Les quatre mots que je viens d'écrire en tête de cette dernière
partie, « Dieu dans la famille, » je n'ai cessé de les voir devant moi
pendant toute la durée de mon travail. À mesure que nous gravissions
les pentes, la belle cime, brillante et radieuse, nous attirait
invinciblement. Dieu dans la famille, voilà ce qui soutenait notre
courage. Comment, si Dieu n'est pas chez elle, la famille
pourra-t-elle suffire à sa tâche? Si Dieu est chez elle, comment
pourra-t-elle succomber ? Et voilà que nous devenons capables d'entrer
dans l'austère région des devoirs, dans celle des joies, dans la plus
haute de toutes, celle des saintes et ineffables douleurs.
« Dieu dans la famille; » il y a là deux termes et non
point un seul. Ainsi notre conclusion nous ramène à notre point de
départ: ceux qui veulent avoir la famille sans Dieu, échouent ; ceux
qui veulent avoir Dieu sans la famille, échouent pareillement.
J'oserais le demander à ceux de mes lecteurs qui
peut-être ont essayé la première théorie ; maintenant que nous avons
voyagé ensemble, un nouvel idéal ne s'est-il pas levé pour eux?
Sont-ils contents ? Ne leur faut-il pas un hôte ? N'y a-t-il pas une
place vide dans leurs maisons? Ce sentiment profond qui, introduit des
Pénates chez les Romains et place une madone chez les Russes, ne
l'ont-ils pas éprouvé ?
Quant aux chrétiens qui ne se donnent pas la peine d'être
hommes de famille, je les supplie de réfléchir. Où plutôt, car je n'ai
certes la pensée de faire la leçon à qui que ce soit et je ne dis rien
à personne que je ne me sois dit avant tout à moi-même, réfléchissons,
examinons notre conduite en présence de cette formule suprême : Dieu
dans la famille.
N'arrive-t-il pas quelquefois que, pleins de feu pour la
conversion du monde, nous ne nous inquiétons pas assez de celle de nos
proches, tombant à cet égard, par pure lâcheté, dans une sorte de
résignation fataliste aux volontés insondables de Dieu? Parfois nous
agissons peu dans nos familles. Là, en effet, se rencontrent des
obstacles particuliers, des froissements, des exigences ; là nous
conservons difficilement notre auréole.
Par une conséquence inévitable , nous cessons d'avancer,
ou même nous reculons. La piété sans la famille est rarement une piété
en progrès. Nous avons recherché le commode et rejeté les devoirs
prochains, il en résulte que nous nous desséchons. Une sorte de
famille artificielle prend la place de la famille naturelle, quelque
chose d'extérieur et de convenu s'empare de nous. Nous apprenons,
hélas, à parler de l'amour sans aimer beaucoup et de l'humilité sans
être très-humbles. Nous nous faisons une vie tout en dehors, d'où se
retirent petit à petit la religion intime, les
solennels tête-à-tête, les rencontres de la conscience et de Dieu.
Nous devenons des chrétiens bruyants, au lieu d'être des chrétiens
sanctifiés.
La famille est le grand refuge contre l'absorption; vivre
en famille est le grand moyen de ne pas se noyer dans les banalités
mondaines ou chrétiennes. Peut-être devrait-on trouver ici l'une des
causes principales de l'alanguissement dont on se plaint souvent
aujourd'hui, Socialisme pieux ou socialisme impie, le meilleur ne vaut
rien. Pour être chrétien, il faut d'abord être quelqu'un; pour se
donner, il faut d'abord s'appartenir. Je parle par expérience : cette
vie de comités, de réunions, de courses, de rapports, de discours, je
l'ai longtemps menée; il n'en est pas, qui nous coûte moins.
Mais le mal que je signale n'a pas pénétré partout, tant
s'en faut, il est des maisons qui abritent une. vraie famille et où
Dieu lait sa demeure.
