D'ordinaire, la séparation a lieu. Voici
l'heure, redoutable entre toutes (1).
Oh,
que
deviendrions-nous sans ce divin hôte qui se
tient là, près de nous, qui nous dit
ce qu'aucune bouche humaine ne sait dire !
Il se tient là, il nous montre le
ciel; et cependant la mort est la mort, de
même que la douleur est la douleur. Pour ce
qui me concerne, ma spiritualité n'est point
telle, je le déclare, que je puisse changer en un
motif
d'allégresse ce qui est un indicible
déchirement,
Dès la première heure
où la maladie entre sous son toit, la
famille se sent en présence de dispensations
terribles; elle se recueille tremblante, elle
s'adresse à celui qui l'aime et qui tient
toutes choses dans ses mains. Quelles
prières s'échappent alors de ces
coeurs angoissés? Comme on implore la
délivrance ! Comme on désire que la
détresse, en se retirant, Lisse la famille
meilleure qu'elle ne l'avait prise ! Comme on
aspire à ne pas laisser perdre ces
bénédictions austères et
saintes qui s'appellent les
bénédictions des mauvais jours
!
Si vous ne savez pas ce que c'est qu'une
famille, ce qu'elle a de tendresses et
d'énergie, de douleurs et de consolations,
allez la voir auprès de son malade. Si
pauvre soit-elle, elle a en réserve pour lui
des. soins, des vigilances qu'aucun hôpital
n'égalera jamais ; elle lui fait une
atmosphère d'amour et de
piété.
Et elle ne se lasse pas. Après un
an, après dix ans (je l'ai vu), vous la
retrouvez à son poste, aussi attentive, aussi
heureuse
de se
dévouer, consolant, espérant. Elle a
du temps, elle a des forces, elle ira jusqu'au
bout.
Elle va jusqu'au bout, en effet. Puis
s'accomplit un mystère de douleur ; un
mystère, car cela ne se décrit pas.
Quand nous avons prié, pleuré, en
nous tenant bien près de ce visage
chéri, de cette bouche qui parle encore;
quand nous avons entendu cet adieu qui maintenant
retentira toujours à nos oreilles; quand les
solennités inénarrables du
départ ont passé devant nous; quand
avec cette âme qui nous quitte nous avons
entr'ouvert les portes de l'éternité;
quand nous avons entrevu ce qu'il n'est pas
donné à l'homme de voir ici-bas, ce
qui fait que notre âme se trouble, que nos
cheveux se dressent sur notre tête, que,
certains de la grâce mais accablés par
la conscience de notre péché, nous
tombons comme morts nous-mêmes en
présence du Dieu trois fois saint: alors
nous avons vidé une coupe d'affliction dont
l'amertume se fera sentir jusqu'à notre
dernier souffle.
Elle est immense la douleur des
séparations chrétiennes. Comment
font-ils ceux qui s'imaginent que la consolation
ôte la
douleur? Douleur, consolation, elles sont là
toutes deux. Avoir vécu avec lui, avec elle,
et survivre ! Avoir mis tout en commun, les joies,
les chagrins, les difficultés de la vie, et
se trouver seul ! Seul! Poursuivre seul sa route;
chercher en vain quelqu'un à ses
côtés ! Écouter, et ne rien
entendre ! Sentir retomber sur son coeur le poids
du silence, du silence absolu, inexplicable,
implacable de la mort ! C'est trop; ce serait trop,
veux-je dire, si Dieu n'était pas dans la
famille. J'essayerai de raconter tout à
l'heure ce que la mort devient en sa
présence ; j'ai tenu à rappeler
d'abord qu'il ne la supprime pas; même avec
lui, la mort est la mort. C'est à la
nouvelle terre non à la nôtre que
s'appliquera la ravissante parole : « La mort
ne sera plus. »
Les cris d'allégresse au sujet de
la mort m'ont toujours froissé; cette
allégresse ne réjouit pas, elle
attriste.Que nous nous réjouissions au
milieu des larmes, je le comprends; que, nous
oubliant nous-mêmes, nous
soyons heureux du bonheur de nos bien-aimés;
qu'ainsi, navrés et reconnaissants, nous
entonnions d'une voix émue et
peut-être encore bien mal assurée le
chant de triomphe de l'Apôtre : « 0
mort, où est ton aiguillon ? 0
sépulcre, où est ta victoire? »
cela va de soi. L'aiguillon de la mort n'existe
plus, puisque cet aiguillon c'est le
péché, et puisque Jésus-Christ
a porté nos péchés sur la
croix; mais la mort sans aiguillon n'en vient pas
moins nous arracher ceux qui marchaient près
de nous, mais le sépulcre sans victoire ne
les recouvre pas moins.
