J'ai
dit en second lieu,
l'immutabilité de Jésus-Christ
considéré dans sa personne.
Jésus-Christ n'est pas seulement
un maître et un révélateur, il
est une révélation. Il n'a pas dit
seulement : « Écoutez-moi », il a
dit : « Regardez à moi. » Il n'a
pas dit seulement: « Croyez en mes paroles
», il a dit : « Croyez en moi. » Il
s'est donné comme l'objet de la foi, et
c'est bien ainsi que l'a compris
immédiatement l'Église, car les
Épîtres de saint Paul, qui ne
reproduisent qu'une ou deux des paroles de
Jésus, sont pleines de sa personne; c'est
Jésus que Paul contemple et que Paul prie;
c'est en Jésus qu'il trouve sa vie, et il
résume, à cet égard, toutes
ses expériences dans cette parole si
caractéristique et si forte : « Ce
n'est plus moi qui vis, c'est Christ qui vit en
moi. »
Dans la personne de Jésus, nous
trouvons deux êtres : le Fils de Dieu et le
Fils de l'homme; l'image visible du Dieu invisible
et le type idéal de l'humanité.
L'union de ces deux natures est un mystère,
mais un mystère auquel nous devons nous
attendre, car si l'homme a été
créé à l'image de Dieu, il en
résulte que l'image de Dieu, paraissant dans
une vie humaine, sera du même coup
l'affirmation de l'idéal auquel doit tendre
l'humanité. Je n'ai, du reste, pas à
sonder ici ce mystère; je me mets simplement
aujourd'hui en présence de la personne de
Jésus-Christ je salue en elle le type
idéal de la perfection morale, et j'affirme
que ce type est immuable et qu'à lui
s'appliquent les paroles de mon texte : «
Jésus-Christ est le même, hier,
aujourd'hui, éternellement. »
Un idéal immuable. Avez-vous
jamais réfléchi, mes frères,
à ce qu'il y a d'étrangement hardi,
je dirai même de présomptueux dans un
tel mot? On l'a remarqué souvent : rien
n'est plus difficile, pour l'imagination humaine,
que de créer un idéal de perfection
qui subsiste. Les plus grands génies ont
échoué dans cette tâche. Le
Dante, Milton (pour ne citer que ceux-là),
qui ont dépeint avec tant de puissance les
souffrances de l'enfer, ont été
absolument incapables de dépeindre les
harmonies du ciel. Des auteurs qui ont
retracé avec une poignante
vérité les angoisses du remords et
les tortures de la passion coupable, n'ont pu
réussir à créer un
héros idéal; ils n'ont abouti
qu'à des figures de convention, froides,
ternes et sans vie.
Il y a eu, me direz-vous, des
idéals qui ont ravi l'humanité; il y
a eu des figures qui, comme celle du Christ, ont vu
se courber devant elles des multitudes
enivrées. Je ne le nie point : ce que
j'affirme, c'est qu'il n'est pas une de ces figures
qui ait résisté à l'influence
du temps et aux efforts persistants de la critique.
Ces statues, qui semblaient d'un marbre sans tache,
se sont désagrégées sous
l'action des siècles et des orages elles ont
laissé voir leurs éléments
composites et souvent le plâtre vil qui
cachait leurs intimes laideurs. D'ailleurs,
l'idéal d'une race n'est pas celui d'une
autre ; essayez de rendre populaire en France la
figure étrange du Bouddha, avec son type si
profondément oriental; essayez de faire
admirer à nos races occidentales, si
actives, si industrieuses, si éprises de
science et de progrès, le fanatisme
grandiose mais implacable de Mahomet.
L'idéal que salue une époque est
souvent insulté par l'époque suivante
et l'humanité se venge d'avoir
été dupe en multipliant ses affronts
aux idoles qu'elle encensait la veille. Hommes de
ma génération, rappelez-vous vos
souvenirs d'enfance, rappelez-vous comment la
figure de Napoléon vous apparaissait
resplendissante lorsqu'elle était
évoquée par un historien de
génie, ou lorsque son nom vibrait dans les
strophes enflammées du plus grand de nos
poètes. Auriez-vous pu prévoir de
quelle sinistre auréole l'entoureraient les
défaites de la France, et que ce nom serait
livré aux malédictions de l'avenir?
Ainsi vont les admirations humaines. Il n'est pas
un homme, même parmi les plus grands, qui
n'ait ses côtés vulnérables,
pas un qui, par ses lacunes, par ses faiblesses ou
par ses crimes, ne trahisse notre commune
infirmité.
