« Je me tiens à la porte et je frappe; si quelqu'un m'ouvre, j'entrerai chez lui; » voilà la parole du Seigneur. Qui ouvrira? Celui des habitants de la maison qui le connaît et qui l'aime, ne fût-ce encore que faiblement. Ce sera le père, ou la mère, ou un aïeul, ou, qui sait 7 un petit enfant, ou un domestique pieux; il n'importe, l'hôte divin est introduit et la vraie famille va commencer.
Mais ici comme partout ce que nous rencontrons
d'abord, c'est l'obstacle, Vous vous rappelez cette famille
de Nazareth où
l'on s'écriait : « Il est hors de sens
! » Nos familles ont toutes entendu le
même cri. La porte est à peine
ouverte, que la discorde éclate,
tantôt sourde et tantôt violente, le
père contre le fils, et la fille contre la
mère. Comment en serait-il autrement?
l'Évangile, en nous touchant, nous met en
division et en lutte contre nous-mêmes. Il ne
serait pas l'Évangile, s'il ne nous
troublait pas avant de nous rassurer, s'il ne nous
faisait pas traverser la guerre avant de nous faire
goûter la paix, si son oeuvre douloureuse de
régénération ne
précédait pas son oeuvre
délicieuse de bonheur.
Mais ne nous décourageons pas,
les divisions momentanées amèneront
l'union durable;
le jour viendra, et
bientôt peut-être, où l'union de
la famille reparaîtra, fondée sur une
meilleure base. Nos tendresses alors,
décuplées, centuplées, auront
reçu le sceau de
l'éternité.
Qu'on ne s'y trompe point d'ailleurs, je
suis loin de recommander ici l'obsession pieuse,
cette propagande harcelante et agressive qui
poursuit, ou peu s'en faut, les conversions
à main armée. Autre chose est la persécution
morale, autre
chose l'insistance de l'amour.
L'amour vrai a toutes les
délicatesses; les procédés
brutaux le révolteraient, il aurait horreur
de violenter les âmes; il respecte la
liberté de ceux qui lui sont chers, il veut
les gagner et non les contraindre.
La contrainte qu'exerce
l'Évangile (et elle est réelle,
«Contrains-les d'entrer. ») a sa
méthode à elle : elle part du coeur
et va droit au coeur. Celle-là, elle
s'impose, il faut la subir.. Heureux jour que celui
où, libres et vaincus, résistant et
nous donnant, contraints et gagnés, nous
voyons pour la première fois notre
péché et notre salut !
Nulle part cette douce et noble
contrainte ne s'exerce mieux que dans la famille.
Un membre gagné, tous le seront, la
cognée est mise à la racine de
l'arbre. « Le mari infidèle est
sanctifié par la femme fidèle. »
Celle-ci peut l'amener à Christ,
«même sans parole. » Où
l'argumentation échouerait, le sentiment se
fait écouter; la vérité
transformée en amour opère sans bruit
ses conquêtes.
Le grand moyen, nous l'avons compris,
c'est « d'orner la doctrine de Dieu notre
sauveur. » Tant que la doctrine n'est qu'une
doctrine,
on la repousse aisément; mais qu'elle soit
« ornée » que la vie se tienne
là près d'elle, que les fruits
recommandent l'arbre, et aussitôt
l'Évangile trouve son chemin. Ayons de la
droiture, ayons de la joie, ayons de la
charité, ayons de l'humilité, ayons
l'oubli de nous-mêmes, forçons notre
famille à se demander d'où vient cet
esprit doux et paisible, d'où viennent ces
victoires remportées sur notre nature,
d'où viennent ces vertus viriles, ces vertus
aimables, et nous aurons beaucoup fait pour
démontrer «notre foi. Lorsqu'une
famille est amenée à se dire que l'un
de ses membres est la joie de tous, la ressource et
l'appui de tous, elle n'est pas loin de se demander
si ses convictions, longtemps blâmées,
ne seraient point, par hasard, l'explication de sa
conduite.
L'histoire intime des familles pieuses
aurait ici des mystères à nous
révéler. En remontant, bien haut
peut-être, on rencontrerait une humble et
douce figure, une tante, une aïeule,
courbée sur son tricot ou passant sa vie
entre sa Bible et son rouet. Elle a
été tourmentée dans son temps,
un peu moquée, et tendrement aimée. Elle
n'a pas prêché, et sa voix a
été entendue.
