Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

SOUVIENS-TOI

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Mon fils souviens-toi.
(Luc XVI, 23.)

Mes Frères, (1)

Dans la parabole saisissante du mauvais riche et de Lazare, Je ne veux, en ce jour, retenir qu'un mot : « Souviens-toi! » Ce mot, c'est la réponse du juge au coupable qui se lamente, c'est l'évocation du passé justifiant la condamnation présente, c'est la sentence inexorable qui va fermer la bouche du misérable et le vouer au désespoir d'un remords sans fin. Mais, si cette parole est terrible pour les âmes qui l'entendent lorsqu'il est trop tard, elle peut être, lorsqu'il en est temps encore, un moyen de salut pour celles qui se perdent, un avertissement pour celles qui sont tentées, un stimulant énergique pour celles qui servent Dieu sincèrement. Puisse la grâce divine faire servir à ces grands buts l'appel que je veux vous adresser aujourd'hui!

Souviens-toi! Avez-vous jamais réfléchi à ce phénomène merveilleux qui s'appelle la mémoire? Il n'y en a pas de plus connu, de plus familier. Il n'y en a pas de plus mystérieux.
A chaque heure, à chaque minute, des faits extérieurs, des spectacles, des paroles, des sensations physiques, des idées, des impressions morales se gravent dans notre cerveau, et contribuent à former un être qui est nous-même. Sans la mémoire, il est évident que nous ne serions rien, car le moment présent s'évanouit sans cesse, et nous oscillons perpétuellement entre le passé et l'avenir. C'est notre passé qui nous fait être quelque chose, qui nous donne une valeur intellectuelle ou morale, une individualité; chaque jugement que nous formulons suppose un souvenir.
En quoi consiste la mémoire? Est-elle un simple phénomène matériel? N'y a-t-il là que le produit d'impressions plus ou moins fortes gravées dans la substance cérébrale, s'affaiblissant avec cette substance même, et disparaissant quand cette substance se dissout ? Oui, si l'homme n'est que matière, si le centre de sa personnalité n'est qu'un point matériel que la physiologie cherche encore. Non, si ce centre est, comme nous le croyons, spirituel, s'il a conscience de lui-même et de son identité.

La science nous prouve que les éléments constitutifs de notre corps, même ceux qui nous semblent les plus résistants, se renouvellent sans cesse', tellement, que, dans un espace de temps donné, il n'y reste pas une molécule qui n'ait été transformée; mais, au-dessus de cette évolution incessante des atomes, il y a un être (et c'est chacun de nous) qui se sent identique à lui-même, qui se souvient de ce qu'il a pensé, senti, voulu et fait, dix, vingt ou trente années auparavant, qui s'en reconnaît l'auteur responsable, qui s'en accuse ou s'en réjouit. Sans cette identité, dont la mémoire 'est la gardienne, il n'y a plus de personnalité humaine, rien qu'une agrégation passagère de molécules qui restent unies pendant l'espace d'une vie d'homme, forment un être qui sera un philosophe, un grand capitaine, un paysan ou un manoeuvre, et rentrent ensuite dans le tourbillon éternel de la matière, pour < devenir, par des combinaisons nouvelles, une plante, un animal, un corps solide, liquide ou vaporeux. C'est l'identité qui fait la personnalité. Eh bien! cet être identique à lui-même, cet être qui se souvient, cet être qui est nous, dans quelle partie du corps l'enfermerez-vous?
Quand vous avez dit que le cerveau pense, que le coeur aime, quand vous avez, par ces expressions, rappelé quels sont les organes matériels dont notre pensée ou notre sentiment doivent se servir, oserez-vous dire que vous-même vous êtes enfermé dans ces organes et qu'en dehors d'eux et au-dessus d'eux il ne reste rien de votre pensée et de votre coeur? Autant vaudrait dire que, lorsque les cordes d'un instrument sont distendues ou rompues, rien ne reste du thème immortel auquel ces cordes donnaient, il y a un instant, une voix pénétrante et sublime. Mais, de même qu'après la destruction de tous les instruments de musique, de tous les manuscrits et de tous les livres, les mélodies des compositeurs de génie et les pensées des grands écrivains subsisteraient intactes et immortelles, de même, en chacun de nous, malgré le travail incessant de dis. solution qui nous mine, qui use notre enveloppe, qui menace l'être extérieur et va bientôt l'achever par le dernier coup que nous appelons la mort, il y a un être qui se souvient, qui domine les années et leur survit, qui peut, dans une autre existence, revêtir un corps nouveau, imprimer sa personnalité à d'autres organes et s'affirmer immortel.

