Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE CiNQUIÈME

DE CEUX QUI N'ONT POINT DE FAMILLE

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La douleur est partout; point de privilège à cet égard. La maladie et la mort entrent dans toutes les demeures, comme le péché ; l'infortune nous concerne tous, même les heureux.
Mais cette famille, qui transfigure les douleurs, est-ce que tous peuvent la posséder? La question se pose d'elle-même, au point où nous sommes parvenus. Auprès des douleurs bénies de la famille viennent se placer les douleurs inconsolées de ceux qui n'ont pas de famille. Ceux-là, qui sont-ils?
Ce ne sont pas les pauvres. J'ai vu au 'village, sous d'humbles toits, des familles unies, heureuses, vaillantes dans la joie et dans l'affliction. Je n'oublierai jamais un jeune ouvrier dont la femme mourait lentement, incapable d'articuler un mot. Quelle profondeur dans sa tendresse ! Humble, brisé, il baisait avec larmes ce visage charmant ; et elle, son sourire douloureux annonçait seul qu'elle voyait tout, qu'elle sentait tout, qu'elle ne pouvait parle qu'à son Dieu.
La famille était là. En la voyant, je me disais : qu'ils sont à plaindre ceux qui en sont privés! Et la parole de l'Écriture me revenait en mémoire : «Deux valent mieux qu'un, car ils ont un meilleur salaire de leur travail. Même si l'un des deux tombe, l'autre relèvera son compagnon; mais malheur à celui qui est seul, parce qu'étant tombé, il n'aura personne qui le relève ! »

Avez-vous lu naguère le Waterloo de M. Erckmann-Châtrian ? Il y a là une image admirable et effroyable, qui ne s'efface plus : la déroute de nuit, sur l'étroite chaussée. - Chacun pour soi ! périssent les faibles ! Périssent les isolés ! On les écrase et on passe ! - Les sociétés humaines marchent ainsi, écrasent ainsi; pour résister à l'impitoyable cohue, il faut un groupe, des mains unies, des coeurs qui s'aiment, une famille.
À qui manque-t-elle? Aux célibataires? Non pas ; il en est dans le nombre, et beaucoup, qui ont leur place marquée, souvent bien belle, au sein de la famille. Est-il quelqu'un qui conteste ce que j'appellerai le droit au célibat? Est-il quelqu'un qui n'accorde une sympathie pénétrée de respect à ces vieux garçons, à ces vieilles filles, qui loin d'obéir à un calcul d'égoïsme, ont subi la loi des circonstances, qui ont écouté un noble instinct de dignité ou de fidélité à leurs affections, qui peut-être, ayant perdu qui ils aimaient, n'ont pas voulu aimer une seconde fois, qui, pauvres, ont repoussé les unions au rabais, qui ont cherché à leur niveau et n'ont pas trouvé ?
Ceux-là ont une famille. On les entoure, on les chérit. Ne sont-ils pas la providence visible des jeunes et des vieux? C'est sur eux que l'on compte, à eux qu'on s'adresse; leur dévouement ne se lasse pas. D'autant plus touchants, qu'en acceptant leurs services on ne leur donne pas toujours en retour une part suffisante d'influence et d'autorité. Eh bien, qu'importe? La place qu'on a oublié de leur faire, ils se la font, à force de bonté. On décidera, on gouvernera sans eux; on ne sera pas heureux sans eux, et aux jours difficiles on se tournera involontairement vers ces doux visages où rayonne la joie d'être utile.

Faisons un pas de plus, nous sommes à la limite du désert; il faut maintenant pénétrer dans les solitudes.
Voici de pauvres veufs, de pauvres veuves. Leur vie est dévastée, la lumière du foyer s'est éteinte. Je n'essayerai pas de décrire de telles détresses, ma plume tremblerait. Je les ai vues, je les vois, et ce qui m'a toujours frappé en les voyant, c'est que la famille qui, dirait-on, vient de s'écrouler d'un seul coup, subsiste invariablement, lorsqu'elle a été ce qu'elle doit être. Même chez ceux qui n'ont point d'enfants, la réalité du lien qui semble brisé se maintient si entière, qu'ils continuent à sentir près d'eux l'are chéri, absent, il est vrai, mais vivant et qui leur tend les bras. Ne venez pas leur dire que leur bonheur est fini, ou les plaindre d'avoir été heureux. Ils repousseraient ce blasphème avec la douloureuse surprise qu'exprime si bien le poète :

Dante, pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misère
Qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur?
Quel chagrin t'a dicté cette parole amère,
Cette offense au malheur?