Il y fait sa demeure ; ce n'est pas une phrase, une.
figure de rhétorique, une métaphore. Et que nous importerait
une métaphore ! Volontiers je lui adresserais la brutale apostrophe de
Paul-Louis Courier. Non, c'est à la lettre que le Seigneur accomplit
la promesse qu'il nous a faite : « Si quelqu'un m'ouvre, j'entrerai
chez lui. »
En entrant dans nos coeurs, il entre dans nos maisons,
car il entre dans nos vies. En doutez-vous ? Regardez tour à tour ces
deux familles; ici ou pense, on agit comme si Dieu n'existait pas, on
forme des projets sans lui, on jouit sans actions de grâces, on
souffre sans consolations là on se tient toujours, toujours, sous le
regard du Père céleste, on ne prie pas seulement, on met une prière
dans tous les sentiments et dans tous les actes, on remercie, on
implore, on se sent aimé et gardé, on finit par croire aussi
naturellement qu'on respire. En comparant ces deux familles, j'ai
souvent pensé au spectacle que présentait l'Égypte lorsqu'elle était
plongée dans les ténèbres tandis que le soleil brillait sur la terre
de Goscen : d'un côté la splendeur des cabanes d'Israël, de l'autre la
nuit de la grande vallée, nuit profonde, où s'entrevoient à peine les
magnificences de ses villes, les sphinx accroupis,
les calmes et doux colosses, les pyramides enfin, trop basses pour
émerger à la lumière.
Quelqu'un est donc entré. Qui ?
Avant tout, le maître. - Il y a maintenant un maître chez
nous, Nous apprenons la. dépendance; bientôt nous saurons ce que c'est
que de lui soumettre ce qu'on projette et ce qu'on désire.
Puis le protecteur. - Il est le Tout-Puissant, il nous
guidera, il pourvoira, jour après jour. Nous éprouvons qu'elle est
vraie cette parole : « Décharge-toi de ton fardeau sur l'Éternel. »
Ensuite l'ami. - Il nous permet de l'appeler ainsi. Que
de choses à lui confier ! Quand nous rentrons le coeur plein
d'amertume, qu'il fait bon le rencontrer sur le seuil !
Enfin le Saint. - Devant cet hôte on se surveille.
L'attitude de l'âme se modifie, elle se pénètre de respect. Certains
livres, certains entretiens, certaines pensées n'entrent pas dans la
maison où Dieu est entré.
Ce qui est souillé n'y entre pas; mais ce qui est pur
entre, et d'abord la joie. Je n'ai point à revenir sur un sujet épuisé
; nous savons à présent si les maisons où Dieu habite sont plus
tristes que d'autres, si les bonnes gaietés s'en exilent, si le rire
n'y retentit jamais. On s'amuse dans la famille où l'on prie. Le
sauveur qu'on y adore est celui qui foudroyait les Pharisiens et qui
assistait aux noces de Cana. Rien ne rend joyeux comme la présence du
Dieu qui nous aime. Comment en sommes-nous venus à la croire
attristante ? En vérité, je ne sais.
Cette idée s'en va, du reste. Je me rappelle le plaisir
que j'éprouvai, lorsque, ayant décrit dans une de mes conférences de
Genève les amusements de la famille, J'appris qu'un homme très-pieux
me reprochait, quoi ? de n'avoir pas songé aux jours de pluie!
- J'eus hâte de le rassurer ; pour les jours de pluie je
lui proposai la musique, plusieurs exercices du corps, les jeux
d'esprit auxquels on peut jouer bêtement, et bien d'autres choses
encore. J'espère l'avoir satisfait ; quant à moi, j'étais aux anges.
Si l'on est joyeux sous le toit où Dieu habite, on y est
sérieux aussi, cela va sans dire; l'un n'exclut certes pas l'autre.
Que c'est bon, le sérieux ! Que cela va bien avec le bonheur ! Dans un
brave coeur, le sérieux me touche profondément. Quand un homme qui ne
fait point de phrases se met à parler de son amour pour Dieu, on sent
qu'il y a une conviction derrière chaque mot. Autant le sérieux de
convention nous glace, autant le sérieux ému nous remue.
Le formalisme, le pharisaïsme, tout cela devient
impossible lorsque Dieu est là. Nous ne tombons dans les formes que
lorsque la réalité nous manque, et la religion vivante du foyer ne
connaît pas les simagrées. Aussi la vie entière se pénètre-t-elle
alors de vérité, de simplicité, de droiture. Elle rayonne ; c'est le
paradis sur la terre.
