La Grande Soif
CHAPITRE
ONZIÈME
Quand la faim me pousse hors
du hangar, de la fange plutôt où je
croupis, j'ai peine à marcher, tant je suis
faible. Je me traîne jusqu'à la ville.
Prêt à défaillir, à un
monsieur qui passe j'explique que je suis à
bout de forces. Je dois avoir l'air bien
misérable, car l'inconnu m'accompagne
jusqu'à l'hôpital où le
médecin de service, après un seul
coup d'oeil sur la loque qu'on lui amène,
ordonne mon hospitalisation
immédiate.
Un bain. Mes haillons
puants sont remplacés par des
vêtements convenables. Ce sera pour plus
tard. Pour l'instant on me couche. Quel moment !
Après des mois de répugnante
saleté, se sentir propre. Après le
grabat de chiffons, à même la terre,
s'enfoncer dans un lit moelleux aux draps blancs...
Et ce pain, ce bouillon, cette viande
entourée de légumes, ces fruits qu'on
m'apporte? J'engloutis tout, puis dors, et comment,
toute la journée, toute la nuit, et encore
une partie de la matinée. Quand j'ouvre les
yeux, est-ce un rêve ? Au lieu des planches
mal rabotées du hangar, de son sol fangeux,
une salle nette, propre, où un infirmier et
une religieuse vont et viennent. Le médecin,
survenu, m'ausculte. Ses paroles me plaisent :
« Mangez, dormez, pour l'instant il n'y a rien
d'autre à faire ! » Ce régime,
je le suis strictement.
Dès que je
suis revenu à la surface de la vie, je
demande du papier à lettre et j'écris
aux trois hommes qui ne m'ont jamais
abandonné. À cette heure, je doute de
moi, mais je ne doute pas de ces grands coeurs. Je
les admire d'être si patients, si persistants
dans leur affection, dans leurs efforts pour me
sortir de la boue où je m'enlise comme
à plaisir. Des promesses toujours
violées, voilà ce qu'ils ont eu de
moi, des sourires sceptiques, un « jamais
» qui coupe tous les ponts. Pendant des
semaines, des mois, ils perdent ma trace qu'ils ne
retrouvent qu'à l'instant où je crie
au secours. Ils interviennent aussitôt, par
leurs lettres, parfois en personne, si
désireux de m'arracher à ma
misère physique et morale qu'il m'arrive
d'en avoir les yeux pleins de larmes...
Après quoi le vent m'emporte... Cette fois,
pourtant, je crois être sûr de leur
apporter un repentir définitif. Mon appel
est désespéré. C'est celui
d'un homme qui, avant de sombrer, tente de
s'accrocher à une bouée. Chose
nouvelle, après ma dernière
expérience qui m'a chassé hors de la
vie, mon orgueil est sinon maté, du moins
bien abattu. Je me sens faible, humilié.
Par-dessus tout, je suis
dégoûté de moi. Et
j'écris, j'écris. Quand je tends les
lettres à la bonne soeur, elle regarde les
adresses; Monsieur le pasteur Babut; Monsieur
Albert de Graffenried, industriel ; Monsieur
Étienne Matter, ingénieur, et me dit
dans un sourire : « Ne vous tracassez pas,
elles partiront cet après-midi. Les timbres,
je m'en charge. » Heureusement, car je n'ai
plus le sou.
Les malades
s'étonnent de voir ma plume courir avec
agilité. Nous causons.
- T'es donc instruit?
Quand on t'a vu arriver, on n'en avait pas
l'impression.
Je reprends
rapidement des forces. Je retrouve un peu de
gaîté quand trois réponses,
accompagnées d'un mandat, se trouvent devant
moi. Celle de mon père adoptif retient
particulièrement mon attention. Vais-je
enfin me décider à vivre en homme?
Tant que l'alcool me tiendra compagnie, je
continuerai à rouler sur la pente. Pas
longtemps, car je suis bien près du
précipice. Alors, une grande nouvelle ; des
démarches sont en cours pour me faire
admettre, en Suisse, dans une maison pour le
relèvement des ivrognes : Pontareuse. C'est
Dieu lui-même qui me jette cette
bouée. Il faut donc, sans tarder, que
j'aille jusqu'à Pontarlier. Je trouverai
là des instructions pour passer la
frontière.
