Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE SIXIÈME

LA MORT ET LA FAMILLE

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D'ordinaire, la séparation a lieu. Voici l'heure, redoutable entre toutes (1). Oh, que deviendrions-nous sans ce divin hôte qui se tient là, près de nous, qui nous dit ce qu'aucune bouche humaine ne sait dire !

Il se tient là, il nous montre le ciel; et cependant la mort est la mort, de même que la douleur est la douleur. Pour ce qui me concerne, ma spiritualité n'est point telle, je le déclare, que je puisse changer en un motif d'allégresse ce qui est un indicible déchirement,
Dès la première heure où la maladie entre sous son toit, la famille se sent en présence de dispensations terribles; elle se recueille tremblante, elle s'adresse à celui qui l'aime et qui tient toutes choses dans ses mains. Quelles prières s'échappent alors de ces coeurs angoissés? Comme on implore la délivrance ! Comme on désire que la détresse, en se retirant, Lisse la famille meilleure qu'elle ne l'avait prise ! Comme on aspire à ne pas laisser perdre ces bénédictions austères et saintes qui s'appellent les bénédictions des mauvais jours !

Si vous ne savez pas ce que c'est qu'une famille, ce qu'elle a de tendresses et d'énergie, de douleurs et de consolations, allez la voir auprès de son malade. Si pauvre soit-elle, elle a en réserve pour lui des. soins, des vigilances qu'aucun hôpital n'égalera jamais ; elle lui fait une atmosphère d'amour et de piété.
Et elle ne se lasse pas. Après un an, après dix ans (je l'ai vu), vous la retrouvez à son poste, aussi attentive, aussi heureuse de se dévouer, consolant, espérant. Elle a du temps, elle a des forces, elle ira jusqu'au bout.
Elle va jusqu'au bout, en effet. Puis s'accomplit un mystère de douleur ; un mystère, car cela ne se décrit pas. Quand nous avons prié, pleuré, en nous tenant bien près de ce visage chéri, de cette bouche qui parle encore; quand nous avons entendu cet adieu qui maintenant retentira toujours à nos oreilles; quand les solennités inénarrables du départ ont passé devant nous; quand avec cette âme qui nous quitte nous avons entr'ouvert les portes de l'éternité; quand nous avons entrevu ce qu'il n'est pas donné à l'homme de voir ici-bas, ce qui fait que notre âme se trouble, que nos cheveux se dressent sur notre tête, que, certains de la grâce mais accablés par la conscience de notre péché, nous tombons comme morts nous-mêmes en présence du Dieu trois fois saint: alors nous avons vidé une coupe d'affliction dont l'amertume se fera sentir jusqu'à notre dernier souffle.
Elle est immense la douleur des séparations chrétiennes. Comment font-ils ceux qui s'imaginent que la consolation ôte la douleur? Douleur, consolation, elles sont là toutes deux. Avoir vécu avec lui, avec elle, et survivre ! Avoir mis tout en commun, les joies, les chagrins, les difficultés de la vie, et se trouver seul ! Seul! Poursuivre seul sa route; chercher en vain quelqu'un à ses côtés ! Écouter, et ne rien entendre ! Sentir retomber sur son coeur le poids du silence, du silence absolu, inexplicable, implacable de la mort ! C'est trop; ce serait trop, veux-je dire, si Dieu n'était pas dans la famille. J'essayerai de raconter tout à l'heure ce que la mort devient en sa présence ; j'ai tenu à rappeler d'abord qu'il ne la supprime pas; même avec lui, la mort est la mort. C'est à la nouvelle terre non à la nôtre que s'appliquera la ravissante parole : « La mort ne sera plus. »

Les cris d'allégresse au sujet de la mort m'ont toujours froissé; cette allégresse ne réjouit pas, elle attriste.Que nous nous réjouissions au milieu des larmes, je le comprends; que, nous oubliant nous-mêmes, nous soyons heureux du bonheur de nos bien-aimés; qu'ainsi, navrés et reconnaissants, nous entonnions d'une voix émue et peut-être encore bien mal assurée le chant de triomphe de l'Apôtre : « 0 mort, où est ton aiguillon ? 0 sépulcre, où est ta victoire? » cela va de soi. L'aiguillon de la mort n'existe plus, puisque cet aiguillon c'est le péché, et puisque Jésus-Christ a porté nos péchés sur la croix; mais la mort sans aiguillon n'en vient pas moins nous arracher ceux qui marchaient près de nous, mais le sépulcre sans victoire ne les recouvre pas moins.
Aussi est-il des survivants (et parmi les plus pieux, je vous assure) qui ont reçu eux-mêmes le coup de mort. La blessure a été trop profonde, ils n'en guériront pas. On dirait ces soldats qui, frappés en pleine poitrine, marchent encore, bravant l'ennemi et ne songeant qu'à faire leur devoir. Un pas de plus et ils tomberont brusquement à la renverse, le visage tourné vers le ciel.

