Maintenant entrons dans le vif; au lieu de
considérer la douleur en
général, considérons les
douleurs en particulier.
Je vais tout droit à l'une des
plus fréquentes et des plus poignantes: la
maladie d'un être aimé. De quels soins
il sera environné jour et nuit ! Comme il se
sentira chéri, gardé, porté
pour ainsi dire au travers des longues
journées de souffrance ! Comme on lui
parlera de Dieu 1 Comme on priera près de
lui ! Comme les regards diront ce que n'ose dire la
bouche !
Comme on soutiendra les premiers pas de
sa convalescence ! Quels bonheurs au milieu de
cette douleur !
Tournons à présent nos
regards vers un autre malade. Celui-ci a
été mis à l'hôpital. Je
veux qu'il y soit aussi bien soigné que
possible, je veux même que ses parents, car
il en a, viennent l'y visiter de temps en temps; je
veux que les consolations de l'Évangile lui
soient fidèlement apportées. Il est
aussi bien que chez lui, mieux que chez lui, le lit
est plus doux, le linge est plus fin, le
médecin vient plus souvent, les aliments
sont mieux appropriés à son
état; et cependant que se passe-t-il en lui?
Si vous le lui demandiez, bien bas, peut-être
vous le dirait-il.
Des visages aimés ne sont plus
près de lui, le foyer accoutumé ne le
réjouit plus, la banalité
écrasante des agglomérations qui ne
sont pas la famille pèse sur son
âme.
Transportons-nous ailleurs encore. C'est
à l'auberge que nous sommes. Le malade est
un de ces hommes volontairement isolés qui
courent le monde, qui ne tiennent plus à
personne, qui pour, être libres ont rompu tous
leurs liens.
Et
tenez, cela est décrit d'une façon
admirable par M. Octave Feuillet dans son Village.
Relisez la dernière scène ; il
raconte lui-même, l'isolé volontaire,
ce qui lui est arrivé un jour. - La maladie
l'a surpris, errant au travers de l'Europe,
à la poursuite de douteux plaisirs. Elle l'a
surpris, cela devait être, à
l'hôtellerie. Le voilà couché
dans ce lit inconnu, dans cette chambre qui ne lui
dit rien, livré aux soins distraits d'une
garde. Et les souvenirs, les remords accourent en
foule : il revoit la maison paternelle, le nid si
doux, les meubles aimés, les traces partout
visibles de la vie du foyer, les tendresses
auxquelles il a échappé, celles qu'il
aurait trouvées sur sa route si sa route
n'avait pas été celle des
blasés de ce monde ; une tristesse
incomparable monte à son coeur.
On dirait, à voir l'empressement
avec lequel nous remplaçons la famille
auprès des malades, que la maladie et la
famille n'aient rien à se dire. Nous
supprimons tout simplement l'occasion la plus
précieuse de nous connaître, de nous
aimer, de nous entraider, d'avancer ensemble sur le
bon chemin.
La famille n'est pas faite pour le beau
temps seulement; elle est faite pour les mauvais
jours. Alors se déploie sa bienfaisante
puissance. Alors arrivent et les expériences
qui humilient et celles qui affermissent. Alors les
affections passent au creuset. Alors se poursuit
l'apprentissage du renoncement. Alors on se serre
mieux les uns contre les autres, on se tient plus
près de son Dieu. La famille serait bien
pauvre, si vous lui ôtiez ce qu'apporte la
maladie : les leçons, les progrès,
les reconnaissances, les prières, les
bonheurs, oui, les bonheurs.
Et si la maladie amène la mort !
La voici la douleur incomparable. Eh bien, elle
aussi, comme la maladie, elle se transfigure au
sein de la famille chrétienne.
Le jour de la mort, c'est le grand jour
de la famille. Jamais elle n'a été
plus nécessaire. Voyez-la, elle accomplit sa
fonction; brisée, elle recueille ses forces
; ce qui lui manque, elle saura le donner; vous diriez
un de ces soldats
blessés qui se relèvent au champ
d'honneur pour livrer un dernier combat,
Elle est à son poste, au poste
que Dieu lui a assigné et en vue duquel il
l'a faite. Que de déchirement dans ses
adieux! et quelle assurance du revoir! Que cette
union qui semble se rompre est sûre de
survivre ! C'est l'heure où notre regard qui
s'éteint a besoin de se fixer sur
d'infaillibles promesses. Qui nous les dira si ce
n'est la famille? Qui nous aidera mieux à
déloger? Qui nous montrera mieux le ciel?
Qui nous rappellera mieux les assurances de pardon
et de vie? Il faut une vie alors; la
voilà.
