La douleur est partout; point de
privilège à cet égard. La
maladie et la mort entrent dans toutes les
demeures, comme le péché ;
l'infortune nous concerne tous, même les
heureux.
Mais cette famille, qui transfigure les
douleurs, est-ce que tous peuvent la
posséder? La question se pose
d'elle-même, au point où nous sommes
parvenus. Auprès des douleurs bénies
de la famille viennent se placer les douleurs
inconsolées de ceux qui n'ont pas de
famille. Ceux-là, qui sont-ils?
Ce ne sont pas les pauvres. J'ai vu au
'village, sous d'humbles toits, des familles unies,
heureuses, vaillantes dans la joie et dans
l'affliction. Je n'oublierai jamais un jeune
ouvrier dont la femme mourait lentement, incapable
d'articuler un mot. Quelle profondeur dans sa
tendresse ! Humble, brisé, il baisait avec
larmes ce visage charmant ; et elle, son sourire
douloureux annonçait seul qu'elle voyait
tout, qu'elle sentait tout, qu'elle ne pouvait
parle qu'à son Dieu.
La famille était là. En la
voyant, je me disais : qu'ils sont à
plaindre ceux qui en sont privés! Et la
parole de l'Écriture me revenait en
mémoire : «Deux valent mieux qu'un, car
ils ont un meilleur salaire de leur travail.
Même si l'un des deux tombe, l'autre
relèvera son compagnon; mais malheur
à celui qui est seul, parce qu'étant
tombé, il n'aura personne qui le
relève ! »
Avez-vous lu naguère le Waterloo
de M. Erckmann-Châtrian ? Il y a là
une image admirable et effroyable, qui ne s'efface
plus : la déroute de nuit, sur
l'étroite chaussée. - Chacun pour soi
! périssent les faibles ! Périssent
les isolés ! On les écrase et on passe ! - Les
sociétés humaines marchent ainsi,
écrasent ainsi; pour résister
à l'impitoyable cohue, il faut un groupe,
des mains unies, des coeurs qui s'aiment, une
famille.
À qui manque-t-elle? Aux
célibataires? Non pas ; il en est dans le
nombre, et beaucoup, qui ont leur place
marquée, souvent bien belle, au sein de la
famille. Est-il quelqu'un qui conteste ce que
j'appellerai le droit au célibat? Est-il
quelqu'un qui n'accorde une sympathie
pénétrée de respect à
ces vieux garçons, à ces vieilles
filles, qui loin d'obéir à un calcul
d'égoïsme, ont subi la loi des
circonstances, qui ont écouté un
noble instinct de dignité ou de
fidélité à leurs affections,
qui peut-être, ayant perdu qui ils aimaient,
n'ont pas voulu aimer une seconde fois, qui,
pauvres, ont repoussé les unions au rabais,
qui ont cherché à leur niveau et
n'ont pas trouvé ?
Ceux-là ont une famille. On les
entoure, on les chérit. Ne sont-ils pas la
providence visible des jeunes et des vieux? C'est
sur eux que l'on compte, à eux qu'on
s'adresse; leur dévouement ne se lasse pas.
D'autant plus touchants, qu'en acceptant leurs
services on ne leur donne pas toujours en retour
une part suffisante d'influence et
d'autorité. Eh bien, qu'importe? La place
qu'on a oublié de leur faire, ils se la
font, à force de bonté. On
décidera, on gouvernera sans eux; on ne sera
pas heureux sans eux, et aux jours difficiles on se
tournera involontairement vers ces doux visages
où rayonne la joie d'être
utile.
Faisons un pas de plus, nous sommes
à la limite du désert; il faut
maintenant pénétrer dans les
solitudes.
Voici de pauvres veufs, de pauvres
veuves. Leur vie est dévastée, la
lumière du foyer s'est éteinte. Je
n'essayerai pas de décrire de telles
détresses, ma plume tremblerait. Je les ai
vues, je les vois, et ce qui m'a toujours
frappé en les voyant, c'est que la famille
qui, dirait-on, vient de s'écrouler d'un
seul coup, subsiste invariablement, lorsqu'elle a
été ce qu'elle doit être.