Soyons simples, ne nions pas l'évidence : mourir est chose sérieuse. Tout le monde est atteint dans la maison où Dieu habite, lorsque la mort y accomplit son oeuvre. Les survivants sont atteints. Et le mourant, pensez-vous qu'il s'en aille ainsi sans luttes et sans angoisses?

Il arrive assurément, qui ne l'a vu? que la foi remporte de magnifiques triomphes, qu'une paix ineffable se fait sentir, que l'enfant de Dieu, appelé par son Père, n'éprouve en s'acheminant vers lui aucune crainte de quelque genre que ce soit; il lui confie ceux qu'il quitte et s'en va dans la certitude absolue d'un prochain revoir. On rapporte que John Wenn éprouvait une si grande joie à la pensée d'être bientôt avec son Sauveur, que de trois jours il ne put mourir. - Et je n'aurais pas à passer la mer pour trouver des exemples : je sais un aimable jeune homme, retiré l'autre jour, au matin de la vie, qui ne se lassait pas de louer Dieu, qui contemplait avec ravissement les plages lumineuses où il allait aborder, tendre, heureux, chérissant plus que jamais ceux qu'il laissait derrière lui, et leur montrant le ciel de telle sorte, qu'eux aussi croyaient le voir, qu'eux aussi éprouvaient presque un ravissement divin, que, sa mère elle-même, sa pauvre mère baignée de larmes, devenait capable de joindre sa voix au chant des cantiques d'actions de grâce.
Mais ceux qui goûtent ces allégresses chrétiennes ont passé par les angoisses chrétiennes; le poids de leur péché les a accablés, la solennité du départ les a saisis; ils ont connu le trouble avant de goûter la paix.
Je dis plus : certains regrets assaillent souvent le racheté de Jésus-Christ au seuil même de l'éternité. Il songe à ceux qui restent; il songe peut-être à son oeuvre interrompue, et quoiqu'il sache que le Seigneur pourvoira à tout, que le Seigneur n'a besoin de rien et de personne, des pensées mélancoliques s'élèvent au fond de son âme. - a Je me regrette un peu, » disait avec grâce une mourante du siècle dernier; les plus grands saints ont pu ressentir, sans égoïsme et sans orgueil, une émotion de cette nature.
Les plus joyeux me rappellent l'oiseau dont parle à délicieusement le poète :

Soyez comme l'oiseau posé pour un instant
Sur des rameaux trop frêles,
Qui sent ployer la branche, et qui chante pourtant
Sachant qu'il a des ailes.

Le rameau à ployé, mais l'oiseau chante, car Dieu lui a donné des ailes, et il voit, tout près, à sa portée, des branches qui ne fléchiront pas.

La théorie des belles morts n'est point à l'usage des chrétiens; j'entends les morts que le monde admire et désire, les morts qui ne sont ni troublées ni émues. Aux yeux de quiconque croit au Dieu trois fois saint, le départ d'ici-bas est toujours une chose immense et saisissante. Moi pécheur, moi souillé, je vais me trouver là ! L'éternité, ce grand mystère, va se révéler à mes regards ! À cette pensée, un saint tremblement nous envahit, alors même qu'une sainte confiance écarte les terreurs serviles. Les enfants ont aussi leurs craintes.

Non, ce n'est pas l'Évangile qui nous apprend à aborder sans frémir « la sombre vallée de l'ombre de, la mort. - » ce n'est pas lui qui écarte les émotions et les regrets. Les belles morts, bien calmes, bien mornes, bien mortes, si j'ose m'exprimer ainsi, cherchons-les d'un tout autre côté.

