Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LES EFFET DE LA DOULEUR

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Toute affliction semble, au, premier moment , un sujet de tristesse et non pas de joie; mais plus tard elle produit un fruit paisible de justice pour ceux qui ont été ainsi exercés.
(Hébr. XII, 11.)


Mes Frères,
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C
'est de la douleur que je viens vous parler. Mon sujet m'a été imposé par cette réunion même. Sur d'autres points de la France, à cette époque de l'année, des congrès s'assemblent pour s'occuper de science, d'art, d'industrie, d'agriculture, pour encourager les grands et pacifiques progrès de l'esprit humain. Or, voici sous nos yeux une exposition d'une nature étrange, voici un concours ouvert sur un sujet toujours actuel et toujours navrant; voici, dans ces asiles de Laforce, un résumé de toutes les souffrances humaines rassemblées devant nous. De quoi parler ici, si ce n'est des affligés et de la mission que Dieu nous ordonne d'accomplir auprès d'eux? Au reste, en quelque lieu qu'on se trouve, le sujet de la souffrance est* toujours opportun. Il y a d'autres questions vers lesquelles nous dirigeons nos regards lorsque cela nous convient; il y a des problèmes auxquels nous appliquerions volontiers la parole de Félix à Paul : «Quand j'aurai du loisir, je t'appellerai » (Act. XXIV, 25). La douleur n'est pas de ces questions-là; elle n'attend pas que nous allions vers elle ou que nous lui assignions une entrevue; c'est elle qui vient à nous, parfois à l'improviste, et qui nous saisit d'une étreinte violente et tenace. Nul ne peut s'y soustraire. L'homme qui ne souffrirait pas serait une monstrueuse exception. On serait tenté de croire qu'il est oublié de Dieu. Mais Dieu n'oublie personne. Une heure vient, et, pour beaucoup d'entre nous, elle est déjà venue, où la douleur se dresse devant chacun et lui dit : « Voici ton tour. » Vous connaissez, sans doute, une toile célèbre d'un peintre contemporain, l'Appel des condamnés, sous la Terreur? Les prisonniers, déjà condamnés par le tribunal révolutionnaire, sont là, entassés dans la vaste salle et sous les voûtes basses de la Conciergerie. Au fond, la porte s'est ouverte, et le commissaire, derrière lequel on aperçoit la charrette de l'échafaud, lit les noms écrits sur la liste fatale. Chacun écoute; les uns sont déjà debout et serrent les mains de leurs amis dans une dernière étreinte; les autres, dont le visage est contracté par l'angoisse, attendent; d'autres affichent un stoïque dédain; ils semblent dire: « Aujourd'hui ou demain, qu'importe? Ce n'est plus qu'une question de temps. » Ainsi en est-il de nous tous, mes frères; nous sommes destinés à souffrir; aucun de nous n'est oublié sur la liste des prédestinés de la douleur.