C
omme toutes nos facultés, la mémoire dépend, dans une certaine mesure, de notre volonté. Chacun sait qu'avec des efforts répétés, elle atteint parfois une puissance prodigieuse; elle donne à l'homme l'illusion de l'omniprésence; l'historien vit dans une époque; les morts lui deviennent plus familiers que les vivants; chaque date, chaque nom lui apparaît distinct; les figures d'autrefois le charment ou le repoussent; et, de même que la rétine, cet imperceptible miroir caché dans les profondeurs de notre oeil, peut refléter dans son ensemble et ses moindres détails un paysage de cinquante lieues d'étendue, de même le cerveau d'un savant peut arriver à conserver une masse véritablement inouïe de faits, de calculs et d'idées, tout un monde immense d'êtres et de choses que la volonté évoque et fait apparaître.

S
i l'homme peut fortifier sa mémoire, il peut volontairement l'affaiblir; il y met souvent tous ses efforts pour oublier sa douleur ou ses remords; il n'y parvient jamais absolument. Tout à coup, sous l'action d'une émotion violente, l'être le plus insouciant ou dont l'esprit semblait hébété se trouble devant une image inattendue qui sort des profondeurs du passé et dirige sur lui un regard triste et terrible. On a souvent, d'ailleurs, remarqué que la mémoire n'est pas toujours solidaire de l'affaiblissement des facultés : témoin ce phénomène, mille fois observé, de vieillards qui, dans le déclin de leurs forces et de leur intelligence même, voient apparaître devant eux, avec une étonnante fraîcheur, les souvenirs de leur première enfance, et, oublieux du jour d'hier, se transportent sans peine à une époque dont trois quarts de siècle les séparent. J'en écoutais récemment un bien plus que centenaire qui me racontait avec une précision extrême le supplice de Charlotte Corday, auquel il avait assisté il y a quatre-vingt-dix ans, et dont les moindres détails lui étaient restés présents.

La mémoire peut exercer ainsi sur notre caractère une influence incomparable; elle peut être une puissance salutaire ou malfaisante, elle peut concourir à notre perte ou à notre salut. Si les yeux, si la pensée d'un homme ont longtemps contemplé des spectacles dégradants, si ses lectures et ses entretiens ont été corrupteurs, il subira longtemps les conséquences de sa volonté pervertie. C'est là ce qui nous explique l'importance sans pareille des impressions premières, de la vue précoce du mal ou du bien, de la souillure ou de la pureté. Malheur à celui dont l'enfance a été initiée au spectacle et aux exemples du mal; mais deux fois malheur à celui qui, de son propre choix, est allé au-devant de ces tristes révélations dont son éducation semblait devoir le préserver! Nous sommes, dans une grande mesure, responsables de nos souvenirs. Il dépend de nous que des profondeurs du passé sortent, à l'heure de la tentation, des images saintes ou séductrices, des génies bienfaisants ou des satyres cyniques, des anges ou des démons.

