Dans ces maisons où Dieu habite, il est
un jour qu'on peut appeler à bon droit le
jour de la famille. Aucun terme ne saurait rendre
son importance, le bien qu'il fait, le mal qu'il
prévient, les bénédictions
qu'il répand; par lui, les liens se
resserrent, le bonheur s'affermit et se sanctifie.
J'ai nommé le dimanche.
Le dimanche de l'Évangile et non
le sabbat des pharisiens. - Les Anglais, qui nous
sont très-supérieurs sur ce point et
que nous ne devons critiquer qu'à la condition de
leur rendre
d'abord
justice, les Anglais, qui accomplissent une grande
oeuvre de charité sociale en plaçant
chaque année de nouvelles classes de
travailleurs sous la protection du dimanche, ont
exagéré et par conséquent
dénaturé en partie l'institution
précieuse dont mieux que nous ils ont senti
la valeur.
Le dimanche tel que Dieu l'a fait, est
aussi simple, aussi excellent que la famille telle
que Dieu l'a faite. Ce sont des oeuvres où
se reconnaît à première vue la
main de l'Ouvrier.
Dieu a mis deux éléments
dans le dimanche : le repos et
l'édification. - Or, le repos n'est pas
l'inaction; nous nous reposons infiniment mieux du
travail de la semaine lorsque nous nous accordons
le dimanche des promenades et d'innocents plaisirs,
que lorsque nous nous condamnons à
l'immobilité absolue. - La
multiplicité des services religieux n'est
pas non plus l'édification ; celle-ci est
active et non passive ; vivante, elle demande
à réfléchir, à
réagir, et l'audition trop prolongée
est loin de favoriser son essor.
La définition du dimanche
chrétien nous est donc donnée; il ne
s'agit que de la prendre sans y rien changer.
Faire bien large
la
part du recueillement, de la prière, des
oeuvres charitables, du culte public, du culte
domestique, du culte particulier; et, d'un autre
côté, assurer le repos, d'abord par la
suppression. consciencieuse de tout travail,
ensuite par les distractions honnêtes,
voilà la double règle qu'on doit
s'efforcer de suivre dans les maisons où
Dieu habite.
Il est plus aisé de blâmer
l'excès honorable où l'Angleterre est
tombée que de réformer notre propre
façon Savons-nous nous recueillir le
dimanche ? Savons-nous assurer notre repos, en
écartant et les voyages, et les travaux de
cabinet, et les correspondances accumulées?
Savons-nous assurer le repos de nos domestiques, en
évitant autant que possible l'emploi de la
voiture, en simplifiant la préparation des
repas, en renonçant aux invitations?
Savons-nous assurer le repos de nos fournisseurs,
en interdisant les achats ? Savons-nous assurer le
repos des ouvriers qui travaillent pour nous, en
stipulant que ceux qui bâtissent oui
réparent nos maisons feront respecter le
dimanche? Savons-nous assurer le repos de nos
fermiers et de nos vignerons, en ne permet tant
pas qu'on achève
une récolte le dimanche ou qu'on entre dans
les pressoirs? Je me contente de poser ces
questions.
Ou plutôt, faisons mieux, allons
visiter une famille qui a ses dimanches ; la vue de
ce qui se passe chez elle nous en apprendra plus
que toutes les questions posées et
discutées.
Cette famille s'édifie. Dans la
place libre que, fait la suspension absolue des
occupations, elle met avant tout ses entretiens
intimes avec Dieu; elle s'approche avec confiance
et respect de l'hôte qui a daigné
entrer chez elle. Que de choses elle a à lui
dire ! Comme il est bon de donner du temps, une
fois par semaine, aux pensées qui sont
là sans doute les autres jours, mais
auxquelles on ne saurait alors s'arrêter
suffisamment ! Comme il est nécessaire de
repasser dans son coeur les grâces qu'on a
reçues, les fautes qu'on a commises, et de
procéder à son examen de
conscience!
Le culte public apporte aussi ses
bénédictions précieuses ; on
prie avec ses frères, avec eux on
médite d'une façon
plus approfondie une portion de
l'Écriture.
Je n'ai pas à décrire le
culte public, à dire les divers actes
solennels et touchants qu'il nous appelle à
accomplir. Il me suffit d'avoir montré
comment par lui la famille chrétienne
achève d'atteindre le premier but du
dimanche, l'édification. Occupons-nous
maintenant du second, bien important aussi, le
repos.
