Toute affliction semble, au, premier moment
, un sujet de tristesse et non pas de joie; mais plus tard elle
produit un fruit paisible de justice pour ceux qui ont été ainsi
exercés.
(Hébr. XII, 11.)
Mes Frères,
(1)
C'est de la
douleur que je viens vous parler. Mon sujet m'a été imposé par cette
réunion même. Sur d'autres points de la France, à cette époque de
l'année, des congrès s'assemblent pour s'occuper de science, d'art,
d'industrie, d'agriculture, pour encourager les grands et pacifiques
progrès de l'esprit humain. Or, voici sous nos yeux une exposition
d'une nature étrange, voici un concours ouvert sur un sujet toujours
actuel et toujours navrant; voici, dans ces asiles de Laforce, un
résumé de toutes les souffrances humaines rassemblées devant nous. De
quoi parler ici, si ce n'est des affligés et de la mission que Dieu
nous ordonne d'accomplir auprès d'eux? Au reste, en quelque lieu qu'on
se trouve, le sujet de la souffrance est* toujours opportun. Il y a
d'autres questions vers lesquelles nous dirigeons nos regards lorsque
cela nous convient; il y a des problèmes auxquels nous appliquerions
volontiers la parole de Félix à Paul : «Quand j'aurai du loisir, je
t'appellerai » (Act.
XXIV, 25). La douleur n'est pas de ces questions-là; elle
n'attend pas que nous allions vers elle ou que nous lui assignions une
entrevue; c'est elle qui vient à nous, parfois à l'improviste, et qui
nous saisit d'une étreinte violente et tenace. Nul ne peut s'y
soustraire. L'homme qui ne souffrirait pas serait une monstrueuse
exception. On serait tenté de croire qu'il est oublié de Dieu. Mais
Dieu n'oublie personne. Une heure vient, et, pour beaucoup d'entre
nous, elle est déjà venue, où la douleur se dresse devant chacun et
lui dit : « Voici ton tour. » Vous connaissez, sans doute, une toile
célèbre d'un peintre contemporain, l'Appel des condamnés, sous la
Terreur? Les prisonniers, déjà condamnés par le tribunal
révolutionnaire, sont là, entassés dans la vaste salle et sous les
voûtes basses de la Conciergerie. Au fond, la porte s'est ouverte, et
le commissaire, derrière lequel on aperçoit la charrette de
l'échafaud, lit les noms écrits sur la liste fatale. Chacun écoute;
les uns sont déjà debout et serrent les mains de leurs amis dans une
dernière étreinte; les autres, dont le visage est contracté par
l'angoisse, attendent; d'autres affichent un stoïque dédain; ils
semblent dire: « Aujourd'hui ou demain, qu'importe? Ce n'est plus
qu'une question de temps. » Ainsi en est-il de nous tous, mes frères;
nous sommes destinés à souffrir; aucun de nous n'est oublié sur la
liste des prédestinés de la douleur.
Eh bien! voici un fait étrange : cette question de la
souffrance, la plus universelle et la plus individuelle de toutes, la
plus ancienne et la plus actuelle, reste l'une de celles que la raison
naturelle est absolument incapable d'élucider. Pour vous en
convaincre, n'écoutez pas les penseurs modernes; ceux-là sont nés dans
un monde que le christianisme éclaire; ils ne peuvent, lors même,
qu'ils le voudraient, faire abstraction de cette lumière, pas plus
qu'un savant ne peut, dans l'ordre physique, faire abstraction du
soleil. Interrogez le monde ancien, le monde grec ou romain et ses
philosophes les plus célèbres, vous verrez que tous, en face de la
douleur, ne conseillent à l'homme que deux attitudes - la dissipation
avec Épicure, ou l'indifférence avec le stoïcien Zénon. Se distraire
ou se raidir, ce sont là leurs deux solutions extrêmes, les seules qui
aient fait école. Je n'ai garde d'oublier que quelques âmes plus
pénétrantes ont vu, dans là douleur, un instrument mystérieux de la
Providence, un moyen d'éducation pour l'homme; mais ce n'étaient là
que des lueurs intermittentes, comme des éclairs dans la nuit de la
philosophie antique, et, si vous en voulez une preuve! significative,
je la trouverai dans l'écrivain même dont on nous dit, aujourd'hui,
que, de tous les anciens, Il s'est 'élevé le plus haut dans l'ordre
des vérités morales, qu'il a, sur plusieurs points, égalé l'Évangile.