Eh bien! voici un fait étrange : cette question de la souffrance, la plus universelle et la plus individuelle de toutes, la plus ancienne et la plus actuelle, reste l'une de celles que la raison naturelle est absolument incapable d'élucider. Pour vous en convaincre, n'écoutez pas les penseurs modernes; ceux-là sont nés dans un monde que le christianisme éclaire; ils ne peuvent, lors même, qu'ils le voudraient, faire abstraction de cette lumière, pas plus qu'un savant ne peut, dans l'ordre physique, faire abstraction du soleil. Interrogez le monde ancien, le monde grec ou romain et ses philosophes les plus célèbres, vous verrez que tous, en face de la douleur, ne conseillent à l'homme que deux attitudes - la dissipation avec Épicure, ou l'indifférence avec le stoïcien Zénon. Se distraire ou se raidir, ce sont là leurs deux solutions extrêmes, les seules qui aient fait école. Je n'ai garde d'oublier que quelques âmes plus pénétrantes ont vu, dans là douleur, un instrument mystérieux de la Providence, un moyen d'éducation pour l'homme; mais ce n'étaient là que des lueurs intermittentes, comme des éclairs dans la nuit de la philosophie antique, et, si vous en voulez une preuve! significative, je la trouverai dans l'écrivain même dont on nous dit, aujourd'hui, que, de tous les anciens, Il s'est 'élevé le plus haut dans l'ordre des vérités morales, qu'il a, sur plusieurs points, égalé l'Évangile. Voici ce qu'écrit Sénèque à une mère qui avait perdu son fils: « Le préjugé qui nous fait gémir si longtemps, nous entraîne plus loin que ne le commande la nature. Vois comme chez les animaux muets les regrets sont véhéments, et pourtant combien ils sont courts! Les vaches qui ont perdu leur progéniture ne gémissent qu'un ou deux jours; les cavales ne poursuivent pas plus longtemps leur course errante et folle.
Quand la bête féroce a bien couru sur la trace de ses petits et rôdé par toute la forêt, et qu'elle est maintes fois revenue au gîte pillé par le chasseur, sa douleur furieuse est prompte à s'éteindre. L'oiseau qui voltige avec des cris étourdissants autour de son nid dévasté, en un moment redevient calme et reprend son vol ordinaire. Il n'est point d'animaux qui regrettent longtemps leurs 'petits; l'homme seul aime à nourrir sa douleur et s'afflige, non cri raison de ce qu'il éprouve, mais selon qu'il. a pris parti de s'affliger » (Consolation à Marcia, c. VII). Après a voir lu cette page, ouvrez l'Évangile, et reconnaissez avec adoration ce que vous devez à Jésus-Christ (2).

C
e sombre problème de la douleur, de sa répartition universelle, mais, parfois, si prodigieusement inégale, est la pierre d'achoppement de la raison humaine. Un juste de l'Ancien Testament, Asaph, raconte qu'il avait vainement essayé de le sonder, que son intelligence s'y était usée et son coeur aigri, jusqu'au moment où il entra dans le sanctuaire du Dieu fort, où il entendit la voix de l'Éternel (Ps. LXXIII, 16-21). Faisons comme lui, mes frères, entrons dans le sanctuaire de la révélation chrétienne, et voyons quelle lumière l'Évangile projette sur cette question que notre intelligence naturelle est absolument incapable d'éclairer.
L'Écriture ne traite point le problème de la douleur d'une manière systématique; ni sur ce point, ni sur aucun autre, elle ne procède à la façon d'une philosophie et ne répond à toutes les questions que notre esprit inquiet est toujours prêt à soulever, mais ce qu'elle en dit suffit, tout d'abord, à imposer silence à nos murmures, en justifiant le caractère même de Dieu.