M
es frères, je ne fais point ici de la philosophie.
Si je vous parle de la mémoire et du rôle immense qu'elle joue dans la formation de notre caractère, c'est parce que la grandeur de ce rôle me saisit quand je songe à notre destinée religieuse, à notre avenir éternel.
N'est-ce pas là ce qui nous explique pourquoi les appels au souvenir tiennent une si grande place dans l'Écriture? a Souviens-toi », c'est la parole que Jéhovah adresse continuellement par la bouche de Moïse au peuple d'Israël. Ce premier mot: « Repentez-vous », qui ouvre l'Évangile, qu'est-il, si ce n'est l'évocation de tout notre passé avec ses faiblesses, ses chutes, ses misères et ses hontes? Que nous dit-il, si ce n'est de reconnaître, par un effort de sincérité suprême, que ce passé est nôtre et que nous n'avons pas le droit d'en rien effacer ni d'en rien renier? Souviens-toi! cela veut dire, pour plus d'un de ceux qui m'écoutent, tel acte odieux d'ingratitude, d'égoïsme, de légèreté, de lâcheté, de duplicité, dont vous avez cru qu'il avait disparu à jamais dans les profondeurs de l'oubli. Cela veut dire le regard attristé d'une mère dont vous avez méconnu la tendresse et qui est morte, le coeur brisé par vous; cela veut dire une conscience que vous avez troublée ou pervertie, une âme pure que vous avez incitée au mal et poussée à l'abîme ; cela veut dire la sérénité extérieure du pharisien couvrant les désordres secrets de la vie, et la paresse morale différant toujours la rupture des liens coupables et le don complet de vous-même à Dieu.
Cela veut dire l'oubli prolongé du pauvre, l'horreur du véritable sacrifice, et toute une vie dont l'égoïsme a été la véritable inspiration ; cela veut dire des années d'indifférence religieuse, de scepticisme railleur et d'impiété... Souviens-toi! cela veut dire, dans l'Écriture et dans votre conscience, l'histoire des appels de Dieu et de ses miséricordes, les lumières qui ont éclairé votre enfance, les exemples que vous avez reçus, les prières d'intercession dont vous avez été l'objet, les temps de répit, de maladie, peut-être , où vous avez pu mieux écouter la voix divine, les avertissements qui ne vous ont pas manqué, les éveils soudains de la conscience illuminant comme un éclair votre nuit morale, les émotions intérieures qui vous ont poussé parfois jusqu'à la porte du sanctuaire, jusqu'à ce seuil sacré au delà duquel il y a le pardon de Dieu et la vie éternelle. Souviens toi! cela veut dire ce qu'il y a au monde de plus vrai, de plus sacré, de plus terrible : l'amour de Dieu révélé en Jésus-Christ sauvant les derniers des coupables, mais laissant à leur condamnation deux fois méritée les pécheurs qui l'ont méconnu ou méprisé!