Même chez ceux qui n'ont point d'enfants, la
réalité du lien qui semble
brisé se maintient si entière, qu'ils
continuent à sentir près d'eux l'are
chéri, absent, il est vrai, mais vivant et
qui leur tend les bras. Ne venez pas leur dire que
leur bonheur est fini, ou les plaindre d'avoir
été heureux. Ils repousseraient ce
blasphème avec la douloureuse surprise
qu'exprime si bien le poète :
Dante, pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misère
Qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur?
Quel chagrin t'a dicté cette parole amère,
Cette offense au malheur?
En est-il moins vrai que la lumière existe
Et faut-il l'oublier du moment qu'il fait nuit?
Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste,
Est-ce toi qui l'as dit?
Les orphelins sont plus isolés que les veufs; ils n'ont pas assez connu d'ordinaire, pour conserver ; leurs morts ne sont plus là, ils les ont quittés; pour eux, ils sont dans le désert.
Encore, n'est-ce pas toujours vrai, grâce
à Dieu.
Partout où la vraie famille a
existé, j'insiste sur ce point, elle se
survit à elle-même. Elle traverse la
bataille d'ici-bas, sanglante, mutilée, mais
immortelle; elle serre ses rangs, elle ramasse ses
blessés, elle ne délaisse personne.
Autour des orphelins vous voyez surgir des
pères et des mères; un legs
sacré a été recueilli; nous
sommes à peine entrés dans le
désert.
Il ne commence réellement qu'au
point précis où disparaît la
famille. Ah, quand celle-ci n'est pas, quand une
sèche mondanité a ruiné les
affections et supprimé les devoirs, la
solitude se fait. Elle s'achève quand le
vice a accompli son oeuvre. Dans ces villes
corrompues où les époux, les
pères et les mères sont devenus
rares, quel est, je vous le demande, l'effrayant
abandon des enfants!
Voilà les vrais orphelins.,
Voilà les vrais misérables, dont la
destinée doit préoccuper quiconque
possède une conscience. En pensant à
eux, je me reproche presque d'avoir raconté
les merveilles de la famille, d'avoir montré
cet Éden dont les portes semblent être
gardées contre eux.
Elles ne sont point gardées; ou
plutôt, ce ne sont pas des
anges qui tiennent là les glaives
flamboyants, ce sont des démons : à
droite c'est la débauche, à gauche
c'est l'égoïsme; la débauche a
détruit la famille, l'égoïsme se
dispense de la refaire. Serons-nous
égoïstes? Il n'est pas impossible de
donner une famille aux misérables qui n'en
ont pas et qui n'ont rien fait pour n'en point
avoir.
Mais s'il n'est pas impossible de
refaire tant bien que mal des familles, il est plus
facile et plus sûr de prévenir leur
destruction. Et voilà la pensée qui
m'a mis la plume à la main. Le mal est
grand; il faut que la résistance au mal soit
grande. Faibles ou forts; il n'importe, nous avons
tous notre place marquée dans le
combat.
Autant les bonnes familles sont bonnes,
autant les mauvaises familles sont mauvaises. Ce
n'est pas le mot de famille qui nous sauvera, c'est
la chose. Le mot, je n'en fais aucun cas.
Qui dira le mal causé par les
mauvaises familles les tristes exemples, log
entraînements, les paroles indignes, les
contagions corruptrices? La peste est dans ces
demeures.
Si j'osais modifier une des paroles de
Jésus-Christ, je dirais que « le joug
du diable est pesant et que son fardeau est
malaisé. » Les familles où il
règne deviennent parfois de
véritables enfers; on s'y ennuie, on s'y
déteste, nul ne saurait y trouver ni une
force ni une joie.
Faut-il donc désespérer?
Qu'à Dieu ne plaise! Il y a toujours moyen
de revenir au bien. Quoique le bien soit aussi
difficile à faire ici-bas que le mal est
facile, cependant, avec le secours de notre
Père céleste, les choses difficiles
se font. Seulement commençons notre
réforme par le commencement,
c'est-à-dire par nous-mêmes; apprenons
à aimer, à pardonner, à
supporter, à nous dévouer, à
prier.