Les travaux, grands et petits, ont
été suspendus on a été
sincère vis-à-vis de soi-même
et on n'a pas remplacé les occupations de la
semaine par celles réservées au
dimanche. Si nous manquions de droiture dans
l'obéissance au commandement, il ne nous
procurerait plus aucun bien. Ici, la tentation de
manquer de droiture est forte, et j'en sais quelque
chose. On ne fait tort à personne;
d'ailleurs il s'agit toujours d'affaires urgentes ;
enfin ces affaires (de simples lettres
peut-être) n'ont pas le caractère du
travail ! - Il en résulte des dimanches
encombrés, plus laborieux parfois que les
jours ordinaires, des dimanches où nos
forces ne se réparent pas, où notre
âme ne s'épanouit pas, où notre
famille ne nous possède pas. Dieu a voulu
que le dimanche fût un vrai repos.
Sans tomber le moins du monde dans le
pharisaïsme, sans renoncer certes ni au droit
de lire ni à celui d'écrire à
un parent ou à un ami, fa famille
chrétienne se rappelle que ce jour lui
appartient et elle ne se le laisse enlever sous
aucun prétexte. Nous l'avons dit, pour que
le repos soit complet il faut qu'il soit actif, et
l'ennui nous fatigue au moins autant que le
travail.
Le dimanche de la famille n'est pas
ennuyeux du tout. C'est le jour des bonnes
promenades. Que j'aime à les voir alors, ces
heureuses familles qui échappent enfin
à la ville, à l'atelier, et qui vont
refaire leurs provisions d'air pur et de soleil !
Elles s'avancent sur les chemins bordés de
haies, lentement; il faut bien attendre les petits;
et ces petits ont les mains si chargées de
bouquets ! Pas une fleur n'en réchappe. Que
dis-je? Les plantes elles-mêmes sont
enlevées de terre; le père a
tiré son couteau, il a détaché
habilement les racines avec la motte ; cela sera
transplanté dans l'humble chambre,
près de la fenêtre , cela sera
soigné, arrosé, contemplé
pendant la semaine; cela reprendra, n'en doutez
point; et voici des boutons qui deviendront des
fleurs, la mansarde aura son jardin.
Non, le bien qu'ils se font ainsi, ces
braves gens qui savent avoir leur dimanche, rien ne
saurait en donner l'idée. lis se voient
à leur aise, non en hâte comme les
autres jours où chacun court à sa
besogne. Ils se disent les choses qu'on ne dit que
quand on a du loisir, et ce sont les meilleures.
Ils jouissent, ils se reposent.
Qui sait? Une surprise a peut-être
été préparée. Ce panier
mystérieux et que les enfants regardent du
coin de l'oeil ne renfermerait-il point un
goûter? Ne va-t-on pas s'arrêter, par
hasard, au bord de ce ruisseau, sur cette herbe si
riche en primevères, sous ces arbres, en
face de la montagne ? Question émouvante,
que les petits agitent entre eux sans oser la
poser, et qui se résoudra dans un
moment.
Hélas, il me vient ici un
scrupule. J'ai parlé d'arbres, de haies, de
fleurs. Est-ce qu'on nous laissera tout cela ?
« Ôtez les arbres ! Taillez les haies
à trois pieds du sol !» Ceux qui
rédigent ces beaux règlements ont
oublié, je pense, les promenades du
dimanche. Ils ne songent qu'à une chose,
à tracer des routes bien unies, bien nues,
où l'on n'ait nulle part le
désagrément de rencontrer de l'ombrage et
des
chants d'oiseau, où il soit, à la
lettre, impossible de se promener. Vive la ligne
droite et périssent les innocents Plaisirs
de la famille! Eu voyant quels pays on est en train
de nous faire, pays nivelés, raclés,
assommants, je sens de grosses colères me
monter au coeur. Moi qui ai vécu dans la
vénération de l'École
polytechnique, je me surprends à maudire les
ingénieurs. Aujourd'hui ils font couper les
arbres; dans vingt ans ils en planteront au bord
des routes ; il est vrai que vingt ans plus tard,
quand ces arbres commenceront à donner de
l'ombre, ils les extermineront de nouveau. Nos
pauvres promenades, que deviennent-elles au milieu
de tout cela ? Les haies proscrites sont
remplacées par des murs on a le plaisir de
s'avancer entre deux murailles et de sortir de la
ville sans découvrir la campagne, Mais que
les ingénieurs prennent garde à eux!