Aussi est-il des survivants (et parmi
les plus pieux, je vous assure) qui ont reçu
eux-mêmes le coup de mort. La blessure a
été trop profonde, ils n'en
guériront pas. On dirait ces soldats qui,
frappés en pleine poitrine, marchent encore,
bravant l'ennemi et ne songeant qu'à faire
leur devoir. Un pas de plus et ils tomberont
brusquement à la renverse, le visage
tourné vers le ciel.
Soyons simples, ne nions pas
l'évidence : mourir est chose
sérieuse. Tout le monde est atteint dans la
maison où Dieu habite, lorsque la mort y
accomplit son oeuvre. Les
survivants sont atteints. Et le mourant,
pensez-vous qu'il s'en aille ainsi sans luttes et
sans angoisses?
Il arrive assurément, qui ne l'a
vu? que la foi remporte de magnifiques triomphes,
qu'une paix ineffable se fait sentir, que l'enfant
de Dieu, appelé par son Père,
n'éprouve en s'acheminant vers lui aucune
crainte de quelque genre que ce soit; il lui confie
ceux qu'il quitte et s'en va dans la certitude
absolue d'un prochain revoir. On rapporte que John
Wenn éprouvait une si grande joie à
la pensée d'être bientôt avec
son Sauveur, que de trois jours il ne put mourir. -
Et je n'aurais pas à passer la mer pour
trouver des exemples : je sais un aimable jeune
homme, retiré l'autre jour, au matin de la
vie, qui ne se lassait pas de louer Dieu, qui
contemplait avec ravissement les plages lumineuses
où il allait aborder, tendre, heureux,
chérissant plus que jamais ceux qu'il
laissait derrière lui, et leur montrant le
ciel de telle sorte, qu'eux aussi croyaient le
voir, qu'eux aussi éprouvaient presque un
ravissement divin, que, sa mère
elle-même, sa pauvre mère
baignée de larmes, devenait capable de joindre
sa
voix au chant des cantiques d'actions de
grâce.
Mais ceux qui goûtent ces
allégresses chrétiennes ont
passé par les angoisses chrétiennes;
le poids de leur péché les a
accablés, la solennité du
départ les a saisis; ils ont connu le
trouble avant de goûter la paix.
Je dis plus : certains regrets
assaillent souvent le racheté de
Jésus-Christ au seuil même de
l'éternité. Il songe à ceux
qui restent; il songe peut-être à son
oeuvre interrompue, et quoiqu'il sache que le
Seigneur pourvoira à tout, que le Seigneur
n'a besoin de rien et de personne, des
pensées mélancoliques
s'élèvent au fond de son âme. -
a Je me regrette un peu, » disait avec
grâce une mourante du siècle dernier;
les plus grands saints ont pu ressentir, sans
égoïsme et sans orgueil, une
émotion de cette nature.
Les plus joyeux me rappellent l'oiseau
dont parle à délicieusement le
poète :
Soyez comme l'oiseau posé pour un
instant
Sur des rameaux trop
frêles,
Qui sent ployer la branche, et qui
chante pourtant
Sachant qu'il a des ailes.