Or,
dans la personne du
Christ, je constate un fait étrange. Voici
un Être sorti de l'Orient; voici un fils de
Sem qui a vu s'incliner devant lui les fils de
Japhet; voici un représentant d'Israël,
en qui des représentants de toutes les races
de la terre ont adoré l'idéal moral
absolu. Il a vu s'incliner devant lui les enfants
de la Grèce, qui, sur sa croix ignominieuse,
ont découvert une beauté que leurs
artistes de génie n'avaient pas même
entrevue. Il a vu se courber sous son sceptre de
roseau les soldats et les chefs de la Rome
impériale, qui ont subi l'ascendant d'une
autorité qu'ils ne soupçonnaient pas.
Et quand, dans l'effondrement de l'empire romain,
les races jeunes et barbares accouraient des
profondeurs de l'Orient, comme les flots fangeux
d'un océan de peuples poussé par le
souffle de la colère de Dieu, il a, de sa
main souveraine, prosterné dans la poudre
ces fronts superbes, domptés par une
majesté douce et pure que jamais ils
n'avaient rêvée.
Aux temps troublés du moyen
âge, dans ces siècles de violence et
de force brutale, il a arraché à
l'âme humaine le suave hommage de la plus
pure adoration; et lorsqu'aux jours de la
Renaissance, l'antiquité retrouvée
versait à tous les esprits
généreux la liqueur enivrante des
séductions païennes, il s'est
emparé des esprits les plus puissants et les
plus fermes, de Jean Calvin comme de Martin Luther,
qui ont salué en lui le Roi des âmes
et le libérateur de l'humanité; puis,
quand s'est levé, avec le
dix-septième siècle, l'âge des
sciences positives, il a vu les maîtres de
ces sciences, les Copernic, les Euler, les Newton,
les Pascal, se faire une gloire de le servir et
prosterner à ses pieds leur génie et
leur foi; et aujourd'hui, après Voltaire,
après Strauss, après qu'une
impitoyable critique, scrutant chacune de ses
paroles et chacun de ses actes, a
disséqué sa vie pour en montrer les
lacunes et les taches, dans ce siècle qui ne
veut être dupe de rien et qui se vante
d'avoir renversé tous les dieux, il se
trouve que cette figure reste debout, aussi sainte,
aussi sublime que jamais, dominant toutes nos
fausses grandeurs et survivant à toutes nos
idoles, n'offrant à l'oeil
pénétrant de la haine, je ne dis pas
une souillure, je dis pas une tache, pas une
ridé, pas même un trait vulgaire; il
se trouve que ce nom, livré à tous
les orages, reste, de tous les noms, le plus grand;
que, porté par des voix fidèles
jusqu'aux extrémités du monde,
annoncé dans toutes les langues des hommes,
chez des races que tout sépare, moeurs,
traditions, tempérament, génie, il
rencontre partout des milliers d'adorateurs, dans
les coeurs desquels le Christ prend la place la
plus intime et la plus sacrée, et qui, pour
exprimer l'enthousiasme qu'il leur inspire, lui
disent, avec nous qui sommes ici et avec toute
l'Église fidèle : « Mon Seigneur
et mon Dieu! »
Et l'on ne voit pas qu'il y a là
quelque chose qui dépasse les forces de la
nature, et l'on voudrait nous faire admettre que
cette figure a été inventée,
que les divers traits qui la composent sont les
produits de l'imagination populaire telle que
l'interprétèrent les auteurs de nos
quatre évangiles ! Ainsi, de ce milieu que
nous connaissons bien, de cette nation alors
livrée à tous les fanatismes, de
cette religion pharisaïque jusqu'à la
moelle, serait sorti, par un procédé
naturel, un idéal dominant tous les temps et
toutes les races humaines, et quelques ignorants,
en rédigeant ces écrits
fragmentaires, naïfs et sans apprêt que
nous appelons nos évangiles, auraient
rassemblé quelques traits qui,
réunis, donnent l'idée de l'absolue
perfection! Eh bien! laissez-moi le dire à
l'esprit le plus sceptique qui puisse se trouver
ici : Cela, vous ne le croyez pas, car vous savez
bien que c'est impossible; le Christ est donc pour
vous l'être inexplicable... vous ne voulez
pas dire encore l'être divin. Peut-être
le direz-vous plus tard... Oh! dites-le dès
aujourd'hui, faites un effort suprême de
volonté sincère, secouez les
préjugés qui vous paralysent, soyez
libres et soyez droits, et saluez avec nous, dans
cet idéal immuable, le Christ qui est le
même, hier, aujourd'hui,
éternellement.