D'après l'Écriture, la douleur n'est ni un phénomène simplement naturel, ni un effet de la volonté primordiale du Créateur. Chacun sait que les anciens expliquaient son origine soit par l'influence, des éléments désordonnés de la matière, laquelle restait, pour Platon lui-même, le principe du mal, soit par la condition de l'être fini, condamné, par sa nature même, à souffrir jusqu'au jour où il pourra, selon le rêve de la sagesse hindoue, s'abîmer dans l'infini. D'après ces hypothèses, la douleur est une fatalité. D'après l'Écriture, elle est un désordre, Dieu ne l'a Pas voulue, Dieu ne l'a pas ordonnée; au commencement, Dieu vit son oeuvre et voici, tout était bien. La douleur est la conséquence logique, inévitable de la relation fausse où l'homme s'est placé avec Dieu. Si cette relation était ce qu'elle doit être, la libre soumission dans l'amour, l'harmonie régnerait et la souffrance serait inconnue; mais, à la soumission, la créature a préféré la révolte. En se séparant de Dieu, elle s'est condamnée à souffrir. « Ce qui cause ta ruine,, ô Israël, c'est que tu as été contre moi » (Osée, XIII, 9).
La douleur vient donc de la situation réfractaire où la créature s'est librement posée; elle est entrée dans le coeur de l'humanité comme le péché lui-même, et, de cette source toujours ouverte, elle se répand, par la loi mystérieuse de la solidarité, jusque dans les derniers de ses membres; pas un jour ne se lève, pas une heure ne s'écoule, pas une minute où quelque être humain ne souffre et ne meure; le gémissement de la douleur ne s'arrête pas plus que la clameur sinistre, éclatante ou sourde, que les péchés et les crimes de la terre font sans cesse monter jusqu'à Dieu.
Mais, si l'Écriture pose ce grand principe général que la souffrance vient du péché, elle affirme, d'une manière non moins claire, que, dans la vie terrestre, le péché et la douleur ne s'équivalent jamais; elle nous interdit de conclure d'une douleur exceptionnelle à une culpabilité exceptionnelle; elle nous défend de prendre en main la balance divine et d'interpréter selon notre courte vue les jugements de Dieu. C'est là le fond même du livre de Job; c'est là ce qu'enseigne Jésus-Christ, lorsque, parlant d'hommes qui avaient été victimes, les uns, d'un accident imprévu, les autres, d'une exécution sommaire, il s'écrie : « Croyez-vous que ces hommes fussent plus coupables que d'autres, Non, vous dis-je » (Luc, XIII, 1-5). Parole admirable qui nous rappelle à notre ignorance et nous commande le silence de l'humilité.

Voilà, en quelques mots, l'enseignement de l'Écriture sur ce que nous pourrions appeler le côté théorique du problème de la douleur. Mais si, envisagé par ce côté, cet enseignement nous paraît très sobre et restreint, tout change, lorsque nous descendons sur le terrain pratique. Ici, la lumière abonde; lorsqu'il s'agit de montrer le rôle providentiel de la douleur, son action salutaire sur les âmes, les fins diverses et souvent magnifiques auxquelles Dieu l'emploie, on sent que les leçons jaillissent et que nous sommes vraiment à l'école de l'éducateur divin. J'espère vous en convaincre par l'étude sommaire que nous allons faire aujourd'hui.

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osons d'abord un principe: La douleur n'est pas bonne en soi. On enseigne souvent le contraire. On la considère volontiers comme sanctifiante. On croit que, nécessairement, elle consacre et purifie ceux qu'elle atteint. Auprès du cercueil de celui qui a beaucoup souffert, rien de plus fréquent que d'entendre dire : « Celui-ci a fait son purgatoire sur la terre. » Légèrement, sans hésiter, on suppose que quiconque a été frappé de la sorte est sauvé.
Or, rien n'est moins certain. Il est positif, au contraire, que la douleur peut produire les effets les plus opposés. Saint Augustin le remarque avec sa pénétration ordinaire. Il la compare à la chaleur qui fait fondre l'or et durcit l'argile, qui favorise l'éclosion de la vie, en même temps qu'elle hâte la décomposition du cadavre. Tout dépend donc de l'état intérieur de celui qui souffre. La douleur est ce que nous la faisons. Elle peut produire l'humiliation ou la révolte, elle régénère le coeur ou le rend dix fois pire; elle est l'ange grave et doux qui ramène à la vraie vie, ou le démon qui contemple avec un ricanement cynique le néant de toute espérance; elle fait jaillir la source sacrée des larmes du repentir, ou, comme un feu brûlant, elle dessèche et flétrit au fond de l'âme tous les germes de l'avenir. Elle est bénie ou maudite, elle fait renaître ou elle tue. Les deux misérables qui agonisent au Calvaire, à la droite et à la gauche du Christ, sont également crucifiés, mais l'un croit, l'autre blasphème; l'un se repent, l'autre s'endurcit. Il s'agit donc de savoir, non pas seulement si l'on souffre, mais si l'on accepte la douleur comme venant de Dieu. Pour ceux qui souffrent dans cet esprit-là, je voudrais montrer ce que la douleur peut être et quels fruits elle produit.
Parmi ces fruits, j'en distingue quatre principaux que voici : intelligence plus profonde de la vérité religieuse, éducation de la conscience, expansion du coeur, éveil de l'espérance éternelle.
Essayons de voir comment ces vertus croissent et mûrissent sous l'action de la douleur.