Or, comme c'est par le souvenir que Dieu convie l'homme coupable à la repentance, c'est par l'oubli que l'homme coupable cherche sans cesse à lui échapper. Oublier, c'est le grand art, c'est la grande ressource du pécheur; l'oubli, c'est ce qu'il demande au monde et ce que le monde, dans tous les temps, lui dispense; c'est ce qu'il lui verse au fond de toutes ses coupes, ce qu'il lui distille dans tous ses plaisirs. C'est là ce que demande le criminel vulgaire, le malfaiteur en blouse ou l'ouvrier déserteur de la famille et de l'atelier, lorsque, d'un pas pesant, il erre de bouge en bouge et s'attable pendant de longues heures au cabaret pour < boire la lourde ivresse qui étourdit la conscience et abrutit le coeur. Et c'est là aussi ce que cherche le criminel distingué ou la femme élégante qui trahit secrètement la foi conjugale; c'est là ce que veut trouver le dissipateur de bonne famille, lorsqu'il se plonge dans ses plaisirs raffinés, lorsqu'il s'assied à la table de jeu, et y puise les émotions violentes qui l'arrachent au redoutable tête-à-tête avec sa conscience et au sentiment de sa responsabilité. L'oubli du passé, l'oubli des appels divins, l'oubli des grâces reçues, l'oubli du compte à rendre! Et parfois on y arrive, et David adultère et meurtrier s'endort dans une paix trompeuse, jusqu'au moment où retentit dans les profondeurs de sa conscience le mot terrible de Nathan :
« Tu es homo », « tu es cet homme-là! » et Hérode étale sans remords le scandale de sa vie et fait asseoir sur son trône l'épouse de son frère, jusqu'au moment où le prophète de la repentance, par cette simple parole: « Cela ne t'est pas permis », déchaîne l'implacable furie de la femme qui le tient sous son joug honteux ; et le proconsul Félix vient siéger, dans l'orgueil de sa dignité romaine, pour juger saint Paul, jusqu'au moment où, tout effrayé, il se lève quand son prisonnier parle de continence et du jugement à venir. Et ainsi, à tous les degrés, le pécheur veut oublier, se figurant, dans sa folie, que, parce qu'il oublie Dieu, Dieu l'oublie, que, parce qu'il ferme les yeux, il n'est pas emporté à chaque heure, à chaque minute, vers le tribunal qui l'attend. Tout lui est bon, dans ce but : l'ivresse des plaisirs, la fièvre des affaires, les discussions de la politique, et même (on l'a vu parfois) l'étourdissement des luttes religieuses; et les jours passent, puis les mois, puis les années, et le pécheur s'endurcit et se rassure, comme s'il pouvait éviter l'heure de l'échéance fatale, l'heure de la justice et de la vérité; comme si, à ce festin de la vie où il savoure les joies capiteuses, où il se repaît de mensonges, les flambeaux ne devaient pas s'éteindre l'un après l'autre, les convives peu à peu disparaître; comme s'il ne devait pas rester seul et voir se dresser devant lui, dans la clarté blafarde et sinistre du réveil, cette apparition qu'il n'attendait plus, cet hôte inexorable et terrible qui s'appelle la conscience et qui lui dit : « Souviens-toi! »
Ames incrédules ou impénitentes, chrétiens de nom qui marchez dans les voies défendues, il faut vous souvenir aujourd'hui, pour ne pas avoir à vous souvenir quand il ne sera plus temps, pour ne pas devoir ajouter un jour, comme le disait Adolphe Monod, à la douleur du : « Je ne puis plus », l'amertume du : « J'ai pu et je n'ai pas voulu ! »

