La Grande Soif
CHAPITRE
HUITIÈME
Depuis trois ans, je
rôde sans cesse. Encore, que ses lettres
portent toujours, côté adresse, un
nouveau nom de lieu, mon protecteur ne se
décourage pas ; il me suit patiemment au
cours de mes pérégrinations dans la
mesure où je le tiens au courant. Et il
frappe toujours sur le même clou : accepter
un travail sédentaire, sérieux. Un
point de vue ! Je ne lui dis pas que l'alcool fait
de moi un autre juif errant, que sitôt qu'il
me chauffe la tête il faut que je parte, que
je ne suis bien que là où je ne suis
pas, que la liberté, ma chère
liberté est pour moi l'inconnu,
l'imprévu. Dès qu'un verre tinte, une
voix chante : pars, marche... Des conseils, on peut
toujours en donner. Chacun réagit suivant
son tempérament, la forme de sa tête,
la couleur de ses idées ; des conseils, on
peut toujours les lire, quand ils sont affectueux,
avec émotion, avec reconnaissance... et ne
pas les suivre.
À Paris, je
retrouve mes camarades. La mendicité «
à la rencontre » redevient ma
spécialité. J'opère surtout
rue de Rivoli. Ce qu'on peut ramasser de galette,
quand on est un peu physionomiste, est incroyable.
Je ne la garde pas longtemps. De ma poche,
vivement, elle glisse dans celle du mastroquet.
Quand on a bu - tout de même pas trop, juste
assez - on a plus de toupet pour aborder les gens
à bonne tête.
Un soir, à
Saint-Germain-des-Prés, un vieux monsieur,
touché aux larmes par l'histoire que je
viens d'inventer pour lui, me tend noblement cinq
francs. Je ne les ai pas pris, que des agents de la
sûreté m'entourent, m'entraînent
au poste de police, de là au
dépôt. En temps voulu, interrogatoire,
arrestation confirmée par le procureur de la
République, tribunal : quatre mois de
prison, dix ans d'interdiction de séjour,
peine qui ne frappe, normalement, que les voleurs
invétérés, les souteneurs, les
criminels. Conseillé par mon avocat, je vais
en appel: peine confirmée.
De la Conciergerie,
on m'expédie à la Petite Roquette
où je touche les vêtements de
prisonnier. Et la porte d'une cellule se referme.
La cellule! Ce mot sinistre a déjà un
sens pour moi. Bientôt, un contremaître
civil m'apporte des bobines de fil de fer et des
perles à enfiler qui orneront des couronnes
mortuaires ? De quoi donner des pensées
folâtres. Ce travail demande une grande
patience. Si, la première semaine, la
tâche fixée n'est pas atteinte, on
comparait devant le gardien-chef qui inflige une
réprimande. S'il y a un nouveau
déficit à la fin de la seconde
semaine, quatre jours de pain sec, et quinze jours
de cachot après la troisième semaine.
Ces différentes peines s'abattent sur moi,
malgré ma bonne volonté. Plusieurs
lettres de mon protecteur m'apportent alors un peu
de réconfort, un peu, car je me laisse
emporter à la dérive.
Quelle surprise! La
porte de mon cachot s'ouvre et je reconnais la
haute stature de M. Matter.
- Vous, ici
?
- Oui, mon pauvre
ami.
Le visiteur s'assied
sur le rebord de mon lit et nous
parlons.
- Vous rendez-vous
compte des graves conséquences des dix ans
d'interdiction de séjour qui vous frappent ?
M. Matter me dit qu'il n'y a plus une faute
à commettre. Il fait appel à mon
coeur, à ma volonté, sans quoi, de
chute en chute, j'irai à l'abîme.
J'écoute. J'admire cet homme qu'une seule
pensée anime : remettre debout ceux qui sont
tombés. Aurai-je la force de suivre ses
conseils ? Je n'en sais rien.
Mes quatre mois de
prison accomplis, je me rends en Normandie
où je travaille chez un bon patron. Mais je
regrette la grande ville. Et m'y revoilà,
ouvrier sur un chantier de terrassement, me cachant
le mieux possible. Un soir, je m'enivre, dispute,
bagarre, arrestation: trois mois de prison.
Après quoi, M. Matter reconstitue ma
garde-robe, me donne quelque argent et m'aide
à passer en Belgique où je trouve de
l'embauche dans diverses villes, jusqu'au moment
où la nostalgie du pays me prend. Alors,
Bordeaux, puis Marseille. Toutes les grandes villes
m'étant interdites, je fais l'impossible
pour ne pas attirer l'attention sur moi ; mes
journées de travail achevées - je
décharge des bateaux - je vais au
café, bien sûr, mais m'éclipse
avant l'heure des rafles possibles. Mais quand on a
dix verres dans le nez, on perd toute prudence et
les jambes ne sont plus assez solides pour vous
mettre hors d'atteinte. Rien d'étonnant,
dès lors, que certain matin je me
réveille dans une cellule de la prison
Chave, en attendant la prison Saint-Pierre
après avoir récolté, comme
interdit de séjour, une peine de quatre mois
d'incarcération.