Le rameau à ployé, mais l'oiseau chante, car Dieu lui a donné des ailes, et il voit, tout près, à sa portée, des branches qui ne fléchiront pas.
La théorie des belles morts n'est point
à l'usage des chrétiens; j'entends
les morts que le monde admire et désire, les
morts qui ne sont ni troublées ni
émues. Aux yeux de quiconque croit au Dieu
trois fois saint, le départ d'ici-bas est
toujours une chose immense et saisissante. Moi
pécheur, moi souillé, je vais me
trouver là ! L'éternité, ce
grand mystère, va se révéler
à mes regards ! À cette
pensée, un saint tremblement nous envahit,
alors même qu'une sainte confiance
écarte les terreurs serviles. Les enfants
ont aussi leurs craintes.
Non, ce n'est pas l'Évangile qui
nous apprend à aborder sans frémir
« la sombre vallée de l'ombre de, la
mort. - » ce n'est pas lui qui écarte
les émotions et les regrets. Les belles
morts, bien calmes, bien mornes, bien mortes, si
j'ose m'exprimer ainsi, cherchons-les d'un tout
autre côté.
Quand la mort est la fin, quand l'homme
ne distingue rien au delà du tombeau, quand
aucune idée d'éternité et de
jugement ne se présente à lui, quand
il répète en souriant le mot si connu
: « Tout le monde s'en tire, » et quand
il ne s'agit en effet pour lui que de s'en tirer,
quand il a perdu depuis longues années
l'habitude de penser à son âme,
à son péché, à la
sainteté et à la justice de Dieu,
quand par-dessus le marché il a
écarté les attachements trop vifs et
a fait un usage modéré des affections
d'ici-bas, il arrive que sa mort est semblable
à sa vie; elle vient à son heure,
calmement, comme une conclusion inévitable
et prévue, pénible à cause des
angoisses physiques qui la précédent
communément, pénible aussi à
cause de l'agitation morale qui se produit autour
d'un malade ; mais, à part cela, qu'est-ce
que la mort? Rien, moins que rien ; c'est la
fin.
On meurt souvent ainsi. Ceux qui
habitent les villages envahis par le
matérialisme savent combien y sont
fréquentes les belles morts, les morts
effrayantes d'indifférence et de paix (2).
Et
à
la guerre et partout où
l'on s'est comme familiarisé avec la mort,
qui ne sait qu'elle a perdu ses terreurs? Ce
passage, si solennel pour le chrétien, on le
franchit presque sans y penser.
Il y a des exceptions, sans doute, et
des exceptions nombreuses. J'ai besoin de le
croire, je le crois. Qui dira ce qui se passe au
fond d'un coeur? Sous une apparence stoïque il
peut se trouver là bien des
détresses, bien des questions posées,
bien des supplications secrètes et que Dieu
ne repousse pas ; où nous ne voyons que les
apparences d'une légèreté qui
nous consterne, il peut se trouver un profond
sérieux. C'est si sérieux de mourir !
C'est si navrant de quitter! Ne jugeons personne;
respectons ce moment suprême où va
commencer, où commence déjà
peut-être le tête-à-tête
impénétrable de l'âme et de
Dieu.
Mais enfin, sans juger personne, nous
sommes bien forcés d'admettre le fait: les
morts insouciantes, les morts
sans trouble d'aucun genre, les morts sans un
regard jeté en avant ou en arrière,
les belles morts glacées, en un mot. Au fond
de cette épouvantable sécurité
je n'aperçois pas seulement une
négation de l'Évangile; j'y vois une
négation de la famille. Pour mourir ainsi,
il faut ne rien aimer, ou n'aimer que comme aiment
ceux qui se disent que la mort c'est la fin.
Lorsqu'on menait à l'échafaud Roucher
et Chénier, Roucher se sentit ému :
« Ma femme, ma fille ! »
s'écria-t-il. - « C'est un songe qui
finit ; » telle fut la réponse de
Chénier, ce Grec du dix-huitième
siècle.
