Jésus-Christ
est
le même, hier, aujourd'hui,
éternellement.
(Hébr.
XIII, 8.)
Mes Frères,
L'auteur
de
l'Épître aux Hébreux venait de
rappeler le souvenir des premiers apôtres de
l'Évangile. Beaucoup d'entre eux
étaient morts. Ceux qui avaient vu le Christ
et qui l'avaient écouté devenaient
chaque jour moins nombreux. Le temps avait fait son
oeuvre ordinaire de destruction que la
persécution avait rendue plus effrayante
encore. Les grands chefs, les vaillants lutteurs
étaient tombés l'un après
l'autre, et, à côté de ceux qui
avaient ainsi succombé, il y avait eu les
défections des apostats et des lâches.
Plus d'une âme était
ébranlée et découragée.
Il fallait donc rappeler à tous que, si les
hommes passent, la cause du Christ est immortelle,
et l'écrivain sacré exprime cette
pensée dans ces mots triomphants : «
Jésus-Christ est le même, hier,
aujourd'hui, éternellement. »
Nul ne pourra jamais dire combien de
fois cette parole a consolé l'Église.
Ce qui s'est passé au premier siècle
de son histoire se renouvelle 4 toutes les
époques. C'est par une lutte Incessante,
acharnée, que le royaume de Dieu se
maintient et s'étend sur la terre.
Dans cette guerre sainte, Il y a, pour
les croyants, des heures sombres; ici, ce sont des
reculs imprévus, des défaites
partielles et parfois des déroutes;
là, ce sont des inactions prolongées,
ce sont des périodes sans élan, sans
enthousiasme, où les âmes se
traînent sous le poids d'une lourde atonie;
on a peine à croire qu'une cause divine sait
vraiment en jeu. Puis, quand elle se relève,
quand l'espérance rentre dans les coeurs,
quand la victoire paraît prochaine voici ses
représentants les plus grands, ses
défenseurs les plus nécessaires qui
sont frappés comme au hasard et par un coup
vulgaire. En les voyant disparaître, on
serait tenté de croire que l'Évangile
qu'ils servent est à jamais compromis et que
sa défaite est certaine; mais cette parole
retentit comme le son joyeux du clairon de la
victoire : « Jésus-Christ est le
même, hier, aujourd'hui,
éternellement. »
Nous
allons, mes
frères, méditer aujourd'hui cette
grande parole. Nous allons étudier ensemble
l'immutabilité de
Jésus-Christ.
Être immuable, être
immortel, c'est le plus grand but que puissent se
proposer les hommes, c'est le rêve
suprême de leur orgueil. Dans tous les temps,
ils l'ont formé. Sur cette terre ou rien ne
reste debout, où l'homme lui-même est
emporté par l'incessant tourbillon des
choses, où les molécules qui
composent son corps se renouvellent avec une
rapidité dont la science n'a pas encore
déterminé la formule, où les
générations se succèdent
rapides et éphémères comme les
feuilles de nos forêts que balaie le vent
d'automne, l'homme ne consent jamais à
passer tout entier. Il veut laisser de lui quelque
chose qui demeure, qu'en ce ne serait qu'un
tombeau. Pourquoi les constructions gigantesques de
la Babylonie et de l'ancienne Égypte? Pour
porter aux âges futurs la gloire d'un homme
dont elles devaient abriter le sépulcre.
Et quand, aujourd'hui, l'oeil
pénétrant de l'archéologue est
parvenu à déchiffrer son nom, tout ce
qui s'y rattache, en définitive, c'est le
souvenir de la prodigieuse vanité d'un petit
monarque inconnu, qui occupa tel chiffre dans
l'interminable série de ces dynasties dont
quelques savants tout au plus ont retenu l'ordre et
la désignation. En vain, ces exemples de
l'inanité de la gloire humaine se
multiplient. Ils n'empêchent jamais les
générations qui grandissent de
s'éprendre du même rêve et de
poursuivre ardemment le même mirage qui les
séduit. Quel est l'homme, parmi
ceux-là du moins que l'éducation
arrache à l'ignorance, qui n'ait
désiré. passionnément laisser
après lui un nom qui lui survive? On
rêve la gloire littéraire; pas un
écrivain, pas un poète qui, dans une
heure d'enivrement, n'ait
répété l'orgueilleuse
affirmation d'Horace : Exegi monumentum aere
perennius. On rêve la gloire militaire; pour
la gagner, on affronte joyeusement la mitraille. Eh
bien! parmi tous ceux que la gloire attire, combien
y en a-t-il qu'elle couronne? Parmi tous ces
appelés, combien d'élus?