Quand la mort est la fin, quand l'homme ne distingue rien au delà du tombeau, quand aucune idée d'éternité et de jugement ne se présente à lui, quand il répète en souriant le mot si connu : « Tout le monde s'en tire, » et quand il ne s'agit en effet pour lui que de s'en tirer, quand il a perdu depuis longues années l'habitude de penser à son âme, à son péché, à la sainteté et à la justice de Dieu, quand par-dessus le marché il a écarté les attachements trop vifs et a fait un usage modéré des affections d'ici-bas, il arrive que sa mort est semblable à sa vie; elle vient à son heure, calmement, comme une conclusion inévitable et prévue, pénible à cause des angoisses physiques qui la précédent communément, pénible aussi à cause de l'agitation morale qui se produit autour d'un malade ; mais, à part cela, qu'est-ce que la mort? Rien, moins que rien ; c'est la fin.
On meurt souvent ainsi. Ceux qui habitent les villages envahis par le matérialisme savent combien y sont fréquentes les belles morts, les morts effrayantes d'indifférence et de paix (2). Et à la guerre et partout où l'on s'est comme familiarisé avec la mort, qui ne sait qu'elle a perdu ses terreurs? Ce passage, si solennel pour le chrétien, on le franchit presque sans y penser.
Il y a des exceptions, sans doute, et des exceptions nombreuses. J'ai besoin de le croire, je le crois. Qui dira ce qui se passe au fond d'un coeur? Sous une apparence stoïque il peut se trouver là bien des détresses, bien des questions posées, bien des supplications secrètes et que Dieu ne repousse pas ; où nous ne voyons que les apparences d'une légèreté qui nous consterne, il peut se trouver un profond sérieux. C'est si sérieux de mourir ! C'est si navrant de quitter! Ne jugeons personne; respectons ce moment suprême où va commencer, où commence déjà peut-être le tête-à-tête impénétrable de l'âme et de Dieu.

Mais enfin, sans juger personne, nous sommes bien forcés d'admettre le fait: les morts insouciantes, les morts sans trouble d'aucun genre, les morts sans un regard jeté en avant ou en arrière, les belles morts glacées, en un mot. Au fond de cette épouvantable sécurité je n'aperçois pas seulement une négation de l'Évangile; j'y vois une négation de la famille. Pour mourir ainsi, il faut ne rien aimer, ou n'aimer que comme aiment ceux qui se disent que la mort c'est la fin. Lorsqu'on menait à l'échafaud Roucher et Chénier, Roucher se sentit ému : « Ma femme, ma fille ! » s'écria-t-il. - « C'est un songe qui finit ; » telle fut la réponse de Chénier, ce Grec du dix-huitième siècle.
Est-il une parole plus mauvaise et plus désolante ? Pauvre Chénier, le pensiez-vous réellement, que les affections sont des rêves et des rêves qui prennent fin? Le par-delà ne sollicitait-il réellement pas votre pensée? Je J'ignore, je ne dois ni ne veux le savoir; mais je sais bien que Roucher, qui est si loin de vous égaler comme poète, vous dépasse alors comme homme; il est plus grand car il est meilleur.
La vraie famille présente d'autres spectacles. La mort y conserve sa majesté; elle y garderait même ses terreurs si l'hôte divin n'était pas là.
Il est là; et les tendresses aussi sont là. Elles se serrent autour du lit d'agonie. Les yeux inondés de larmes cherchent le ciel ; ils parlent d'amour indestructible et d'éternel avenir. Il y a partout dans cette chambre une douleur et une espérance, un adieu et un revoir.

