Après les douleurs, les tristesses. Mal
réel, qui m'inspire une comparaison
sincère et auquel pourtant je ne veux pas
m'arrêter. La raison cri est simple. Bien que
les tristesses subsistent souvent malgré la
famille, bien qu'elles puissent même parfois
prendre occasion de la famille pour se manifester
en nous, toutefois l'air du foyer leur est
contraire. Les sympathies que nous trouvons
là sont habiles à guérir les
meurtrissures du dehors, et cela d'autant mieux que
ces sympathies marchent avec des énergies,
avec des
sincérités. La famille comprend nos
souffrances réelles et dissipe nos
souffrances imaginaires, double service qui
resserre promptement le domaine des lassitudes et
des découragements. Elle nous soigne
malades; elle nous recueille blessés;
nerveux et complaisant envers nos petites
misères, elle nous secoue et nous replace
dans le vrai. Elle ne laisse durer chez nous ni
mollesse, ni lâche abandon aux impressions
indistinctes. Elle veut qu'on se commande et qu'on
se domine, elle le veut et elle l'obtient tout
simplement parce qu'elle nous fait 'agir. Qui agit
n'a pas le temps de se forger des chimères.
Les mélancoliques sont rares dans les vraies
familles ; ceux qui sont tristes là
souffrent assurément d'un mal réel
qu'il ne faut pas traiter à la
légère et qui réclame les plus
tendres ménagements.
Quant aux autres, il ne leur manque que
d'ouvrir les yeux, et cela aura lieu tôt ou
tard. Les heureux sans le savoir forment ici-bas
les trois quarts des mécontents. Mlle
Brousson (1)
voit
un jour venir à elle un
homme de la campagne, qui entre brusquement et de
fort méchante humeur. - Mademoiselle,
ça ne va pas chez nous, je suis malheureux
avec ma femme, je n'y tiens plus. - Votre femme
manque-t-elle à ses devoirs? - Oh, pour
ça, non. - Vous aime-t-elle? - Oh, pour
ça, oui. - Élève-t-elle mal
vos enfants? - Oh, pour ça, non. -
Tient-elle bien votre ménage? - Oh, pour
ça, oui. - Alors, mon cher ami, vous
êtes un enfant gâté, vous vous
plaignez quand vous devriez rendre grâces,
vous êtes heureux sans le savoir. - Heureux
sans le savoir ? Mademoiselle, vous pourriez avoir
raison. C'est cela! Heureux sans le savoir!
Et il sort comme il était
entré, brusquement, sans saluer. Mais plus
tard, il est revenu, et seul, et avec sa «
chère » femme. Et ils ne savaient
comment remercier assez celle qui leur avait ouvert
les yeux. Ils étaient heureux, et ils le
savaient.
Les vraies familles nous ouvrent les
yeux. Cela ne, sert pas seulement à dissiper
des tristesses sans motif, cela dissipe aussi
beaucoup d'inquiétudes.
Nous sommes de grands fabricants de
douleurs, partout et toujours nous en faisons, la
famille est chargée de les défaire.
Que de fois nous sommes rentrés au logis le
front chargé d'ennuis; certaines
pensées, cultivées dans la solitude,
avaient pris peu à peu des proportions
gigantesques; c'étaient des
inconvénients, c'étaient des
périls, c'étaient des intentions
méchantes, c'étaient des ennemis
secrets. Nous avions découvert tout cela,
nous avions rêvé, nous nous
étions noirci l'imagination. - Et
maintenant, le seul fait de dire nos craintes les
diminue de moitié. Les oiseaux de nuit ne
supportent pas les rayons du jour. Le jour se fait,
le fantôme achève de
s'évanouir.
Il y a un soulagement inouï
à raconter ses inquiétudes. Tant que
nous renfermons ces choses-là, elles
grandissent, nous réunissons comme à
plaisir devant notre
pensée tout ce qui « pourrait »
arriver. Et cela mène loin.
Est-ce à dire que nous ne
rencontrions dans la vie que des inquiétudes
imaginaires ? Hélas, non ; les familles le
savent bien, car chez elles, en même temps
que les vaines inquiétudes se dissipent, les
vraies s'accroissent et se multiplient. - S'il
n'était question que de moi, mon coeur n'en
serait pas troublé ; mais les miens! Que
deviendront-ils? Que faire si l'ouvrage vient
à manquer? Dans quel abîme nous
tomberons, si ma pauvre femme achève de
perdre ses forces ? Et l'avenir de ces enfants, que
sera-t-il? Leur caractère n'est pas
formé, des influences perverses les
menacent. Ces pensées me suivent, elles me
dévorent.
Les inquiétudes, on l'a dit, sont
plus malaisées à porter que les
douleurs. Attendez cependant, le poids qui est trop
lourd pour un seul sera léger s'il se
répartit entre plusieurs.
Être plusieurs à porter
l'inquiétude, c'est un des privilèges
de la famille. Serrés les uns contre les
autres, nous nous fortifions les uns les autres.
Où l'un a vu un péril, l'autre voit
une sécurité, les natures diverses se font
équilibre. Et pourquoi prévoir
toujours le mai? Dieu n'est-il plus là-haut?
Les dangers du passé n'étaient-ils
pas aussi menaçants que le sont ceux de
l'avenir? Celui qui a pourvu au passé
pourvoira à l'avenir; un jour après
l'autre ; nous vivons de pain quotidien, de secours
quotidiens, de délivrances quotidiennes.
Demain, le « spectre toujours voilé
» du poète, demain viendra à son
heure; contentons-nous d'aujourd'hui. Travaillons,
prions, mais confions-nous.
Ce langage, si faible dans les sermons
et dans les livres de philosophie, devient
très-fort au sein de la famille, sur les
lèvres de nos bien-aimés. Ce qu'il
produit de force et de paix, ceux-là seuls
le diront qui l'ont éprouvé. Si
l'orage gronde, le port est en vue ; ensemble nous
affrontons la tempête, ensemble nous
aborderons. Nous attendons, nous espérons.
à chaque heure, à chaque jour suffit
sa peine.
Le temps a son office, qu'il ne faut pas
lui disputer. J'ai connu un préfet qui
administrait l'un des grands départements du
Midi. Homme habile d'ailleurs, il était
paresseux avec délices. À mesure que
les affaires arrivaient, il
avait l'habitude de les entasser dans ses cartons
pour les y laisser dormir une année. - Quand
je regarde un dossier au bout d'un an, disait-il,
je découvre que la moitié des
questions n'existent plus; elles se sont
résolues elles-mêmes.
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