Est-il une parole plus mauvaise et plus
désolante ? Pauvre Chénier, le
pensiez-vous réellement, que les affections
sont des rêves et des rêves qui
prennent fin? Le par-delà ne sollicitait-il
réellement pas votre pensée? Je
J'ignore, je ne dois ni ne veux le savoir; mais je
sais bien que Roucher, qui est si loin de vous
égaler comme poète, vous
dépasse alors comme homme; il est plus grand
car il est meilleur.
La vraie famille présente
d'autres spectacles. La mort y conserve sa
majesté; elle y garderait même ses
terreurs si l'hôte divin n'était pas
là.
Il est là; et les tendresses
aussi sont là. Elles se serrent autour du
lit d'agonie. Les yeux inondés de larmes
cherchent le ciel ; ils parlent d'amour
indestructible et d'éternel avenir. Il y a
partout dans cette chambre une douleur et une
espérance, un adieu et un revoir.
Un chrétien mourant à la
fleur de l'âge disait à sa femme :
« Tiens-moi la main, jusqu'à ce qu'une
autre main me prenne pour m'introduire
là-haut. » Et ainsi, les mains
serrées, dans l'amertume des
déchirements insondables, dans la douceur
des certitudes bienheureuses, ces deux
époux, plus unis que jamais, attendaient
l'heure du délogement.
Ces jours-là sont les jours de
bataille de la famille, ses jours de triomphe
aussi. Sa force de relèvement et de
consolation ne se révèle jamais aussi
puissamment. Au moment
où il semble qu'elle se brise, son
unité resplendit. Au moment où il
semble qu'elle meurt, sa vie éclate. La mort
est là? Non, la vie; c'est bien elle que
nous contemplons. Alors on comprend ce qu'une voix
aimée et poétique, une voix que je
n'entendrai plus ici-bas, murmurait jadis à
mon oreille :
La mort, cette dernière amie,
Qu'on craint et qu'on ne connaît pas.
Non, on ne la connaît pas, la mort
telle que l'a faite Jésus-Christ, telle
qu'elle apparaît au sein de nos failles.
Là, tout est simple. On n'affecte pas de ne
pas me regretter, de ne pas pleurer, d'accueillir
comme un sujet de joie ce que Dieu envoie comme un
sujet d'affliction. On n'affecte pas non plus une
confiance béate, qui dispense d'avertir, de
préparer, d'armer en quelque sorte cette
chère âme pour son suprême
combat. Connaissez-vous rien de
vénérable, d'attendrissant, comme une
famille qui avertit? Ah, vous n'avez pas besoin de
lui recommander les ménagements, sa
tendresse a toutes les délicatesses. Elle a
évité d'ébranler, elle a
frémi à l'idée de causer une
douleur; mais elle craindrait
mille fois plus de Manquer de
fidélité envers le bien-aimé
qui compte sur elle. Entre chrétiens, le
premier devoir, le premier serment, c'est
celui-là. Dussions-nous en mourir
nous-mêmes, nous irons, nous prendrons notre
pauvre coeur à deux mains, nous trouverons
la force de balbutier une parole qui sera comprise.
J'ai vu des mères, héroïquement
fidèles, qui se penchaient sur la couche
d'un fils et qui lui disaient : « Mon enfant,
Dieu te rappelle. »
Il faut savoir dire cela. Le mourant a
droit à l'entendre, et cette parole sera
pour lui la preuve par excellence d'un amour qui ne
périra jamais. Ne faut-il pas qu'on se
prépare, si chrétien soit-on (il y a
tant de souillures chez les meilleurs !), à
la rencontre prochaine de Dieu ? N'y a-t-il pas une
attitude à prendre pour entrer dans le
palais d'un roi? Même le chrétien le
plus confiant, le plus assuré de la
grâce qui l'a sauvé,
n'éprouvera-t-il pas le besoin de se
recueillir, d'entendre quelques beaux passages de
l'Écriture, de prier, de prier avec les
siens, avant d'entrer dans
l'éternité?