Un chrétien mourant à la fleur de l'âge disait à sa femme : « Tiens-moi la main, jusqu'à ce qu'une autre main me prenne pour m'introduire là-haut. » Et ainsi, les mains serrées, dans l'amertume des déchirements insondables, dans la douceur des certitudes bienheureuses, ces deux époux, plus unis que jamais, attendaient l'heure du délogement.
Ces jours-là sont les jours de bataille de la famille, ses jours de triomphe aussi. Sa force de relèvement et de consolation ne se révèle jamais aussi puissamment. Au moment où il semble qu'elle se brise, son unité resplendit. Au moment où il semble qu'elle meurt, sa vie éclate. La mort est là? Non, la vie; c'est bien elle que nous contemplons. Alors on comprend ce qu'une voix aimée et poétique, une voix que je n'entendrai plus ici-bas, murmurait jadis à mon oreille :
La mort, cette dernière amie, Qu'on craint et qu'on ne connaît pas.
Non, on ne la connaît pas, la mort telle que l'a faite Jésus-Christ, telle qu'elle apparaît au sein de nos failles. Là, tout est simple. On n'affecte pas de ne pas me regretter, de ne pas pleurer, d'accueillir comme un sujet de joie ce que Dieu envoie comme un sujet d'affliction. On n'affecte pas non plus une confiance béate, qui dispense d'avertir, de préparer, d'armer en quelque sorte cette chère âme pour son suprême combat. Connaissez-vous rien de vénérable, d'attendrissant, comme une famille qui avertit? Ah, vous n'avez pas besoin de lui recommander les ménagements, sa tendresse a toutes les délicatesses. Elle a évité d'ébranler, elle a frémi à l'idée de causer une douleur; mais elle craindrait mille fois plus de Manquer de fidélité envers le bien-aimé qui compte sur elle. Entre chrétiens, le premier devoir, le premier serment, c'est celui-là. Dussions-nous en mourir nous-mêmes, nous irons, nous prendrons notre pauvre coeur à deux mains, nous trouverons la force de balbutier une parole qui sera comprise. J'ai vu des mères, héroïquement fidèles, qui se penchaient sur la couche d'un fils et qui lui disaient : « Mon enfant, Dieu te rappelle. »
Il faut savoir dire cela. Le mourant a droit à l'entendre, et cette parole sera pour lui la preuve par excellence d'un amour qui ne périra jamais. Ne faut-il pas qu'on se prépare, si chrétien soit-on (il y a tant de souillures chez les meilleurs !), à la rencontre prochaine de Dieu ? N'y a-t-il pas une attitude à prendre pour entrer dans le palais d'un roi? Même le chrétien le plus confiant, le plus assuré de la grâce qui l'a sauvé, n'éprouvera-t-il pas le besoin de se recueillir, d'entendre quelques beaux passages de l'Écriture, de prier, de prier avec les siens, avant d'entrer dans l'éternité?

Quel souvenir que celui de ces dernières prières ! Quelle impression que celle de ces derniers entretiens ! Quels rendez-vous que ceux qu'on se donne alors! Quels appels que ceux qu'on entend alors! Quelle démonstration de vie que celle qui nous vient des agonisants! Quelles prédications que celles de nos lits de mort !

Il en est qui ne parlent pas, je le sais. Une catastrophe subite peut nous priver de ce privilège immense, les adieux de ceux qui s'en vont. La famille chrétienne, éperdue en face d'une telle dispensation, ne renonce pas pour cela à sa confiance. Elle sait que Celui qui est entré chez elle et qui daigne y demeurer a recueilli ses supplications; elle sait qu'il fait entendre sa voix lorsque la voix humaine est impuissante; elle la connaît

. . . . . . . l'ineffable prière
Que les anges muets apprennent aux mourants.

Toute vraie famille a des membres dans le ciel. « J'ai six enfants, » me disait une fois un de mes amis ; et comme je m'étonnais, De lui en connaissant que quatre, « J'ai six enfants, répétait-il, quatre dans la maison d'en bas et deux dans celle d'en haut. » Les rapports du père avec ceux de la maison d'en haut étaient aussi fréquents, aussi simples, aussi naturels, aussi vrais, que s'ils l'avaient quitté pour habiter un pays où la famille entière serait disposée à les rejoindre.

La famille chrétienne ne dit jamais : « Ceux que j'aimais ; » elle dit : « Ceux que j'aime. » Tout est au présent pour elle. La mort n'a pas supprimé une affection ou affaibli un lien. La famille est affligée par les départs, mais elle demeure entière et unie; elle sait qu'avant peu on se retrouvera pour ne plus se quitter.

Partout où l'oubli fait son oeuvre, si humiliante pour nous, le sentiment de famille est blessé. - Il est des chrétiens qui oublient! Je le crois bien) il est des chrétiens, nous l'avons vu, qui ignorent presque la famille. Quand, au contraire, les deux éléments de la vie du foyer se sont rencontrés, l'Évangile et la famille, soyez sûr qu'on n'oubliera pas. Oublier ! Quoi ?
Pourquoi? Qu'y a-t-il de changé? Qu'y a-t-il de compromis, à part la joie indicible de cheminer ensemble 7

Nos morts ne sont-ils plus vivants ? N'allons-nous pas vers eux?
S'il est un point sur lequel l'Écriture soit claire, explicite, c'est assurément celui-ci. On peut la rejeter, sans doute ; mais l'interpréter dans le sens de la suppression de notre individualité, j'en défie.