J'ai
dit enfin
l'immutabilité dans l'oeuvre qu'il exerce.
Cette oeuvre, pendant trois ans, quelques enfants
des hommes l'ont vue s'accomplir sur la terre;
mais, par son Esprit, Jésus-Christ la
continue à travers les siècles, et
dans tous les temps vous la reconnaissez à
ces trois traits : il sauve, il sanctifie, il
console.
Il sauve. C'est pour cela qu'il est
venu; il n'est rien s'il n'est pas
Rédempteur; ni son enseignement, ni son
exemple n'auraient été efficaces sans
sa croix. Lui-même l'a dit : « Si le
grain de froment ne tombe en terre et s'il ne
meurt, il ne peut porter de fruit. »
Vous n'ignorez pas, mes frères,
que le rationalisme contemporain nous enseigne
autre chose : il n'accepte pas la rédemption
par le sacrifice du Calvaire ; c'est là,
selon lui, une idée toute judaïque que
les apôtres auraient les premiers
formulée. Le vrai Christ, d'après
lui, aurait été simplement le
prédicateur du sermon sur la montagne, le
révélateur de la religion
intérieure dont les seuls articles seraient
la foi à la paternité divine et
à la fraternité humaine, et c'est
à cet Évangile vraiment primitif que
l'on nous invite à revenir
aujourd'hui.
Nous ne le pouvons; nous n'accepterons
jamais un Christ mutilé; celui auquel nous
croyons est celui que le Précurseur,
dès le premier jour, désigna par ces
mots: «Voici l'Agneau de Dieu qui ôte le
péché du monde. » Sans doute, il
y a eu dans son oeuvre la réalisation d'un
plan progressif ; Jésus n'a pas
annoncé publiquement sa mort dès le
commencement de son ministère; il fallait
qu'il expliquât d'abord ce qu'était le
royaume de Dieu qu'il venait fonder avant
d'annoncer comment il le fonderait, et les trois
premiers évangiles nous ont conservé
l'indication précise du. moment où il
se mit à parler de la mort qu'il devait
subir à Jérusalem. C'est
immédiatement après que Pierre a
confessé qu'il est le Messie et le Fils de
Dieu; c'est au moment où on l'a reconnu
comme Roi qu'il veut montrer quelle sera la nature
de son règne. Mais comme on voit bien
dès lors que sa mort est le point central de
son ministère! Quand, dans la scène
mystérieuse de la Transfiguration,
Moïse et Elie lui apparaissent, de quoi
parlent-ils, si ce n'est de la mort qu'il doit
subir à Jérusalem, de cette mort qui
seule peut satisfaire la loi dont Moïse est le
représentant, et répondre aux
aspirations de la prophétie dont Élie
est l'interprète? C'est pour mourir que
Jésus va à Jérusalem : «
J'ai à être baptisé d'un
baptême, et combien ne suis-je pas
pressé jusqu'à ce qu'il
s'accomplisse! »
(Luc,
XII, 50.) « Dirai-je
à mon Père : Délivre-moi de
cette heure? Mais c'est pour cette heure que je
suis venu. »
Et c'est à cause de cela que, la
veille de sa mort, il institue la sainte
Cène. annonçant ainsi sa chair rompue
et son sang répandu pour les
péchés du monde (I).
Voilà
le Sauveur tel que l'annonçaient les
Écritures; voilà ce qu'il veut
être, voilà ce qu'il doit être
à jamais, et quand les apôtres font de
sa mort le centre de leur prédication, et de
la folie de sa croix l'instrument de leurs
conquêtes, ils prêchent le seul
Évangile qui ait été
donné aux hommes et par lequel les hommes
puissent être sauvés. 0 vous auxquels
suffit la morale de l'Évangile, à
quelle race appartenez-vous? J'ignore ce que vous
dit votre conscience; mais, pour moi, plus j'admire
cette morale, plus elle me trouble; plus elle
m'apparaît vraie et sainte, plus elle me
condamne, plus elle met en évidence ma
misère et ma honte. Si l'Évangile
n'était que cela, l'Évangile
m'accablerait. Il me faut la croix pour apaiser mon
âme; il me faut « le Christ livré
pour mes offenses, ressuscité pour ma
justification ». Créez, si vous le
pouvez, une humanité qui ne pèche
plus, et vous lui donnerez un Évangile sans
sacrifice expiatoire, mais tant que nous
traînerons ici-bas nos souillures et nos
crimes, nous invoquerons le Christ qui sauve, hier,
aujourd'hui, éternellement.