Lorsque les poètes de l'antiquité, Virgile, Ovide,
cherchaient à peindre les félicités parfaites, ils nous racontaient
les temps de Saturne, l'âge d'or : plus de guerres, plus de travail,
plus de propriété, plus de lois, la terre produit d'elle-même ses
moissons; des fleuves de lait, de nectar, coulent à sa surface. -
Triste bonheur, en vérité, et qu'il ne vaut pas la peine
d'aller chercher si loin! Notre âge d'or à nous, il naît partout où le
pardon est reçu, où la lutte contre le mal est engagée, où des gens
qui s'aiment se serrent autour des promesses de l'Évangile, partout où
s'accomplit le grand miracle : Dieu dans la famille.
Oui, il est des maisons qui sont des sanctuaires. Là sont
des tendresses humaines, et des espérances divines, et des progrès, et
des poésies, et de l'idéal. Là on se sent vivre. 0 les bons nids! Et
les nobles églises! Beaucoup d'Allemands pieux ont coutume de dire : «
Seigneur Jésus, sois notre hôte. » Qu'ajouter à cette courte prière?
S'il est notre hôte, tout ira bien.
Avez-vous vu ces gloires divines qui couvrent la coupole
des églises d'Italie ? Au pied du trône, les anges se voilent la face;
plus loin, des saints, des martyrs s'agenouillent en tremblant; et au
milieu de la multitude prosternée, au milieu des moines que protège
leur capuchon de bure, des solitaires dont les joues amaigries
racontent les macérations, vous ne découvrirez jamais, bien entendu,
une famille, mari, femme et enfants, s'approchant de Dieu dans la
simplicité de la foi.
Par bonheur, le ciel qui nous est promis ne ressemblera
guère à celui qu'on nous peint. Sans doute les rachetés jetteront
leurs couronnes et remercieront de bien bas celui qui par pure grâce
les appelle à monter si haut; mais ils seront aussi comme des fils
auprès de leur père.
Dès à présent, n'avons-nous pas ici des gloires divines
chez nous, et plus vraies, plus magnifiques, j'ose le dire, que celles
des églises de la Renaissance ? Dieu dans la famille, entre les époux,
auprès des enfants, parmi les amis et les serviteurs, Dieu sanctifiant
de sa présence les tendresses, les luttes, les joies, les douleurs, la
vie, en un mot, voilà le tableau devant lequel je m'arrête, saisi de
respect et d'adoration,
Il faut enfin, il en est temps, le montrer là, notre
Dieu. À force d'en faire un Dieu de loin, à force le faire
du ciel une chose étrange qui n'a rien à démêler avec notre terre,
nous faisons du bonheur de là-haut une chose non moins étrange qui ne
conserve aucun trait de celui d'ici-bas. C'est je ne sais quelle
félicité tremblante qui contriste nos âmes et déconcerte notre foi.
Hélas! ce beau pays dont parlaient vos prophètes,
S'il existe là-haut, ce doit être un désert.
Vous les voulez trop purs, les heureux que vous faites,
Et quand leur joie arrive, ils en ont trop souffert.
C'est la faute des chrétiens, si la formule du christianisme s'écrit
de la sorte : la pureté par la souffrance! Jésus-Christ nous avait
apporté autre chose : les joies du pardon, les joies de l'obéissance
et du progrès, les joies puisées à pleines mains dans les grâces
continuelles du Seigneur, les joies de l'affection sanctifiée et de la
bonne vie. Il invitait ses disciples à porter chaque jour leur croix,
à se renoncer eux-mêmes, à suivre la route étroite ; et il leur
adressait aussi ce commandement : « Soyez toujours joyeux. »
Nous avons donc de quoi répondre à ceux qui nous montrent
du doigt un triste ciel où parviennent en frissonnant quelques ascètes
; montrons-leur tout simplement l'Évangile; montrons-leur les saints
bonheurs et les simples croyances ; montrons-leur le ciel sur la
terre, Dieu dans la famille.
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