Essayons d'aimer; bien des glaces se
fondront au feu de notre tendresse. Essayons de
surmonter le mal par le bien; que ceux qui nous
entourent rentrent en eux-mêmes, lorsqu'ils
verront le changement de nos sentiments et de notre
vie. S'il y a une contagion du mal, il y a aussi
une sainte contagion du bien; nous verrons les
bénédictions s'appeler l'une l'autre,
tellement que nous n'y pourrons suffire.
Et la contagion dont je parle se
propagera de proche en proche. Elle
pénétrera même, qui sait?
là où personne ne songe à
l'appeler, à la désirer. Ce que Dieu
ne fait pas par la main des parents, il le fera
peut-être par celle des voisins et des
étrangers.
Restent ces hommes qui ne veulent pas de
la famille, ces égoïstes qui
l'abandonnent pour conserver leurs habitudes, pour
maintenir leur liberté. Ceux-là
suivent une voie où il n'est pas aisé
de les atteindre. Aussi effrayés des joies
de la famille que de ses douleurs, pressentant par
un infaillible instinct que les unes et les autres
reposent sur des devoirs, ils se tiennent loin,
bien loin, occupés à diminuer leur
vie, s'efforçant d'atteindre la froide
région de l'indifférence
épicurienne.
S'ils y arrivent, tout est perdu, Je le
crains. Bonheurs, tristesses, je ne vois rien
là qui ne soit lâche et mauvais. Il
est dans les Chants du crépuscule une
pièce de vers qu'on n'oublie plus quand on
l'a lue :
Il n'avait pas vingt ans; il avait abusé
De tout ce qui peut être aimé, souillé, brisé.
Je résiste au désir de citer (1) et que de traits ineffaçables cependant !
Chassant l'été, l'hiver il posait au hasard
Son coude à l'Opéra sur Gluck ou sur Mozart.
Et plus loin ce terrible vers :
Il n'aimait pas les champs. Sa mère l'ennuyait.
Le malheureux s'est tué, un jour qu'il ne savait plus que faire. Alors commence l'imprécation:
Jeune homme, tu fus lâche, imbécile et méchant;
Nous ne te plaindrons pas .....
Mais voici ceux qu'il faut plaindre. Les victimes du roué apparaissent une à une; vous savez quelle est la dernière :
C'est ton chien qui t'aimait et que tu n'aimais pas.
Auprès de ces douleurs, que celles de la
famille paraissent bonnes 1 Au lieu d'un suicide,
supposez, j'y consens, la vie la plus joyeuse et la
mort la plus tranquille, une misère
indicible n'en sera pas moins là, au fond,
la misère du vide. Comparez à cela le
train de guerre qu'on mène dans l'existence
que Dieu a faite, et dites de quel
côté sont les heureux !
En fait de bonheur, je choisirais sans
hésiter les, afflictions extrêmes de
la famille, plutôt que les
félicités négatives et
empoisonnées qu'on cherche loin d'elle.
Approchez-vous de cette épouse dont
l'âme est brisée, de cette mère
agenouillée auprès de la froide
dépouille de son fils unique, allez
même vers ces parents
éperdus qui assistent à la
déchéance morale de leur enfant ;
oui, là même vous surprendrez
d'indestructibles confiances, là même
vous verrez des regards se diriger vers le ciel.
Sur ces naufrages brille un rayon d'en haut; ces
larmes amères coulent avec espérance;
la vraie famille sent la vie en elle, et elle ne se
trompe pas.
On voit comment se pose, en
définitive, le problème des douleurs.
Il ne s'agit pas de savoir si nous aurons des
douleurs, mais lesquelles. - Quelles sont nos
douleurs? Quelles sont nos joies? Voilà la
grande question. Avons-nous ces joies
troublées et misérables qui «
finissent par l'ennui? » Avons-nous ces
douleurs mornes, sans consolation,
inavouées, diminuées,
supprimées peut-être, et qui finissent
aussi par l'ennui ?
L'ennui est au bout de tout, en dehors
de la famille, et certains hommes qui s'amusent
seront les derniers à me démentir.
Jouir et pleurer, cela s'apprend, cela s'apprend
à la maison. Nous ne savons pas jouir, nous ne
savons pas pleurer.
Ayons de
vraies familles; nous aurons plus de joies et plus
de douleurs, de meilleures joies et de meilleures
douleurs, une meilleure vie.
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