Il sanctifie. Je veux dire, par
là, qu'à travers les siècles,
il communique à l'humanité une vie
nouvelle, transformant les coeurs, changeant les
volontés, accomplissant enfin dans les
âmes une oeuvre analogue à celle qu'il
a faite aux jours de sa chair quand il
guérissait les lépreux, quand il
délivrait les possédés, quand
il ressuscitait les morts.
Je
sais bien ce que vous
allez me répondre. Vous me montrerez ce qu'a
été souvent l'Église, et vous
me demanderez à quels signes on y
reconnaît cette perpétuelle
activité de Jésus-Christ. Où
était-elle, cette action sanctifiante, au
temps de Constantin et de Clovis, et plus tard
lorsque, dans la Gaule devenue, chrétienne,
nos Mérovingiens donnaient le hideux
spectacle de toutes les infamies et de tous les
forfaits? Où était-elle lorsque, dans
l'empire de Byzance, on voyait une cour et un
clergé dépravés partager leur
temps entre les plaisirs les plus frivoles et des
discussions aussi subtiles qu'acharnées sur
la nature du Verbe incréé ? Où
était-elle, au temps d'Alexandre VI, quand
l'Europe chrétienne était
conviée aux jubilés centenaires de
Rome comme pour y contempler celui qu'on appelait
le saint pontife dépassant les turpitudes
des Césars ? Où était-elle, au
temps de Philippe II, dont on a pu dire :
C'était Satan régnant au nom de Jésus-Christ?
Où était-elle plus tard, au sein
des Églises protestantes ou catholiques, si
souvent abaissées, mondanisées et
devenues insipides comme le sel qui a perdu sa
Saveur?
Mes
frères, elle
était là, mystérieuse et
cachée dans des âmes fidèles
que le monde ne connaissait point, et qui,
mêlées à ceux dont le nom
n'évoquait que le scandale, conservaient
pieusement le trésor de la foi et de
l'éternelle espérance; elle
était chez ces proscrits, chez ces martyrs,
souvent chez ces hérétiques sur
lesquels les clergés officiels ont parfois
laissé tomber tant de noms insultants; elle
était dans l'étroite cellule d'un
couvent et dans les cavernes de nos
Cévennes, chez ces humbles, chez ces petits
de la terre, qui ne fléchissaient pas le
genou devant Baal, et c'est à cause de cela
que l'Église a vécu ; c'est à
cause de cela qu'elle subsiste encore,
sauvée par son divin Chef, qui veillait sur
elle et qui l'a défendue des crimes de ses
défenseurs, plus dangereux pour elle que la
haine de ses ennemis. Regardez-y de près :
partout où le Christ est invoqué, il
y a un principe de vie ; nous en avons aujourd'hui,
à l'heure même, un exemple frappant.
Il y a, en Orient, d'antiques Églises
chrétiennes, celles de l'Arménie et
celles de la Grèce, profondément
abaissées et corrompues par une
persécution séculaire et par
l'influence immorale des vainqueurs qui les ont
presque étouffées.
Et cependant lorsque, dans
l'effondrement de cet islamisme, dont nos
armées ont trop longtemps
protégé le cadavre, on regarde pour
savoir quels seront ses héritiers, à
qui songe-t-on, si ce n'est à ces vieilles
races dégénérées,
seules capables de revivre, parce que quelque chose
du christianisme est dans leurs traditions et dans
leur sang? Cette action vivifiante du Christ
immuable, elle s'étend plus loin que vous ne
le soupçonnez, elle pénètre au
milieu de nous, jusque dans l'âme des
incrédules eux-mêmes qui, comme on l'a
dit avec raison, en secouant le vieil arbre du
christianisme, en font tomber des fruits que les
chrétiens avaient oublié de cueillir.
Oui, dans cet ardent intérêt pour les
pauvres et pour les petits, qui est la meilleure
gloire de la démocratie moderne, dans cette
préoccupation incessante d'assurer à
l'ouvrier une part de capital qui, pour lui, soit
l'indépendance, et un foyer assez large pour
sauver ses enfants de la promiscuité qui les
souille; dans cette guerre à la servitude
blanche, à la corruption qui étale
sur nos boulevards ses marchés d'esclaves,
je vois et je reconnais encore quelque chose de
l'oeuvre de Jésus-Christ. Si ce sont des
athées qui l'accomplissent, à qui la
faute, si ce n'est aux chrétiens qui la
désertent? Ah! cette oeuvre de
relèvement que vous croyez finie, c'est
à peine si elle a vraiment commencé !