Je dis d'abord que la douleur nous fait mieux comprendre la vérité religieuse. Ce n'est pas qu'elle nous enseigne rien d'absolument nouveau; mais, de nos croyances qui risquent souvent de rester pour nous des abstractions pures, elle fait des réalités. Vous vous en convaincrez, si vous examinez un moment la vérité que la douleur projette sur Dieu, sur les autres et sur nous-mêmes.

Vérité sur Dieu. Dieu, pour l'intelligence, c'est l'Être nécessaire, le premier principe, le Créateur, et, dans un sens qui peut rester abstrait, le Père céleste. Bien des hommes ne le connaissent ainsi qu'à l'état d'idée; c'est pour eux l'idée par excellence, je le veux, mais une idée enfin. Que faut-il pour qu'il se révèle comme un Être vivant et présent, et pour qu'à la foi intellectuelle se joigne la foi vraiment religieuse? Un penseur profond (3) l'a dit. Il faut que l'homme se sente dépendant de lui. C'est avec le sentiment de la dépendance que naît la religion. Or, qu'est-ce qui produit le plus sûrement en nous ce sentiment? C'est la douleur.
C'est la douleur qui brise l'orgueil des forts et qui trouble la sécurité fausse des incrédules, c'est elle qui nous oblige à courber la tête et à nous avouer vaincus. Et, de même qu'elle nous met en présence d'un Maître, elle nous révèle souvent sa justice et sa sainteté. Osons le dire, si nous ne souffrions plus, nous finirions par croire que nos transgressions sont peu de chose et que la loi intérieure peut être impunément violée. Mais quand l'affliction survient, quand elle porte au front le signe manifeste du châtiment, quand, avec la souffrance physique, c'est l'humiliation qui nous frappe et qui nous abat, alors, la nécessité de l'expiation luit à nos yeux en caractères vengeurs, alors, nous comprenons combien il est indigne de prêter à Dieu cette molle indulgence dont les mondains couvrent souvent sa face sainte; alors, nous devinons qu'entre lui et nous doit intervenir un acte souverain de miséricorde qui seul peut nous rendre la paix. Et ce n'est pas seulement la sainteté de Dieu que la douleur nous révèle, c'est encore, et je vais dire une chose étrange, c'est encore sa bonté. N'allez pas crier au paradoxe. Je sais que, pour le coeur inconverti et rebelle, l'affliction n'est qu'un sujet de plus de révolte et de scandale; mais je sais aussi (et l'expérience des siècles le prouve) que c'est au coeur brisé et soumis que Dieu fait comprendre le mieux le secret de ses miséricordes et ce qu'il y a de plus exquis dans son amour. On l'observe tous les jours; ce ne sont pas les heureux de la terre, ce sont les affligés qui sont le plus reconnaissants; jamais l'Église n'a mieux exalté la fidélité divine que lorsqu'elle était sous la croix. Comme c'est la nuit qui dévoile à nos yeux les splendeurs des cieux étoilés, c'est dans l'épreuve, cette nuit des âmes, que le regard de la foi discerne le mieux les magnificences de l'amour divin.

Vérité sur les hommes. Ceci n'est pas à prouver. En tout temps, la sagesse vulgaire l'a dit. On ne connaît les hommes que lorsqu'on à souffert. Celui auquel tout a réussi a sur les yeux un triple bandeau. Il faut être déchu d'une situation supérieure, avoir traversé les amertumes de la pauvreté, pour savoir tout ce que le coeur des autres peut contenir de dureté ou, tout au moins, de, prudent égoïsme. L'Ecriture, sans doute, nous laisse peu d'illusion sur la misère humaine, mais comment la prendre au sérieux lorsqu'on respire l'air de la prospérité et qu'on ne rencontre autour de soi que sourires et paroles flatteuses? L'humiliation, l'insuccès, les changements de fortune, les maladies prolongées détruisent nos illusions, à ce point qu'elles risquent de nous rendre injustes et de nous faire méconnaître que dans l'homme, si déchu qu'il soit, Dieu a laissé sa marque et peut accomplir son oeuvre.