Voici ce qu'écrit Sénèque à une mère qui avait perdu son fils: « Le
préjugé qui nous fait gémir si longtemps, nous entraîne plus loin que
ne le commande la nature. Vois comme chez les animaux muets les
regrets sont véhéments, et pourtant combien ils sont courts! Les
vaches qui ont perdu leur progéniture ne gémissent qu'un ou deux
jours; les cavales ne poursuivent pas plus longtemps leur course
errante et folle.
Quand la bête féroce a bien couru sur la trace de ses
petits et rôdé par toute la forêt, et qu'elle est maintes fois revenue
au gîte pillé par le chasseur, sa douleur furieuse est prompte à
s'éteindre. L'oiseau qui voltige avec des cris étourdissants autour de
son nid dévasté, en un moment redevient calme et reprend son vol
ordinaire. Il n'est point d'animaux qui regrettent longtemps leurs
'petits; l'homme seul aime à nourrir sa douleur et s'afflige, non cri
raison de ce qu'il éprouve, mais selon qu'il. a pris parti de
s'affliger » (Consolation à Marcia, c. VII). Après a voir lu cette
page, ouvrez l'Évangile, et reconnaissez avec adoration ce que vous
devez à Jésus-Christ (2).
Ce sombre problème
de la douleur, de sa répartition universelle, mais, parfois, si
prodigieusement inégale, est la pierre d'achoppement de la raison
humaine. Un juste de l'Ancien Testament, Asaph, raconte qu'il avait
vainement essayé de le sonder, que son intelligence s'y était usée et
son coeur aigri, jusqu'au moment où il entra dans le sanctuaire du
Dieu fort, où il entendit la voix de l'Éternel (Ps. LXXIII, 16-21).
Faisons comme lui, mes frères, entrons dans le sanctuaire de la
révélation chrétienne, et voyons quelle lumière l'Évangile projette
sur cette question que notre intelligence naturelle est absolument
incapable d'éclairer.
L'Écriture ne traite point le problème de la douleur
d'une manière systématique; ni sur ce point, ni sur aucun autre, elle
ne procède à la façon d'une philosophie et ne répond à toutes les
questions que notre esprit inquiet est toujours prêt à soulever, mais
ce qu'elle en dit suffit, tout d'abord, à imposer silence à nos
murmures, en justifiant le caractère même de Dieu.
D'après l'Écriture, la douleur n'est ni un phénomène
simplement naturel, ni un effet de la volonté primordiale du Créateur.
Chacun sait que les anciens expliquaient son origine soit par
l'influence, des éléments désordonnés de la matière, laquelle restait,
pour Platon lui-même, le principe du mal, soit par la condition de
l'être fini, condamné, par sa nature même, à souffrir jusqu'au jour où
il pourra, selon le rêve de la sagesse hindoue, s'abîmer dans
l'infini. D'après ces hypothèses, la douleur est une fatalité. D'après
l'Écriture, elle est un désordre, Dieu ne l'a Pas voulue, Dieu ne l'a
pas ordonnée; au commencement, Dieu vit son oeuvre et voici, tout
était bien. La douleur est la conséquence logique, inévitable de la
relation fausse où l'homme s'est placé avec Dieu. Si cette relation
était ce qu'elle doit être, la libre soumission dans l'amour,
l'harmonie régnerait et la souffrance serait inconnue; mais, à la
soumission, la créature a préféré la révolte. En se séparant de Dieu,
elle s'est condamnée à souffrir. « Ce qui cause ta ruine,, ô Israël,
c'est que tu as été contre moi » (Osée,
XIII, 9).
La douleur vient donc de la situation réfractaire où la
créature s'est librement posée; elle est entrée dans le coeur de
l'humanité comme le péché lui-même, et, de cette source toujours
ouverte, elle se répand, par la loi mystérieuse de la solidarité,
jusque dans les derniers de ses membres; pas un jour ne se lève, pas
une heure ne s'écoule, pas une minute où quelque être humain ne
souffre et ne meure; le gémissement de la douleur ne s'arrête pas plus
que la clameur sinistre, éclatante ou sourde, que les péchés et les
crimes de la terre font sans cesse monter jusqu'à Dieu.