Vous pouvez les compter. Il est infime,
le nombre de ceux qui laissent après eux un
souvenir immuable, une réputation que l'on
ne conteste pas. Les uns, par quelque acte
extraordinaire, par leurs extravagances
peut-être ou par leurs crimes, ont
réussi à jeter sur leur nom un
éclat qui s'impose à l'attention de
la postérité, car le mal et la folie
confèrent, eux aussi, l'immortalité,
et les noms de Tibère, de Judas et de
Néron ne seront jamais oubliés;
d'autres ont fait une oeuvre de génie :
c'est un marbre splendide, c'est une peinture
immortelle, c'est une tragédie ou un
poème dans lesquels ils ont donné
à la pensée ou aux passions humaines
une expression si vraie, si authentique et si
poignante, qu'en lisant leurs écrits,
après des siècles, nous sommes
remués dans les profondeurs de notre
être et nous sentons que le génie est
vraiment immortel; d'autres ont attaché
leurs noms à la découverte d'une
vérité scientifique désormais
irréfutable, et l'on dira les lois de Newton
et d'Euler aussi longtemps que l'on étudiera
la gravitation des mondes; d'autres ont servi avec
éclat leur patrie sur les champs de bataille
ou dans les parlements; d'autres, par leurs
patients labeurs, ont ouvert à la
civilisation des voies nouvelles et conquis une
renommée plus pure que celle des armes;
d'autres ont été les
interprètes de la conscience et les
instructeurs de l'humanité.
Tels sont les titres à
l'immortalité que le monde confère
aux grands hommes qu'il connaît (oubliant,
hélas! la foule des martyrs dont les
souffrances et la mort cachées l'ont
sauvé tant de fois). Il est certain qu'il y
a, dans l'histoire, des renommées que l'on
peut appeler immuables, et contre lesquelles le
temps et les retours offensifs de la fortune ne
pourront jamais rien.
Or,
est-ce une
idée semblable qu'expriment les paroles de
mon texte, lorsqu'elles affirment que le Christ est
le même, hier, aujourd'hui,
éternellement? S'agit-il simplement
d'affirmer que, parmi les fils des hommes, aucun
n'a marqué sur la terre une plus profonde
trace et n'a laissé un plus indestructible
souvenir? Ce serait déjà pour lui une
gloire incomparable; mais, vous le savez bien,
l'Écriture veut exprimer ici autre chose :
elle affirme ce qu'a toujours cru, ce que croit
encore sous tous les cieux l'Église
fidèle : c'est que le Christ est vivant et
qu'il règne à jamais; les autres, les
hommes de génie dont j'ai parlé,
laissent après eux l'immortalité de
leur souvenir; on les cherche parmi les morts et on
parle d'eux au passé; le Christ est au
milieu de nous par une présence
éternelle; les autres-ont
l'immortalité de leur oeuvre,
immortalité d'autant plus Immuable que cette
oeuvre a été plus vraie, plus utile
ou plus éclatante; le Christ agit
aujourd'hui comme il agissait hier, comme Il agira
demain.