Et la vie de ceux qui meurent fait la
vie de ceux qui restent. Ils restent, et avec eux
restent aussi des devoirs à accomplir, une
oeuvre à poursuivre; avec eux reste
l'ineffaçable souvenir des heures
solennelles et amères goûtées
sous la main de Dieu, À ces heures-là
on entrevoit certaines choses qui ne s'effacent
plus, on recueille des certitudes que rien
n'ébranle, on se donne des rendez-vous
auxquels il est impossible de manquer.
Vous le voyez, la douleur subsiste, mais
elle a été transformée, même
la douleur des pères et des mères,
même la douleur des femmes et des maris,
même ces douleurs exceptionnelles,
compliquées, persévérantes,
dont les coups redoublés ne laissent point
de relâche, celles qu'on n'ose sonder, celles
auxquelles on n'ose rien dire. Devant elles on met
la main sur sa bouche; cela n'empêche pas de
prier.
Je ne l'ai pas caché, ces
douleurs que la famille soulage, elle a
commencé par les créer. Sans elle
nous souffririons bien moins. Nous souffririons
autrement, nous pleurerions autrement; c'est
à nous de voir ce qui vaut le mieux, de quel
côté l'on trouve ce qui
élève l'âme, agrandit la vie et
fonde le vrai bonheur.
Prenons des afflictions d'une nature
différente. - La pauvreté est
entrée chez moi. S'il ne s'agit que de moi
seul, je pourrai accueillir -%ans trop de terreur
cet hôte farouche ; si j'ai une famille', je
frissonne de la tête aux pieds. Mes
privations, à la bonne heure mais celles de
ma femme, de mes petits enfants !
La famille chrétienne fait alors
ses miracles ; les liens se
resserrent; la douceur de se sentir aimé se
mêle aux angoisses ; le travail et
l'économie amènent des jours
meilleurs, Dieu n'a pas été
invoqué en vain, Enfin il y a toujours pour
de telles familles, en cas de malheur exceptionnel,
une assistance toute prête qu'apporte sans
bruit la charité.
La vue de l'injustice est aussi une
grande douleur. Qui n'a répété
à certains moments les paroles de
l'Ecclésiaste ?
« Puis je me suis mis à
regarder toutes les injustices qui se font sous le
soleil. Et voici les larmes de ceux à qui
l'on fait tort, et qui n'ont point de consolation.
C'est pourquoi j'estime plus les morts qui sont
déjà morts que les vivants qui sont
encore vivants. Même j'estime celui qui n'a
pas encore été plus heureux que les
uns et les autres, car il n'a pas vu les mauvaises
actions qui se font sous le soleil. »
Cela est vrai, on prendrait en horreur
la vie lorsque certaines iniquités
triomphent et lorsque les lâches
applaudissent. Alors un dégoût des
hommes nous saisit, et une
lassitude du combat et presque une lassitude des
principes. Il se remue en nous des pensées
amères qui ont besoin de sortir.
Mais la famille est là. Oh, que
cela fait de bien dire ce qu'on pense, tout ce
qu'on pense, et peut-être au delà! Que
cela fait de bien, échapper aux froissements
et aux platitudes, retrouver les sympathies
fidèles, s'adresser à qui comprendra,
à qui a compris, à qui a senti comme
nous, avec nous ! Encore une douleur qui se
transforme en touchant à la famille.
Mais à quoi bon passer en revue
toutes les douleurs? Bornons-nous, pour finir,
à interroger les plus poignantes de toutes,
celles qui naissent du péché,
lorsqu'il fait des victimes dans la
famille.
Je prends le cas extrême, celui
qui s'imposait à notre pensée lorsque
nous nous occupions du pardon, celui qui se
présente forcément encore au chapitre
des douleurs. Je vais me répéter ! Et
pourquoi pas? La suprême douleur et le
suprême pardon se rencontrant au sein de la
famille
chrétienne, c'est un spectacle qu'il vaut
bien la peine de contempler deux fois.
Elle est donc tombée, celle qui
devait être le centre aimable, l'honneur, la
vie même et la conscience de sa maison. Que
se passera-t-il alors? Le monde, nous l'avons vu, a
des règles toutes posées en pareil
cas : décidé à souffrir le
moins possible, il prend par le plus court ; le
lien est brisé, on ne se connaît plus,
chacun va de son côté. Ce n'est pas
tout, le monde écrase la pauvre femme
tombée ; quels que soient les pièges
qui lui aient été tendus, quels que
soient les exemples qui lui aient été
donnés, sans tenir compte peut-être ni
de l'inconduite de son mari, ni de
l'atmosphère corrompue où on l'a
placée, ni des maximes qu'on a
répétées à ses
oreilles, ni de son inexpérience, ni de son
repentir, froidement, cruellement, on la condamne.
