de leurs mains indignes... Ainsi, de siècle en siècle, le christianisme étend ses limites.
Aujourd'hui, il n'est pas un croyant qui, regardant sur la carte du monde cette Afrique, terre longtemps maudite, et dont le sable a bu le sang humain par torrents, ou ces vieux empires de la Chine et des Indes, ne dise : « Un jour, ces peuples seront conquis à Jésus-Christ. » Or, chez tant de races si dissemblables d'aspect, de langue, de tempérament, de génie, Jésus-Christ a su se créer un empire fondé sur ce qu'il y a dans l'homme de plus intime et de plus profond, comme l'attesteraient, s'il le fallait, beaucoup de ceux qui m'écoutent et qui rattachent à son nom les plus grandes émotions de leur vie intérieure et les décisions qui souvent les ont sauvés. Quel empire peut être comparé à celui-là? Comme le flux qui à chaque marée soulève l'Océan sur tous les rivages du monde, ainsi l'adoration apporte aux pieds du Christ l'hommage des coeurs dont il est le Maître, et ceux-là même que ce courant n'entraîne pas doivent laisser échapper cet aveu que nul, parmi les enfants des hommes, n'est aimé comme lui.

On nous dira, je m'y attends, que dans ce concert il y a des voix discordantes et que cette royauté a été, dès le premier jour, combattue avec acharnement. Je ne l'oublie point, et, il y a un instant, je rappelais que le Christ l'avait annoncé. Toutefois, prenez-y garde, la vérité petit se reconnaître à deux signes : à l'amour qu'elle inspire, et à la haine qu'elle soulève; il y a des malédictions qui sont pour elle un hommage plus magnifique que l'adoration même; quand toutes les voluptés, toutes les infamies, toutes les cruautés de la Rome antique, ameutées contre l'Église naissante debout dans sa robe virginale, faisaient monter vers elle leurs rugissements et leurs colères, ces voix disaient à leur manière, aussi bien que les chrétiens dans leurs cantiques, que le Christ est un roi d'amour, de justice et de sainteté! Est-ce que vous ne le comprenez pas? Est-ce que vous auriez voulu que Néron saluât le Christ autrement que par la haine, et que, comme tant d'autres Césars de son espèce, il mêlât à ses impudicités et à ses massacres l'invocation du Dieu saint? N'est-ce pas assez déjà, n'est-ce pas trop pour l'Église d'avoir eu pour protecteur un Constantin en attendant les Charles IX et les Philippe Il?

Vous me répondrez, je le sais, et je l'aurais dit moi-même, que la question ne se pose plus ainsi de nos jours, et qu'il y aurait une iniquité véritable à ranger tous les hommes qui se détournent aujourd'hui de Jésus-Christ parmi ceux qui suivent les inspirations de leur orgueil ou de leur coeur corrompu. Vous me montrerez des hommes, des esprits éminents qui ont rompu ouvertement avec le christianisme, et qui cherchent sincèrement dans les inspirations de leur conscience la règle de leur conduite et la direction de leur vie. Mes frères, je reconnais ces faits, bien décidé que je suis d'avance à ne jamais appeler mal ce qui est bien, et à saluer l'intégrité de la vie où que je la rencontre ; soit, ce que j'ai vu souvent, qu'elle s'allie à des idées superstitieuses que je condamne, soit qu'elle s'unisse à des négations qui me désolent.

