Nous avons terminé. Quel était, en
effet, notre plan? Regarder vivre une vraie
famille. Nous l'avons suivie aux heures joyeuses et
aux heures sombres, et jusqu'à l'heure de la
mort.
Nous avons peu disserté, peu
argumenté; on n'argumente pas contre les
sceptiques. Or, ce qui nous envahit aujourd'hui,
c'est le scepticisme latent, silencieux,
irréfutable.
Au lieu de réfuter, il s'agit de
vivre ; il s'agit de faire jaillir les sources,
sources de bonheur, de progrès, de force, de
joie, sources de larmes aussi. J'ai essayé
d'entrer dans cette voie; à ceux qui nient
la' famille, j'ai cherché à la
montrer.
Nos sceptiques ne la nient pas
carrément ; ils se contentent de nier ce qui
constitue sa grandeur et sa beauté ; ils la
font mesquine, médiocre ; ils lui refusent
l'idéal. Mais, nous l'avons vu, la famille
idéale existe, seule elle est la vraie
famille, il n'y a rien en elle qui sente le
privilège ou qui constitue l'exception;,
partout où l'Évangile est reçu
par nous, la famille idéale entrera à
sa suite avec lui, si nous le voulons; et elle nous
amènera l'obéissance au devoir, le
noble travail de l'âme, l'éducation
personnelle, les vertus viriles, les vertus
aimables, le charme, la grâce, la
poésie; partout elle enfantera les bonnes
joies, partout elle transformera les
douleurs.
Que de problèmes résolus
alors!
Le premier de tous, celui de la
réforme intérieure, ne se
résout en plein que sous le toit de la
famille. C'est là que se trouvent
réunies les conditions austères de la
sanctification - sincérités absolues,
affections vigilantes, responsabilités et
devoirs qui ne se laissent pas
oublier un instant, ce qui ouvre les yeux, ce qui
éveille la conscience et ce qui remue le
coeur.
Comment le problème du bonheur se
résout en même temps, comment ces deux
termes, bonheur et sainteté, coïncident
et se confondent presque au sein de la famille,
comment on parvient aux sommets radieux de
l'existence humaine, comment on peut ainsi,
même battu parla tempête, goûter
une félicité immense,
impérissable, et comprendre que la vie est
bonne, je ne le redirai pas ; il faudrait
récrire mon livre.
La famille résout le
problème de la liberté. Elle
crée la liberté personnelle,
fondement de toutes les autres. Sans fortes et
chrétiennes familles, point d'hommes libres;
sans hommes libres, point de peuples libres. Cela
se lit à chaque page de l'histoire les
grandes servitudes sont celles de l'âme, les
grands affranchissements vont du dedans au dehors.
Les nations qui suivent une marche inverse
aboutiront à des révolutions, au lieu
d'arriver à des libertés.
La famille résout le
problème de l'égalité, autant
qu'il peut être résolu ici-bas. Sans
supprimer des inégalités
douloureuses, elle met les grands biens, les vrais
biens, à la
portée de tout homme, en sorte que les plus
misérables, s'ils ont la famille, sont mille
fois plus riches que les plus riches qui ne l'ont
pas. Égaux en présence de la
souffrance et de la mort, en présence du
péché et du salut, ayant le
même Dieu, la même Bible, le même
pardon, les mêmes promesses, la même
éternité, comme nous avons le
même air et la même lumière,
nous nous ressemblons bien plus que nous ne
différons. Ce qui vous intéresse,
m'intéresse ; ce qui vous touche, me touche.
Malades ou bien portants, comblés ou
privés des dons de la fortune et de ceux de
l'esprit, laids ou beaux, humbles ou puissants, la
meilleure part de notre patrimoine est celle que
rien, que personne ne saurait nous ravir. Mais il y
a une condition : la famille. Où elle
manque, des inégalités effrayantes se
produisent; où elle est, la grande
égalité apparaît. La famille
nous fournit le modèle du nivellement tel
que Dieu l'a voulu, du nivellement par le haut.
Elle n'ôte pu à ceux qui ont, elle
donne à ceux qui n'ont pas; elle donne
à tous, et tous sont comblés. Je n'ai
pas encore découvert une vraie famille qui
ne se sentît comblée, qui ne marchât de pair, si
éprouvée fût-elle d'ailleurs,
avec les plus heureux parmi les heureux de la
terre.
