C'est ainsi que, de dimanche en dimanche, on
avance vers le terme. La plupart y parviennent
vite, quelques-uns s'attardent un peu plus
longtemps sur la route, il y a des vieillards dans
les familles ; je voudrais les considérer un
instant.
De la journée que nous passons
ici-bas, tous les moments peuvent être beaux,
l'aurore, le midi, et aussi le soir. Mais les soirs
ne sont beaux que quand le soleil a brillé ;
dans les jours brumeux, c'est chose mélancolique
que cette
dernière heure où la lueur incertaine
achève de se perdre au sein de la
nuit.
En dehors de l'Évangile, je ne
connais que des crépuscules. Même un
Cicéron, lorsqu'il s'efforce de voir en beau
la vieillesse et de nous peindre les couchers de
soleil, ne parvient à trouver que des
couleurs pâlies et indistinctes. Le bonheur
des vieillards, tel qu'il le raconte avec tant de
grâce dans son célèbre
traité (1),
est une
pauvre félicité négative dont
la vue serre le coeur. Étudier,
s'intéresser, mettre une douce indulgence
dans ses relations, garder des amis, relire des
livres préférés, c'est
très-bien ; mais est-ce donc tout? Si la
vieillesse n'est qu'une vie diminuée dont on
retient avec soin les restes, s'il ne s'agit que de
supporter patiemment sa ruine, de conserver
quelques plaisirs sobres et quelques
émotions attiédies, en
vérité, cela ne vaut pas
l'enthousiasme dont on fait preuve. Ceux
mêmes qui, s'élevant plus haut, nous
montrent chez le vieillard une oeuvre de
perfectionnement moral, l'indulgence, la
connaissance de soi, la
résignation, venant comme un fruit tardif
couronner les labeurs de sa longue vie,
ceux-là même sont encore loin d'avoir
entrevu l'idéal, tel que la vraie famille le
connaît.
Pour la famille, l'idéal de la
vieillesse existe aussi bien que l'idéal de
la jeunesse et de l'âge mûr ; ces mots,
vieillesse, idéal, ne sont pas surpris de se
rencontrer dans son idiome. Elle a des tendresses
toutes jeunes, des joies toutes jeunes pour les
vieux; chez elle, lis se sentent aimés,
utiles, heureux. Ce n'est pas un reste de vie, une
ombre, qu'elle leur offre par compassion; la place
qu'elle leur réserve est bien la leur, la
mission qu'elle leur confie est vraiment belle.
Nulle part peut-être la famille ne se montre
plus triomphante et plus radieuse. La vieillesse
lui apparaît tout illuminée
déjà des clartés sereines de
cette éternité qui s'approche ; ce
qui touche de si près à la vie
glorieuse et définitive ne saurait avoir un
air de déchéance; la vieillesse
chrétienne participe aux splendeurs de la
mort chrétienne, le vestibule est digne du
temple.
Pourtant la vieillesse a bien son
côté sombre. Rappelez-vous le
magnifique et désolant tableau tracé
par un prophète :
« Souviens-toi de ton
créateur aux jours de ta jeunesse, avant que
les jours mauvais viennent et avant que les
années arrivent desquelles tu diras : Je n'y
prends point de plaisir; avant que le. soleil, la
lumière, la lune et les étoiles
s'obscurcissent, et que les nuées viennent
l'une sur l'autre après la pluie ; lorsque
les gardes de la maison trembleront, et que les
hommes forts se courberont, et que celles qui
meulent cesseront parce qu'elles auront
été diminuées, et quand celles
qui regardent par les fenêtres seront
obscurcies; quand les deux battants de la porte
seront fermés vers la rue, avec abaissement
du son de la meule ; quand on se lèvera
à la voix de l'oiseau et que toutes les
chanteuses seront abaissées ; quand aussi
l'on craindra ce qui est haut et qu'on tremblera en
allant; quand l'amandier fleurira, et quand les
cigales se rendront pesantes, et que
l'appétit s'en ira, car
l'homme s'en va à la maison où il
demeurera toujours ; et quand on fera le tour des
rues en menant deuil; avant que le câble
d'argent se déchaîne, que le vase d'or
se débonde, que la cruche se brise sur la
fontaine, que la roue se rompe sur la citerne;
avant que la poudre retourne en la terre comme elle
y avait été, et que l'esprit retourne
à Dieu qui l'a donné. »
Vous reconnaissez l'Ecclésiaste,
n'est-ce pas ? Au bout de cette description
navrante, vous attendez son cri de détresse,
ce refrain de l'homme qui a contemplé la
face désolante de toutes choses et qui a
vainement cherché un sujet de joie ou de
réconfort , jusqu'au moment où il
tourne enfin son regard vers Dieu et vers ses
commandements: « Vanité des
vanités, tout est vanité.