Quel souvenir que celui de ces
dernières prières ! Quelle impression
que celle de ces derniers entretiens ! Quels
rendez-vous que ceux qu'on se donne alors! Quels
appels que ceux qu'on entend alors! Quelle
démonstration de vie que celle qui nous
vient des agonisants! Quelles prédications
que celles de nos lits de mort !
Il en est qui ne parlent pas, je le
sais. Une catastrophe subite peut nous priver de ce
privilège immense, les adieux de ceux qui
s'en vont. La famille chrétienne,
éperdue en face d'une telle dispensation, ne
renonce pas pour cela à sa confiance. Elle
sait que Celui qui est entré chez elle et
qui daigne y demeurer a recueilli ses
supplications; elle sait qu'il fait entendre sa
voix lorsque la voix humaine est impuissante; elle
la connaît
. . . . . . . l'ineffable prière
Que les anges muets apprennent aux mourants.
Toute vraie famille a des membres dans le ciel.
« J'ai six enfants, » me disait une fois
un de mes amis ; et comme je
m'étonnais, De lui en connaissant que
quatre, « J'ai six enfants,
répétait-il, quatre dans la maison
d'en bas et deux dans celle d'en haut. » Les
rapports du père avec ceux de la maison d'en
haut étaient aussi fréquents, aussi
simples, aussi naturels, aussi vrais, que s'ils
l'avaient quitté pour habiter un pays
où la famille entière serait
disposée à les rejoindre.
La famille chrétienne ne dit
jamais : « Ceux que j'aimais ; » elle dit
: « Ceux que j'aime. » Tout est au
présent pour elle. La mort n'a pas
supprimé une affection ou affaibli un lien.
La famille est affligée par les
départs, mais elle demeure entière et
unie; elle sait qu'avant peu on se retrouvera pour
ne plus se quitter.
Partout où l'oubli fait son
oeuvre, si humiliante pour nous, le sentiment de
famille est blessé. - Il est des
chrétiens qui oublient! Je le crois bien) il
est des chrétiens, nous l'avons vu, qui
ignorent presque la famille. Quand, au contraire,
les deux éléments de la vie du foyer
se sont rencontrés, l'Évangile et la
famille, soyez sûr qu'on n'oubliera pas.
Oublier ! Quoi ?
Pourquoi? Qu'y a-t-il de changé?
Qu'y a-t-il de compromis, à part la joie
indicible de cheminer ensemble 7
Nos morts ne sont-ils plus vivants ?
N'allons-nous pas vers eux?
S'il est un point sur lequel
l'Écriture soit claire, explicite, c'est
assurément celui-ci. On peut la rejeter,
sans doute ; mais l'interpréter dans le sens
de la suppression de notre individualité,
j'en défie.
Entendons-nous bien, je ne défie
personne de mettre une énormité
quelconque sous le manteau de l'Écriture; je
défie de maintenir à la fois
l'Écriture et cette
énormité-ci, je défie ceux qui
la soutiennent de placer en face d'elle les
passages qui la nient.
Que de peine nous nous donnons pour
rendre l'Évangile aussi déplaisant
que possible! Ce n'est point assez du scandale de
la croix ; mettons-y le scandale de
l'anéantissement moral ! - Eh bien,
quelqu'un ici-bas saura maintenir les
côtés souverainement aimables et
profondément sympathiques de la Parole de
Dieu; ce quelqu'un s'appelle la famille N'allez
pas lui dire, à
elle, que l'éternité se passera entre
des êtres anonymes, dépouillés
de souvenir, étrangers aux misérables
incidents de leur existence terrestre ; tout membre
d'une vraie famille saura réfuter ce
blasphème. - Ce n'est pas moi qui serai
là-haut, si j'y suis un étranger pour
les miens. Moi, c'est mon coeur, ce sont mes
tendresses, c'est mon passé, c'est ma vie
entière, ce sont les attaches par lesquelles
je suis lié. Si vous voulez me faire un ciel
sans famille, un ciel où l'on ne se
reconnaisse pas, commencez par me faire un moi qui
ne soit plus moi; brisez ce que l'Évangile
est venu sauver, l'individu.
