Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE TROISIÈME

LES INQUIÉTUDES ET LES TRISTESSES

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Après les douleurs, les tristesses. Mal réel, qui m'inspire une comparaison sincère et auquel pourtant je ne veux pas m'arrêter. La raison cri est simple. Bien que les tristesses subsistent souvent malgré la famille, bien qu'elles puissent même parfois prendre occasion de la famille pour se manifester en nous, toutefois l'air du foyer leur est contraire. Les sympathies que nous trouvons là sont habiles à guérir les meurtrissures du dehors, et cela d'autant mieux que ces sympathies marchent avec des énergies, avec des sincérités. La famille comprend nos souffrances réelles et dissipe nos souffrances imaginaires, double service qui resserre promptement le domaine des lassitudes et des découragements. Elle nous soigne malades; elle nous recueille blessés; nerveux et complaisant envers nos petites misères, elle nous secoue et nous replace dans le vrai. Elle ne laisse durer chez nous ni mollesse, ni lâche abandon aux impressions indistinctes. Elle veut qu'on se commande et qu'on se domine, elle le veut et elle l'obtient tout simplement parce qu'elle nous fait 'agir. Qui agit n'a pas le temps de se forger des chimères. Les mélancoliques sont rares dans les vraies familles ; ceux qui sont tristes là souffrent assurément d'un mal réel qu'il ne faut pas traiter à la légère et qui réclame les plus tendres ménagements.

Quant aux autres, il ne leur manque que d'ouvrir les yeux, et cela aura lieu tôt ou tard. Les heureux sans le savoir forment ici-bas les trois quarts des mécontents. Mlle Brousson (1) voit un jour venir à elle un homme de la campagne, qui entre brusquement et de fort méchante humeur. - Mademoiselle, ça ne va pas chez nous, je suis malheureux avec ma femme, je n'y tiens plus. - Votre femme manque-t-elle à ses devoirs? - Oh, pour ça, non. - Vous aime-t-elle? - Oh, pour ça, oui. - Élève-t-elle mal vos enfants? - Oh, pour ça, non. - Tient-elle bien votre ménage? - Oh, pour ça, oui. - Alors, mon cher ami, vous êtes un enfant gâté, vous vous plaignez quand vous devriez rendre grâces, vous êtes heureux sans le savoir. - Heureux sans le savoir ? Mademoiselle, vous pourriez avoir raison. C'est cela! Heureux sans le savoir!
Et il sort comme il était entré, brusquement, sans saluer. Mais plus tard, il est revenu, et seul, et avec sa « chère » femme. Et ils ne savaient comment remercier assez celle qui leur avait ouvert les yeux. Ils étaient heureux, et ils le savaient.
Les vraies familles nous ouvrent les yeux. Cela ne, sert pas seulement à dissiper des tristesses sans motif, cela dissipe aussi beaucoup d'inquiétudes.
Nous sommes de grands fabricants de douleurs, partout et toujours nous en faisons, la famille est chargée de les défaire. Que de fois nous sommes rentrés au logis le front chargé d'ennuis; certaines pensées, cultivées dans la solitude, avaient pris peu à peu des proportions gigantesques; c'étaient des inconvénients, c'étaient des périls, c'étaient des intentions méchantes, c'étaient des ennemis secrets. Nous avions découvert tout cela, nous avions rêvé, nous nous étions noirci l'imagination. - Et maintenant, le seul fait de dire nos craintes les diminue de moitié. Les oiseaux de nuit ne supportent pas les rayons du jour. Le jour se fait, le fantôme achève de s'évanouir.
Il y a un soulagement inouï à raconter ses inquiétudes. Tant que nous renfermons ces choses-là, elles grandissent, nous réunissons comme à plaisir devant notre pensée tout ce qui « pourrait » arriver. Et cela mène loin.

Est-ce à dire que nous ne rencontrions dans la vie que des inquiétudes imaginaires ? Hélas, non ; les familles le savent bien, car chez elles, en même temps que les vaines inquiétudes se dissipent, les vraies s'accroissent et se multiplient. - S'il n'était question que de moi, mon coeur n'en serait pas troublé ; mais les miens! Que deviendront-ils? Que faire si l'ouvrage vient à manquer? Dans quel abîme nous tomberons, si ma pauvre femme achève de perdre ses forces ? Et l'avenir de ces enfants, que sera-t-il? Leur caractère n'est pas formé, des influences perverses les menacent. Ces pensées me suivent, elles me dévorent.

Les inquiétudes, on l'a dit, sont plus malaisées à porter que les douleurs. Attendez cependant, le poids qui est trop lourd pour un seul sera léger s'il se répartit entre plusieurs.

Être plusieurs à porter l'inquiétude, c'est un des privilèges de la famille. Serrés les uns contre les autres, nous nous fortifions les uns les autres. Où l'un a vu un péril, l'autre voit une sécurité, les natures diverses se font équilibre. Et pourquoi prévoir toujours le mai? Dieu n'est-il plus là-haut? Les dangers du passé n'étaient-ils pas aussi menaçants que le sont ceux de l'avenir? Celui qui a pourvu au passé pourvoira à l'avenir; un jour après l'autre ; nous vivons de pain quotidien, de secours quotidiens, de délivrances quotidiennes. Demain, le « spectre toujours voilé » du poète, demain viendra à son heure; contentons-nous d'aujourd'hui. Travaillons, prions, mais confions-nous.
Ce langage, si faible dans les sermons et dans les livres de philosophie, devient très-fort au sein de la famille, sur les lèvres de nos bien-aimés. Ce qu'il produit de force et de paix, ceux-là seuls le diront qui l'ont éprouvé. Si l'orage gronde, le port est en vue ; ensemble nous affrontons la tempête, ensemble nous aborderons. Nous attendons, nous espérons. à chaque heure, à chaque jour suffit sa peine.
Le temps a son office, qu'il ne faut pas lui disputer. J'ai connu un préfet qui administrait l'un des grands départements du Midi. Homme habile d'ailleurs, il était paresseux avec délices. À mesure que les affaires arrivaient, il avait l'habitude de les entasser dans ses cartons pour les y laisser dormir une année. - Quand je regarde un dossier au bout d'un an, disait-il, je découvre que la moitié des questions n'existent plus; elles se sont résolues elles-mêmes.

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1 Cette dernière descendante du doux martyr Brousson a donné sa fortune d'abord, son temps et sa vie ensuite, aux malheureux qui savent bien le chemin de la petite maison rouge à Yverdon. Je ne connais pas de consécration plus entière, de dévouement plus humble et plus joyeux. - Me pardonnera-t-elle de l'avoir nommée ? 
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