En est-il moins vrai que la lumière existe
Et faut-il l'oublier du moment qu'il fait nuit?
Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste,
Est-ce toi qui l'as dit?


Les orphelins sont plus isolés que les veufs; ils n'ont pas assez connu d'ordinaire, pour conserver ; leurs morts ne sont plus là, ils les ont quittés; pour eux, ils sont dans le désert.

Encore, n'est-ce pas toujours vrai, grâce à Dieu.
Partout où la vraie famille a existé, j'insiste sur ce point, elle se survit à elle-même. Elle traverse la bataille d'ici-bas, sanglante, mutilée, mais immortelle; elle serre ses rangs, elle ramasse ses blessés, elle ne délaisse personne. Autour des orphelins vous voyez surgir des pères et des mères; un legs sacré a été recueilli; nous sommes à peine entrés dans le désert.
Il ne commence réellement qu'au point précis où disparaît la famille. Ah, quand celle-ci n'est pas, quand une sèche mondanité a ruiné les affections et supprimé les devoirs, la solitude se fait. Elle s'achève quand le vice a accompli son oeuvre. Dans ces villes corrompues où les époux, les pères et les mères sont devenus rares, quel est, je vous le demande, l'effrayant abandon des enfants!
Voilà les vrais orphelins., Voilà les vrais misérables, dont la destinée doit préoccuper quiconque possède une conscience. En pensant à eux, je me reproche presque d'avoir raconté les merveilles de la famille, d'avoir montré cet Éden dont les portes semblent être gardées contre eux.
Elles ne sont point gardées; ou plutôt, ce ne sont pas des anges qui tiennent là les glaives flamboyants, ce sont des démons : à droite c'est la débauche, à gauche c'est l'égoïsme; la débauche a détruit la famille, l'égoïsme se dispense de la refaire. Serons-nous égoïstes? Il n'est pas impossible de donner une famille aux misérables qui n'en ont pas et qui n'ont rien fait pour n'en point avoir.
Mais s'il n'est pas impossible de refaire tant bien que mal des familles, il est plus facile et plus sûr de prévenir leur destruction. Et voilà la pensée qui m'a mis la plume à la main. Le mal est grand; il faut que la résistance au mal soit grande. Faibles ou forts; il n'importe, nous avons tous notre place marquée dans le combat.

Autant les bonnes familles sont bonnes, autant les mauvaises familles sont mauvaises. Ce n'est pas le mot de famille qui nous sauvera, c'est la chose. Le mot, je n'en fais aucun cas.
Qui dira le mal causé par les mauvaises familles les tristes exemples, log entraînements, les paroles indignes, les contagions corruptrices? La peste est dans ces demeures.
Si j'osais modifier une des paroles de Jésus-Christ, je dirais que « le joug du diable est pesant et que son fardeau est malaisé. » Les familles où il règne deviennent parfois de véritables enfers; on s'y ennuie, on s'y déteste, nul ne saurait y trouver ni une force ni une joie.

Faut-il donc désespérer? Qu'à Dieu ne plaise! Il y a toujours moyen de revenir au bien. Quoique le bien soit aussi difficile à faire ici-bas que le mal est facile, cependant, avec le secours de notre Père céleste, les choses difficiles se font. Seulement commençons notre réforme par le commencement, c'est-à-dire par nous-mêmes; apprenons à aimer, à pardonner, à supporter, à nous dévouer, à prier.

