La Grande Soif
CHAPITRE
SIXIÈME
Je tiens parole très
peu après ma sortie du cachot, par une belle
journée de 1899. À quinze ans, on
sait ce qu'on veut; on le veut bien. Ma devise de
libertaire : « mourir ou vivre libre »,
j'entends la mettre en pratique.
À l'instant
choisi, peu après le repas de midi, je me
glisse dans le jardin, franchis un talus et rampe
dans les hautes herbes. Traverser la
propriété de Faugat où des
colons travaillent, est un moment délicat.
Là, je longe la Dordogne, me dissimulant
derrière les bouquets d'arbres. La
tombée de la nuit me trouve à Varenne
chez un pêcheur qui me donne à manger
et me fournit des vêtements civils. Je sais
que celui-là ne me vendra
pas.
- Les
évadés, me dit l'homme, ça me
plaît depuis qu'ils m'ont envoyé dans
le temps, aux bataillons d'Afrique pour refus
d'obéissance à un officier de parade.
J'en ai vu, là-bas ! Alors, ceux qui se
sauvent, des frères.
Je marche une partie
de la nuit, dors à la belle étoile
derrière une haie et reprends la route en
direction de Périgueux.
- T'es bien
pressé. Où vas-tu comme ça
?
Un homme et une
femme, encore jeunes, se reposent à l'ombre.
On parle, on fait connaissance. Lui est un ancien
colon. Elle sort d'une maison de correction.
Ça ne m'offusque pas.
- Reste avec nous. On
en a de la pacotille à vendre, papier
à lettres, enveloppes, crayons, dentelles.
À trois, on s'en sortira encore mieux. Et
puis, quand ça ne va pas, on tire les
sonnettes.
Ça non plus,
ne m'offusque pas. Colporteur ? Pourquoi pas
?
Nous voici à
Périgueux où je réussis
à me faire délivrer à la
préfecture une autorisation de colportage,
au nom de Paul Rousseau, né à
Coutras, Gironde, en 1882. Maintenant, mon papier
en poche, un ballot sur le dos, je n'ai plus rien
à craindre des gendarmes. Pendant quelques
jours, tout va bien. Mon nouveau métier
m'intéresse et m'amuse. On en voit des gens
! Et puis, mes compagnons en savent des trucs !
Pour faire la popote au creux d'un fossé,
des as. Pour le tirage des sonnettes et le
boniment, encore plus malins que moi. Enfin, toute
la marchandise est vendue; le couple vole de la
lingerie, des vêtements et me propose une
rafle dans la basse-cour d'une maison
isolée. Je me rebiffe.
- Mendier, tant que
vous voudrez ; voler, non !
- Pourquoi
?
- Ça ne me
plaît pas ! C'est lâche, c'est pas
chic. Voler, ça me
dégoûte.
- Une leçon,
quoi ! Est-ce que les patrons ne volent pas, tous ?
Ils volent les ouvriers, ils volent les malheureux.
Et les gros de la politique ? les impôts,
pour leurs poches. Et les galonnés ? Tous
les gros sont des voleurs, des chapardeurs, des
fainéants, Alors, nous, les «
traîne-la-route » il faudrait s'en
passer ? Tu n'm'as pas regardé, mon gars.
Ben, puisqu'on n'a pas les mêmes
idées, chacun de son côté, hein
? Prends un peu de pacotille, puisque t'as tout de
même bien travaillé. Bonne
chance.
Quand t'auras un peu
roulé ta bosse, tu donneras ta
démission d'aristocrate.
De nouveau seul sur
la route, cahin-caha, me voici dans le Cher,
où j'entre au service d'un forain
propriétaire d'un manège de chevaux
de bois. Pour le plaisir des populations, nous
allons de village en village, de bourg en bourg.
Pourvu de quelque argent, hardi la bouteille ! Un
soir, aux trois quarts ivre, je me vante de mon
évasion de la colonie. On
m'écoute.
Des fêtes,
toujours des fêtes ; et des bouteilles, bien
sûr ; tant et si bien qu'un jour, à
Vierzon, après bamboche, l'idée
baroque de me promener à cheval dans les
rues de la ville me vient en tête. je secoue
la porte de l'écurie où se trouve la
rosse du manège. Me voyant tituber, on
s'oppose à ma tentative. Discussion,
bagarre, on s'oppose à ma tentative.
Discussion, bagarre, coup de
téléphone à la
gendarmerie.
- « Oui, un
évadé de Sainte-Foy, la prise est
bonne, et un voleur de chevaux par dessus le
marché. »
Et me voici, alors
que la fête commençait pour moi,
incarcéré dans la prison de Vierzon,
transféré à Bourges,
inculpé de tentative de vol et finalement,
après un mois de préventive,
condamné à quinze jours de prison
avec sursis et dûment doté d'un casier
judiciaire. Sur le moment, je n'y attache aucune
importance. Avec sursis. La liberté, alors?