Elle est le phare qui brille dans l'avenir aux yeux
de tous les hommes de bonne volonté. Pour le
salut de l'humanité, elle ne cessera jamais
de luire, car Jésus-Christ est Celui qui
sanctifie hier, aujourd'hui,
éternellement.
J'ai dit enfin que Jésus-Christ
console : C'est peut-être sous cet aspect que
le caractère immuable de son action est le
plus sensible aux hommes de notre temps. On
comprend moins aujourd'hui qu'autrefois son
rôle de Rédempteur, parce qu'on sent
moins la puissance du péché. Sous
l'influence des idées fatalistes si
universellement répandues, la notion du mal
S'est oblitérée, on se croit moins
responsable, on a moins besoin de pardon. C'est un
obscurcissement passager sans doute, mais
réel et profond. Toutefois, si le sentiment
du péché a fléchi, il n'en est
pas de même de celui de la douleur. On
souffre tout autant qu'on a jamais souffert, et je
n'en citerai qu'une preuve, mais elle est
décisive : c'est l'effrayante progression
des suicides.
Malgré tous les progrès du
luxe et tous les raffinements de jouissance dont
notre siècle est si avide, malgré les
distractions qui se multiplient, la joie est rare,
elle n'est pas sincère, et il semble au
contraire que la faculté de souffrir
devienne plus délicate et plus intense.
D'ailleurs, la science a beau préciser ses
méthodes et soumettre à ses
conquêtes un domaine toujours plus vaste,
elle est aussi impuissante que jamais à
supprimer et même à diminuer les
souffrances du corps ou de l'âme, elle ne
jette aucune lumière sur nos tristesses, sur
nos déchirements, sur nos deuils; la mort
qui est l'acte suprême du drame où
nous jouons tous notre rôle reste toujours
pour nous la plus poignante et la plus
désespérante des énigmes.
Telle est notre situation réelle, et je
défie bien personne de la nier. Or en face
de ce fait incontesté s'en dresse un autre
aussi incontestable, c'est que Jésus-Christ
console, et ce fait est attesté non parles
heureux de ce monde (ce qui ne prouverait rien),
mais par les plus affligés d'entre les
hommes. Jésus-Christ console; il donne
à la douleur un sens et un but qui la
rendent acceptable ; il éclaire la mort
d'une espérance éternelle, il fait
pénétrer dans les coeurs la certitude
d'une sympathie profonde, immense, infinie. Ce
n'est pas là une hypothèse, c'est une
réalité dont à chaque heure,
à chaque minute, des milliers d'hommes font
l'expérience.
On peut contester la valeur de cette
consolation et dire qu'elle est illusoire. Les
aveugles seuls pourront en nier les effets.
Jésus-Christ console, et c'est pour cela que
ses affirmations sont les seules que l'on porte au
chevet des mourants et devant une fosse ouverte,
Parcourez nos cimetières; cherchez-y une
parole qui exprime une ferme espérance, vous
ne la trouverez que sur la tombe d'un
chrétien. Mais que cette parole est
puissante en ce lieu-là! qu'elle y est
grande, et comme on sent bien alors que
l'espérance est à jamais solidaire de
Jésus-Christ !
Dans le monde de la pensée on en
peut voir aujourd'hui une preuve saisissante.
Pendant que l'on nous montre le soleil du
christianisme s'abaissant vers l'horizon pour
s'éteindre à jamais, voici
qu'à l'horizon opposé monte, des
profondeurs de l'antique Orient, non pas une
clarté, mais une ombre Immense, celle du
pessimisme bouddhiste, qui va devenir, nous dit-on
, le système définitif de la sagesse
moderne, et ce système se résume en
un seul mot : néant; le néant dans la
tombe et la vie acceptée comme une
épreuve douloureuse que ne doit suivre aucun
lendemain. Voici qu'on nous convie à prendre
pour la devise de l'avenir ces mots que saint Paul
écrivait sur le seuil du paganisme antique :
« Sans Dieu, sans espérance. » Il
est bon peut-être qu'il en soit ainsi pour
que tous les yeux s'ouvrent et pour que nous
sachions enfin qui nous voulons suivre et servir.
Quant à moi, j'ai foi dans le
témoignage des pauvres, des malades, des
opprimés et des affligés de ce monde.