Vérité sur nous-mêmes. Se connaît-on lorsqu'on n'a pas souffert? Prend-on le mal au sérieux lorsqu'on n'en a pas senti l'amertume? Mesure-t-on sa faiblesse lorsqu'on n'a pas été vaincu ? Avouons-le, quoi qu'il en coûte à notre orgueil, c'est quand le prodigue eut faim qu'il songea à la maison paternelle. C'est à l'heure des cruels déboires que nous mesurons la valeur des biens que nous avons perdus. Il y a des consciences qu'un coup de foudre peut seul éveiller, il y a une confiance de l'homme en soi-même que le souffle de la tempête peut seul emporter au loin. « Avant d'être affligé, je m'égarais », s'écrie le Psalmiste. Où serions-nous, si la douleur ne nous avait pas ramenés au sentiment amer de notre faiblesse et de notre néant? Si la mort est le salaire du péché, les souffrances en sont les arrhes humiliantes; et nous pouvons y discerner l'effigie cruelle du Maître auquel nous nous sommes vendus.
Ainsi, la douleur nous fait mieux comprendre la vérité sur nous-mêmes, sur les autres, sur Dieu.

Elle fait plus, elle agit sur la conscience, elle dompte la volonté.
Connaître la vérité ne suffit pas. On peut voir Dieu et mourir. Il y a loin de l'intelligence qui comprend à la volonté qui saisit. C'est que, pour saisir la vérité, il faut s'élancer vers elle, il faut rompre les liens de l'égoïsme, de l'orgueil, du respect humain, de la paresse, des habitudes anciennes, des convoitises tenaces et tyranniques, toutes ces attaches qui nous enlacent par leur inextricable réseau. Le mondain voudrait les rompre, il ne les rompt jamais; tous ces désirs de conversion qui l'amusent, comme disait Massillon, l'amuseront jusqu'au dernier jour. Mais, ce que nous ne pouvons pas faire, la douleur le fait; elle brise toutes ces chaînes, elle stimule notre volonté engourdie et paresseuse, elle nous pousse, souvent malgré nous, vers Celui qui peut nous guérir. La Cananéenne idolâtre aurait-elle jamais songé à venir au Christ, si son coeur n'avait été déchiré par l'affreux spectacle de sa fille possédée? Jaïrus, chef de synagogue, aurait-il appelé le Sauveur, s'il n'avait pas vu son enfant à l'agonie? Comptez ceux qui ont suivi Jésus dans son ministère ici-bas, interrogez la foule innombrable qui lui sert de cortège à travers les siècles. et vous verrez que la plupart de ses disciples sont allés à lui parce qu'ils souffraient. Ici même, parmi ceux qui m'écoutent, combien ne sont devenus chrétiens que pour être consolés !
Et, de même que la douleur a commencé l'oeuvre de leur salut, elle sert à la continuer, à l'achever. Sans elle, l'orgueil, la volonté propre, la passion coupable repousseraient comme des branches vivaces, mais la main de l'émondeur divin passe et les retranche, et la sève de la vie, qui se porterait avec tant de vigueur vers les directions mauvaises, est forcée de monter et de s'épancher dans de saints amours. C'est là l'explication de tant d'épreuves, connues ou cachées, mais toujours renaissantes, que Dieu envoie, même à ceux qui nous semblent les meilleurs. Sous cette discipline austère, le disciple ingrat murmure, il parle de fatalité, il se dit abandonné de Dieu. Insensé et aveugle, il voudrait repousser la main de Celui qui bénit en frappant, et qui ne frappe que pour bénir!

