Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE CINQUIÈME

LA VIEILLESSE ET LA FAMILLE

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C'est ainsi que, de dimanche en dimanche, on avance vers le terme. La plupart y parviennent vite, quelques-uns s'attardent un peu plus longtemps sur la route, il y a des vieillards dans les familles ; je voudrais les considérer un instant.

De la journée que nous passons ici-bas, tous les moments peuvent être beaux, l'aurore, le midi, et aussi le soir. Mais les soirs ne sont beaux que quand le soleil a brillé ; dans les jours brumeux, c'est chose mélancolique que cette dernière heure où la lueur incertaine achève de se perdre au sein de la nuit.

En dehors de l'Évangile, je ne connais que des crépuscules. Même un Cicéron, lorsqu'il s'efforce de voir en beau la vieillesse et de nous peindre les couchers de soleil, ne parvient à trouver que des couleurs pâlies et indistinctes. Le bonheur des vieillards, tel qu'il le raconte avec tant de grâce dans son célèbre traité (1), est une pauvre félicité négative dont la vue serre le coeur. Étudier, s'intéresser, mettre une douce indulgence dans ses relations, garder des amis, relire des livres préférés, c'est très-bien ; mais est-ce donc tout? Si la vieillesse n'est qu'une vie diminuée dont on retient avec soin les restes, s'il ne s'agit que de supporter patiemment sa ruine, de conserver quelques plaisirs sobres et quelques émotions attiédies, en vérité, cela ne vaut pas l'enthousiasme dont on fait preuve. Ceux mêmes qui, s'élevant plus haut, nous montrent chez le vieillard une oeuvre de perfectionnement moral, l'indulgence, la connaissance de soi, la résignation, venant comme un fruit tardif couronner les labeurs de sa longue vie, ceux-là même sont encore loin d'avoir entrevu l'idéal, tel que la vraie famille le connaît.

Pour la famille, l'idéal de la vieillesse existe aussi bien que l'idéal de la jeunesse et de l'âge mûr ; ces mots, vieillesse, idéal, ne sont pas surpris de se rencontrer dans son idiome. Elle a des tendresses toutes jeunes, des joies toutes jeunes pour les vieux; chez elle, lis se sentent aimés, utiles, heureux. Ce n'est pas un reste de vie, une ombre, qu'elle leur offre par compassion; la place qu'elle leur réserve est bien la leur, la mission qu'elle leur confie est vraiment belle. Nulle part peut-être la famille ne se montre plus triomphante et plus radieuse. La vieillesse lui apparaît tout illuminée déjà des clartés sereines de cette éternité qui s'approche ; ce qui touche de si près à la vie glorieuse et définitive ne saurait avoir un air de déchéance; la vieillesse chrétienne participe aux splendeurs de la mort chrétienne, le vestibule est digne du temple.

Pourtant la vieillesse a bien son côté sombre. Rappelez-vous le magnifique et désolant tableau tracé par un prophète :
« Souviens-toi de ton créateur aux jours de ta jeunesse, avant que les jours mauvais viennent et avant que les années arrivent desquelles tu diras : Je n'y prends point de plaisir; avant que le. soleil, la lumière, la lune et les étoiles s'obscurcissent, et que les nuées viennent l'une sur l'autre après la pluie ; lorsque les gardes de la maison trembleront, et que les hommes forts se courberont, et que celles qui meulent cesseront parce qu'elles auront été diminuées, et quand celles qui regardent par les fenêtres seront obscurcies; quand les deux battants de la porte seront fermés vers la rue, avec abaissement du son de la meule ; quand on se lèvera à la voix de l'oiseau et que toutes les chanteuses seront abaissées ; quand aussi l'on craindra ce qui est haut et qu'on tremblera en allant; quand l'amandier fleurira, et quand les cigales se rendront pesantes, et que l'appétit s'en ira, car l'homme s'en va à la maison où il demeurera toujours ; et quand on fera le tour des rues en menant deuil; avant que le câble d'argent se déchaîne, que le vase d'or se débonde, que la cruche se brise sur la fontaine, que la roue se rompe sur la citerne; avant que la poudre retourne en la terre comme elle y avait été, et que l'esprit retourne à Dieu qui l'a donné. »
Vous reconnaissez l'Ecclésiaste, n'est-ce pas ? Au bout de cette description navrante, vous attendez son cri de détresse, ce refrain de l'homme qui a contemplé la face désolante de toutes choses et qui a vainement cherché un sujet de joie ou de réconfort , jusqu'au moment où il tourne enfin son regard vers Dieu et vers ses commandements: « Vanité des vanités, tout est vanité. »