Si mes affections ne sont plus, il n'y a
plus d'individu là-haut; il y a des ombres,
les cieux sont des Champs-Élysées, et
moins encore. Ah, je comprends que les
théories socialistes, qui s'acharnent contre
l'individu, le poursuivent jusque dans le ciel,
qu'elles inventent des préexistences, des
métempsycoses, des absorptions, des
contemplations passives. Tuer la famille, tuer
l'homme, c'est leur affaire. Mais nous,
chrétiens, ne savons-nous donc pas que la
vie éternelle commence
dès à présent, que la grande
différence doit consister en ceci : plus. de
péché, plus de douleur, plus de mort?
Au reste, le ciel est, pour parler le langage des
Écritures, « une nouvelle terre,
où la justice habite. » N'imaginons pas
des changements immenses, pour avoir un
prétexte de tout renier et de tout briser
ici-bas.
À Dieu ne plaise que je veuille,
même pour satisfaire aux besoins les plus
profonds de mon coeur, inventer ou décrire
ce que l'Évangile ne nous dit pas !
Heureusement l'Évangile, plus simple et plus
humain que nous, ne nous laisse pas en suspens. Il
ne nous présente pas une vie
éternelle où David ne
reconnaîtrait pas Jonathan, où Abraham
serait un étranger pour Isaac, où
Paul et Timothée, Aquilas et Priscille,
Augustin et Monique, seraient l'un pour l'autre des
inconnus.
Il nous montre Élie et Moïse
(oui, ces deux personnages eux-mêmes, et non
des numéros) assistant à la
transfiguration du Sauveur. Il nous raconte que des
femmes ont recouvré leurs morts (les leurs,
vous entendez) par la résurrection. Il nous
déclare que quand
Jésus-Christ paraîtra, alors nous
comparaîtrons avec lui, en gloire (nous,
nous-mêmes). L'apôtre Paul ajoute, en
écrivant à ses frères de
Corinthe : « Il nous fera comparaître en
sa présence, avec vous. » (Avec vous.
Quel sens aurait cette parole, si l'on
n'était pas quelqu'un en présence de
Dieu, si l'on ne se reconnaissait pas ?)
Concevez-vous, sans ce grand fait, la
déclaration que le Sauveur adresse au
brigand : « Aujourd'hui tu seras avec moi dans
le paradis? » Tu seras avec moi. Le brigand
sera lui; le Sauveur sera lui.
Prétendrons-nous aussi que la
personnalité de Jésus-Christ doit
s'effacer ?
Lorsque la même voix divine
rappelait Lazare du tombeau, le tombeau rendait-il
Lazare, ou un être quelconque, qui avait
été Lazare et qui avait cessé
d'être lui ?
Lorsque la même voix
prononçait la parole si souvent reproduite :
« Le Dieu d'Abraham, d'Isaac, et Jacob, »
Abraham, Isaac et Jacob n'étaient-ils plus
que des souvenirs historiques dépourvus de
réalité ?
« Nous ne mourrons pas tous, mais
nous serons tous changés. » Ceux qui
verront la venue de Jésus-Christ et qui ne
mourront pas conserveront-ils seuls leur
personnalité dans l'autre vie, ou bien
traverseront-ils tout à coup un fleuve de
Léthé?
« Vos noms sont écrits dans
les cieux, » dit un apôtre? Quels noms?
- « Nous qui vivrons nous ne
préviendrons point ceux qui dorment... c'est
pourquoi consolez-vous par cette pensée.
» Quelle consolation y a-t-il là, si
ceux qui dorment et ceux qui ont survécu
sont devenus étrangers les uns aux
autres?