Ce n'est pas que j'admette, le lecteur
le sait bien, une sorte
d'hérédité religieuse en vertu
de laquelle nos enfants deviendraient
chrétiens sans le savoir et sans le vouloir.
Nul n'est dispensé de se convertir, la
nouvelle naissance est la seule porte qui ouvre sur
le royaume des cieux.
Et cependant il se transmet quelque
chose des parents pieux à leurs enfants. Si
la religion de ta famille a besoin de devenir la
religion de l'individu, elle constitue toutefois un
précieux privilège. Il y a un
christianisme d'attente qui a son prix, car il
amène à sa suite quelque chose de
beaucoup meilleur, Les enfants acceptent comme
vraies les doctrines qu'on croit autour d'eux ; ce
n'est pas encore cette foi personnelle, la seule
qui sauve et qui régénère,
c'est déjà le germe d'où elle
peut sortir un jour.
La Bible nous parle de
bénédictions et de
malédictions héréditaires;
l'expérience nous les fait toucher du doigt.
Nous sommes capables d'échapper aux, unes
comme aux autres; néanmoins les unes et les autres
se font sentir, les
bonnes familles et les mauvaises ont leur
tradition: qui ne les connaît? Nous respirons
l'air de notre maison.
Si les Actes et les Épîtres
nous parlent de familles entières
baptisées, c'est-à-dire de familles
entières converties, cela prouve à
quel point s'exerçaient dans ce temps de
ferveur les douces contagions de la foi. Elles
s'exercent encore aujourd'hui, nous l'avons tous vu
; encore aujourd'hui des familles entières
sont gagnées, cela arrive chaque jour.
Comment n'en serait-il pas ainsi? La famille est
une unité.
Peut-être un enfant sera-t-il
l'instrument dont Dieu se servira. D'autant plus
puissant qu'il est plus candide, d'autant plus
écouté qu'il n'est pas docteur, il
Ira devant lui, donnant essor aux émotions
de son âme. L'Évangile, dans une jeune
âme, a un charme particulier : cette vie
naissante qui s'est déjà
consacrée, qui parmi les fraîches
illusions et les beaux enthousiasmes du matin s'est
donnée à son Dieu, nul. â
endurci soit-il, ne saurait rencontrer cela
impunément. On a pu résister quelque
temps ; puis vient une heure, l'heure de la maladie
peut-être, l'heure du deuil, où
quelques mots attendris d'une de ces bouches
rieuses et sérieuses, où une courte
prière, où un regard
pénétré de tendresse suffisent
pour fondre tout à coup les glaces de notre
coeur.
En tous cas, le mot d'ordre du
chrétien est simple: il lui faut toutes ces
âmes, sans qu'il en manque une seule; il faut
que la famille se retrouve au complet
là-haut.
Ne vous semble-t-il pas que nous
entendons la voix qui disait à Paul : «
Je t'ai donné tous ceux qui naviguent avec
toi ? » Ils naviguent avec nous, ceux qui
vivent avec nous. Notre vie n'est-elle pas une
traversée et ne cinglons-nous pas vers le
port? Seigneur, donne-les-nous pour
l'éternité ceux que tu nous as
donnés ici-bas !
Nous voici bien loin de l'Être
suprême. Le Dieu du déisme,
exilé dans je ne sais quelles profondeurs
sidérales, ayant créé,
réglé et oublié le monde, le
Dieu qui ne se révèle pas, qui n'agit
pas, qu'on ne prie pas, qui
n'exauce pas, ce Dieu-là ne vient pas
habiter chez nous et se mêler aux moindres
détails 'de notre existence
journalière. Le Dieu de l'Évangile
est un père ; il a les condescendances de la
paternité.