Une ligue formidable se prépare, les
familles se mettront bientôt à
réclamer. Et leurs exigences seront grandes
: elles ne se contenteront pas des squares, des
jardins publics, et de toute la nature artificielle
des cités; il leur faudra en outre des
chemins, de vrais chemins à travers champs, avec
de
vrais
arbres, de vraies haies, de vrais nids, de vraies
fleurs sauvages, pour se promener et se reposer le
dimanche.
Comment dire tous les bienfaits du
dimanche? L'âme se rassérène,
l'essoufflement cesse, le recueillement devient
possible, les relations de famille se
détendent.
Dieu nous connaissait, lorsqu'il nous a
préparé cet asile de paix. Au travers
du travail fiévreux qui envahit de plus en
plus notre vie, nous regardons avec délice
vers les jours mis à part, où la
terrible machine s'arrêtera. Je n'ai pas
oublié ce qu'étaient pour nous les
dimanches lorsque nous traversions le désert
et la Palestine. Nous savions d'avance que tous les
sept jours nous pourrions demeurer 'quelque part,
ne pas abattre en grande hâte le matin les
tentes dressées la veille au soir, laisser
errer les chevaux ou les dromadaires, dormir un peu
tard, fainéanter, lire,
réfléchir, faire une large place
à notre culte; cette certitude nous donnait
des forces et de la joie pendant toute la
semaine.
Étranges bienfaiteurs de
l'humanité, ceux qui retranchent les haltes
de notre voyage d'ici-bas ! N'ont-ils donc
pitié ni de notre corps ni de notre
âme? Supprimer le dimanche, ce gardien de la
famille, rien n'est plus aisé
peut-être ; mais supprimeront-ils les besoins
de notre intelligence et de notre coeur? Le temps
de penser, c'est quelque chose; on ne pense pas au
milieu des fatigues et des préoccupations du
travail. Le temps d'aimer, c'est quelque chose; je
veux dire le temps d'ouvrir son coeur.
Les peuples sans dimanche courent grand
risque de se dessécher. Il se crée
là des existences haletantes, où l'on
s'en tient au strict nécessaire ; or, les
affections sont du superflu, comme chacun sait. Ce
que devient alors la famille, il n'est pas
difficile de le deviner. On lui a ôté
ses repos, la débauche réclame les
siens. Arrive enfin le nivellement industriel; la
manufacture ne veut point d'obstacles et
démolit les refuges; pour elle il n'y a pas
de dimanches, pas plus qu'il n'y a de nuits ; de
nuit et de jour, du 1er janvier
au 31 décembre, ses feux sont
allumés, ses machines marchent, il lui faut
des hommes.
Contre elle les règlements et les
inspecteurs seront une faible défense. Mais
que le dimanche soit là, appuyé sur
la famille et sur l'Église, alors le grand
niveleur sera contraint de s'arrêter.
S'arrêter, oh, que cela fera de bien !
S'arrêter cinquante-deux fois par
année, s'asseoir, respirer, ne plus entendre
le bruit des engrenages, se rappeler qu'on a une
intelligence, et un coeur, et des gens à
aimer !
Le travail même, qu'on le sache
bien, ne se passe pas du repos des dimanches. Qui
ne fait pas le dimanche, fait le lundi. Et nous
aussi nous faisons le lundi , nous les ouvriers de
la pensée. Nous travaillons mal, parce que
nous nous reposons mal.
Un homme qui travaillait bien, M. de
Montricher, l'éminent ingénieur qui a
créé le canal de la Durance à
Marseille, confiait un jour à l'un de ses
amis le secret de son entrain et de son indomptable
énergie : « Le samedi soir, je donne un
tour de clef à mon cabinet, j'y enferme mes
occupations et mes préoccupations; jamais je
ne rouvre avant le lundi matin. »
N'admirez-vous pas la simplicité
et l'harmonie des institutions divines? La famille
et le dimanche se complètent, se
protègent mutuellement; on ne parvient pas
à les séparer sans mutilation.
Heureuse la famille qui a ses dimanches! C'est son
jour, je le répète, un jour de joie
et de progrès, qu'elle attend, auquel elle
aspire, dont elle se souvient quand il est
passé. Elle s'y repose par l'adoration, par
la charité pratique, par les plaisirs
goûtés en commun. Son coeur s'est
réjoui, son courage s'est relevé, ses
forces se sont renouvelées, son regard s'est
reporté vers les biens véritables ;
elle a senti en elle la rencontre du divin et de
l'humain. Dieu est là, chez elle; elle ne
l'avait jamais si bien compris.
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