Cette lettre est
celle d'un père à l'enfant prodigue.
À son effort, il associe plusieurs de ses
amis chrétiens. C'est à lutter avec
acharnement qu'on m'invite. Mais la victoire ne
viendra que si j'entre moi-même dans cette
lutte, si je m'y engage tout entier. Je ferme les
yeux pour mieux réfléchir. La
victoire ! Et je tends les bras pour saisir la
bouée.
Avant de quitter
l'hôpital, je demande au médecin ce
qu'il pense de moi, s'il croit ma guérison
possible dans cette maison pour
dipsomanes.
- Vos protecteurs
sont des hommes magnifiques. Ils veulent votre
bien. Écoutez-les ! N'hésitez pas,
entrez le plus tôt possible dans cette maison
où vous cesserez, je l'espère,
d'être votre pire ennemi ! Vous vous perdez,
malheureux, corps et biens. Une dernière
occasion vous est offerte. Saisissez-la avec tout
votre courage ! Elle peut, elle doit transformer
votre vie.
On me donne des
habits de rechange. La Supérieure me remet
vingt francs. Avec les trois mandats, je peux me
débrouiller. J'obtiens de la
préfecture une autorisation de colportage,
grâce à laquelle, dans une maison de
gros, j'achète diverses marchandises
à vendre sur les chemins, et je quitte Laval
plein d'espoir. Le parcours est long, certes, mais
c'en est fini des courses vagabondes. Je sais
où je vais. On m'attend là-bas. Et je
suis mieux que passivement consentant. Je veux que
tout change en moi. Confiance ! Mes pas sonnent
clair sur la route.
À Nevers,
à court de marchandises, j'en achète
d'autres. Au Creusot, la recette est si bonne, je
suis si content, si prodigieusement heureux... que
je m'enivre et tombe sur la voie
publique.
Des passants me
portent à l'hôpital où une
crise de delirium me retient quatre jours. Le
médecin, une des religieuses me disent mes
quatre vérités. Je les écoute
en me demandant si la boisson n'est pas ma seule
raison d'être, mon seul bonheur... A
Pontareuse, on verra bien comment tournent les
choses. En avant !...
Je continue sur
Besançon. Froid, neige, chemins
verglacés. Plus j'approche du lieu où
je dois me séparer de mon dieu, plus je
bois, comme si je m'appliquais à absorber en
quelques jours ce qui m'échappera,
peut-être, pendant le reste de ma vie. Une
véritable
frénésie.
De Besançon,
je monte à Pontarlier par un temps affreux.
Poste restante, pas de lettre. J'écris pour
avoir des ordres précis. En attendant la
réponse, je parcours les campagnes pour
écouler ma pacotille. Un soir, la nuit me
surprend par trente centimètres de neige et
pas mal de degrés au-dessous de zéro.
J'erre dans une interminable forêt de sapins.
Un carrefour, enfin, où six routes se
croisent. Laquelle conduit à Pontarlier ?
Accroché d'une main au poteau indicateur, je
frotte des allumettes jusqu'à
épuisement de la boîte. Impossible de
lire quoi que ce soit. La glace recouvre tout. Dans
la nuit, je devine, faiblement
éclairées par la lune, les branches
des sapins courbées sous le poids de la
neige. Essayons cette route. Je marche,
tourmenté par le sommeil, mais ma barbe et
ma moustache qui ne forment qu'un glaçon
m'avertissent que, si je me laisse aller, ce sera
la mort.
Vers deux heures du
matin, à la lisière de la
forêt, une ferme, enfin. J'appelle. Une
lumière s'allume, une fenêtre
s'entrebâille.
- Que voulez-vous
?
- Un malheureux qui
s'est perdu et depuis des heures tourne dans la
forêt...
On
descend.
Me voilà sous
un toit hospitalier, devant un poêle
où le bois jeté sur les braises
pétille. Pain, fromage, vin chaud
sucré. Et la nuit se termine pour moi dans
une écurie tiède où des vaches
ruminent. Le jour venu, renseigné, je
m'éloigne en bénissant de leur
accueil fraternel les habitants de cette ferme
isolée sur le haut plateau du
Jura.