M
es frères, toutes les vérités divines ont, comme le signe qui apparaissait à Israël dans le désert, deux faces opposées, l'une sombre, l'autre lumineuse, l'une qui nous effraie, l'autre qui nous fortifie. Si cette parole : « Souviens-toi ! » trouble les consciences rebelles, en leur rappelant ce qu'elles devaient faire pour Dieu, elle apporte aux âmes sincères une consolation ineffable en leur rappelant ce que Dieu a fait pour les sauver. Ce qui constitue la force et l'originalité de l'Évangile, c'est qu'il nous met en face de faits positifs par lesquels Dieu a marqué son intervention souveraine dans notre histoire. Le Dieu des Écritures est un Dieu qui, pour nous sauver, a parlé et agi; l'Évangile est la divine histoire de cette intervention divine, et ceux qui le prêchent peuvent dire à l'homme, non pas seulement : « Crois! » lion pas seulement: «Espère! » mais : «Souviens-toi!»
Quand des esprits généreux, mais égarés, partant de cette grande vérité scripturaire que l'Evangile est une vie, prétendent placer aujourd'hui la religion tout entière dans le sentiment et croient qu'on peut impunément la séparer des faits et des doctrines qui forment à nos yeux sa vraie trame, ils ne voient pas qu'ils ôtent à l'Évangile son moyen d'action le plus énergique sur l'esprit des hommes.
Croire qu'il suffise d'éveiller dans notre coeur des aspirations sublimes pour le régénérer, c'est méconnaître étrangement « l'histoire et la nature humaines, c'est vouloir nourrir l'homme de sa faim et le désaltérer de sa soif. Ah ! certes, ces aspirations sublimes, l'Evangile les fait naître, mais comment? Par des faits. Et l'Évangile peut les satisfaire; et comment? Par des faits encore, par ces grands actes qui sont les étapes de la marche de Dieu dans le monde et les signes certains de son intervention. Comment les apôtres ont-ils conquis les âmes? En racontant ces actes divins qui s'appellent la création , la formation de l'homme à l'image divine, la préparation du salut, la révélation de la volonté sainte de Dieu dans la loi du Sinaï et de sa miséricorde dans la parole des prophètes, sa manifestation au milieu des hommes dans la personne de son Fils, la rédemption de l'humanité sur le Calvaire, la résurrection affirmée par, un tombeau vide, l'effusion du Saint-Esprit au jour de la Pentecôte, la rémission des péchés proclamée, la fraternité réalisée dans ce fait prodigieux de la sainte Cène réunissant autour de la même table le patricien et le plébéien, le Grec et le barbare, l'esclave et l'homme libre, le Juif et le Romain.
Voilà les faits que l'Église des premiers siècles aimait à rappeler, voilà ce qui forme le fond du document le plus ancien qui nous reste de son culte, de la prière eucharistique qui précédait la communion et qui n'est qu'un mémento sublime des grâces que Dieu a, dès les temps anciens, répandues sur l'humanité. Eh bien! supprimez ces faits, livrez à la critique dissolvante toute cette divine histoire, sous prétexte de mieux conserver la religion désormais spiritualisée : que vous restera-t-il d'elle? Le parfum d'un parfum, l'ombre d'une ombre...
Et c'est avec cela que vous voulez rassurer les consciences troublées, consoler les coeurs déchirés, opposer au néant l'invincible affirmation de la vie éternelle, contenir et réprimer les âpres convoitises et les furieuses tentations de la chair! C'est avec cela que vous voulez fonder une Église qui puisse, en ce siècle incrédule, résister et rester debout! L'illusion est naïve et le rêve insensé. Grâce à Dieu, l'Évangile tient un autre langage. Chacune des vérités qu'il nous apporte, il la fonde sur un fait: il l'écrit, non sur le sable mouvant des émotions humaines, mais sur le granit de l'histoire; il évoque devant chacun de nous ces grands actes par lesquels Dieu est intervenu dans le monde, et, nous les montrant, il dit à chacun: « Souviens-toi! »
Il s'agit, par exemple, de savoir, ô mon frère! quelle est ton origine; on te dit aujourd'hui que tu es fils de la matière, que tu es l'éclosion dernière d'une évolution éternelle. Dans un monde sans Créateur, on t'enseigne que la vie est sortie un jour d'une vibration des atomes, qu'elle est devenue végétative, animale, consciente d'elle-même, intelligente et morale, qu'en toi elle a atteint sa manifestation suprême, et que, de même qu'il n'y a au-dessus de toi aucune cause souveraine, il n'y a aucun être auquel tu doives consacrer ton coeur et ta vie. Eh bien! quand ton intelligence est obscurcie par ces sophismes, quand tu es tenté de croire que le chaos peut enfanter l'harmonie, la matière inerte se donner des lois, et l'effet exister sans cause, quand ton orgueil se laisse exalter par ces rêves, souviens-toi, oui, souviens-toi de la vraie Genèse de tes origines; relis cette page divine, où tu apprendras de nouveau que, si tu n'es que poudre, tu as été formé à l'image de ton Créateur, et que, comme tout est venu de lui, tout doit se rapporter à lui.

O
n te dit que la fatalité préside aux destinées du monde et de l'humanité, on te montre l'inextricable dédale des choses humaines. les bonnes causes vaincues, les iniquités longtemps triomphantes, le chaos succédant à l'ordre et le néant dernier mot de notre tragique et sanglante histoire. Eh bien! quand tu restes muet devant ces insondables problèmes, souviens-toi, oui, souviens-toi que le Dieu que tu sers t'a révélé par ses prophètes et par son Fils la vraie loi de l'histoire, et que cette loi, c'est la formation. lente, mais certaine, de cette réalité sublime qui s'appelle le règne de Dieu dans la justice, dans l'harmonie et dans la vérité.

On te dit que la loi morale est un leurre, que ce que les hommes appellent vertu est une simple convention sociale dont les habiles savent s'affranchir, que les vains scrupules n'arrêtent que les esprits inintelligents et les volontés faibles, et que si certains actes héroïques nous remplissent d'une admiration artistique, il est permis de se demander après tout si le libertin n'a pas choisi la bonne part. Eh bien! à l'heure mauvaise où ton coeur rusé devient le complice intéressé de ces maximes, souviens-toi, oui, souviens-toi que la loi qui doit te régir a été écrite par Dieu lui-même en trois exemplaires immortels : sur la pierre immuable du Sinaï, dans les pages de l'Évangile, et sur ta conscience d'homme et de chrétien. Relis ces divins caractères, écarte la poussière du scepticisme et la fange des passions qui souvent les cachent et les oblitèrent, et dis-toi que le ciel et la terre passeront avant qu'ils aient passé.

