Si nous pouvions interroger les hommes
qui, pour être libres et tranquilles, ont
renoncé à se marier, nous
découvririons que la plupart ont
reculé plutôt devant les embarras que
devant les douleurs de la famille. L'affliction
sérieuse ne revient pas tous les jours, ni
l'inquiétude angoissante non plus ; ce qui
revient tous les jours et ce qu'on redoute, ce sont
les gênes. Être troublé, ne pas
faire exactement ce que l'on voudrait, on le faire
peut-être au milieu des dérangements
et du bruit, n'avoir pas sa vie
réglée comme un
papier de musique, être obligé de
réserver une place à
l'imprévu, c'est-à-dire à la
femme et aux enfants, aux partis à prendre,
aux démarches à tenter, aux
leçons à donner, vivre sous cette
épée de Damoclès des devoirs
grands et petits qui, suspendus en l'air, peuvent
se laisser choir sur nous d'un moment à
l'autre, voilà le terrible !
Le charme, incontestable, de la vie
monastique, de la vie militaire, est de sentir que
les gênes de la famille sont bien loin.
L'emploi des heures est marqué d'avance;
vous savez qu'on ne vous demandera aujourd'hui que
ce qu'on vous a demandé hier ; vous savez
qu'à partir d'un certain moment vous vous
appartiendrez. Vous vous appartiendrez, en d'autres
termes (qu'on me passe cette traduction qui semble
étrange et qui n'est que fidèle), en
d'autres termes vous n'aurez pas à vous
gouverner. Donner sa démission de soi, se
laisser emporter par un courant tranquille et
uniforme, flotter au lieu de nager et de lutter,
nous aimons cela. La passion des fonctions
publiques tient en partie à ce goût du
réglé et du convenu : rien n'est
aussi commode au fond que d'aller dans un bureau
en
laissant à d'autres l'ennui de pourvoir aux
mille incidents de l'administration domestique. Le
fonctionnaire accomplit sa besogne, toujours la
même; point d'initiatives à prendre,
point de travaux individuels à poursuivre.
Il agit modérément,
uniformément, dans la paix.
Et cependant les tracas de son
ménage l'attendent à son retour, s'il
a le malheur d'être marié ;
après une journée de repos, quelles
soirées agitées il est exposé
à passer ! Le célibataire, lui, n'a
rien de pareil à craindre ; il rentre chez
lui avec sécurité, il fait ce qu'il
veut, il va où il veut. Le plus souvent il
adopte un programme dont il ne s'écarte
plus, aussi régulier dans ses faits et
gestes, aussi esclave de ses habitudes, aussi
passif, aussi heureux, que s'il était moine
ou soldat. Abrité, barricadé contre
les incombances de la vie, il murmure à part
lui avec une satisfaction intime le suave mari
magno, le chant égoïste du marin qui,
enfermé au port, se délecte à
voir au loin des navires luttant contre la
tempête.
La famille est un obstacle, parce
qu'elle est une force. Voulez-vous vous consacrer
aux affaires publiques, elle est un obstacle.
Voulez-vous vous occuper d'oeuvres religieuses ou
charitables, elle est un obstacle. Voulez»vous
poursuivre des études de cabinet, elle est
un obstacle. Partout vous la rencontrez devant
vous, vous forçant à disperser vos
efforts, à vous préoccuper de divers
objets ; sans cesse elle vous ramène aux
vulgarités de la vie commune ; vous voudriez
devenir l'homme d'une seule chose, elle 'vous
arrête.
Les anciens disaient: je hais l'homme
d'un seul livre. J'ajouterais volontiers : je hais
l'homme d'une seule chose. En 'devenant l'homme
d'une seule chose, le cesse d'être l'homme
que Dieu a voulu, l'homme de l'existence que Dieu a
faite. Beau chef-d'oeuvre, de concentrer sur un
fait unique une âme qui avait
été créée pour tout
comprendre, pour réfléchir la terre
et le ciel!