Ils ont été les premiers à
saluer le Christ aux jours de sa chair; ils sont
encore les premiers à confesser sa
puissance. Sachant bien que, pour leur
détresse, le monde n'a pas de remède,
ils appelleront de leurs voeux et de leurs
prières le Christ qui console, hier,
aujourd'hui, éternellement.
Puis donc que le Christ est immuable,
nous tirerons, en terminant, de cette
pensée, une grande force pour notre foi, une
grande consolation pour nos coeurs, un grand
encouragement pour notre activité
chrétienne.
Une grande force pour notre foi. Nous
sommes dans un siècle de crise et
d'ébranlement profond, dans le siècle
de ce qu'on a appelé les destructions
nécessaires. Bien des choses
s'écroulent qui nous semblaient
éternelles; bien des systèmes, bien
des appuis extérieurs sur lesquels
l'Église a peut-être trop
compté. Or, quand, en face de ce fait, le
trouble et l'angoisse viennent envahir nos
âmes, rappelons-nous qu'au-dessus de ce qui
passe, il y a Celui qui demeure ; que si, sans lui,
nous n'avons rien, avec lui, tout nous reste, et
cela, d'autant plus que nous ne compterons que sur
lui.
Une grande consolation pour nos coeurs.
Nous avançons dans la vie, et les
séparations se multiplient. Il en est
plusieurs parmi nous dont le foyer a
été profondément
dévasté; il en est plusieurs qui
s'avancent dans une vie désormais solitaire,
et ce n'est pas seulement la mort qui fait le vide,
hélas! ce sont les mésintelligences,
les trahisons domestiques, la rupture tragique et
poignante des amitiés d'autrefois. Or, voici
pour nos coeurs cette réalité la plus
divine et la plus humaine de toutes : le Christ est
toujours le même, avec ses trésors de
tendresse et de sympathie ; il était
là hier, il sera là demain, il sera
là dans tous les abandons possibles, il sera
là jusqu'à la fin, dans les
défaillances suprêmes et jusqu'au
dernier souffle de l'agonie.
Un grand encouragement pour notre
activité. Si rien n'est
désespérant comme le sentiment
affreux d'avoir travaillé pour le
néant ; si rien n'est amer comme d'avoir
à se dire, sur les ruines de tout ce qu'on a
édifié: « Vanité des
vanités, tout est vanité! » rien
ne vaut la pensée que l'on sert une cause
immuable et que l'on apporte sa pierre à un
édifice qui traversera les siècles.
Telle est, mes frères, la ferme conviction
du chrétien.
Quand Charlemagne eut, de sa main
puissante, reconstruit l'oeuvre des Césars ;
quand il eut rassemblé sous son sceptre
victorieux l'Allemagne et l'Helvétie,
l'Italie et les Gaules, le monde
étonné contempla cet empire qui
s'étendait des rives de la. Baltique
jusqu'aux Pyrénées, et des Alpes
jusqu'à l'Océan. Or, un jour on vit
le vieil empereur, rassasié de gloire, assis
à sa fenêtre dans son palais sur les
bords de la Seine, et ses yeux se remplissaient de
larmes. Et comme on l'interrogeait sur la cause de
cette tristesse, il montra les champs et les vignes
que les pirates normands avaient incendiés
en remontant le fleuve. « Si de mon vivant,
dit-il, ces barbares ont fait ces choses, que
sera-ce donc après moi? »
Que sera-ce après moi ?
Voilà le dernier mot des puissants de la
terre, qu'ils s'appellent Alexandre ou
César, Charlemagne ou Napoléon, et
voilà le dernier mot des maîtres de la
pensée, qu'ils s'appellent Platon ou
Spinosa, Leibnitz ou Hegel. Toujours le changement
comme une menace incessante, toujours un
héritier qui peut être un destructeur.
Mais nous servons un maître immuable. Il a
plu à Dieu, dit le prophète, que
l'empire éternel reposât sur son
épaule; cette épaule ne
fléchira pas, et cet empire subsiste
à jamais. Aussi, dans la communion de
l'Église universelle, nous lui dirons avec
le vieux Te Deum des chrétiens : « Tu
es le Roi de gloire, ô Christ ! » et
nous ajouterons avec l'Écriture : « Les
cieux périront, mais tu subsistes toujours ;
ils s'useront comme un vêtement vieilli, et
ils seront changés ; mais toi, tu es
toujours le même, et tes années ne
finiront point; le même, ô Christ,
hier, aujourd'hui, éternellement. »
Amen !
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