J'ai indiqué, en troisième lieu, l'action de la souffrance sur le coeur. Il faut nous y arrêter quelques instants.
On croit communément que la joie rend l'âme expansive et aimante, mais c'est là une croyance qui ne vient que de l'observation superficielle des choses. Il y a, cela est vrai, dans le bonheur, surtout lorsqu'il est inattendu et soudain, un besoin de se projeter au dehors, qui pourra se traduire souvent en paroles bienveillantes, en dons généreux et Même en sacrifices; le mondain, l'égoïste et l'avare sont capables de ces élans-là. Il y a une charité théâtrale à laquelle concourent toutes les vanités surexcitées par une mise en scène habile; cette charité-là peut, à un moment donné, produire des résultats retentissants. Faire le bien en s'amusant est un procédé fort à la mode aujourd'hui; il y a toute une presse pour' exalter ces vertus-là et pour en tirer tout le profit possible.
Flatter le goût régnant, se donner en spectacle pour provoquer des souscriptions charitables, faire appel à des passions équivoques pour le plus grand succès d'une bonne cause, est une manière étrange et nouvelle de pratiquer la vieille devise que la fin justifie les moyens. Du reste, ne sont dupés ici que ceux qui veulent l'être, et nous n'aurons pas la naïveté de prendre au sérieux les apologistes de ces exhibitions tapageuses qui seront l'un des traits curieux de ce temps-ci. Revenons au vrai. Nous reconnaîtrons, sans doute, pour l'avoir vu bien souvent, que le bonheur vrai peut se traduire en des actes de pure reconnaissance, et que tout coeur heureux n'est pas un coeur ingrat. Cela dit, nous devons ajouter que le bonheur continu engendre infailliblement l'égoïsme, parce qu'il a pour résultat certain de nous faire oublier ceux qui souffrent, ainsi que l'expérience ne le prouve que trop. Aussi, quand Dieu veut faire jaillir d'un coeur la charité vraie, profonde et durable, c'est presque toujours par la douleur qu'il lui ouvre la voie. Il y a un fait d'observation quotidienne, c'est celui-ci: quand un homme souffre pour la première fois d'une maladie, il songe pour la première fois sérieusement que d'autres en sont atteints; c'est pour lui comme une découverte; il savait le nom de la maladie, il n'y croyait pas en réalité. On a entendu Parler de sourds, d'aveugles, de gens devenus subitement pauvres; on a éprouvé pour eux un sentiment sincère de commisération superficielle, mais si l'on se sent tout à coup menacé par l'une de ces terribles épreuves, alors, on voit apparaître devant soi ceux qu'elle a frappés, on s'étonne de les trouver si nombreux, on se reproche de les avoir si longtemps ignorés.

C'est de cette expérience que sort la sympathie, cette chose divine qui signifie que l'on souffre avec autrui, et qui est devenue la puissance de consolation la plus grande que le monde ait jamais connue. C'est aux affligés que Dieu a confié le ministère sublime de la consolation; veuve ou diaconesse a signifié originairement la même chose, et, dans l'ordre de la joie comme dans l'ordre de la grâce, c'est aux pauvres qu'il est donné d'enrichir les autres. Qu'est-ce, au fond, qui a créé l'Eglise et transformé le monde? Une douleur unique, incomparable, inexprimable, qui a été consommée dans le sacrifice de la croix. Voilà la source intarissable, toujours ouverte, où toutes les générations humaines viennent étancher leur soif, et dont l'eau renouvelle et féconde le sol le plus desséché; voilà ce qui produit les dévouements les plus authentiques, les sacrifices toujours renaissants et cette vie cachée de l'amour chrétien sans laquelle le monde retournerait si vite à l'égoïsme naturel, c'est-à-dire à la mort. Nous vivons d'un sacrifice une fois accompli, mais qui se reproduit et recommence chaque jour dans l'humanité enfantée par Jésus-Christ.