»
La vieillesse a de semblables aspects.
La perte des forces, l'impuissance sénile
qui peu à peu prend possession de nous, la
solitude qui nous gagne, la douleur, l'amère
douleur de survivre, cela est triste, comment le
nier ? Nos contemporains s'en vont un à un ;
les rangs s'éclaircissent, bientôt il
ne restera que nous. La nouvelle
génération pousse dehors l'ancienne,
comme les feuilles naissantes du chêne font
tomber celles de l'an passé.
.
Maintenant, supposez que nous n'ayons
pas de famille et dites-moi ce que sera notre
vieillesse ! Il est des fins de vie, et beaucoup,
qui inspirent une inexprimable pitié.
L'âme du vieillard s'est
desséchée, il ne s'intéresse
plus à rien, les flots de l'ennui montent et
le submergent, les affaires, les plaisirs
d'autrefois se sont retirés de lui ; il est
là, morose, mécontent, trouvant que
ce n'est pas la peine de vivre et n'ayant toutefois
aucune envie de mourir.
Telle est la vieillesse sans la famille.
Je ne parle pas seulement de celle qu'on jette dans
un asile, réunissant ainsi les vieux aux
vieux, les désolés aux
désolés (2)
; je ne parle
pas même de celle que des deuils successifs, des
circonstances
exceptionnelles, ont réellement
condamnée à la solitude. Non, je
parle de la vieillesse qui a des parents, qui a des
enfants, et qui n'a pas de famille..
.Cela se voit hélas. Quand on a
vécu ensemble sans s'aimer, quand on n'a pas
prié ensemble, pris ensemble possession du
domicile de là-haut, il arrive que la
famille se dissout pièce à
pièce. Le froid gagne, les liens se
relâchent, et, sans qu'il y ait eu ni rupture
ni catastrophe, on découvre un jour qu'on
est séparé.
C'est dans ces maisons-là que
s'achèvent, au milieu d'une
désolation irritée, des vieillesses
inutiles et profondément misérables.
Quel supplice, être à charge !
N'être plus qu'un devoir ! Se dire : Quand
j'aurai disparu ils seront soulagés ! Les
infortunés qui se disent cela, se disent
aussi autre chose; ils trouvent qu'on est ingrat
envers eux, ils passent incessamment en revue dans
leur esprit les services qu'ils ont rendus, ils se
racontent
leurs
mérites et leurs griefs.
Leur âme est abreuvée
d'amertume.
Connaissez-vous un spectacle plus
navrant que celui-là, l'amertume chez un
vieillard? Connaissez-vous un état
d'âme plus effrayant? Comment aimer, tant
qu'un est amer ? Comment se confier, soit à
Dieu, soit aux hommes? Comment s'humilier ? Comment
changer ?.
Les meilleures familles peuvent
rencontrer devant elles une épreuve de ce
genre; il arrive quelquefois que, par l'effet des
circonstances, un de leurs membres
âgés s'isole', qu'il s'enveloppe dans
son mécontentement ou dans sa
défiance, qu'il ne consent pas à se
laisser chérir. C'est un des cas où
notre unique ressource consiste à appliquer
la règle de l'Évangile: .
« Surmontez le mal par le bien.
» Il nous repousse, nous l'entourerons ; il ne
nous aime pas, nous l'aimerons; il s'exclut de la
famille, nous l'y retiendrons; la famille sera plus
forte que lui. Et elle est forte, en effet, la
famille armée de son affection et de ses prières.
Sans discuter,
salis se justifier, n'oubliant jamais le respect
auquel le grand âge a droit, elle
persévère, et elle triomphe.
Tôt ou tard, soyons-en sûr, ne
fût-ce qu'à la dernière heure,
son infatigable tendresse trouvera le chemin de ce
coeur fermé.
Mais je m'en voudrais de m'arrêter
plus longtemps à un fait qui, grâce
à Dieu, est excessivement rare.
Voulez-vous savoir ce qui se passe
presque toujours au sein d'une vraie famille ? Le
voici :
Si elle a un vieillard, elle veille sur
lui comme sur un trésor. Aussi est-il
heureux. Le problème du bonheur, qui se pose
à tous les âges, a sa solution aussi
pour la vieillesse. En elle s'est accomplie la
parole de l'Apôtre: « Si l'homme
extérieur se détruit,
l'intérieur se renouvelle de jour en jour.
» La destruction est réelle, le
renouvellement ne l'est pas moins. Les forces
physiques et intellectuelles ont décru, la
vigueur morale s'est accrue. Le vieillard a
marché longtemps et n'a pas marché en
vain ; il est plus près du but, un reflet
d'immortalité semble tomber
déjà sur ses cheveux blancs. Ne vous
étonnez pas trop si son coeur, tant de fois
meurtri, a conservé, recouvré peut-être, la
faculté de se réjouir ; il se sent
presque arrivé ; ceux qui l'ont
devancé là-haut lui tendent les bras,
il les voit, il va les rejoindre; il ne saurait
s'affliger à l'égal de ceux qui
peuvent avoir à passer encore les nombreux
jours d'exil sur la terre.