Entendons-nous bien, je ne défie personne de mettre une énormité quelconque sous le manteau de l'Écriture; je défie de maintenir à la fois l'Écriture et cette énormité-ci, je défie ceux qui la soutiennent de placer en face d'elle les passages qui la nient.

Que de peine nous nous donnons pour rendre l'Évangile aussi déplaisant que possible! Ce n'est point assez du scandale de la croix ; mettons-y le scandale de l'anéantissement moral ! - Eh bien, quelqu'un ici-bas saura maintenir les côtés souverainement aimables et profondément sympathiques de la Parole de Dieu; ce quelqu'un s'appelle la famille N'allez pas lui dire, à elle, que l'éternité se passera entre des êtres anonymes, dépouillés de souvenir, étrangers aux misérables incidents de leur existence terrestre ; tout membre d'une vraie famille saura réfuter ce blasphème. - Ce n'est pas moi qui serai là-haut, si j'y suis un étranger pour les miens. Moi, c'est mon coeur, ce sont mes tendresses, c'est mon passé, c'est ma vie entière, ce sont les attaches par lesquelles je suis lié. Si vous voulez me faire un ciel sans famille, un ciel où l'on ne se reconnaisse pas, commencez par me faire un moi qui ne soit plus moi; brisez ce que l'Évangile est venu sauver, l'individu.

Si mes affections ne sont plus, il n'y a plus d'individu là-haut; il y a des ombres, les cieux sont des Champs-Élysées, et moins encore. Ah, je comprends que les théories socialistes, qui s'acharnent contre l'individu, le poursuivent jusque dans le ciel, qu'elles inventent des préexistences, des métempsycoses, des absorptions, des contemplations passives. Tuer la famille, tuer l'homme, c'est leur affaire. Mais nous, chrétiens, ne savons-nous donc pas que la vie éternelle commence dès à présent, que la grande différence doit consister en ceci : plus. de péché, plus de douleur, plus de mort? Au reste, le ciel est, pour parler le langage des Écritures, « une nouvelle terre, où la justice habite. » N'imaginons pas des changements immenses, pour avoir un prétexte de tout renier et de tout briser ici-bas.

À Dieu ne plaise que je veuille, même pour satisfaire aux besoins les plus profonds de mon coeur, inventer ou décrire ce que l'Évangile ne nous dit pas ! Heureusement l'Évangile, plus simple et plus humain que nous, ne nous laisse pas en suspens. Il ne nous présente pas une vie éternelle où David ne reconnaîtrait pas Jonathan, où Abraham serait un étranger pour Isaac, où Paul et Timothée, Aquilas et Priscille, Augustin et Monique, seraient l'un pour l'autre des inconnus.
Il nous montre Élie et Moïse (oui, ces deux personnages eux-mêmes, et non des numéros) assistant à la transfiguration du Sauveur. Il nous raconte que des femmes ont recouvré leurs morts (les leurs, vous entendez) par la résurrection. Il nous déclare que quand Jésus-Christ paraîtra, alors nous comparaîtrons avec lui, en gloire (nous, nous-mêmes). L'apôtre Paul ajoute, en écrivant à ses frères de Corinthe : « Il nous fera comparaître en sa présence, avec vous. » (Avec vous. Quel sens aurait cette parole, si l'on n'était pas quelqu'un en présence de Dieu, si l'on ne se reconnaissait pas ?)

Concevez-vous, sans ce grand fait, la déclaration que le Sauveur adresse au brigand : « Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis? » Tu seras avec moi. Le brigand sera lui; le Sauveur sera lui. Prétendrons-nous aussi que la personnalité de Jésus-Christ doit s'effacer ?

Lorsque la même voix divine rappelait Lazare du tombeau, le tombeau rendait-il Lazare, ou un être quelconque, qui avait été Lazare et qui avait cessé d'être lui ?

Lorsque la même voix prononçait la parole si souvent reproduite : « Le Dieu d'Abraham, d'Isaac, et Jacob, » Abraham, Isaac et Jacob n'étaient-ils plus que des souvenirs historiques dépourvus de réalité ?
« Nous ne mourrons pas tous, mais nous serons tous changés. » Ceux qui verront la venue de Jésus-Christ et qui ne mourront pas conserveront-ils seuls leur personnalité dans l'autre vie, ou bien traverseront-ils tout à coup un fleuve de Léthé?
« Vos noms sont écrits dans les cieux, » dit un apôtre? Quels noms? - « Nous qui vivrons nous ne préviendrons point ceux qui dorment... c'est pourquoi consolez-vous par cette pensée. » Quelle consolation y a-t-il là, si ceux qui dorment et ceux qui ont survécu sont devenus étrangers les uns aux autres?