J'ai dit, enfin, que la douleur est le moyen dont Dieu se sert pour éveiller en nous et pour entretenir la vie sacrée de l'espérance. L'espérance est la vertu 'de l'âme par laquelle nous affirmons que l'avenir est à Dieu; je dis l'avenir, sans en déterminer la date, puisque, comme le déclare l'Écriture (Marc, XIll, 32), nul ne sait ni ne peut savoir le jour et l'heure où s'accomplissent les desseins de la Providence. L'espérance nous est commandée, ce qui montre qu'elle ne peut être illusoire, mais elle n'est et ne peut être valable que si elle s'appuie sur les promesses de Dieu. Il y a un optimisme superficiel, qui n'a rien de commun avec l'espérance chrétienne, et qui est pure affaire de tempérament, de légèreté morale, entretenue souvent par des illusions volontaires, c'est la maison bâtie sur le sable, et, lorsque l'épreuve la frappe, il n'en reste que des décombres. L'espérance chrétienne n'est pas à la surface de l'âme, elle habite dans ses intimes profondeurs, et apparaît, radieuse et forte, à l'heure où tout nous manque. Or, n'est-il pas évident que l'espérance est fille de la douleur? Ce ne sont pas les satisfaits qui espèrent. Les satisfaits trouvent ici-bas leur récompense, comme le dit Jésus-Christ (Matth. V, 5, 16), et c'est là le signe manifeste de leur condamnation. Voyez la nation juive dans l'ancienne Alliance : deux peuples se mêlent dans ce peuple. Il y a l'Israël selon la chair, ceux qui rêvent la prospérité terrestre, l'appui de l'Égypte et de l'Assyrie, les alliances politiques, des richesses, des armées. S'ils l'avaient emporté, il y aurait eu en Judée un empire de plus, ayant son Jéhovah comme les autres avaient leurs Baals, et destiné à s'éteindre bientôt en ne laissant qu'un nom insignifiant dans l'histoire. Que serait-il alors advenu du royaume de Dieu' Aussi, Dieu y avait pourvu, et, par le sacrement de la douleur, il préparait l'Israël selon l'esprit, c'est-à-dire les âmes qui regardaient plus haut et plus loin que la terre, qui refusaient de s'établir dans la gloire politique et de s'appuyer sur le bras de la chair, parce qu'elles avaient un tout autre idéal : c'étaient celles qu'a chantées l'Epître aux Hébreux, ces croyants « qui sont morts sans avoir reçu l'objet des promesses, mais qui l'ont vu et salué de loin, et qui ont déclaré être étrangers et voyageurs sur la terre, car c'est à une patrie meilleure qu'ils aspiraient, nous voulons dire celle qui est dans le ciel » (Hébr. XI, 13 et 16).

Ces deux peuples, je les retrouve dans tout le cours de l'histoire de l'Église; si l'Église est encore debout, si elle n'est pas morte, déshonorée par le faste, l'orgueil et les souillures de ses représentants sur la terre, par tant de crimes accomplis au nom de Jésus-Christ, nous le devons à ceux de ses enfants qui ont continué à travers les siècles la tradition sacrée de la douleur volontaire et du sacrifice, et qui n'ont pas cessé d'attendre le règne de Dieu dans la justice et dans la vérité.
Il y a, mes frères, dans le catholicisme, une institution qui m'a toujours ému, c'est ce qu'on appelle l'adoration perpétuelle : dans certains ordres monastiques, des religieuses se relèvent jour et nuit, de telle sorte qu'il y en a toujours quelques-unes qui prient devant le Saint-Sacrement. J'oublie ici le dogme spécial sur lequel est fondée la croyance à la présence du Christ dans l'hostie; je ne relève que cette grande pensée que l'adoration ne doit jamais être interrompue; or, il me semble que Dieu y a pourvu, et que le moyen le plus efficace par lequel il atteint cette fin sublime, c'est la douleur. Quand la nuit couvre nos cités et nos campagnes, quand toutes les créatures semblent plongées dans le repos, regardez la lumière qui brille faiblement à cette fenêtre : il y a là un être qui souffre, et vous pensez avec tristesse que, comme nous le rappelions en commençant, à chaque heure, à chaque minute, la loi de la souffrance s'exerce ici-bas. Mais, songez aussi à toutes les prières qui s'élèvent de ces lits de maladie, à ces accents de repentir, de foi, d'espérance, qui sont l'intercession de l'humanité croyante en faveur de l'humanité qui se perd. Voilà l'adoration perpétuelle, et, puisque c'est par la douleur qu'elle monte sans interruption vers le ciel, la douleur peut être bénie, car sa raison dernière et suprême se résume en ce mot: « Gloire à Dieu! »