Mais, si l'Écriture pose ce grand principe général que la
souffrance vient du péché, elle affirme, d'une manière non moins
claire, que, dans la vie terrestre, le péché et la douleur ne
s'équivalent jamais; elle nous interdit de conclure d'une douleur
exceptionnelle à une culpabilité exceptionnelle; elle nous défend de
prendre en main la balance divine et d'interpréter selon notre courte
vue les jugements de Dieu. C'est là le fond même du livre de Job;
c'est là ce qu'enseigne Jésus-Christ, lorsque, parlant d'hommes qui
avaient été victimes, les uns, d'un accident imprévu, les autres,
d'une exécution sommaire, il s'écrie : « Croyez-vous que ces hommes
fussent plus coupables que d'autres, Non, vous dis-je » (Luc,
XIII, 1-5). Parole admirable qui nous rappelle à notre ignorance
et nous commande le silence de l'humilité.
Voilà, en quelques mots, l'enseignement de l'Écriture sur
ce que nous pourrions appeler le côté théorique du problème de la
douleur. Mais si, envisagé par ce côté, cet enseignement nous paraît
très sobre et restreint, tout change, lorsque nous descendons sur le
terrain pratique. Ici, la lumière abonde; lorsqu'il s'agit de montrer
le rôle providentiel de la douleur, son action salutaire sur les âmes,
les fins diverses et souvent magnifiques auxquelles Dieu l'emploie, on
sent que les leçons jaillissent et que nous sommes vraiment à l'école
de l'éducateur divin. J'espère vous en convaincre par l'étude sommaire
que nous allons faire aujourd'hui.
Posons d'abord un
principe: La douleur n'est pas bonne en soi. On enseigne souvent le
contraire. On la considère volontiers comme sanctifiante. On croit
que, nécessairement, elle consacre et purifie ceux qu'elle atteint.
Auprès du cercueil de celui qui a beaucoup souffert, rien de plus
fréquent que d'entendre dire : « Celui-ci a fait son purgatoire sur la
terre. » Légèrement, sans hésiter, on suppose que quiconque a été
frappé de la sorte est sauvé.
Or, rien n'est moins certain. Il est positif, au
contraire, que la douleur peut produire les effets les plus opposés.
Saint Augustin le remarque avec sa pénétration ordinaire. Il la
compare à la chaleur qui fait fondre l'or et durcit l'argile, qui
favorise l'éclosion de la vie, en même temps qu'elle hâte la
décomposition du cadavre. Tout dépend donc de l'état intérieur de
celui qui souffre. La douleur est ce que nous la faisons. Elle peut
produire l'humiliation ou la révolte, elle régénère le coeur ou le
rend dix fois pire; elle est l'ange grave et doux qui ramène à la
vraie vie, ou le démon qui contemple avec un ricanement cynique le
néant de toute espérance; elle fait jaillir la source sacrée des
larmes du repentir, ou, comme un feu brûlant, elle dessèche et flétrit
au fond de l'âme tous les germes de l'avenir. Elle est bénie ou
maudite, elle fait renaître ou elle tue. Les deux misérables qui
agonisent au Calvaire, à la droite et à la gauche du Christ, sont
également crucifiés, mais l'un croit, l'autre blasphème; l'un se
repent, l'autre s'endurcit. Il s'agit donc de savoir, non pas
seulement si l'on souffre, mais si l'on accepte la douleur comme
venant de Dieu. Pour ceux qui souffrent dans cet esprit-là, je
voudrais montrer ce que la douleur peut être et quels fruits elle
produit.
Parmi ces fruits, j'en distingue quatre principaux que
voici : intelligence plus profonde de la vérité religieuse, éducation
de la conscience, expansion du coeur, éveil de l'espérance éternelle.
Essayons de voir comment ces vertus croissent et
mûrissent sous l'action de la douleur.