C'est « dans le sein d'Abraham » que la parabole nous montre le pauvre reçu en grâce. - Et pensez-vous que dans l'éternité il n'y aura pas quelqu'un qui se souviendra d'avoir posé sa tête sur le sein de Jésus, d'avoir été ici-bas « le disciple que Jésus aimait? »

Si notre personnalité, si nos souvenirs ont disparu, comment se fera, je vous le demande, le jugement dernier? « J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire. » Qui donc? Moi? Y a-t-il un moi? Est-ce que je me rappelle quelque chose ou quelqu'un? Est-ce que j'ai eu une existence sur la terre?

J'ai honte de discuter de telles folies. J'ai tort de discuter; j'avais promis de ne pas le faire et voilà qu'en terminant mon livre je manque à la parole donnée en commençant. Mais comment éviter de dire ces choses? Comment ne pas les redire après d'autres qui les ont mieux dites que moi? Ce débat tient aux entrailles mêmes de mon sujet. La famille subsiste ou succombe, selon que nous maintiendrons ou que nous renverserons les promesses de l'Évangile. Ôtez-lui le ciel, que lui restera-t-il sur la terre? Pour peindre la triste famille qu'on veut nous inventer, celle qui n'entre pas au ciel, ou qui y entrant ne s'y reconnaît pas, il faudrait écrire un autre livre, réfutation perpétuelle de celui-ci; il faudrait nous montrer d'autres devoirs, d'autres joies, d'autres douleurs.
Voilà pourquoi j'ai discuté un moment. Grâce à Dieu, ces affreuses questions ne se posent pas, ne peuvent pas se poser au sein des véritables famille, là, à l'heure de la mort, la continuation se sent, se voit, aussi claire dans l'expérience du coeur qu'elle l'est dans les pages de l'Évangile.

Il y a quelques années, une explosion bouleversa les mines de Hartley. Après six jours et six nuits de travail, on parvint à découvrir les ouvriers qui avaient succombé lentement. Ils étaient deux cent quatre, disposés en ligne et dormant du sommeil de la mort. L'expression de leur visage était paisible. - Près de l'un d'eux ou trouva un billet commencé : «Nous avons eu une réunion de prière à deux heures moins un quart. Gibson, Palmer ont prié... » La main n'avait pas écrit plus loin. - Sur une bouteille de fer-blanc, ces mots étaient gravés par un autre - « Aie pitié de moi, Seigneur! » - Ailleurs un autre avait écrit: « Ma pauvre Sarah, je te laisse.... »
Mais ce qui frappa surtout les premiers qui les découvrirent, ce fut l'ordre dans lequel ils s'étaient rangés pour mourir. En vertu de l'irrésistible besoin des coeurs, les parents s'étaient rapprochés; les frères s'étaient couchés auprès des frères, les pères tenaient leurs fils dans leurs bras, C'est bien là la famille, la famille chrétienne, la famille indestructible. Ces bras enlacés par une suprême étreinte, le Dieu d'amour ne les séparera pas. Et voyez, des prières ont retenti sous les voûtes sombres, une splendeur de foi a illuminé les abîmes. La supplication d'une âme inquiète s'est fait aussi entendre: « Aie pitié de moi, Seigneur ! » Enfin un cri de détresse a traversé la paix des dernières heures, un cri tout plein d'angoisse, de pitié pour ceux qui vont pleurer et souffrir, pour la malheureuse femme qui survivra : « Pauvre Sarah, je te laisse ! » Douleurs, joies, devoirs, liens, espérances, famille d'ici-bas, famille de là-haut, tout est vivant et debout au sein de la mort dans la mine de Hartley.

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1 J'en ai déjà dit quelques mots (et comment ne pas le faire?) Jonque nous nous occupions de l'étude de douleurs. 
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2 À côté des matérialistes il faudrait faire ici une place aux formalistes. On n'ignore pas quelle paix profonde, absolue et horriblement triste de simples pratiques peuvent nous procurer, lorsque notre conscience est engourdie. Nous sommes en règle.
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