Oui! En direction de Sainte-Foy-la-Grande, sous
bonne garde. Mon aventure cavalière se
termine dans le bureau du directeur.
- Toi ? Ton voyage a
été long, cette fois. Tu ne m'aimes
pas, je le sais. Tu me considères comme un
bourreau. Eh bien! tu as tort. Moi, je t'aime assez
pour te dire la vérité. Tu as de la
volonté, de l'énergie.Tu le prouves
en t'évadant pour un oui, pour un non. Mais
tant que l'alcool sera ton maître - je suis
informé de ce qui s'est passé
à Vierzon - tu tomberas dans la boue, tu te
casseras le nez. Liberté, liberté ?
À quoi bon, si c'est pour boire et
t'abrutir? Un gosse de quinze ans, si ce n'est pas
une pitié ?
Tu me hais, entendu,
mais je tremble pour toi. Cette condamnation,
même avec sursis, sais-tu ce que ça
signifie ? La griffe de la justice est sur toi,
maintenant; tu entres dans l'engrenage; si tu ne
t'arraches pas à la boisson, le bagne
t'attend, violent comme tu es. Malheureux, je vais
raconter tout ça au pasteur Babut qui
t'écrit de si bonnes lettres, si confiantes.
Quel protecteur, quel père, tu as
trouvé en lui ! Le trahir comme tu fais, du
beau, du propre !
Pauvre, pauvre
garçon ! Tu n'as donc pas de coeur ?
Après quoi, je suis là pour appliquer
le règlement. Récidiviste de
l'évasion, tu sais ce que ça
rapporte? Tu vaux mieux que ça, tout de
même. Ne finiras-tu pas par comprendre ? Ce
n'est pas la société qui est ton
ennemie, ce n'est pas ton directeur qui est ton
bourreau, c'est toi-même, aussi longtemps que
l'alcool sera ton maître. Va,
réfléchis à mes
paroles.
Derrière la
porte verrouillée, j'y
réfléchis. Il m'a touché au
point sensible, le directeur. Il n'est pas si
mauvais que je le croyais. Ai-je vraiment trahi mon
père adoptif ? Parce que j'aime le vin, la
goutte, qui réchauffent, qui donnent des
forces, qui mettent du soleil dans la vie ?
Ça n'a pas de sens. Tout de même,
pendant quelques heures, je suis troublé.
Bien vite, la révolte reprend possession de
moi. Ça leur va bien à tous ces
«braves gens » de parler, de
prêcher à tort et à travers,
d'invoquer Dieu ou le règlement. Un
règlement! Dieu ! Ils ont eu des parents,
eux, un foyer, ils sont bien installés dans
la « société ». Ils ont
tout ce qu'ils désirent. Moi, parce que je
veux vivre libre, on m'enferme, on m'affame. Parce
que, pour oublier et aussi parce que c'est ma seule
joie, je bois, j'aime à boire, ces
gavés parlent de boue, de précipice.
- Exaspéré, furieux, je secoue la
porte de mon cachot.
Des nuits
interminables. Des jours qui en sont à
peine, tant il fait sombre. Du pain sec pour
tromper la faim. Et le froid. Quel froid ! L'hiver
règne. Pas trace de chauffage. Par la bouche
d'air qui troue le plancher, par la fenêtre
mal close entre un vent coulis glacé. Comme
une bête, pour ne pas geler, je tourne entre
mes quatre murs. Dès que le gardien, le soir
venu, apporte la couverture, je l'étends sur
la planche-lit, je retire le tricot de coton que je
porte sous la chemise, j'enfile mes pieds, mes
jambes aussi haut que possible dans ses manches
dont je noue les extrémités, je
m'enroule en tournant dans la couverture
ramenée sur la tête et ne bouge plus,
à l'affût d'un peu de chaleur,
cependant que les os, en contact trop intime avec
la planche, me rentrent dans le corps. Quelles
nuits. Au petit matin, il faut rendre la
couverture. Alors, tourner, tourner, en rond. Quels
jours !... Et la faim qui tourne avec vous. On
s'abrutit. On devient fou. Il m'arrive
d'éclater brusquement de rire et de pleurer
l'instant d'après. Vais-je attendre
passivement qu'on veuille bien ouvrir la porte de
cet enfer ?
Le 25
décembre, jour de Noël, je
m'évaderai, n'importe comment. C'est
décidé. Pourquoi le jour de
Noël? Parce qu'il me semble que ce
jour-là est propice aux
miracles.
Noël, voici
Noël. Un Noël de glace. Quand vient mon
tour d'aller faire ma toilette dans la cour, le
gardien tourne la clef, ouvre la porte ... «
Allez, hop! » Je le regarde comme peut
regarder un adolescent de seize ans, fou de haine
et d'abrutissement, qui se dit, qui se
répète : « Je ne sais pas
comment ça va se passer, mais je ne
rentrerai pas vivant dans cette cellule. S'il le
faut, lui ou moi ! »
Arrivé
près du baquet où l'on se lave, le
gardien s'aperçoit qu'il n'y a pas de
serviette. Il s'éloigne vivement pour en
quérir une, se retourne tout en marchant et
me découvre - j'ai grimpé
là-haut comme un chat, je ne sais comment -
à califourchon sur le mur
d'enceinte.