 (1) Ce discours a été prononcé en 1879, à Laforce, à l'occasion de la fête anniversaire de la fondation des asiles de charité, qui furent, il y a plus de trente ans, créés par la courageuse initiative de John Bost, que Dieu a rappelé à lui il y a trois ans. On se trouve là en présence réunion d'épileptiques, d'idiots et d'infortunés de toute espèce qui sont soignés avec un admirable dévouement. Nous rappelons ces faits pour faire comprendre l'exorde de cette prédication. 
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(2) Il y aurait une curieuse étude à faire sur la consolation avant Jésus-Christ. Mais les documents sont rares.
Nous n'avons malheureusement pas le traité que Cicéron écrivit après la mort de sa fille, et si nous voulons savoir sur ce point sa pensée, il faut la chercher dans sa correspondance où l'homme vrai apparaît. Or voici sur ce point le jugement d'un critique éminent que nul n'accusera de partialité, M. Boissier : « Cicéron a vu périr sa fille qu'il adorait, il a presque assisté à la ruine de son pays jamais en ces tristes moments une idée religieuse n'a traversé son esprit, jamais il n'a cherché à oublier les amertumes de la vie présente par les perspectives de la vie future.
Quand sa fin approche, il n'a pas d'autres consolations à offrir à lui ou aux autres que celles des épicuriens qu'il a si vivement combattus... Ces nobles espérances d'immortalité dont il a rempli ses ouvrages ne lui reviennent jamais à la pensée dans ses malheurs ou dans ses périls. Il semble ne les avoir exprimées que pour le public et n'en fait pas d'usage lui-même ; elles sont restées dans ses livres et ne paraissent pas avoir pénétré dans sa vie. » La même remarque s'applique à Sénèque, bien moins sincère que Cicéron et dont la rhétorique éloquente a si peu l'accent de la conviction personnelle. Nous avons de lui trois traités de consolation.
L'un est adressé à sa mère Helvie; il lui offre pour adoucir ses maux la sympathie des hommes et la contemplation de la nature; le second est adressé à Polybe; c'est l'oeuvre d'un plat courtisan ; le service de César et les distinctions doivent consoler Polybe de la mort de son frère; c'est le fond sur lequel se détache telle page brillante (ch. XXVIII) où ce frère est représenté comme entrant dans la lumière, et où Sénèque lui applique la parole fameuse : Non reliquit nos sed antecessit, qui fait penser au vers de Vinet: « Ils ne sont pas perdus, mais nous ont devancés»; mais la divinisation, l'adoration de César y sont révoltantes (voir ch. XXXI). Enfin la Consolation à Marcia, d'où nous avons extrait le passage cité dans notre texte. Après Cicéron et Sénèque, il faudrait citer Plutarque, dont la Consolation à Apollonius est une oeuvre de jeunesse, imitée de l'académicien Crantor, et qui nous frappe par sa faiblesse, et enfin la fameuse Consolation de Boëce, toute pénétrée d'un spiritualisme élevé et d'une foi vive à la Providence. Mais Boëce peut-il être considéré comme un pur philosophe ? Il vivait au cinquième siècle de notre ère, en pleine atmosphère chrétienne , et nous ne devons pas oublier que les chrétiens de Pavie réclamèrent l'honneur de l'ensevelir comme l'un des leurs.
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(3) Schelermacher. 
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