Nul ne songe à
fêter mon vingtième anniversaire.
Ai-je vraiment vingt ans ? Mas pensées ne
s'y arrêtent que pour condamner une fois de
plus la société qui, pour des riens,
traîne un jeune homme de prison en prison. Je
me durcis dans ma révolte. En ma faveur,
j'invoque de multiples circonstances
atténuantes. Est-ce ma faute si j'ai
été précipité seul,
sans soutien, dans la vie? Que peut-on exiger d'un
orphelin conseillé et guidé par un
« papa Léon » ? Va-t-on lui
reprocher de trop aimer l'alcool ? Mais, si je
bois, c'est pour oublier, pour verser en moi le
rêve... Pourquoi, quand je me mets à
travailler sérieusement, lâche-t-on
sur moi des argousins ? Parce qu'un vieux trop
crédule m'a donné cinq francs ? Cette
peccadille m'a mis hors la loi, hors la vie, car ce
n'est plus vivre que d'être au ban des
grandes villes. Les conseils de mes protecteurs?
Dieu? Je ne veux plus rien savoir. Je suis une
victime, et une victime a le droit, le devoir de se
venger. Je ne pense qu'à ça. Oui, une
victime. Une victime! Ai-je jamais volé?
Jamais. Est-on plus sévère pour les
souteneurs, pour les malfaiteurs ? J'en viens
à regretter de ne pas être un des
leurs : au moins je serais en prison pour quelque
chose. Je suis innocent, moi. Une victime ! De
penser à tout ça, du matin au soir,
et souvent pendant de longues heures, la nuit, me
chavire coeur et esprit.
On m'a placé
dans l'atelier de cordonnerie. La discipline y est
sévère. Pour avoir parlé
à un camarade, le gardien-chef, formant
tribunal avec le brigadier, m'inflige quatre jours
de pain sec, une fois, deux fois, puis quatre jours
de cachot pour avoir fumé, autant pour avoir
quitté ma place sans permission. Bref,
après trente jours de prison, j'ai devant
moi l'encourageante perspective de quarante-deux
jours de pain sec.
Ma haine grandit de
jour en jour contre le gardien qui s'acharne ainsi
sur moi. Quand je le vois, mes bras se raidissent,
la fureur me gonfle le coeur. Le
coquin!
Le bandit ! Dans mon
sommeil, je rêve que je le terrasse, que je
l'assomme. Lentement, irrésistiblement,
cette résolution s'installe en moi : je le
tuerai, cet homme. Il faut qu'il disparaisse. Lui
ou moi. Ma vie est de toute façon perdue.
Pris dans l'engrenage de ce qu'on appelle la
justice, je ne quitterai plus les prisons. Alors,
autant en finir par un coup
d'éclat.
Un matin, à
l'atelier, pour narguer mon persécuteur,
j'allume paisiblement une cigarette, car on arrive
toujours, en prison, à se procurer du tabac.
Insolemment, le regard plein de défi, je la
fume à petits coups. Puis, à
plusieurs reprises, je quitte ma place. Lui, il
fait semblant de ne rien voir, comme s'il
pressentait la suite. Mais, lâchement, il
attaque un camarade - nous sommes quarante à
l'atelier - qui fume aussi, mais en cachette. Un
instant j'écoute la discussion. Je
m'enflamme. En trois enjambées, me voici
face à mon ennemi.
- Fini, le truc du
pain sec ! Un des deux va disparaître
!
- Vous me
menacez?
Il recule et met la
main sur la poignée de son sabre.
Frappera-t-il le premier ? Je lui saute dessus, je
l'empoigne furieusement à bras le corps. Nos
deux souffles se mêlent. Les yeux dans les
yeux exorbités par l'effort, nous nous
regardons avec une haine féroce. Une victime
! Tu es une victime! Ce mot décuple mes
forces. je soulève mon adversaire, je le
ploie et le précipite sur le sol où
nous luttons avec acharnement, jusqu'au moment
où je lui mets un genou sur la poitrine,
arrache le sabre du fourreau et le dresse tout haut
pour l'abattre avec plus de force. Pendant une
fraction de seconde la joie m'inonde. Le bourreau
va mourir ! Enfin, après des années
de souffrance, je me venge !
Les quarante
détenus sont en cercle autour de nous,
silencieux, aussi haletants que nous. Avec un
"ahan" guttural, je frappe... vainement, car de son
marteau de cordonnier le spectateur le plus proche
arrête le coup pendant que d'autres me
saisissent le bras. Des gardiens, alarmés
par le bruit, accourent, délivrent leur
collègue, m'empoignent et me traînent
jusqu'à la cellule des grands
condamnés, où, sur l'ordre du
directeur, on me serre les chevilles dans des fers
fixés à un anneau scellé dans
le mur et me met les poucettes ; une clef
triangulaire les referme si étroitement que
les mains en sont paralysées. Tout cela se
passe en quelques secondes. Et je reste seul avec
le silence.