Oui, il n'est que trop vrai que, sous le drapeau de Jésus-Christ, marchent des hommes dont la vie est pour l'Église un sujet d'humiliation et de scandale, et que parmi ceux qui le combattent nous rencontrons des adversaires auxquels nous ne pouvons pas refuser notre respect. Il y a dix-huit siècles que le Maître a prédit que l'ivraie se mêlerait au bon grain dans le champ qu'il est venu ensemencer, et que ce n'est pas à ses disciples qu'il appartiendrait de les séparer. Ce fait m'attriste, il n'ébranle pas ma foi, et je vous dirai très sincèrement pourquoi.
La soumission à Jésus-Christ implique deux choses : la foi en sa personne, l'obéissance à sa volonté. Ces deux éléments réunis forment la vie chrétienne; plus leur union est étroite, plus cette vie est intense. Mais l'histoire nous montre que cette union est rare. Il y a des époques, de longues époques où la conservation de la foi, de l'unité de la foi, de son orthodoxie, a été l'idée dominante et souvent exclusive de l'Église, où la vie chrétienne a presque tari, et où la foi elle-même, séparée de la vie, est devenue de plus en plus extérieure, intellectuelle et desséchée. Rappelez-vous Byzance, où les discussions aussi subtiles qu'acharnées sur l'essence divine se mêlent aux plaisirs raffinés d'une cour corrompue; rappelez-vous l'époque des Mérovingiens, où les assassinats et les empoisonnements se multiplient pendant que sur les basiliques on lit ces mots triomphants : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat. Rappelez-vous l'Italie au quinzième siècle, la cour des Valois au seizième et la vieillesse de Louis XIV. L'édifice extérieur est debout, imposant, majestueux, mais la pourriture morale en ronge sourdement les bases jusqu'à l'heure où il s'écroule avec un bruit de tempête.

Fatalement ces excès en appellent d'autres; sans cela l'humanité ne, serait plus, l'humanité. Quand l'heure de l'émancipation sonne, on méprise, on maudit cet enseignement, ces dogmes au nom des, quels tant d'iniquités se sont commises. Et, pour mieux les réfuter, que fait-on ? On leur oppose des principes de justice, d'équité, d'amour, de miséricorde, en n'oubliant qu'une chose, c'est que ces principes sont le fond même de l'Évangile et relèvent directement de Jésus-Christ. Oui, c'est Jésus-Christ que l'on oppose à Jésus-Christ. Les uns agissent ainsi avec la perspicacité d'ennemis qui choisissent habilement leurs armes: ainsi Voltaire, dont on a pu dire avec vérité qu'en secouant l'arbre desséché du christianisme, il en a fait tomber des fruits que les croyants avaient oublié de cueillir.. D'autres ignorent le Christ, ils ne l'ont jamais entrevu qu'à travers l'ombre épaisse de l'ignorance ou d'invincibles préventions; mais en combattant contre lui, ils subissent, sans qu'ils le sachent, l'ascendant de son esprit et de ses préceptes, et tandis que les chrétiens de nom donnent à Jésus-Christ leur foi sans lui donner leur vie, ces incrédules de nom le servent dans leur vie, tout en lui refusant leur foi. « Christ est-il divisé? » dit saint Paul. Hélas! l'histoire ne nous montre que trop cette division cruelle : d'un côté, ceux qui croient sans agir; de l'autre, ceux qui agissent sans croire.
Et, quand nous songeons à ces derniers, comment ne pas nous rappeler la scène sublime de la parabole du jugement dernier? « Alors les justes diront: Seigneur, quand t'avons-nous vu avoir faim ? quand t'avons-nous vu étranger, malade et en prison, et sommes-nous allés vers toi? Et le Roi leur dira : Je vous dis, cil vérité, que toutes les fois que vous avez fait ces choses à l'un de ces plus petits d'entre mes frères, c'est à moi que vous les avez faites » (Matth. XXV, 37-40) Qui dira, mes frères, qui pourra dire quel est aujourd'hui dans le monde le nombre de ces serviteurs inconscients du Christ inconnu?

Ainsi donc, partout dans ce siècle tourmenté, je retrouve l'influence de Jésus-Christ. Oh! je sais que sur l'Église viennent fondre de toutes parts des souffles de tempête. Les uns descendent des hauteurs glacées d'une science incrédule, les autres montent des bas-fonds où s'agitent des multitudes exaspérées par des souffrances séculaires: ce sont des cris de colère, de haine et de blasphème, et je me rappelle, en les entendant, la douce parole du Maître: a Quiconque aura blasphémé contre le Fils de l'homme, il lui sera pardonné », et cette prière, expression suprême de la clémence infinie : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. »