1° Je dis d'abord
que la douleur nous fait mieux comprendre la vérité religieuse. Ce
n'est pas qu'elle nous enseigne rien d'absolument nouveau; mais, de
nos croyances qui risquent souvent de rester pour nous des
abstractions pures, elle fait des réalités. Vous vous en convaincrez,
si vous examinez un moment la vérité que la douleur projette sur Dieu,
sur les autres et sur nous-mêmes.
Vérité sur Dieu. Dieu, pour l'intelligence, c'est l'Être
nécessaire, le premier principe, le Créateur, et, dans un sens qui
peut rester abstrait, le Père céleste. Bien des hommes ne le
connaissent ainsi qu'à l'état d'idée; c'est pour eux l'idée par
excellence, je le veux, mais une idée enfin. Que faut-il pour qu'il se
révèle comme un Être vivant et présent, et pour qu'à la foi
intellectuelle se joigne la foi vraiment religieuse? Un penseur
profond (3) l'a dit. Il faut que
l'homme se sente dépendant de lui. C'est avec le sentiment de la
dépendance que naît la religion. Or, qu'est-ce qui produit le plus
sûrement en nous ce sentiment? C'est la douleur.
C'est la douleur qui brise l'orgueil des forts et qui
trouble la sécurité fausse des incrédules, c'est elle qui nous oblige
à courber la tête et à nous avouer vaincus. Et, de même qu'elle nous
met en présence d'un Maître, elle nous révèle souvent sa justice et sa
sainteté. Osons le dire, si nous ne souffrions plus, nous finirions
par croire que nos transgressions sont peu de chose et que la loi
intérieure peut être impunément violée. Mais quand l'affliction
survient, quand elle porte au front le signe manifeste du châtiment,
quand, avec la souffrance physique, c'est l'humiliation qui nous
frappe et qui nous abat, alors, la nécessité de l'expiation luit à nos
yeux en caractères vengeurs, alors, nous comprenons combien il est
indigne de prêter à Dieu cette molle indulgence dont les mondains
couvrent souvent sa face sainte; alors, nous devinons qu'entre lui et
nous doit intervenir un acte souverain de miséricorde qui seul peut
nous rendre la paix. Et ce n'est pas seulement la sainteté de Dieu que
la douleur nous révèle, c'est encore, et je vais dire une chose
étrange, c'est encore sa bonté. N'allez pas crier au paradoxe. Je sais
que, pour le coeur inconverti et rebelle, l'affliction n'est qu'un
sujet de plus de révolte et de scandale; mais je sais aussi (et
l'expérience des siècles le prouve) que c'est au coeur brisé et soumis
que Dieu fait comprendre le mieux le secret de ses miséricordes et ce
qu'il y a de plus exquis dans son amour. On l'observe tous les jours;
ce ne sont pas les heureux de la terre, ce sont les affligés qui sont
le plus reconnaissants; jamais l'Église n'a mieux exalté la fidélité
divine que lorsqu'elle était sous la croix. Comme c'est la nuit qui
dévoile à nos yeux les splendeurs des cieux étoilés, c'est dans
l'épreuve, cette nuit des âmes, que le regard de la foi discerne le
mieux les magnificences de l'amour divin.
Vérité sur les hommes. Ceci n'est pas à prouver. En tout
temps, la sagesse vulgaire l'a dit. On ne connaît les hommes que
lorsqu'on à souffert. Celui auquel tout a réussi a sur les yeux un
triple bandeau. Il faut être déchu d'une situation supérieure, avoir
traversé les amertumes de la pauvreté, pour savoir tout ce que le
coeur des autres peut contenir de dureté ou, tout au moins, de,
prudent égoïsme. L'Ecriture, sans doute, nous laisse peu d'illusion
sur la misère humaine, mais comment la prendre au sérieux lorsqu'on
respire l'air de la prospérité et qu'on ne rencontre autour de soi que
sourires et paroles flatteuses? L'humiliation, l'insuccès, les
changements de fortune, les maladies prolongées détruisent nos
illusions, à ce point qu'elles risquent de nous rendre injustes et de
nous faire méconnaître que dans l'homme, si déchu qu'il soit, Dieu a
laissé sa marque et peut accomplir son oeuvre.