Aussi, voyez ce que devient la
piété dans les maisons où Dieu
habite. On n'y connaît plus, on n'y
comprendrait pas même cet
à-peu-près religieux qui se contente
de pratiques et de formes. On n'y connaît pas
davantage cette religion du dimanche qui arrive le
samedi soir et s'en va le lundi matin, cette
religion qui a ses heures comme elle a ses jours,
qui tient sa place parmi nos devoirs à
côté de la correspondance et des
visites, qui a soin d'ailleurs de s'incarner dans
un homme, dans un pasteur, et devient une des
spécialités d'ici-bas. Lorsque Dieu
est chez nous, il se révèle à
toutes choses; on pense avec lui, on travaille avec
lui, on se réjouit avec lui, on pleure avec
lui; et cela toute la semaine, toute la
vie.
La solennité supprime en fait la
piété, et, quand on ne parle à
Dieu que des grandes affaires, on en vient
bientôt à ne lui parler de rien. Ce
n'est point parler à Dieu
que de se mettre à genoux le moment venu, de
parcourir péniblement le cercle des demandes
convenues et convenables. Dans la famille où
Dieu habite, la prière n'est plus l'acte, en
quelque sorte officiel, qui s'accomplit,
hélas, par acquit de conscience; elle est un
entretien respectueux, confiant, de l'enfant avec
son père.
Cet entretien constant, intime,
n'empêche pas qu'il n'y ait (comment s'en
passer?) des moments plus spécialement
réservés à la prière et
au recueillement. Puis vient aussi l'heure du culte
de famille. Et ici je voudrais pouvoir exprimer une
partie de ce que je sens, de ce que je
sais.
Sans doute il est des familles pieuses
qui, ci, raison de certaines circonstances, n'ayant
pas commencé assez tôt, reculant
peut-être devant une innovation qui serait un
événement, obéissant enfin
à des motifs que je n'ai garde de juger,
dont point adopté jusqu'ici un usage dont
elles ignorent l'importance et la douceur.
Sans doute il est d'autres familles qui,
sans véritable piété, ont
adopté cet usage. Jamais je ne donnerai un usage,
à une
forme, une place qui n'est pas la leur. Par
elle-même, la forme, quelle qu'elle soit, ne
saurait suffire. Il est des dévotions qui ne
font aucun bien à l'âme. Il est des
cultes de famille qui sont des
péchés. Il se trouve, au bout de
l'année, qu'on s'est réuni trois cent
soixante-cinq fois, pour pécher trois cent
soixante-cinq fois ensemble.
Mais lorsque ce culte est sérieux
(malgré le mal qui s'y mêle toujours),
lorsque la famille entière apporte là
sa journée, lorsqu'aux heures d'angoisse
elle s'unit dans une fervente supplication,
lorsqu'aux heures de délivrance elle a de
vraies actions de grâce, lorsque chacun met
là silencieusement en commun ses tentations,
ses chutes, son travail intérieur, alors des
bénédictions sans égales se
répandent sur la maison. C'est à ce
moment surtout que nous comprenons, je me trompe,
que nous sentons, la présence de Dieu dans
la famille.
Laissez-moi citer un fait dont j'ai
été plusieurs fois témoin. Les
hommes les plus prévenus contre notre foi et
en général contre l'Évangile,
n'assistent pas sans émotion à notre
culte de famille. Cet usage si simple a quelque
chose qui
remue
le coeur ; il fait tomber bien des
préventions. Ceux qui seraient peu sensibles
à nos arguments, se posent à
eux-mêmes des questions sérieuses
quand ils entendent l'humble prière qui sort
du coeur d'un père de famille qu'environnent
sa femme, ses enfants et ses serviteurs.
J'ai nommé les serviteurs. Est-il
nécessaire d'insister sur ce
côté si grand du culte de famille, le
lien qu'il établit entre les domestiques et
les maîtres? Prier chaque jour ensemble,
c'est entrer dans des relations d'une nature
élevée. Dès lors il ne s'agit
plus de gages seulement; on est de la même
famille, on sert le même Dieu, on
s'entr'aidera dans la bonne et la mauvaise
fortune.
Croyez-moi, on ne restaurera pas la
famille sans le culte de famille, pas plus que sans
la restauration de la famille on ne résoudra
les questions sociales. Qui nous empêche
d'établir chez nous cet usage si simple et
si bon? Essayons ; il y faut un peu de courage le
premier jour, ensuite cela va tout seul. Le premier
jour on hésite, on balbutie; qu'importe?
Dieu nous entend; Dieu est dans la famille.
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