C'est « dans le sein d'Abraham
» que la parabole nous montre le pauvre
reçu en grâce. - Et pensez-vous que
dans l'éternité il n'y aura pas
quelqu'un qui se souviendra d'avoir posé sa
tête sur le sein de Jésus, d'avoir
été ici-bas « le disciple que
Jésus aimait? »
Si notre personnalité, si nos
souvenirs ont disparu, comment se fera, je vous le
demande, le jugement dernier? « J'ai eu faim
et vous m'avez donné à manger; j'ai
eu soif et vous m'avez donné à boire.
» Qui donc? Moi? Y a-t-il un moi? Est-ce que
je me rappelle quelque chose ou
quelqu'un? Est-ce que j'ai eu une existence sur la
terre?
J'ai honte de discuter de telles folies.
J'ai tort de discuter; j'avais promis de ne pas le
faire et voilà qu'en terminant mon livre je
manque à la parole donnée en
commençant. Mais comment éviter de
dire ces choses? Comment ne pas les redire
après d'autres qui les ont mieux dites que
moi? Ce débat tient aux entrailles
mêmes de mon sujet. La famille subsiste ou
succombe, selon que nous maintiendrons ou que nous
renverserons les promesses de l'Évangile.
Ôtez-lui le ciel, que lui restera-t-il sur la
terre? Pour peindre la triste famille qu'on veut
nous inventer, celle qui n'entre pas au ciel, ou
qui y entrant ne s'y reconnaît pas, il
faudrait écrire un autre livre,
réfutation perpétuelle de celui-ci;
il faudrait nous montrer d'autres devoirs, d'autres
joies, d'autres douleurs.
Voilà pourquoi j'ai
discuté un moment. Grâce à
Dieu, ces affreuses questions ne se posent pas, ne
peuvent pas se poser au sein des véritables
famille, là, à
l'heure de la mort, la continuation se sent, se
voit, aussi claire dans l'expérience du
coeur qu'elle l'est dans les pages de
l'Évangile.
Il y a quelques années, une
explosion bouleversa les mines de Hartley.
Après six jours et six nuits de travail, on
parvint à découvrir les ouvriers qui
avaient succombé lentement. Ils
étaient deux cent quatre, disposés en
ligne et dormant du sommeil de la mort.
L'expression de leur visage était paisible.
- Près de l'un d'eux ou trouva un billet
commencé : «Nous avons eu une
réunion de prière à deux
heures moins un quart. Gibson, Palmer ont
prié... » La main n'avait pas
écrit plus loin. - Sur une bouteille de
fer-blanc, ces mots étaient gravés
par un autre - « Aie pitié de moi,
Seigneur! » - Ailleurs un autre avait
écrit: « Ma pauvre Sarah, je te
laisse.... »
Mais ce qui frappa surtout les premiers
qui les découvrirent, ce fut l'ordre dans
lequel ils s'étaient rangés pour
mourir. En vertu de l'irrésistible besoin
des coeurs, les parents s'étaient
rapprochés; les frères
s'étaient couchés auprès des
frères, les pères tenaient leurs fils
dans leurs bras, C'est bien
là la famille, la famille chrétienne,
la famille indestructible. Ces bras enlacés
par une suprême étreinte, le Dieu
d'amour ne les séparera pas. Et voyez, des
prières ont retenti sous les voûtes
sombres, une splendeur de foi a illuminé les
abîmes. La supplication d'une âme
inquiète s'est fait aussi entendre: «
Aie pitié de moi, Seigneur ! » Enfin un
cri de détresse a traversé la paix
des dernières heures, un cri tout plein
d'angoisse, de pitié pour ceux qui vont
pleurer et souffrir, pour la malheureuse femme qui
survivra : « Pauvre Sarah, je te laisse !
» Douleurs, joies, devoirs, liens,
espérances, famille d'ici-bas, famille de
là-haut, tout est vivant et debout au sein
de la mort dans la mine de Hartley.
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