Nous croyons, avec l'Église
fidèle, que sa vie, dont un petit nombre
d'hommes ont été pendant trois ans
les témoins il y a dix-huit siècles,
-sur un coin de la terre, n'a été que
la manifestation visible et le prélude d'une
vie et d'une action qui s'accomplissent dès
lors dans tous les temps et sur tous les points du
monde où l'Évangile est
prêché; nous croyons que les trois ans
de son ministère historique n'ont
été que la parabole courte et sublime
d'un ministère qui ne finira plus; que ces
pauvres, ces misérables, ces lépreux
qu'il guérissait sur sa route, en les
touchant de ses mains, n'ont été que
les prémices de ces multitudes qu'il sauve,
qu'il sanctifie et qu'il console à travers
les siècles; nous croyons qu'aujourd'hui, et
malgré l'indifférence apparente de ce
siècle positif, il fait sentir son action
par d'irrécusables marques; nous croyons
qu'on la reconnaît d'abord à
l'opposition et aux colères que son nom
soulève, et qui sont l'hommage magnifique et
terrible que toutes les passions mauvaises, tous
les égoïsmes et toutes les hypocrisies
rendent en frémissant à sa
sainteté, et qu'on la reconnaît
ensuite à l'enthousiasme, à l'amour,
à la joie dont son nom remplit les coeurs de
ceux qui l'adorent; en un mot, nous croyons
qu'étant le Fils de Dieu et le Roi
éternel des âmes, il tient la promesse
qu'il a laissée à ses disciples :
« Voici, je suis toujours avec vous
jusqu'à la fin du monde », tellement
que, si ce drame mystérieux qui s'appelle
l'histoire devait se prolonger encore vingt,
cinquante ou cent siècles, cette parole
retentirait au sein des générations
à venir : « Jésus-Christ est le
même, hier, aujourd'hui,
éternellement. »
Mais, pour mieux comprendre cette
immutabilité, nous ne devons pas nous en
tenir à cette impression d'ensemble qui
risquerait d'éblouir notre imagination sans
éclairer notre esprit. Il nous faut
étudier de plus près ce grand sujet,
et envisager cette immutabilité d'abord dans
l'enseignement de Jésus-Christ, en second
lieu dans sa personne, enfin dans l'oeuvre qu'il
accomplit à travers les âges, Tel
sera, mes frères, l'ordre de nos
réflexions.
Et
d'abord l'immutabilité de son enseignement.
Jésus-Christ lui-même l'avait
clairement prédite. Un jour, en face du
temple, dont il annonçait la ruine
prochaine, il avait dit à ses disciples:
« Les cieux et la terre passeront, mes paroles
ne passeront point! » Et ce qui doit vous
frapper, c'est que, lorsqu'il prononça ces
mots, pas une de ses paroles n'était
écrite; elles allaient être
confiées à la mémoire de
quelques pauvres ignorants, qui les comprenaient
encore à peine, Or, songez-y, dans les
sanctuaires de Thèbes, de Ninive ou de
Delphes, la pensée religieuse de millions
d'adorateurs a été gravée sur
le marbre et sur l'airain; ils ont voulu
léguer aux générations
à venir les noms et les exploits de leurs
dieux; et, de tout cela, que reste-t-il? De vagues
traditions, des fragments incohérents d'une
mythologie que l'on parvient à peine
à reconstruire, des noms de divinités
dont le rôle échappe aux recherches de
nos savants, et ne sera jamais tout au plus qu'une
curieuse question d'archéologie; tous ces
monuments de ces religions orgueilleuses der,
maîtres du monde, tous ces souvenirs qui
devaient être impérissables, ont
disparu dans les sombres profondeurs du vaste
océan de l'oubli, et, comme autrefois
l'arche sainte flottant sur les eaux du
déluge, la parole du Christ.
conservée dans quatre petits écrits,
est devenue l'héritage, la
propriété, le trésor, je ne
dis pas seulement de toutes les
générations successives et de toutes
les races supérieures de ce globe, je dis
des plus humbles parmi les enfants des hommes, des
plus pauvres, des plus
déshérités, je dis du dernier
des paysans et du plus obscur des manoeuvres
Essayez de la faire disparaître. Quand vous
pourriez, selon le rêve insensé de
Dioclétien, brûler toutes les bibles
chrétiennes, demain les pages des
Évangiles seraient de nouveau
écrites, dictées par les coeurs
reconnaissants des millions de croyants qui y
trouvent chaque jour leur lumière et leur
force, et qui les retiennent d'une mémoire
aussi sûre que les noms de leurs enfants et
leurs souvenirs les plus chers et les plus
sacrés.