Le soir, un gardien
me jette une couverture sur les épaules,
puis, geste inattendu, pitoyable, me met un peu de
tabac dans la bouche. Nuit interminable.
Enchaîné de près,
recourbé sur moi-même, je grelotte. Au
petit matin, la couverture m'est reprise. Encore
une pincée de tabac. Près de moi, une
boule de pain noir, une gamelle d'eau. Et le
silence absolu jusqu'au soir. Cela dure cinq jours.
Je ne sens plus mes mains au bout de mes bras. Et
la rage m'étouffe. Une seule visite: le
pasteur Favenc m'offre de bonnes paroles (mais
c'est moi qui ai les fers et les poucettes !) et
promet d'écrire à mes
protecteurs.
Le sixième
jour, je demande au gardien l'autorisation
d'écrire au directeur. On m'apporte papier,
plume, encrier, et me retire les poucettes. Certes,
je dresse un réquisitoire contre le gardien
persécuteur, mais je confesse et regrette ma
faute.
Moins d'une heure
après, le directeur apparaît dans ma
cellule.
- C'est vous,
malheureux, qui m'avez envoyé cette lettre ?
Vous n'aurez pas, inutilement, dans les
circonstances lamentables et tragiques que vous
traversez, exprimé un regret que je sens
sincère et fait appel à mon
indulgence. Je ne peux pas arrêter l'action
de la justice, mais je me rappellerai votre
repentir... J'ai deux lettres pour vous, du pasteur
Babut et de M. Étienne Matter. Lisez-les.
Relisez-les. Vous avez de la chance que des hommes
pareils s'occupent de vous, vous témoignent
tant d'affection, vous parlent avec tant de
franchise. Avec de tels appuis et si votre repentir
est sincère, comme je le crois, vous pouvez
remonter la pente, redevenir un homme. Allons, tout
n'est pas perdu ! Gardien, retirez les fers et les
poucettes du détenu et mettez-le au
régime ordinaire de la prison
!
Dès que mes
bras se sont un peu déraidis, je lis, je
relis les deux lettres. Par leur bonté,
elles me touchent aux larmes. Est-ce bien à
moi qu'elles s'adressent, qui ai failli devenir un
assassin ? Qu'y a-t-il donc dans le coeur de ces
deux hommes pour qu'ils s'obstinent, malgré
toutes les déceptions que je leur apporte,
à se pencher sur moi, sur mes
misères, mes vices, avec une si persistante
affection ? Peu d'instants avant, je
blasphémais, je maudissais Dieu et les
hommes. Et voici que ceux qui me rejoignent dans
mon abominable détresse, le font parce que
Dieu habite en eux. S'ils n'y croyaient pas, ces
lettres, leur message d'indestructible sympathie
malgré mes multiples manquements, ne
seraient pas devant moi et je me trouverais
complètement seul en face d'une situation
désespérée. Ma pensée
me ramène tout naturellement aux jours
douloureux de ma cécité physique
alors que soeur Saint-Arsène, une croyante,
elle aussi, inclinait ma tête d'enfant sur
son épaule et m'apprenait à prier.
Elle aussi, une lumière dans le regard, ne
se laissait décourager par rien, par
personne. Ces mots d'elle, à mon protecteur
et père adoptif, me reviennent avec une
force singulière : « Il faut sauver
cette petite âme... » je pleure
d'émotion. Dans les ténèbres
de mon cachot et de mon orgueil, je balbutie :
Notre Père qui est aux
cieux...
Les jours passent
lentement, mais ils passent. Du greffe du tribunal
me parvient l'acte d'accusation. Au lieu de
tentative d'assassinat, je suis inculpé de
rébellion, coups et blessures dans une
prison et renvoyé devant le tribunal
correctionnel de Marseille. Le ministère
public ne me charge pas. Mon avocat plaide avec
chaleur, avec émotion. Le procureur de la
République lui-même relève que
c'est un délit de minime gravité qui
entraîna l'interdiction de séjour,
cause de tous mes déboires. Avec indulgence,
le tribunal ne me condamne qu'à une peine de
six mois.
Bientôt, le
directeur me fait amener dans son bureau où
se trouve le gardien-chef.
- Êtes-vous
prêt à me donner votre parole que si
je vous fais sortir de cellule vous ne tenterez
aucune rébellion ou évasion
?
- Je vous donne ma
parole.
J'ai confiance en
elle. Dès demain, vous serez affecté
au service général de la maison
d'arrêt.
Ainsi est fait, je
peux aller et venir. Je sors même de la
prison pour m'occuper du jardin du gardien-chef.
Chacun se montre très bon à mon
égard ; les hommes ne sont pas aussi
méchants que je le croyais.
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