On te dit que le mal est une puissance irrésistible, que la fatalité du tempérament explique et justifie toutes les chutes, que les mots de salut et de relèvement sont des termes mystiques que notre temps ne connaît plus. Eh bien ! quand le mal t'a surpris, quand tu as été vaincu dans les luttes de la vie, quand le sentiment de ta dégradation, le mépris de toi-même et le lourd esclavage du péché te courbent sous le poids d'un désespoir sans remède, souviens-toi, oui, souviens-toi qu'un Être est apparu au milieu des hommes pour les relever et les sauver; souviens-toi qu'une croix a été dressée pour dominer le monde et les générations qui passent, qu'elle reste debout pour sauver ceux-là même qui l'insultent et qui voudraient la renverser, et qu'en la contemplant on retrouve l'espérance, qu'à ses pieds des péagers, des femmes perdues se sont relevés de leur abjection et se sont mis en marche pour les demeures célestes, précédant ce cortège immense d'âmes sauvées qui chantent à jamais l'hymne des miséricordes infinies, et que tu peux joindre ta voix à la leur, si tu crois comme eux au pardon divin.

On te dit que le ciel vers lequel tu diriges tes regards n'est qu'un espace immense où des millions de mondes se meuvent dans un mécanisme éternel, et que c'est une illusion de ta foi naïve d'y chercher le *trône de ton Dieu, de croire que tes prières y vont réveiller une oreille attentive et la volonté bienveillante d'une Providence qui te connaisse... Eh bien! quand tu te sentiras perdu dans cette solitude sans limites, quand le silence de ces espaces infinis te pénétrera d'une morne épouvante, souviens-toi, oui, souviens-toi que, par-dessus l'espace, par-dessus l'immensité, pardessus tout ce qui nous écrase, il y a l'Être auquel rien n'échappe, pas même le soupir qui sort de ton âme déchirée, pas même les larmes que tu as ce matin répandues en secret, et que, depuis que le Christ est venu, la grandeur suprême c'est le suprême amour.

On te dit que ta destinée brillante ou misérable va bientôt avorter dans cet accident vulgaire qui s'appelle la mort, que ton corps va se décomposer et mêler sa poussière à la poussière des générations anciennes, qu'il ne restera rien de toi, pas même un souvenir, que c'est là le cours fatal des choses, et que notre planète, cimetière immense, n'en continuera pas moins son évolution dans les cieux. Eh bien! quand cette affreuse pensée du néant t'envahit, souviens-toi, oui, souviens-toi que le Dieu de l'Évangile t'a révélé la vie éternelle, que son Fils est sorti triomphant de son tombeau vide, et que tu es enveloppé dans cette victoire dans laquelle succombera, dit l'Apôtre, le dernier des ennemis, la mort.
Souviens-toi donc que tu es chrétien. Relève la tète, et ne laisse pas aux apôtres du néant l'audace et l'honneur de s'appeler, comme ils le font, les rédempteurs de l'humanité.
Ce que je viens de dire à celui qui doute, je voudrais le dire à vous tous, mes frères, qui croyez d'une foi humble, mais ferme, que Dieu vous a reçus dans son alliance de miséricorde et qu'il vous traite comme ses enfants. Reportez vos regards vers le passé pour y trouver les traces de l'action de Dieu dans votre vie et pour y chercher le moyen de préparer un meilleur avenir.