La vieillesse a de semblables aspects. La perte des forces, l'impuissance sénile qui peu à peu prend possession de nous, la solitude qui nous gagne, la douleur, l'amère douleur de survivre, cela est triste, comment le nier ? Nos contemporains s'en vont un à un ; les rangs s'éclaircissent, bientôt il ne restera que nous. La nouvelle génération pousse dehors l'ancienne, comme les feuilles naissantes du chêne font tomber celles de l'an passé.
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Maintenant, supposez que nous n'ayons pas de famille et dites-moi ce que sera notre vieillesse ! Il est des fins de vie, et beaucoup, qui inspirent une inexprimable pitié. L'âme du vieillard s'est desséchée, il ne s'intéresse plus à rien, les flots de l'ennui montent et le submergent, les affaires, les plaisirs d'autrefois se sont retirés de lui ; il est là, morose, mécontent, trouvant que ce n'est pas la peine de vivre et n'ayant toutefois aucune envie de mourir.
Telle est la vieillesse sans la famille. Je ne parle pas seulement de celle qu'on jette dans un asile, réunissant ainsi les vieux aux vieux, les désolés aux désolés (2) ; je ne parle pas même de celle que des deuils successifs, des circonstances exceptionnelles, ont réellement condamnée à la solitude. Non, je parle de la vieillesse qui a des parents, qui a des enfants, et qui n'a pas de famille..
.Cela se voit hélas. Quand on a vécu ensemble sans s'aimer, quand on n'a pas prié ensemble, pris ensemble possession du domicile de là-haut, il arrive que la famille se dissout pièce à pièce. Le froid gagne, les liens se relâchent, et, sans qu'il y ait eu ni rupture ni catastrophe, on découvre un jour qu'on est séparé.

C'est dans ces maisons-là que s'achèvent, au milieu d'une désolation irritée, des vieillesses inutiles et profondément misérables. Quel supplice, être à charge ! N'être plus qu'un devoir ! Se dire : Quand j'aurai disparu ils seront soulagés ! Les infortunés qui se disent cela, se disent aussi autre chose; ils trouvent qu'on est ingrat envers eux, ils passent incessamment en revue dans leur esprit les services qu'ils ont rendus, ils se racontent leurs mérites et leurs griefs.
Leur âme est abreuvée d'amertume.

Connaissez-vous un spectacle plus navrant que celui-là, l'amertume chez un vieillard? Connaissez-vous un état d'âme plus effrayant? Comment aimer, tant qu'un est amer ? Comment se confier, soit à Dieu, soit aux hommes? Comment s'humilier ? Comment changer ?.

Les meilleures familles peuvent rencontrer devant elles une épreuve de ce genre; il arrive quelquefois que, par l'effet des circonstances, un de leurs membres âgés s'isole', qu'il s'enveloppe dans son mécontentement ou dans sa défiance, qu'il ne consent pas à se laisser chérir. C'est un des cas où notre unique ressource consiste à appliquer la règle de l'Évangile: .
« Surmontez le mal par le bien. » Il nous repousse, nous l'entourerons ; il ne nous aime pas, nous l'aimerons; il s'exclut de la famille, nous l'y retiendrons; la famille sera plus forte que lui. Et elle est forte, en effet, la famille armée de son affection et de ses prières. Sans discuter, salis se justifier, n'oubliant jamais le respect auquel le grand âge a droit, elle persévère, et elle triomphe. Tôt ou tard, soyons-en sûr, ne fût-ce qu'à la dernière heure, son infatigable tendresse trouvera le chemin de ce coeur fermé.
Mais je m'en voudrais de m'arrêter plus longtemps à un fait qui, grâce à Dieu, est excessivement rare.
Voulez-vous savoir ce qui se passe presque toujours au sein d'une vraie famille ? Le voici :
Si elle a un vieillard, elle veille sur lui comme sur un trésor. Aussi est-il heureux. Le problème du bonheur, qui se pose à tous les âges, a sa solution aussi pour la vieillesse. En elle s'est accomplie la parole de l'Apôtre: « Si l'homme extérieur se détruit, l'intérieur se renouvelle de jour en jour. » La destruction est réelle, le renouvellement ne l'est pas moins. Les forces physiques et intellectuelles ont décru, la vigueur morale s'est accrue. Le vieillard a marché longtemps et n'a pas marché en vain ; il est plus près du but, un reflet d'immortalité semble tomber déjà sur ses cheveux blancs. Ne vous étonnez pas trop si son coeur, tant de fois meurtri, a conservé, recouvré peut-être, la faculté de se réjouir ; il se sent presque arrivé ; ceux qui l'ont devancé là-haut lui tendent les bras, il les voit, il va les rejoindre; il ne saurait s'affliger à l'égal de ceux qui peuvent avoir à passer encore les nombreux jours d'exil sur la terre.
Il est heureux, et il est utile. Nous parlions tout à l'heure des vieillards qui sont à charge ; qu'on aurait peine ici à comprendre un tel fait! Une charge, lui qui nous est si précieux, lui qui est le centre de tant de choses, lui qui procure tant de bonheur, lui qui fait tant de bien 1 C'est chose magnifique que l'activité bienfaisante des vieillards. Par leur seule présence, par leur seule tendresse, par la vénération qu'ils inspirent, par les sacrifices qu'on leur fait, ils donnent à la famille un enseignement dont rien au monde ne saurait; tenir lieu. Avec eux on s'habitue à voir l'invisible ; l'hôte divin qui se tient chez nous, c'est eux qui nous font toucher sa main.