Il est heureux, et il est utile. Nous
parlions tout à l'heure des vieillards qui
sont à charge ; qu'on aurait peine ici
à comprendre un tel fait! Une charge, lui
qui nous est si précieux, lui qui est le
centre de tant de choses, lui qui procure tant de
bonheur, lui qui fait tant de bien 1 C'est chose
magnifique que l'activité bienfaisante des
vieillards. Par leur seule présence, par
leur seule tendresse, par la
vénération qu'ils inspirent, par les
sacrifices qu'on leur fait, ils donnent à la
famille un enseignement dont rien au monde ne
saurait; tenir lieu. Avec eux on s'habitue à
voir l'invisible ; l'hôte divin qui se tient
chez nous, c'est eux qui nous font toucher sa
main.
Ces doux vieillards qui ont beaucoup
appris et beaucoup désappris, qui ayant bien
travaillé autrefois se reposent bien
maintenant, qui ont connu toutes les joies et
toutes les afflictions d'ici-bas, qui sont devenus indulgents,
sympathiques,
qui
savent se mettre à la place et à la
portée de chacun, oh, quel trésor !
Quelles leçons de morale vaudront leur
exemple? Quel cours de religion vaudra la vue de
leur piété? Les enfants surtout ne se
passent pas de ces vieillards. Si nous cherchions
bien, chacun de nous trouverait, à l'origine
de ses meilleures pensées, l'impression que
produisait sur son âme une tête
courbée par l'âge, mais
illuminée de bonté et de foi.
Les vieillards sont aimés,
aimés d'une tendresse spéciale,
où se mêle le respect. Au lieu de cet
abîme d'isolement où descendent
lentement ceux qui n'ont point eu de famille, ceux
qui ont su en fonder une goûtent la douceur
de la sentir serrée autour d'eux. J'ai dit
leur place au milieu des enfants ; Dieu qui fait
que toutes choses « se rencontrent, »
selon l'expression de l'Écriture, a
institué la rencontre des vieux et des
jeunes auprès du foyer.
Et les vieux aiment aussi. Qui donc a
prétendu que la faculté d'aimer
diminuait avec nos forces ! Tout diminue,
excepté cela ; l'édifice est
détruit, excepté cette colonne.
L'amour chrétien s'élève
immuable, au milieu de nos
ruines, Il montre où réside en nous
le principe d'immortalité; il porte au ciel,
en dépit de la déchéance et de
la mort, un témoignage indestructible de
vie.
Et ne croyez pas que l'amour des
vieillards monte vers le ciel en oubliant la terre.
Pas plus à la dernière heure
qu'à la première de la vie de notre
coeur, Dieu ne nous attire en nous isolant; un
vieillard se détache, mais non pas de ses
bien-aimés. Ses affections ne se sont point
attiédies; les voici, plus fidèles,
plus vives, je dirais volontiers, plus
passionnées que jamais.
L'amour des vieux époux n'a rien
Perdu de son élan, de ses
délicatesses, de sa jeunesse, et si vous
voulez, de ses illusions. Oui, les illusions
subsistent ; ces vieillards ne s'efforcent pas de
dégrader leur union en la dépouillant
de l'idéal.
Il fait bon marcher de la sorte d'un
même pas vers les horizons célestes.
De telles tendresses, éternellement
fraîches, étonneront le monde, le
scandaliseront peut-être, qui sait? Il
n'importe; la famille chrétienne vit de ces
choses étranges et absurdes.
Ainsi on avance, jour après jour,
devoir après de voir,
bonheur après bonheur, l'âme pleine du
souvenir des grâces de Dieu, reconnaissants
des progrès de la famille, persuadés
que celui qui l'a gardée la gardera jusqu'au
bout. Cette longue vie est un sujet d'humiliation ;
mais aussi quel sujet de fermes espérances!
Comme on a éprouvé la
réalité de l'Évangile ! Comme
on a contemplé, contemplé de ses
yeux, les anges qui montent et qui descendent?
Comme on a vu l'accomplissement des prières!
Comme la démonstration intime et
irréfutable s'est faite ! Comme on croit!
Comme on sait ! Maintenant pour ces époux le
terme approche, la foi achèvera
bientôt de se changer en vue, et si Dieu leur
accorde la grâce de ne pas les
séparer, nous pourrons dire d'eux, et dans
un sens complet, infini, que la Fontaine ne
soupçonnait certes pas :
Rien ne trouble leur fin, c'est le soir
d'un beau jour.
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