S
ouvenez-vous de vos fautes, vous dirai-je tout d'abord, mais contemplez-les à la lumière de la croix qui vous sauve, car c'est ainsi seulement que ce souvenir vous sera salutaire. Séparée de la certitude du pardon, la vue de notre misère nous endurcit ou nous désespère; ou bien nous la nions pour nous rassurer par orgueil et par de vains sophismes, ou, la reconnaissant comme trop évidente, nous sommes tentés de l'accepter comme l'héritage fatal d'une inévitable destinée. Seule, la croix nous apporte un pardon réel, parce qu'il est digne de Dieu et de sa sainteté, en même temps qu'elle nous révèle l'amour de Dieu comme une puissance par laquelle le mal doit être un jour écrasé.

Souvenez-vous donc de vos fautes, non pour vous désespérer, mais pour adorer les compassions de Dieu qui vous les a remises et pour exalter sa bonté. Souvenez-vous-en pour rester humbles, vous rappelant de quelle misère il vous a tirés, à quelles tentations il vous a arrachés et de quelle honte il vous a sauvés. Souvenez-vous-en pour ne pas accabler les autres par d'implacables jugements; ayez présence à l'esprit l'histoire du serviteur impitoyable libéré d'une dette écrasante et prêt à étrangler celui qui lui devait cent deniers. Souvenez-vous-en pour réparer le mal que vous avez fait (je ne dis pas pour l'expier, car l'expiation a été accomplie par l'unique et sainte victime qui a porté le péché du monde), je dis pour le réparer dans cet esprit de justice qui dictait à Pierre la confession trois fois répétée de son amour pour effacer son triple reniement, et qui rappelait à Paul, pour stimuler son zèle, le mal qu'il avait fait à l'Eglise aux jours de son aveuglement et de son fanatisme.

Souvenez-vous des grâces divines, de peur que vous ne tombiez dans l'ingratitude et que les épreuves inévitables de la vie ne vous voilent les immenses bienfaits qui les avaient précédées. Comme l'épouse heureuse aime à repasser l'histoire de ses fiançailles., de ses émotions, de ses joies, des tressaillements de son coeur et des purs enchantements de son jeune amour, comme la mère se reporte avec bonheur vers ces heures sans pareilles où elle contemplait pour la première fois le sourire de son enfant au berceau, comme elle oppose ces souvenirs bénis au cynisme moqueur de ceux qui flétrissent la divine poésie de la vie, vous aussi, rappelez-vous les premiers appels de Dieu, ses pardons, ses délivrances, ses relèvements, sa patience infinie, et tout ce qu'il a mêlé. de douceur et de tendresse aux afflictions mêmes qu'il vous a dispensées. Souvenez-vous de cet avertissement qui, tel jour, vous montra un piège ouvert sous vos pas, de cette circonstance imprévue qui vous révéla le néant d'une joie mauvaise, de cette humiliation qui vous sauva d'une chute certaine, de ces événements où l'impie ne voit que le hasard, et où vous discernez aujourd'hui, avec une gratitude profonde, la merveilleuse sagesse et la main paternelle de l'éducateur de votre âme