- Descends
!
Je réponds par
un éclat de rire. Lui par un coup de sifflet
strident auquel s'ajoutent les coups de sifflet
d'autres gardiens accourus de part et d'autre du
mur. L'instant n'est pas à la
méditation. Je me laisse tomber et file
comme une flèche à la rencontre de la
Dordogne. Pas de barque. Les gardiens sont à
vingt pas.
- On le tient
!
- Vous ne m'aurez pas
vivant ! Vive la liberté!
J'arrache ma veste et
bondis dans l'eau où courent des
glaçons. Mais je ne sens pas le froid, je ne
crains pas les tourbillons. Une exaltation me
pousse en avant, me porte jusqu'au point où
le courant s'apaise. Un dernier effort. La berge.
Je m'élance à travers la campagne
dans le vent qui mord la peau, gèle mes
habits sur mon corps affaibli par soixante jours et
plus de pain sec. Je tremble, ma vue s'obscurcit,
je m'écroule sans
connaissance.
Quand je reviens
à moi, je suis devant l'immense fourneau de
la cuisine, au coeur de la colonie. On me
frictionne... et mon Noël s'achève en
cellule, dans quel état d'esprit, on peut le
deviner. Une lettre de mon père adoptif
vient m'y rejoindre. Je ne la comprends pas bien.
D'une part, il me dit qu'il me cherche une
occupation, d'autre part, qu'il fait de son mieux
pour amener le directeur à me garder
à la colonie. La prend-il pour le paradis ?
S'il connaissait le programme complet de ma
fête de Noël - par moi il ne saura rien
- peut-être ses idées se
modifieraient-elles. Mais il s'agit bien de savoir
ce qu'on fera de moi ! je le sais, moi, et
ça suffit: enfoncer la porte de mon cachot,
fuir une fois encore - je me suis juré de ne
pas achever Noël en captivité - et, si,
si l'on me rejoint, lutter, avec mes bourreaux,
jusqu'à la mort, évasion
définitive. À
l'action.
Il y a, dans chaque
cellule, un réduit pour le seau fermé
par une porte à verrou. Ce verrou, assez
massif, j'arrive à m'en emparer et, le
maniant comme une pioche, j'attaque à coups
vigoureux le guichet de la grande porte. Morceau
par morceau, il cède. Ameutés par le
tapage, voici les gardiens, le directeur,
attroupés devant ma cellule. Avant qu'ils
aient eu le temps d'y pénétrer, je me
ramasse sur les jarrets et, tête
baissée, fonce sur un angle de la muraille.
Inondé de sang, je m'écroule, sans
connaissance.
Cet acte de
désespoir transforme, bouleverse même
ma vie. Il me vaut une autre cellule pourvue d'un
vrai lit, la considération' des
surveillants, de fréquentes visites du
directeur, même de la directrice.
Visiblement, on s'intéresse à ce
garnement qui ne recule et ne reculera devant rien
pour conquérir la liberté. Au cent
quarantième jour de mon
incarcération, j'entends ces
paroles.
- Après trois
ans de lutte, tu as gagné la partie. Tout
est réglé. Demain tu quittes la
colonie en direction de l'Ardèche, où
M. Étienne Matter t'a trouvé du
travail dans une ferme. Prépare-toi
!
Ce départ pour
l'Ardèche, pour la vie, plutôt : la
vraie vie, me laisse interdit et sans paroles.
C'est trop beau. Pendant le reste de la
journée, je siffle, puis dors à
peine, tant je suis heureux. Enfin, des pas, une
dernière fois le grincement des verrous
tirés. D'une valise pleine de tout ce qui me
sera nécessaire - mes protecteurs ont
pensé à tout - le gardien sort des
vêtements civils.
- Ça te va,
hein ?
Une heure
après, je traverse le quartier correctionnel
d'où l'on a éloigné tous mes
camarades et je m'engage dans le grand jardin
où s'éveillent, sous un gai soleil,
le premier printemps, les premiers chants
d'oiseaux. Je n'avais pas gardé en
mémoire que la nature fut si belle 1
Ça dépasse toute imagination et
balaie mes cent quarante jours de cellule, de faim,
de froid, de dégoût. La joie monte en
moi comme un flot, et aux camarades que je vois
là-bas aux fenêtres, agitant mains et
mouchoirs, je jette mon cri: « Vive la
liberté! » Le directeur
sourit.
- À quoi bon
afficher tes convictions, les lancer aux
échos ? Tu es libre, Paul. Ça
suffit!
|