N'est-ce pas ainsi qu'on parvient
à exceller ? J'en doute. Les
spécialités absolues me font l'effet
d'une mutilation. Avant tout soyez hommes ; si le
monde moderne tient à avoir ses eunuques,
qu'il les cherche ailleurs !
Notre siècle, industriel dans
l'âme, voudrait nous transformer en machines.
De même que dans une fabrique chaque ouvrier
est une spécialité, qu'il n'est
excellent que lorsqu'il est devenu un bras qui
pousse, un doigt qui rattache, lorsqu'il accomplit
sa tâche instinctivement et sans y penser, de
même nous aimons à voir des cerveaux
qui font de la science, d'autres qui
élaborent de la politique, d'autres qui
manufacturent de la critique ou de l'histoire ; et
pour que tout cela s'opère dans la
perfection, nous ôtons les diversions quelles
qu'elles soient. Or, la famille est la pire des
diversions, elle ne se laisse pas oublier; chez le
savant ou le négociant elle réveille
l'époux, le père, l'homme
chargé de pourvoir à une foule de
menus détails. Élaguons, simplifions;
diminuons la famille : puisque enfin il n'est pas
possible de la retrancher tout à fait.
Ainsi nous arrivons à obtenir cet
instrument perfectionné et commode, la
spécialité. Voici les hommes de la
science, voici les hommes de la politique, voici
ceux de la religion, voici ceux de la
charité. Oui, la charité a aussi ses
hommes spéciaux, comme le reste. Hommes ou
femmes, il n'importe, nul ne s'y entend comme eux ;
c'est leur partie ; ne vous en mêlez pas,
soyez charitables par eux, et tout marchera
à ravir.
Quel est l'obstacle à toutes ces
belles méthodes? Qu'est-ce qui gène
cette application de la mécanique à
la vie humaine? Qu'est-ce qui empêche le
triomphe définitif du commode? L'obstacle,
c'est la famille. Il faudrait l'aller chercher
à deux genoux, cet obstacle, s'il
n'était plus parmi nous. Oh, que la famille
vienne nous défendre contre la
spécialité; qu'elle vienne nous
rendre l'existence large et virile; qu'elle vienne
nous entraver, nous contrarier, nous élever
!
Si elle entrave, elle fait avancer; si
elle contrarie, elle fortifie; si elle gêne,
elle rend heureux. Mais, je l'avoue, c'est là un
bonheur qui s'achète; la famille ne
récolte qu'après avoir labouré
et semé.
Avez-vous l'intention de poursuivre une
vocation facile, bien délimitée, et
de goûter les douceurs de la
spécialité absolue? Ôtez ou
diminuez la famille. Aspirez-vous à une
liberté égoïste ? Ôtez la
famille.
Votre désir principal est-il
d'échapper aux chagrins, aux
inquiétudes et aux ennuis, de faire toutes
vos volontés, d'éloigner de vous
toute gêne, grande ou petite? Ôtez la
famille. La famille n'est pas une tente
dressée pour le sommeil. La famille n'est
pas un lieu bien choisi pour penser à soi,
pour se consacrer à soi, à ses
plaisirs, à ses études, à ses
idoles. En retranchant la famille, on se donne des
loisirs, car on retranche beaucoup de
devoirs.
Je le constate donc encore une fois,
à la gloire de la famille, elle est un
obstacle. Même celle qui met le plus de
vigilance aimable à garder l'entrée
des cabinets de travail, même celle-là
les trouble parfois, grâce à Dieu ;
elle les garde, mais elle y entre, elle, ses
intérêts, ses émotions ; il
faut qu'elle remplisse sa mission, bon gré
mal gré, qu'elle dérange qui elle protège. Sans la
famille,
j'aurais eu plus de facilité, croyez-moi,
à préparer cette étude sur la
famille. Il est vrai que je ne l'aurais pas
préparée. Je n'aurais pas senti ce
que je sens, je n'aurais pas cru ce que je crois,
qu'elle est ce qu'il y a de meilleur sur la terre,
car elle a des joies et des larmes, des secours et
des gênes, car elle enfante la vie telle
qu'elle doit être en prenant la vie telle
qu'elle est.
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