Mais quand, épouvantés par ces clameurs qui passent, des croyants viennent nous dire que le règne du Christ va finir, je suis tenté de leur répondre: « 0 hommes de peu de foi, ne pleurez pas sur le Christ, car il demeure, mais pleurez sur vous-mêmes et sur cette race aveugle qui méconnaît Celui qui pourrait la sauver. »

Non! son règne ne finit pas, et dans ce crépuscule qui, selon vous, va s'éteindre, nous saluons, nous, l'aurore d'un jour dont l'Église renouvelée verra la splendeur. En voulez-vous la preuve? Interrogez ces hommes dont les menaces vous effraient, demandez-leur quel est leur programme d'avenir pour l'amélioration des sociétés humaines, et vous verrez que ce qu'il contient de plus généreux et de plus pratique n'est qu'un plagiat de cet Évangile dont ils ne veulent plus, de cet Évangile dont la réalisation pratique, bien loin d'être achevée, a, il faut le dire pour l'humiliation des chrétiens, seulement commencé.

Que demandent-ils? La liberté? Écoutez l'Évangile : « Les rois des nations les maîtrisent, et ceux qui ont autorité sur elles sont appelés bienfaiteurs. Il n'en doit pas être ainsi parmi vous. » La justice? Écoutez l'Évangile : « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. » L'égalité? Écoutez l'Évangile : « Vous êtes tous frères. » L'indépendance de la conscience religieuse? Écoutez l'Évangile: « N'appelez personne sur la terre votre père, car vous n'avez qu'un Père, celui qui est dans les cieux. » L'affranchissement de la société civile de toute domination spirituelle ? Écoutez l'Évangile : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » La destruction de tous les esclavages, la protection. des mineurs et des faibles, la participation plus large de tous à tous les droits, la destruction de la misère et de l'ignorance, la réalisation pratique de la grande loi de la solidarité? Mais l'Évangile peut-il leur être hostile, quand c'est lui qui, le premier, les a proclamés?, Que demandent-ils encore ? La fin des haines nationales et des guerres, le règne de la paix? Mais où ce règne a-t-il été dépeint d'une manière plus magnifique que dans ce livre qui, sous Tibère et sous, Néron, affirmait que l'héritage et la possession de la terre seraient à ceux qui cherchent et qui veulent la paix? Ne dites donc pas que vous avez dépassé l'Évangile, quand il. se dresse devant vous comme le phare resplendissant de l'avenir. Dites-nous, à nous, chrétiens, que nous l'avons parfois misérablement travesti. Nous courberons la tête, parce que cela est vrai; mais la honte, du moins, n'en. sera pas à Celui que nous appelons notre Roi.

Ah! je sais que dans cet Évangile il y a autre chose : il y a ces vérités religieuses dont vous croyez que l'homme peut se passer désormais; il y a l'affirmation d'un Dieu créateur, législateur et juge; il y a la proclamation de notre responsabilité morale, de notre culpabilité et de la nécessité pour nous du repentir et de la foi ; il y a la divine promesse d'un pardon qui est une grâce; il y a l'assurance de l'amour Profond, infini, de Celui que nous appelons notre Père; il y a la certitude de son incessante action dans l'histoire de ce monde et dans la plus humble de nos destinées; il y a la vie éternelle enfin avec tout ce que ce mot renferme de consolation pour des coeurs tels que les nôtres, dont la félicité terrestre est à la merci d'une épreuve et qui devront, demain peut-être, placer leur trésor le plus cher sous les planches de chêne ou de sapin d'un cercueil. Ces vérités religieuses que nous appelons des doctrines, le christianisme les a étroitement unies aux vérités morales que l'on prétend en séparer aujourd'hui. Dans sa profonde connaissance de l'humanité, il a vu que celles-ci découlaient de celles-là. C'est qu'en effet vouloir supprimer la religion pour mieux conserver la vie Morale, c'est vouloir niveler les Alpes gigantesques et prétendre s'abreuve encore aux eaux profondes qui en découlent, comme si ce n'était pas des glaciers accumulés à leurs cimes que descendent le Rhône et le Rhin.
Eh bien ! il reste à savoir si l'on pourra niveler les doctrines religieuses qui sont les Alpes de l'âme humaine, si l'on parviendra à éteindre la grande lumière que l'Évangile a projetée sur nos destinées, et si la génération qui nous suit devra inscrire sur la porte d'entrée du vingtième siècle ces mots par lesquels saint Paul résumait l'état du monde païen de son temps : « Sans Dieu, sans espérance. » Nul ne peut dire où nous fera descendre l'ivresse d'athéisme qui trouble aujourd'hui tant d'esprits, mais, pour son honneur même, j'affirme que l'humanité ne s'arrêtera pas dans ces bas-fonds; et lorsqu'elle voudra monter vers la lumière, il lui faudra saisir, non pas la main tremblante d'un simple enfant des hommes, mais la main puissante de Celui qui seul a résolu les mystères du péché, de la douleur et de la mort, et qui lui dit depuis dix-huit siècles : a Je suis le chemin, la vérité, la vie. Nul ne vient à Dieu que par moi. »