Vérité sur nous-mêmes. Se connaît-on lorsqu'on n'a pas
souffert? Prend-on le mal au sérieux lorsqu'on n'en a pas senti
l'amertume? Mesure-t-on sa faiblesse lorsqu'on n'a pas été vaincu ?
Avouons-le, quoi qu'il en coûte à notre orgueil, c'est quand le
prodigue eut faim qu'il songea à la maison paternelle. C'est à l'heure
des cruels déboires que nous mesurons la valeur des biens que nous
avons perdus. Il y a des consciences qu'un coup de foudre peut seul
éveiller, il y a une confiance de l'homme en soi-même que le souffle
de la tempête peut seul emporter au loin. « Avant d'être affligé, je
m'égarais », s'écrie le Psalmiste. Où serions-nous, si la douleur ne
nous avait pas ramenés au sentiment amer de notre faiblesse et de
notre néant? Si la mort est le salaire du péché, les souffrances en
sont les arrhes humiliantes; et nous pouvons y discerner l'effigie
cruelle du Maître auquel nous nous sommes vendus.
Ainsi, la douleur nous fait mieux comprendre la vérité
sur nous-mêmes, sur les autres, sur Dieu.
2° Elle fait plus,
elle agit sur la conscience, elle dompte la volonté.
Connaître la vérité ne suffit pas. On peut voir Dieu et
mourir. Il y a loin de l'intelligence qui comprend à la volonté qui
saisit. C'est que, pour saisir la vérité, il faut s'élancer vers elle,
il faut rompre les liens de l'égoïsme, de l'orgueil, du respect
humain, de la paresse, des habitudes anciennes, des convoitises
tenaces et tyranniques, toutes ces attaches qui nous enlacent par leur
inextricable réseau. Le mondain voudrait les rompre, il ne les rompt
jamais; tous ces désirs de conversion qui l'amusent, comme disait
Massillon, l'amuseront jusqu'au dernier jour. Mais, ce que nous ne
pouvons pas faire, la douleur le fait; elle brise toutes ces chaînes,
elle stimule notre volonté engourdie et paresseuse, elle nous pousse,
souvent malgré nous, vers Celui qui peut nous guérir. La Cananéenne
idolâtre aurait-elle jamais songé à venir au Christ, si son coeur
n'avait été déchiré par l'affreux spectacle de sa fille possédée?
Jaïrus, chef de synagogue, aurait-il appelé le Sauveur, s'il n'avait
pas vu son enfant à l'agonie? Comptez ceux qui ont suivi Jésus dans
son ministère ici-bas, interrogez la foule innombrable qui lui sert de
cortège à travers les siècles. et vous verrez que la plupart de ses
disciples sont allés à lui parce qu'ils souffraient. Ici même, parmi
ceux qui m'écoutent, combien ne sont devenus chrétiens que pour être
consolés !
Et, de même que la douleur a commencé l'oeuvre de leur
salut, elle sert à la continuer, à l'achever. Sans elle, l'orgueil, la
volonté propre, la passion coupable repousseraient comme des branches
vivaces, mais la main de l'émondeur divin passe et les retranche, et
la sève de la vie, qui se porterait avec tant de vigueur vers les
directions mauvaises, est forcée de monter et de s'épancher dans de
saints amours. C'est là l'explication de tant d'épreuves, connues ou
cachées, mais toujours renaissantes, que Dieu envoie, même à ceux qui
nous semblent les meilleurs. Sous cette discipline austère, le
disciple ingrat murmure, il parle de fatalité, il se dit abandonné de
Dieu. Insensé et aveugle, il voudrait repousser la main de Celui qui
bénit en frappant, et qui ne frappe que pour bénir!
3° J'ai indiqué,
en troisième lieu, l'action de la souffrance sur le coeur. Il faut
nous y arrêter quelques instants.
On croit communément que la joie rend l'âme expansive et
aimante, mais c'est là une croyance qui ne vient que de l'observation
superficielle des choses. Il y a, cela est vrai, dans le bonheur,
surtout lorsqu'il est inattendu et soudain, un besoin de se projeter
au dehors, qui pourra se traduire souvent en paroles bienveillantes,
en dons généreux et Même en sacrifices; le mondain, l'égoïste et
l'avare sont capables de ces élans-là. Il y a une charité théâtrale à
laquelle concourent toutes les vanités surexcitées par une mise en
scène habile; cette charité-là peut, à un moment donné, produire des
résultats retentissants. Faire le bien en s'amusant est un procédé
fort à la mode aujourd'hui; il y a toute une presse pour' exalter ces
vertus-là et pour en tirer tout le profit possible.
