Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE QUATRIÈME

LES GÊNES

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 Si nous pouvions interroger les hommes qui, pour être libres et tranquilles, ont renoncé à se marier, nous découvririons que la plupart ont reculé plutôt devant les embarras que devant les douleurs de la famille. L'affliction sérieuse ne revient pas tous les jours, ni l'inquiétude angoissante non plus ; ce qui revient tous les jours et ce qu'on redoute, ce sont les gênes. Être troublé, ne pas faire exactement ce que l'on voudrait, on le faire peut-être au milieu des dérangements et du bruit, n'avoir pas sa vie réglée comme un papier de musique, être obligé de réserver une place à l'imprévu, c'est-à-dire à la femme et aux enfants, aux partis à prendre, aux démarches à tenter, aux leçons à donner, vivre sous cette épée de Damoclès des devoirs grands et petits qui, suspendus en l'air, peuvent se laisser choir sur nous d'un moment à l'autre, voilà le terrible !

Le charme, incontestable, de la vie monastique, de la vie militaire, est de sentir que les gênes de la famille sont bien loin. L'emploi des heures est marqué d'avance; vous savez qu'on ne vous demandera aujourd'hui que ce qu'on vous a demandé hier ; vous savez qu'à partir d'un certain moment vous vous appartiendrez. Vous vous appartiendrez, en d'autres termes (qu'on me passe cette traduction qui semble étrange et qui n'est que fidèle), en d'autres termes vous n'aurez pas à vous gouverner. Donner sa démission de soi, se laisser emporter par un courant tranquille et uniforme, flotter au lieu de nager et de lutter, nous aimons cela. La passion des fonctions publiques tient en partie à ce goût du réglé et du convenu : rien n'est aussi commode au fond que d'aller dans un bureau en laissant à d'autres l'ennui de pourvoir aux mille incidents de l'administration domestique. Le fonctionnaire accomplit sa besogne, toujours la même; point d'initiatives à prendre, point de travaux individuels à poursuivre. Il agit modérément, uniformément, dans la paix.
Et cependant les tracas de son ménage l'attendent à son retour, s'il a le malheur d'être marié ; après une journée de repos, quelles soirées agitées il est exposé à passer ! Le célibataire, lui, n'a rien de pareil à craindre ; il rentre chez lui avec sécurité, il fait ce qu'il veut, il va où il veut. Le plus souvent il adopte un programme dont il ne s'écarte plus, aussi régulier dans ses faits et gestes, aussi esclave de ses habitudes, aussi passif, aussi heureux, que s'il était moine ou soldat. Abrité, barricadé contre les incombances de la vie, il murmure à part lui avec une satisfaction intime le suave mari magno, le chant égoïste du marin qui, enfermé au port, se délecte à voir au loin des navires luttant contre la tempête.

La famille est un obstacle, parce qu'elle est une force. Voulez-vous vous consacrer aux affaires publiques, elle est un obstacle. Voulez-vous vous occuper d'oeuvres religieuses ou charitables, elle est un obstacle. Voulez»vous poursuivre des études de cabinet, elle est un obstacle. Partout vous la rencontrez devant vous, vous forçant à disperser vos efforts, à vous préoccuper de divers objets ; sans cesse elle vous ramène aux vulgarités de la vie commune ; vous voudriez devenir l'homme d'une seule chose, elle 'vous arrête.

Les anciens disaient: je hais l'homme d'un seul livre. J'ajouterais volontiers : je hais l'homme d'une seule chose. En 'devenant l'homme d'une seule chose, le cesse d'être l'homme que Dieu a voulu, l'homme de l'existence que Dieu a faite. Beau chef-d'oeuvre, de concentrer sur un fait unique une âme qui avait été créée pour tout comprendre, pour réfléchir la terre et le ciel!
N'est-ce pas ainsi qu'on parvient à exceller ? J'en doute. Les spécialités absolues me font l'effet d'une mutilation. Avant tout soyez hommes ; si le monde moderne tient à avoir ses eunuques, qu'il les cherche ailleurs !

Notre siècle, industriel dans l'âme, voudrait nous transformer en machines. De même que dans une fabrique chaque ouvrier est une spécialité, qu'il n'est excellent que lorsqu'il est devenu un bras qui pousse, un doigt qui rattache, lorsqu'il accomplit sa tâche instinctivement et sans y penser, de même nous aimons à voir des cerveaux qui font de la science, d'autres qui élaborent de la politique, d'autres qui manufacturent de la critique ou de l'histoire ; et pour que tout cela s'opère dans la perfection, nous ôtons les diversions quelles qu'elles soient. Or, la famille est la pire des diversions, elle ne se laisse pas oublier; chez le savant ou le négociant elle réveille l'époux, le père, l'homme chargé de pourvoir à une foule de menus détails. Élaguons, simplifions; diminuons la famille : puisque enfin il n'est pas possible de la retrancher tout à fait.
Ainsi nous arrivons à obtenir cet instrument perfectionné et commode, la spécialité. Voici les hommes de la science, voici les hommes de la politique, voici ceux de la religion, voici ceux de la charité. Oui, la charité a aussi ses hommes spéciaux, comme le reste. Hommes ou femmes, il n'importe, nul ne s'y entend comme eux ; c'est leur partie ; ne vous en mêlez pas, soyez charitables par eux, et tout marchera à ravir.

Quel est l'obstacle à toutes ces belles méthodes? Qu'est-ce qui gène cette application de la mécanique à la vie humaine? Qu'est-ce qui empêche le triomphe définitif du commode? L'obstacle, c'est la famille. Il faudrait l'aller chercher à deux genoux, cet obstacle, s'il n'était plus parmi nous. Oh, que la famille vienne nous défendre contre la spécialité; qu'elle vienne nous rendre l'existence large et virile; qu'elle vienne nous entraver, nous contrarier, nous élever !
Si elle entrave, elle fait avancer; si elle contrarie, elle fortifie; si elle gêne, elle rend heureux. Mais, je l'avoue, c'est là un bonheur qui s'achète; la famille ne récolte qu'après avoir labouré et semé.

Avez-vous l'intention de poursuivre une vocation facile, bien délimitée, et de goûter les douceurs de la spécialité absolue? Ôtez ou diminuez la famille. Aspirez-vous à une liberté égoïste ? Ôtez la famille.

Votre désir principal est-il d'échapper aux chagrins, aux inquiétudes et aux ennuis, de faire toutes vos volontés, d'éloigner de vous toute gêne, grande ou petite? Ôtez la famille. La famille n'est pas une tente dressée pour le sommeil. La famille n'est pas un lieu bien choisi pour penser à soi, pour se consacrer à soi, à ses plaisirs, à ses études, à ses idoles. En retranchant la famille, on se donne des loisirs, car on retranche beaucoup de devoirs.

Je le constate donc encore une fois, à la gloire de la famille, elle est un obstacle. Même celle qui met le plus de vigilance aimable à garder l'entrée des cabinets de travail, même celle-là les trouble parfois, grâce à Dieu ; elle les garde, mais elle y entre, elle, ses intérêts, ses émotions ; il faut qu'elle remplisse sa mission, bon gré mal gré, qu'elle dérange qui elle protège. Sans la famille, j'aurais eu plus de facilité, croyez-moi, à préparer cette étude sur la famille. Il est vrai que je ne l'aurais pas préparée. Je n'aurais pas senti ce que je sens, je n'aurais pas cru ce que je crois, qu'elle est ce qu'il y a de meilleur sur la terre, car elle a des joies et des larmes, des secours et des gênes, car elle enfante la vie telle qu'elle doit être en prenant la vie telle qu'elle est.

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