On me dira sans doute que, dans cette
durée perpétuelle de l'enseignement
de Jésus-Christ, il n'y a pas, à
proprement parler, un fait extraordinaire et qui
n'appartienne qu'à lui seul. On me dira que
d'autres paroles que les siennes ont
traversé les siècles, on me citera
les oeuvres des penseurs ou, des poètes de
génie qui, depuis Homère et Platon,
ont laissé tant de pages sublimes ou
charmantes, et dont les enseignements font partie
du patrimoine de l'humanité. Nous n'avons
garde de le contester, et nous le rappelions
nous-mêmes il y a un instant : oui, d'autres
paroles que celles du Christ ont pu exciter
l'émotion, l'admiration, l'enthousiasme;
d'autres paroles seront sauvées de l'oubli
par le souvenir reconnaissant de la
postérité : c'est le propre du
génie de marquer tout ce qu'il crée
d'un caractère permanent de grandeur et de
vérité qui survit aux admirations
d'une époque ou d'une école. Mais il
y a dans l'enseignement de Jésus-Christ
autre chose : il est immuable non seulement dans sa
durée, mais dans la nature de
l'autorité qu'il exerce. Voici une parole
qui, dans tous les temps, chez toutes les nations
où elle pénètre, subjugue et
rend captive la conscience humaine, je ne dis pas
la conscience d'un peuple ou d'une race (car alors
elle vaudrait 14 parole do Mahomet, qui se soumet
les Arabes, et la parole du Bouddha, qui gouverne
les nations de l'extrême Orient), je dis la
conscience sémitique et japhétique,
slave, saxonne, germaine ou latine, tellement que,
dans chacune de ces races, il y a des milliers
d'âmes qui, en écoutant le Christ,
disent ce que, vous avez si souvent dit
vous-mêmes : « Jamais homme n'a
parlé comme cet homme »; il y a des
milliers d'âmes qui subissent cette
autorité extraordinaire que sentirent les
multitudes quand elles écoutèrent le
Christ pour la première fois. Or,
d'où vient que cette autorité est
immuable ? Si vous y prenez garde, de ceci : que la
parole de Jésus-Christ est la plus
religieuse qui fut jamais. Expliquons ce que nous
entendons par là.
La religion vraie a pour objet
d'établir le double rapport qui doit exister
entre l'homme et Dieu et entre l'homme et l'homme;
eh bien! quel est le fond de tout l'enseignement de
Jésus-Christ, si ce n'est cela? À
quoi tend tout cet enseignement, si ce n'est
à montrer ce que ce rapport doit être,
comment il a été rompu par le
péché, comment il doit être
rétabli par le pardon du côté
de Dieu et la foi du côté de l'homme,
comment enfin il doit se réaliser dans la
vie par la justice et la charité ? C'est
là la substance de tous les discours de
Jésus-Christ, à commencer par le
sermon sur la montagne; c'est le fond de ses
merveilleuses paraboles, de ses maximes si
brèves et si fécondes, de ses
entretiens intimes avec ceux qui viennent à
lui.
Or, j'affirme que tout cela est immuable
comme la vérité. Qu'est-ce donc,
hommes de mon temps, que vous y trouverez à
changer? Sera-ce l'idée que
Jésus-Christ nous donne de Dieu? Ah! je sais
qu'aujourd'hui, dans ce quart du
dix-neuvième siècle, on se
plaît à nier Dieu; je sais que
l'athéisme est aujourd'hui populaire et
qu'il confère à ceux qui le
professent un brevet de supériorité
d'esprit; je sais qu'au nom de la science on nous
présente une' genèse nouvelle
(c'était pourtant celle d'Épicure),
qui doit mettre à néant toutes nos
vieilles idées sur l'origine du monde et de
l'humanité. Au commencement, nous dit-on, il
y avait les atomes et les, atomes étaient
emportés par un mouvement éternel, et
le mouvement devint mathématique, et,
après des milliards de siècles, la
matière devint ordonnée, et,
après des milliards de siècles, la
matière, dans ses combinaisons infinies,
enfanta la vie, et cette vie, d'abord
végétative, se donna un jour à
elle-même le mouvement spontané, et
(les siècles toujours aidant) la vie devint
tout à coup consciente d'elle-même, et
la conscience enfanta l'intelligence, et
l'intelligence enfanta la moralité, de sorte
que, de la molécule inerte jusqu'à la
sainteté parfaite telle que le Christ la
révèle, il n'y a que la simple
progression de la matière ascendante. Adopte
qui voudra cette genèse étrange
contre laquelle tout en moi proteste, à
commencer par la loi de causalité.
Comprenne qui pourra que le moins a
enfanté le plus, que la matière s'est
donné à elle-même l'ordre le
plus admirable, que le chaos a produit la loi, que
le néant a produit la vie, et que le devoir,
dans son expression la plus sublime, n'est en
définitive que le résultat
suprême d'une fortuite combinaison d'atomes!