J'ai presque dit que la famille
résout le problème social;
j'espère le dire tout à fait (et le
prouver) une autre fois. Sans elle, ne nous le
dissimulons pas, nous finirions par glisser plus ou
moins du côté de ce hideux monde
socialiste où le nivellement doit se
pratiquer par le bas. Tous pauvres, tous
dénués d'affections, tous
privés de ce qui fait la personnalité
humaine, la dignité, la liberté, le
foyer, nous mangerions quelque jour à la
gamelle et nous vivrions à la caserne,
hébergés, dressés,
dirigés par le gouvernement, tandis que
notre terre, bien perfectionnée, bien
ratissée, bien administrée, hier)
centralisée, serait parvenue à
supprimer le dernier homme. - La famille conservera
l'homme, elle prêtera des forces aux faibles
; elle bâtira des châteaux-forts pour
les opprimés; derrière leurs
murailles, l'association naturelle, servant d'appui
à d'autres associations, défiera la
brutale oppression de l'argent et forcera
l'industrie à signer des traités de
paix.
Ne nous étonnons pas de trouver
tant de solutions dans une seule. Tout se tient, et
c'est chose admirable de découvrir, quand on
creuse un peu profondément quelque part, que
des rapports secrets unissent les
vérités qui semblaient
étrangères les unes aux autres;
séparés au-dessus du sol, ces arbres
que Dieu a plantés se touchent par leurs
racines. Plus on examine de près, plus
l'unité fondamentale se montre, plus
éclate l'harmonie.
Et ainsi apparaît avec
évidence un caractère trop peu
compris de l'Évangile, son caractère
humain; il n'y a que Dieu qui ait pu
connaître à ce point ce qui convenait
à l'homme, qui ait pu lui donner tout, en
lui donnant une seule chose, la famille.
La famille est un fait tellement humain,
que nous avons peine à comprendre l'homme
sans elle; en la trouvant, nous croyons la
retrouver. Au premier moment, lorsqu'on aborde
cette étude, on s'écrierait
volontiers : A quoi bon? Qui voudrait se passer de
la famille? Qu'est, il besoin de démontrer
la famille?
Puis, on s'aperçoit que l'homme
s'en passe; et cela au point qu'il travaille
à la démolir, plus effrayé de
ses exigences que touché de ses bienfaits,
repoussant la famille comme il repousse
l'Évangile, par les mêmes motifs, en
vertu de la même crainte de se donner,
préférant une vie diminuée et
appauvrie à ces biens excellents dont
l'acquisition lui coûterait trop.
Nous avons tenu à vivre sans la
famille. Le fait humain est donc aussi un fait
divin; l'institution naturelle est surnaturelle; si
surnaturelle, qu'abandonnés à nos
propres tendances nous l'avons toujours,
obstinément, écartée ou
dégradée. Dans tous les temps, sous
tous les climats, sous tous les régimes,
avec toutes les religions, les hostilités
violentes contre la famille ont
continué.
Mon travail aboutit, on le voit,
à une démonstration indirecte de
l'Évangile. Je ne l'ai pas cherché,
mais je m'en réjouis; les
démonstrations qu'on na pas cherchées
sont les meilleures.
Celle-ci sort des faits. S'il est vrai
que la. famille telle que nous
l'avons vue soit un agent incomparable de
moralité et de bonheur, s'il est vrai que
l'Évangile l'ait rétablie sur la
terre et que loin de l'Évangile elle n'ait
jamais existé (jamais, pesez ce mot), si
Rousseau a eu raison lorsqu'il a accusé
Jésus-Christ qui l'a fondée d'avoir
coupé en deux l'État antique, la
conclusion s'impose, je n'ai point à la
formuler.
Ayons des familles, et nous aurons
retrouvé la véritable
apologétique, celle qui prouve l'arbre par
le fruit et la doctrine par la vie. Ayons des
familles, et nous aurons saisi le vrai moyen de
remédier aux défaillances du
présent et de conjurer les menaces dia
l'avenir.
Nous nous plaignons de ce qu'il n'y
arien de grand à faire aujourd'hui;
volontiers nous verserions les pleurs d'Alexandre.
- Rien de grand à faire, dans un
siècle qui a à arrêter la
marche envahissante du paupérisme, à
protéger ceux que menace de broyer la dure
machine industrielle, à surveiller
l'avènement pacifique des classes
ouvrières, à élever leurs
lumières et leur vie morale au niveau de
leur nouvelle situation,
à réfuter le socialisme tout en
résolvant autant qu'elle peut être
résolue la question sociale !
Rien à faire, dans un
siècle qui a à concilier la
démocratie et la liberté, à
mettre la liberté partout, et d'abord dans
les âmes, forgeant des caractères,
refaisant des hommes, réagissant contre nos
centralisations oppressives, réduisant le
rôle de l'État, émancipant
l'action individuelle !