À Pontarlier,
poste restante, lettres de M. de Graffenried et de
mon père adoptif qui me donne tous les
renseignements souhaités et l'adresse d'une
personne chez qui, ici même, je dois aller de
sa part. Entre deux vins, je sonne à la
porte indiquée. On me reçoit
cordialement, on m'invite à dîner,
mais au moment de pénétrer dans la
salle à manger, je remarque qu'une carafe
d'eau est la seule boisson visible sur la table, et
je m'éclipse, prétextant
maladroitement un autre rendez-vous. Le rendez-vous
se transforme en un restaurant que je quitte en
zigzaguant.
Le lendemain,
l'hôte avec lequel je me suis si
grossièrement conduit vient à la gare
constater si je suis prêt à partir. Il
me trouve en train de boire des petits verres au
buffet. Vives remontrances que je prends de
très haut.
- Ce que je bois,
ça vous regarde ?
- Un
beau-frère de votre protecteur vous attend
en gare de Neuchâtel. Il sera content
d'accueillir un homme ivre !
- La belle affaire
!
Comme je me remets
tranquillement à boire, mon interlocuteur
perd patience.
- Je suis au courant
de votre histoire et je vois que j'avais raison
d'écrire un jour à votre père
adoptif : « Je ne comprends pas que vous
persistiez à vous occuper de cet homme. Il
est perdu. » Savez-vous ce qu'il m'a
répondu : « C'est un malheureux, je le
suivrai partout, je ne l'abandonnerai jamais.
» Et vous avez trompé sa
confiance.
- Puisque je vais
à Pontareuse, je ne trompe personne.
Qu'est-ce qu'il vous faut de plus ?
Et je bois encore une
gorgée de liqueur.
Vacillant, je monte
dans le train. La frontière, la Suisse
maintenant, dont, aux Verrières, je foule le
sol pour la première fois. Installé
au buffet, je suis curieux de voir quel vin on boit
par ici. Bon, ma foi. Je m'en applique une telle
dose que mon ivresse est totale. Quand je tente de
remonter dans le train, un employé
intervient. Je l'injurie. Un gendarme
m'emmène au poste.
Où allez-vous
?
- À
Pontareuse.
- Pour vous, je
pense, pas pour un autre ?
- Pour
moi.
- À voyager
dans cet état, vous risquez votre vie.
Entrez là pour vous décuiter.
Là, c'est une chambre de sûreté
dont je frappe la porte à coups de pied
jusqu'au moment où le gendarme
apparaît.
- Qu'est-ce qu'elle
vous a fait, cette porte ? Laissez-la tranquille.
J'ai téléphoné à
Pontareuse. Le directeur doit recevoir un
Français, vous, bien sûr. Il me
demande de vous mettre dans le train.
L'employé vous fera descendre à
Bôle où le directeur sera avec sa
voiture.
- Mais on m'attend
à Neuchâtel.
- Tant pis. À
Neuchâtel ils ont l'habitude
d'attendre.
Sur le quai de la
gare de Bôle un monsieur de haute taille,
portant barbe grise, s'approche.
- Vous vous rendez
à Pontareuse ?
-
Parfaitement.
- Je suis le
directeur. Veuillez monter dans ma voiture.
- Tout à
l'heure. Avant, je veux boire. J'ai soif. Plus rien
pris depuis Pontarlier.
- Vous boirez
à la maison. On vous offrira du bon
thé.
- Votre thé,
il doit être excellent. Mais le vin du buffet
est encore meilleur.
Pour m'empêcher
de gagner ce buffet, il n'y a rien à faire,
et c'est une bouteille entière qui je
m'offre, que je savoure, que je déguste...
La dernière, peut-être. Avant de me
mettre au thé, je mérite vraiment une
récompense.
Le brave Monsieur
Piaget me considère avec une tristesse
infinie. Le dernier verre. À
vot'santé ! Et je monte gaiement en voiture.
Il n'y a pas à dire, leur vin est
bon.
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