Souvenez-vous de votre passé pour ne pas être surpris et trompés par l'avenir. Que vos blessures encore ouvertes vous rappellent les défauts de votre armure et les côtés faibles par où vous pouvez être surpris. Si les apôtres avaient conservé au plus profond de leurs coeurs les paroles si souvent répétées par lesquelles le Christ leur avait annoncé sa mort et la victoire de ses ennemis, ils n'auraient pas, à Gethsémané et sur le Calvaire, offert le honteux spectacle de leurs défaillances et de leur lâcheté. Attentifs aux avertissements de leur Maître, ils auraient vu, dans cette heure ténébreuse, l'accomplissement d'un plan divin, et ils se seraient souvenus en même temps que, comme Jésus l'avait annoncé, le triomphe devait suivre la défaite et la mort enfanter la résurrection.
Et nous aussi, au milieu des découragements de l'heure présente, des reculs et des défaites de la cause divine, si nous savions nous souvenir, nous nous dirions qu'il n'y a rien là qui ne nous ait été annoncé, et que c'est par ces humiliations et ces épreuves que le règne de Dieu doit se fonder sur la terre, victorieux au lendemain du jour où ses ennemis le déclarent anéanti, et faisant de la croix de son Chef l'instrument le plus sûr de son triomphe et de ses conquêtes.
Et ce que je dis à chacun, je voudrais le dire à l'Église, à cette Église surtout dont nous sommes les enfants, et dont la mission nous apparaît si grande et si belle dans cette heure de notre histoire morale où tant d'esprits errent à l'aventure, cherchant un refuge, une lumière, une certitude, une espérance éternelle. Oui, souviens-toi, ô Église aujourd'hui si affaiblie et si divisée, de ce qui a fait ta jeunesse héroïque, de ce qui t'a enfanté tant de générations de confesseurs et de martyrs. Souviens-toi que tant que tu fus soumise à la parole divine et unie par une foi vivante au Christ, ton chef et ton roi, tu fus invincible et glorieuse : glorieuse dans les prisons du Châtelet, sous l'estrapade de la place de Grève, avec tes obscurs plébéiens qui savaient mourir, avec tes grands seigneurs huguenots, en bonnets de forçats, ramant sur les galères de Marseille, la peau noircie par le soleil, les membres lacérés par le fouet des argousins, et dont le corps était rivé à leur banc d'infamie par une chaîne moins ferme et moins tenace que le lien qui unissait leur conscience à leur Dieu; glorieuse dans les grottes des Cévennes et sur la roue où, il y a moins d'un siècle, on écartelait tes ministres. Apprends par là où tu dois désormais chercher ton salut et ta force, afin que, dans l'explosion prochaine que nous préparent les haines irréligieuses qui partout a l'horizon s'avancent comme des nuages chargés de tempête et de foudre, tes fils ne laissent pas à d'autres l'honneur et le courage de confesser leur Dieu.

« Souviens-toi. » J'adresse, en terminant, cette parole à la génération incrédule et frivole au milieu de laquelle Dieu nous appelle à le servir. Souviens-toi, ô race légère, de ce que tu as vu il y a treize ans (1) souviens-toi de ce qu'a produit ce scepticisme charmant auquel tu avais si longtemps applaudi. Souviens-toi de tes terreurs, lorsque, dans Paris déjà prêt pour l'incendie, des énergumènes faisaient retentir partout la traduction brutale de cet athéisme que tu écoutais avec complaisance sur les lèvres de tes rhéteurs de salon. Souviens-toi des promesses de relèvement moral qui, partout alors, furent prodiguées, et auxquelles répondit bientôt le débordement d'une littérature dont le succès sera l'une des hontes de notre époque. Souviens-toi qu'on t'annonçait alors la conciliation des partis dans le péril commun et l'embrassement des classes désormais apaisées, puis écoute la clameur qui monte de la rue, l'apologie sauvage et systématique de l'assassinat comme moyen d'affranchissement politique, et vois ce que devient la fraternité sur la terre lorsqu'on raille et qu'on insulte la paternité dans le ciel.

M
es frères, il ne sert de rien d'incriminer son siècle, si l'on ne met pas tout en oeuvre pour le sauver. L'inertie et la lâcheté de ceux qui se croient justes contribuent tout autant que les efforts de leurs ennemis au succès de l'iniquité. Les erreurs et les haines de notre peuple ont deux auteurs responsables : les sophistes qui l'égarent et les chrétiens de nom qui ne l'aiment pas et ne l'instruisent pas. Oh! je sais tout ce que l'on nous a dit, tout ce que l'on nous dit encore sur l'impossibilité de ramener notre peuple à l'Évangile, sur la résistance invincible des préjugés et des antipathies contre lesquels viendront se briser nos efforts. Je le sais, mais cela ne me découragera jamais : non, je ne puis consentir à douter ni de la nature humaine, ni de la puissance de Dieu. Ah! sans doute, l'enfant du peuple, même lorsqu'il a été éclairé des lumières de la foi, peut avoir ses heures d'emportement, d'égarement et de sauvage ivresse... mais si quelque chose au monde est capable de le sauver, c'est la voix de sa conscience vibrant à l'écho des leçons d'une enfance chrétienne et lui disant : Souviens-toi!

. (1) Ce discours a été prononcé en 1884. 
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