Rien à faire, dans un
siècle qui a à achever la destruction
de l'esclavage, à fermer les bagnes et
peut-être à renverser
l'échafaud! Rien à faire, dans un
siècle qui est chargé de diminuer les
armées permanentes, qui a à
discréditer l'esprit de conquête,
à prévenir la guerre de race et
presque de religion vers laquelle nous nous
laissons entraîner, la rencontre fatale de la
France et de l'Angleterre, des Latins et des
Anglo-Saxons! Rien à faire, dans un
siècle qui a à diminuer aussi une
autre armée, celle des fonctionnaires
publics, et qui résoudra, sous peine de
mort, le problème de faire reculer devant le
cri du bon sens public ces budgets monstrueux, ces
impôts, ces dettes croissantes, sous le poids
desquels notre génération saisie de
vertige semble s'être proposé de périr !
Rien à faire, dans un siècle qui,
j'aime à le croire, rétablira parmi
les peuples la notion presque effacée du
droit et tiendra tête à ce mouvement
toujours plus rapide qui risque de supprimer les
petits pays au profit (ou au péril) des
gros, d'anéantir l'idée même de
patrie et de nous donner un jour en échange
quelque chose comme une Europe centrale !
Rien à faire, dans un
siècle que Dieu appelle à
conquérir en tant de lieux la liberté
complète de conscience, à
séparer les Églises de l'État,
à retrancher, qui sait? le budget des
cultes, à résoudre ces questions que
je n'examine pas, mais qui, bon gré, mal
gré, se posent d'elles-mêmes au sujet
des biens de mainmorte, à abolir les
protectorats religieux, à anéantir
sous toutes ses formes le mélange du
temporel et du spirituel ! Rien à faire,
dans un siècle qui va assister à la
rencontre formidable du Christianisme et du
positivisme, des intérêts
matériels et des besoins de l'âme, des
sciences naturelles et du surnaturel !
Voilà quelques articles pris au
hasard dans le programme du dix-neuvième
siècle ; quelques articles et non tous, je
n'ai cité ni l'Amérique, ni l'Italie,
ni l'Orient. Aucune
génération d'hommes, sachons-le, n'a
eu devant elle une tâche plus vaste et plus
belle que la nôtre. - Considérez
seulement la question religieuse.
Toutes les religions du globe traversent
aujourd'hui une crise : Le Bouddhisme a vu tomber
le vieux rempart derrière lequel il vivait
tranquille, la Chine et le Japon se sont ouverts;
le Brahmanisme est aux prises, d'un bout de l'Inde
à l'autre, avec la civilisation et avec
l'Évangile; l'Islamisme, cette religion
d'État qui vit par l'État et ne
saurait lui survivre, chancelle avec l'Empire turc
ébranlé; le catholicisme voit se
dresser devant lui des questions énormes,
l'encyclique proclame le triomphe des doctrines
ultramontaines, à l'heure même
où le monde moderne bat en brèche le
pouvoir temporel des papes ; le protestantisme
enfin tressaille au contact de ceux qui attaquent
l'autorité de la Bible et qui
prétendent demeurer protestants en cessant
d'être chrétiens.
Si le mal est grand, le remède
n'est pas moins grand. Calculez les
conséquences de ces trois faits: les
Écritures qui se répandent; les
missions qui pénètrent partout; la
forme apostolique de l'Église,
séparée de l'État, distincte du
monde, vers laquelle on revient. Et nous
gémirions sur notre époque ! Et nous
l'accuserions de ne nous proposer aucune
tâche digne de nous! Je proteste contre une
pareille injustice. Si notre époque reste
petite, ce sera notre faute. La bataille est
engagée, il ne s'agit plus que de relever
notre drapeau et de combattre en gens de coeur.
Appuyés sur la famille chrétienne,
nous vaincrons ; sans elle, nous sommes vaincus
d'avarice. Ce ne sont point là des paroles
dites à la légère; je n'ai
garde de terminer une étude sérieuse
par une déclamation.
À l'oeuvre donc !
Commençons la réforme par
nous-mêmes, toute bonne réforme
commence par là. Pour que la famille se
propage, montrons-la, possédons-la,
restaurons-la chez nous; que nos familles
deviennent des apologies vivantes de la famille.
Jamais, chrétiens, nous n'aurons mieux servi
l'Évangile; jamais, citoyens, nous n'aurons
mieux servi la patrie; jamais, 'hommes, nous
n'aurons mieux servi l'humanité.
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