Quand l'homme, laissant là ces sophismes, en
reviendra à expliquer le monde par les
mêmes procédés intellectuels
qu'il applique à toute chose; quand il
affirmera que jamais le néant n'a
enfanté la vie, que jamais le moins n'a
produit le plus, parce que tout ce qui est dans les
effets doit se trouver dans la cause; quand
l'homme, trouvant, dans cet effet qui s'appelle le
monde, la puissance et la sagesse, en conclura, par
une induction légitimé, à une
cause puissante et sage; quand l'homme, trouvant en
lui-même la conscience et la volonté,
s'élèvera par la même induction
à un Créateur qui veut et qui
ordonne; quand l'homme, en un mot, trouvera Dieu,
pourra-t-il jamais concevoir un Dieu plus grand,
meilleur, plus juste, plus saint, plus aimant que
le Dieu de Jésus-Christ ?
Qu'est-ce donc qui a vieilli dans
l'enseignement de Jésus-Christ ? Qu'est-ce
qui a été dépassé?
Est-ce la morale de l'Évangile? Est-ce le
sermon sur la montagne ? Sont-ce ses sublimes
paraboles ? Est-ce l'idée qu'il nous donne
de la dignité de l'homme et de l'enfant, de
la valeur de l'âme immortelle ? Est-ce la
compassion qu'il veut nous faire éprouver
pour les derniers des hommes? Est-ce son
Idéal de justice et de fraternité ?
Oh ! je vous entends, il faut autre chose à
notre peuple... Mettez donc au concours les sujets
de la morale éternelle. Formez vos jurys et
attendez, pour les couronner, des traités
nouveaux du devoir qui enseignent, mieux que ne le
fait l'Évangile, la grandeur de la vie
humaine, la responsabilité de chaque homme,
le prix du temps qui nous est assigné;
composez des apologues plus vrais, plus
saisissants, plus populaires, que l'histoire du
créancier impitoyable, du bon samaritain ou
de l'enfant prodigue; trouvez des accents plus
solennels, plus pathétiques et qui parlent
mieux à la conscience universelle.
Après avoir ôté Dieu
de la morale, ôtez-en, par une
conséquence nécessaire, le sentiment
de l'obligation; au nom du positivisme supprimez la
liberté, apprenez aux
générations qui grandissent que la
morale n'est que l'expression dernière de
l'intérêt bien entendu, et quand, sous
un ciel abaissé et sans horizon infini, vous
aurez formé une race de petits hommes
positifs et séniles qui souriront aux mots
sacrés de foi, de repentir, de pardon et de
vie éternelle; quand vous aurez
peuplé la France de ces Chinois de
l'Occident, alors l'Evangile éternel,
désertant vos rivages, ira porter à
quelques races inconnues, avec les secrets de
l'avenir, l'idéal moral le plus
élevé, le plus saint, le meilleur qui
ait jamais jusqu'ici éclairé
l'humanité.
Je fais un pas de plus et je remarque
qu'au point de vue de l'immutabilité qui
nous occupe, l'enseignement de Jésus-Christ
est aussi remarquable par ce qu'il ne dit pas que
par ce qu'il affirme; sa sobriété
extraordinaire est la meilleure preuve qu'il n'est
pas l'effort suprême de l'esprit humain
aspirant vers l'infini (car la curiosité
humaine aurait demandé autre chose), mais
qu'il est bien la révélation d'un
Dieu qui dit à l'homme tout ce qui lui est
nécessaire pour arriver à la vie
éternelle, et rien de plus. Cette
sobriété toute divine est aussi l'une
des garanties les plus frappantes de sa
durée immuable. Supposons, en effet, qu'au
lieu d'être purement et simplement religieux,
il eût, comme toutes les autres religions
sans exception, glissé sur le terrain de la
politique ou des institutions sociales; supposons
qu'il eût prononcé des jugements sur
des questions relevant de l'ordre scientifique;
supposons que, dans les pages de l'Évangile,
nous trouvions un système de castes comme
dans le brahmanisme, un code de prescriptions
légales comme dans le mahométisme, ou
même une philosophie religieuse comme dans
les hommes théologiques de Thomas d'Aquin et
des penseurs du moyen âge : n'est-il pas
évident que, par tous ces
côtés, cet enseignement
prêterait le flanc aux attaques de la
pensée en progrès?