Flatter le goût régnant, se donner en spectacle pour
provoquer des souscriptions charitables, faire appel à des passions
équivoques pour le plus grand succès d'une bonne cause, est une
manière étrange et nouvelle de pratiquer la vieille devise que la fin
justifie les moyens. Du reste, ne sont dupés ici que ceux qui veulent
l'être, et nous n'aurons pas la naïveté de prendre au sérieux les
apologistes de ces exhibitions tapageuses qui seront l'un des traits
curieux de ce temps-ci. Revenons au vrai. Nous reconnaîtrons, sans
doute, pour l'avoir vu bien souvent, que le bonheur vrai peut se
traduire en des actes de pure reconnaissance, et que tout coeur
heureux n'est pas un coeur ingrat. Cela dit, nous devons ajouter que
le bonheur continu engendre infailliblement l'égoïsme, parce qu'il a
pour résultat certain de nous faire oublier ceux qui souffrent, ainsi
que l'expérience ne le prouve que trop. Aussi, quand Dieu veut faire
jaillir d'un coeur la charité vraie, profonde et durable, c'est
presque toujours par la douleur qu'il lui ouvre la voie. Il y a un
fait d'observation quotidienne, c'est celui-ci: quand un homme souffre
pour la première fois d'une maladie, il songe pour la première fois
sérieusement que d'autres en sont atteints; c'est pour lui comme une
découverte; il savait le nom de la maladie, il n'y croyait pas en
réalité. On a entendu Parler de sourds, d'aveugles, de gens devenus
subitement pauvres; on a éprouvé pour eux un sentiment sincère de
commisération superficielle, mais si l'on se sent tout à coup menacé
par l'une de ces terribles épreuves, alors, on voit apparaître devant
soi ceux qu'elle a frappés, on s'étonne de les trouver si nombreux, on
se reproche de les avoir si longtemps ignorés.
C'est de cette expérience que sort la sympathie, cette
chose divine qui signifie que l'on souffre avec autrui, et qui est
devenue la puissance de consolation la plus grande que le monde ait
jamais connue. C'est aux affligés que Dieu a confié le ministère
sublime de la consolation; veuve ou diaconesse a signifié
originairement la même chose, et, dans l'ordre de la joie comme dans
l'ordre de la grâce, c'est aux pauvres qu'il est donné d'enrichir les
autres. Qu'est-ce, au fond, qui a créé l'Eglise et transformé le
monde? Une douleur unique, incomparable, inexprimable, qui a été
consommée dans le sacrifice de la croix. Voilà la source intarissable,
toujours ouverte, où toutes les générations humaines viennent étancher
leur soif, et dont l'eau renouvelle et féconde le sol le plus
desséché; voilà ce qui produit les dévouements les plus authentiques,
les sacrifices toujours renaissants et cette vie cachée de l'amour
chrétien sans laquelle le monde retournerait si vite à l'égoïsme
naturel, c'est-à-dire à la mort. Nous vivons d'un sacrifice une fois
accompli, mais qui se reproduit et recommence chaque jour dans
l'humanité enfantée par Jésus-Christ.