Pour nous, chrétiens, qui avons trouvé dans le Christ le Roi de. nos âmes, serrons-nous plus résolument que jamais autour de son drapeau, et, puisque Dieu nous appelle à le servir dans la liberté religieuse si vaillamment revendiquée par nos pères, *puisque dans l'ordre de la révélation religieuse, comme dans l'ordre de la grâce, comme dans l'ordre de l'Église, nous n'avons qu'un seul Maître : le Christ, jurons de lui rester fidèles jusqu'à l'heure de la mort, qui, grâce à lui, sonnera pour nous l'entrée dans la vie éternelle.

M
es frères, il y a trois siècles, l'homme qui devait être le plus grand héros de la Réforme française, Gaspard de Coligny, défendait contre la formidable invasion des Espagnols la petite ville de Saint-Quentin. L'imprévoyance des Valois avait livré aux étrangers les frontières de la France; Philippe Il se dirigeait sur Paris sans cette poignée de braves qui l'arrêta dans sa marche. Saint-Quentin n'avait que des remparts en ruines; la fièvre et la faim décimaient ses défenseurs; la population, effrayée, Parlait de se rendre; la trahison se glissait partout dans l'ombre. Un jour, les ennemis jetèrent par-dessus les murailles de la ville des flèches portant des bandelettes sur lesquelles était une inscription qui promettait aux habitants, s'ils voulaient se rendre, de leur accorder la vie sauve, et de leur laisser leurs biens. Pour toute réponse, nous raconte un officier espagnol (4), Coligny prit une bande de parchemin, il y écrivit ces simples mots : Regem habemus; puis, il la fixa à un javelot qu'il lança dans le camp des ennemis. Regem habemus. Nous avons un roi! C'était pour lui l'expression héroïque de sa foi en sa patrie, que son âme loyale incarnait dans son roi, et cependant ce roi était Henri II, l'époux de Catherine de Médicis, le père de ce Charles IX qui devait devenir l'assassin du grand capitaine huguenot.

Et nous, chrétiens, enfermés dans cette vieille citadelle de l'Église aujourd'hui de toutes parts attaquée, debout sur des remparts qui souvent s'écroulent, au milieu de tant de lâches conseils et de rumeurs sinistres qui nous annoncent une défaite prochaine, nous dirons à notre tour: Regem habemus, nous avons un roi! le Roi de justice et de vérité qui doit vaincre le monde, et auquel appartiennent l'empire et la gloire à jamais. Amen!

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(1) « Jean n'a fait aucun miracle » (Jean, X, 41), 
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(2) Lettre au journal italien la Lega, en date du 1er novembre 1881. 
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(3) Le positivisme, on le sait, ne veut pas être confondu avec le matérialisme. Qu'il me soit permis de remarquer qu'en fait ses conclusions sont identiques. M. Littré le reconnaît implicitement lorsqu'il écrit ceci : « Le monde est constitué par la matière et par les forces de la matière... ; eu delà de ces deux termes matière et force, la science positive ne connaît rien. » (Préf. des Oeuvres d'A. Comte, P. IX.) 
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(4) Récit du siège de Saint-Quentin, par un officier espagnol, ap. Ch. Gomart, p. 394 
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