En épousant les idées, la
science ou les passions d'une époque, il
aurait dû, sans doute, à cet alliage
un succès plus rapide, mais il y aurait en
même temps trouvé le principe de sa
décadence.
Cent
fois on a voulu
compromettre l'enseignement du Christ en
l'engageant dans le domaine du relatif, à
commencer par ces hommes dont parle saint Luc, qui
vinrent lui demander un jour de traiter une
question de loi civile et d'héritage, ou par
ces rédacteurs des évangiles
apocryphes, qui ne manquent pas de placer sur les
lèvres de Jésus-Christ des
leçons d'astronomie, de médecine ou
de métaphysique, pour finir par ces
incrédules contemporains, qui disent que
l'Évangile n'est plus de notre temps parce
qu'il a ignoré le problème de la
relation du travail, du capital et de
l'épargne, lui faisant un reproche de ce qui
est précisément l'un de ses titres de
gloire; car l'enseignement de Jésus-Christ,
sachons-le bien, n'est solidaire d'aucune
politique, d'aucune théorie sociale,
d'aucune institution, d'aucune science progressive,
d'aucun système humain, si logique, si vrai
que vous le puissiez supposer. Il n'en doit
partager ni la fortune heureuse, mais certainement
éphémère, ni la
caducité. Supposez l'enseignement du Christ
engagé dans une solidarité
étroite avec une conception du monde ou de
la société depuis longtemps
dépassée; le voilà
immobilisé, arrêtant dans leur libre
essor tous les esprits qui lui resteront
fidèles, condamnant la pensée
moderne, au risque d'être à son tour
condamné par elle, et plaçant ses
sectateurs dans la cruelle alternative de maudire
la science au nom de leur foi, ou de
dédaigner leur foi au nom de la science. La
religion ainsi comprise sera immuable, si vous le
voulez, mais immuable comme les constructions d'un
autre âge, immuable comme les momies,
immuable comme le tombeau.
Or, ce n'est pas cette
immutabilité-là que je revendique
pour l'Évangile du Christ. Il ne l'a pas, il
ne peut pas l'avoir. Ces paroles, cent fois on a
voulu les enfermer dans une seule formule, toujours
elles l'ont brisée. Essayez de les y
assujettir à votre tour, vous verrez
qu'elles feront éclater tous vos cadres. Ces
maximes étranges, d'un tour si original et
si nouveau, ces paradoxes sublimes défient
tout notre esprit de systématisation;
Savez-vous ce que nous y trouvons ? Cette chose
merveilleuse, indéfinissable, qui s'appelle
là vie là vie, cette puissance que
l'homme ne peut pas communiquer à ses
oeuvres, si grandes qu'elles soient, et que Dieu
met dans une semence imperceptible qui, dans la
main desséchée d'une momie
égyptienne, va traverser les siècles
pour devenir de nouveau féconde, ou dans ces
Infusoires microscopiques qui, soumit à la
température torride de nos creusets, en
ressortent animés et mouvants. Ainsi, dans
les paroles du Christ, la vie reparaît
toujours, immuable dans son essence, infiniment
diverse dans ses applications. Voilà
pourquoi ces paroles ne peuvent pas
vieillir.
Vivantes, jeunes, toujours actuelles,
elles stimulent les consciences, elles
réchauffent les coeurs, elles
inquiètent l'égoïsme dans sa
sécurité trompeuse, elles apportent
aux esprits troublés une ineffable paix.
Après avoir soutenu dans le passé
tant d'âmes héroïques et saintes,
elles inspirent dans nôtre siècle les
Wilberforce, les Lincoln, les Livingstone; elles
pénètrent dans lé coeur d'une
foule d'hommes qui se vantent d'être
incrédules, et leur font accomplir des
oeuvres souvent supérieures à celles
des chrétiens de nom; elles frappent comme
une cognée acérée les troncs
vieillis dés iniquités
séculaires; elles dressent devant nos yeux
un idéal de justice toujours grandissant;
elles plaident avec une incomparable puissance la
cause des faibles, des petits, des
déshérités. Elles sont
immuables comme la justice, fécondes comme
l'amour, éternelles comme la
vérité. « Les cieux et la terre
passeront, ces paroles ne passeront point. »
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