Ces doux vieillards qui ont beaucoup appris et beaucoup désappris, qui ayant bien travaillé autrefois se reposent bien maintenant, qui ont connu toutes les joies et toutes les afflictions d'ici-bas, qui sont devenus indulgents, sympathiques, qui savent se mettre à la place et à la portée de chacun, oh, quel trésor ! Quelles leçons de morale vaudront leur exemple? Quel cours de religion vaudra la vue de leur piété? Les enfants surtout ne se passent pas de ces vieillards. Si nous cherchions bien, chacun de nous trouverait, à l'origine de ses meilleures pensées, l'impression que produisait sur son âme une tête courbée par l'âge, mais illuminée de bonté et de foi.

Les vieillards sont aimés, aimés d'une tendresse spéciale, où se mêle le respect. Au lieu de cet abîme d'isolement où descendent lentement ceux qui n'ont point eu de famille, ceux qui ont su en fonder une goûtent la douceur de la sentir serrée autour d'eux. J'ai dit leur place au milieu des enfants ; Dieu qui fait que toutes choses « se rencontrent, » selon l'expression de l'Écriture, a institué la rencontre des vieux et des jeunes auprès du foyer.
Et les vieux aiment aussi. Qui donc a prétendu que la faculté d'aimer diminuait avec nos forces ! Tout diminue, excepté cela ; l'édifice est détruit, excepté cette colonne. L'amour chrétien s'élève immuable, au milieu de nos ruines, Il montre où réside en nous le principe d'immortalité; il porte au ciel, en dépit de la déchéance et de la mort, un témoignage indestructible de vie.
Et ne croyez pas que l'amour des vieillards monte vers le ciel en oubliant la terre. Pas plus à la dernière heure qu'à la première de la vie de notre coeur, Dieu ne nous attire en nous isolant; un vieillard se détache, mais non pas de ses bien-aimés. Ses affections ne se sont point attiédies; les voici, plus fidèles, plus vives, je dirais volontiers, plus passionnées que jamais.

L'amour des vieux époux n'a rien Perdu de son élan, de ses délicatesses, de sa jeunesse, et si vous voulez, de ses illusions. Oui, les illusions subsistent ; ces vieillards ne s'efforcent pas de dégrader leur union en la dépouillant de l'idéal.
Il fait bon marcher de la sorte d'un même pas vers les horizons célestes. De telles tendresses, éternellement fraîches, étonneront le monde, le scandaliseront peut-être, qui sait? Il n'importe; la famille chrétienne vit de ces choses étranges et absurdes.

Ainsi on avance, jour après jour, devoir après de voir, bonheur après bonheur, l'âme pleine du souvenir des grâces de Dieu, reconnaissants des progrès de la famille, persuadés que celui qui l'a gardée la gardera jusqu'au bout. Cette longue vie est un sujet d'humiliation ; mais aussi quel sujet de fermes espérances! Comme on a éprouvé la réalité de l'Évangile ! Comme on a contemplé, contemplé de ses yeux, les anges qui montent et qui descendent? Comme on a vu l'accomplissement des prières! Comme la démonstration intime et irréfutable s'est faite ! Comme on croit! Comme on sait ! Maintenant pour ces époux le terme approche, la foi achèvera bientôt de se changer en vue, et si Dieu leur accorde la grâce de ne pas les séparer, nous pourrons dire d'eux, et dans un sens complet, infini, que la Fontaine ne soupçonnait certes pas :
Rien ne trouble leur fin, c'est le soir d'un beau jour.

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1 De Senectute 
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2 Il faut des miracles de charité, de piété, et (disons-le) de jeunesse, pour empêcher qu'un tel asile ne soit ni, enfer. À force de honte angélique, en a pu parvenir à en faire un bienfaisant refuge. Mais ceci est une rare exception sur laquelle nous aurions tort de compter. Qu'il est plus simple et plus sûr de placer un vieillard pauvre en pension dans une famille ! Là il trouvera des enfants; or, entre enfants et vieillards, le pacte est vite conclu. 

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