4°
J'ai dit, enfin, que la douleur est le moyen dont Dieu se
sert pour éveiller en nous et pour entretenir la vie sacrée de
l'espérance. L'espérance est la vertu 'de l'âme par laquelle nous
affirmons que l'avenir est à Dieu; je dis l'avenir, sans en déterminer
la date, puisque, comme le déclare l'Écriture (Marc,
XIll, 32), nul ne sait ni ne peut savoir le jour et l'heure où
s'accomplissent les desseins de la Providence. L'espérance nous est
commandée, ce qui montre qu'elle ne peut être illusoire, mais elle
n'est et ne peut être valable que si elle s'appuie sur les promesses
de Dieu. Il y a un optimisme superficiel, qui n'a rien de commun avec
l'espérance chrétienne, et qui est pure affaire de tempérament, de
légèreté morale, entretenue souvent par des illusions volontaires,
c'est la maison bâtie sur le sable, et, lorsque l'épreuve la frappe,
il n'en reste que des décombres. L'espérance chrétienne n'est pas à la
surface de l'âme, elle habite dans ses intimes profondeurs, et
apparaît, radieuse et forte, à l'heure où tout nous manque. Or,
n'est-il pas évident que l'espérance est fille de la douleur? Ce ne
sont pas les satisfaits qui espèrent. Les satisfaits trouvent ici-bas
leur récompense, comme le dit Jésus-Christ (Matth.
V, 5, 16), et c'est là le signe manifeste de leur condamnation.
Voyez la nation juive dans l'ancienne Alliance : deux peuples se
mêlent dans ce peuple. Il y a l'Israël selon la chair, ceux qui rêvent
la prospérité terrestre, l'appui de l'Égypte et de l'Assyrie, les
alliances politiques, des richesses, des armées. S'ils l'avaient
emporté, il y aurait eu en Judée un empire de plus, ayant son Jéhovah
comme les autres avaient leurs Baals, et destiné à s'éteindre bientôt
en ne laissant qu'un nom insignifiant dans l'histoire. Que serait-il
alors advenu du royaume de Dieu' Aussi, Dieu y avait pourvu, et, par
le sacrement de la douleur, il préparait l'Israël selon l'esprit,
c'est-à-dire les âmes qui regardaient plus haut et plus loin que la
terre, qui refusaient de s'établir dans la gloire politique et de
s'appuyer sur le bras de la chair, parce qu'elles avaient un tout
autre idéal : c'étaient celles qu'a chantées l'Epître aux Hébreux, ces
croyants « qui sont morts sans avoir reçu l'objet des promesses, mais
qui l'ont vu et salué de loin, et qui ont déclaré être étrangers et
voyageurs sur la terre, car c'est à une patrie meilleure qu'ils
aspiraient, nous voulons dire celle qui est dans le ciel » (Hébr.
XI, 13 et 16).
Ces deux peuples, je les retrouve dans tout le cours de
l'histoire de l'Église; si l'Église est encore debout, si elle n'est
pas morte, déshonorée par le faste, l'orgueil et les souillures de ses
représentants sur la terre, par tant de crimes accomplis au nom de
Jésus-Christ, nous le devons à ceux de ses enfants qui ont continué à
travers les siècles la tradition sacrée de la douleur volontaire et du
sacrifice, et qui n'ont pas cessé d'attendre le règne de Dieu dans la
justice et dans la vérité.
Il y a, mes frères, dans le catholicisme, une institution
qui m'a toujours ému, c'est ce qu'on appelle l'adoration perpétuelle :
dans certains ordres monastiques, des religieuses se relèvent jour et
nuit, de telle sorte qu'il y en a toujours quelques-unes qui prient
devant le Saint-Sacrement. J'oublie ici le dogme spécial sur lequel
est fondée la croyance à la présence du Christ dans l'hostie; je ne
relève que cette grande pensée que l'adoration ne doit jamais être
interrompue; or, il me semble que Dieu y a pourvu, et que le moyen le
plus efficace par lequel il atteint cette fin sublime, c'est la
douleur. Quand la nuit couvre nos cités et nos campagnes, quand toutes
les créatures semblent plongées dans le repos, regardez la lumière qui
brille faiblement à cette fenêtre : il y a là un être qui souffre, et
vous pensez avec tristesse que, comme nous le rappelions en
commençant, à chaque heure, à chaque minute, la loi de la souffrance
s'exerce ici-bas. Mais, songez aussi à toutes les prières qui
s'élèvent de ces lits de maladie, à ces accents de repentir, de foi,
d'espérance, qui sont l'intercession de l'humanité croyante en faveur
de l'humanité qui se perd. Voilà l'adoration perpétuelle, et, puisque
c'est par la douleur qu'elle monte sans interruption vers le ciel, la
douleur peut être bénie, car sa raison dernière et suprême se résume
en ce mot: « Gloire à Dieu! »
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