Essayons d'aimer; bien des glaces se fondront au feu de notre tendresse. Essayons de surmonter le mal par le bien; que ceux qui nous entourent rentrent en eux-mêmes, lorsqu'ils verront le changement de nos sentiments et de notre vie. S'il y a une contagion du mal, il y a aussi une sainte contagion du bien; nous verrons les bénédictions s'appeler l'une l'autre, tellement que nous n'y pourrons suffire.
Et la contagion dont je parle se propagera de proche en proche. Elle pénétrera même, qui sait? là où personne ne songe à l'appeler, à la désirer. Ce que Dieu ne fait pas par la main des parents, il le fera peut-être par celle des voisins et des étrangers.
Restent ces hommes qui ne veulent pas de la famille, ces égoïstes qui l'abandonnent pour conserver leurs habitudes, pour maintenir leur liberté. Ceux-là suivent une voie où il n'est pas aisé de les atteindre. Aussi effrayés des joies de la famille que de ses douleurs, pressentant par un infaillible instinct que les unes et les autres reposent sur des devoirs, ils se tiennent loin, bien loin, occupés à diminuer leur vie, s'efforçant d'atteindre la froide région de l'indifférence épicurienne.
S'ils y arrivent, tout est perdu, Je le crains. Bonheurs, tristesses, je ne vois rien là qui ne soit lâche et mauvais. Il est dans les Chants du crépuscule une pièce de vers qu'on n'oublie plus quand on l'a lue :

Il n'avait pas vingt ans; il avait abusé
De tout ce qui peut être aimé, souillé, brisé.

Je résiste au désir de citer (1) et que de traits ineffaçables cependant !

Chassant l'été, l'hiver il posait au hasard
Son coude à l'Opéra sur Gluck ou sur Mozart.

Et plus loin ce terrible vers :

Il n'aimait pas les champs. Sa mère l'ennuyait.

Le malheureux s'est tué, un jour qu'il ne savait plus que faire. Alors commence l'imprécation:

Jeune homme, tu fus lâche, imbécile et méchant;
Nous ne te plaindrons pas .....

Mais voici ceux qu'il faut plaindre. Les victimes du roué apparaissent une à une; vous savez quelle est la dernière :

C'est ton chien qui t'aimait et que tu n'aimais pas.


Auprès de ces douleurs, que celles de la famille paraissent bonnes 1 Au lieu d'un suicide, supposez, j'y consens, la vie la plus joyeuse et la mort la plus tranquille, une misère indicible n'en sera pas moins là, au fond, la misère du vide. Comparez à cela le train de guerre qu'on mène dans l'existence que Dieu a faite, et dites de quel côté sont les heureux !
En fait de bonheur, je choisirais sans hésiter les, afflictions extrêmes de la famille, plutôt que les félicités négatives et empoisonnées qu'on cherche loin d'elle. Approchez-vous de cette épouse dont l'âme est brisée, de cette mère agenouillée auprès de la froide dépouille de son fils unique, allez même vers ces parents éperdus qui assistent à la déchéance morale de leur enfant ; oui, là même vous surprendrez d'indestructibles confiances, là même vous verrez des regards se diriger vers le ciel. Sur ces naufrages brille un rayon d'en haut; ces larmes amères coulent avec espérance; la vraie famille sent la vie en elle, et elle ne se trompe pas.

On voit comment se pose, en définitive, le problème des douleurs. Il ne s'agit pas de savoir si nous aurons des douleurs, mais lesquelles. - Quelles sont nos douleurs? Quelles sont nos joies? Voilà la grande question. Avons-nous ces joies troublées et misérables qui « finissent par l'ennui? » Avons-nous ces douleurs mornes, sans consolation, inavouées, diminuées, supprimées peut-être, et qui finissent aussi par l'ennui ?

L'ennui est au bout de tout, en dehors de la famille, et certains hommes qui s'amusent seront les derniers à me démentir. Jouir et pleurer, cela s'apprend, cela s'apprend à la maison. Nous ne savons pas jouir, nous ne savons pas pleurer. Ayons de vraies familles; nous aurons plus de joies et plus de douleurs, de meilleures joies et de meilleures douleurs, une meilleure vie.

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1 Notre temps n'aime pas les vers, Pardonnera-t-on à un retardataire qui en a conservé la passion ? C'est plus fort que moi, les beaux vers viennent d'eux-mêmes se placer sous ma plume; je pourrais dire que, pareils aux flots des mers harmonieuses, ils « se lèvent pour chanter. » Que le lecteur me passe ce qui n'est pas un parti pris, mais un entraînement. Il me semble toujours que certaines choses, les sérieuses, les grandes, ne trouvent leur expression complète que dans ces paroles idéales frappées comme des médailles et auxquelles les siècles ne changeront rien. 
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