Il faut voir de quel air les honnêtes femmes
la regardent! Celles qui daigneraient la saluer
encore, qui se hasarderaient à lui rendre
visite, feraient preuve d'un courage ou
plutôt d'une imprudence que
l'austérité du monde serait fort loin
d'approuver.
Au sein d'une famille chrétienne,
les choses ne se passeront pas ainsi. La
séparation est un droit (1);
mais elle
n'est point un devoir, que je sache. à
l'aspect de cette faute horrible, notre
première pensée sera-t-elle de
condamner? Si l'on condamnait tous les coupables,
que deviendrions-nous, nous les justes? - Nous les
justes, que sommes-nous en réalité ?
Alors l'humiliation nous saisit, et une
pitié incomparable s'empare de notre coeur,
et nous sentons que nous n'avons pas fait ce que
nous aurions dû faire, que nous ne l'avons
pas gardée, que nous ne l'avons pas
aimée comme il l'eût fallu. Nous avons
des torts à réparer, et nous les
réparerons. « L'amour est plus fort que
la mort; » il sera plus fort que le
péché. À force d'aimer nous
relèverons. Et ce ne sera pas un
relèvement partiel, marchandé, ce
sera le pardon entier, tel que Dieu nous l'accorde.
Je vous assure que la vraie famille est
bien grande en face de telles catastrophes. Elle a
en elle une puissance de tendresse, de
charité, de compassion et, je redis le mot,
de relèvement. Elle ne relève pas
seulement celle qui avait failli, elle se
relève tout entière; elle
répond à une chute par un
progrès. L'union qu'elle refait n'est pas
une union à moitié brisée,
blessée, traînant l'aile; elle est
sainte et heureuse, elle n'a point
d'arrière-pensée ; « oubliant
les choses qui sont derrière, elle va 'vers
celles qui sont devant, » selon le
précepte de l'apôtre.
Ainsi elle avance. Sa douleur a
été infinie, elle a pleuré des
larmes de sang ; puis celte douleur-là,
à l'exemple des autres, s'est
transfigurée au contact de la tendresse et
de la foi.
J'ai pris le cas extrême, il est
aussi rare qu'il est extrême ; mais ce qui
n'est point rare, hélas, ce qui est pour
beaucoup de familles un pain quotidien et bien
amer, c'est de voir un fils entraîné
vers le mal.
Nous l'avons averti, nous l'avons
chéri, nous l'avons ramené, et il
retombe toujours; de détestables amis ont
plus d'influence que nous ; il veut faire comme
les jeunes gens de
son
âge ; il nous fuit; quand nous le revoyons,
il est gêné avec nous ; cette
atmosphère du foyer l'étouffe, ces
habitudes de piété lui sont à
charge, cette tendresse même le fatigue; son
coeur est sec, il nous devient
étranger.
Quelle affliction, grand Dieu! C'est un
rongement de toutes les heures; mais c'est aussi
une prière de toutes les minutes. Oui, la
prière continuelle a été
trouvée par ces parents-là. Ne
craignez rien, ils ne perdront pas courage, ils ne
se lasseront ni d'aimer, ni de blâmer, ni de
pardonner, ni d'espérer. Ils ne prendront
pas leur parti, ils ne feindront pas d'ignorer ;
ils seront vrais et fidèles, s'occupant de
l'âme, pensant à
l'éternité, s'oubliant
eux-mêmes.
Et la voilà de nouveau à
l'oeuvre, la puissance de relèvement.
Voilà une famille accomplissant sa mission
la plus sublime. On comprend, à la voir, que
l'horreur du mal y a redoublé, que chacun y
est rentré en soi et a pris à partie
sa propre corruption, que des compassions
indicibles sont en jeu. Le malheureux
résistera-t-il à tant
d'amour?
Il résiste parfois ;
l'épreuve se prolonge et s'aggrave. Il va jusqu'au
bout
du chemin où il est entré. Il arrive
au ruisseau, à la fange.
Je ne veux pas décrire. Que ceux
qui l'osent, lisent la lettre de Musset à
Lamartine:
Ce ne sont pas des chants, ce ne sont que des larmes,
Et je ne te dirai que ce que Dieu m'a dit.
Qu'ils contemplent les plaisirs ignobles
De cet immense égout qu'on appelle Paris.
Jamais on n'en parla avec tant d'amertume, jamais on ne jeta sur ces infamies un tel manteau de poésie indignée
Sur le pavé noirci les blafardes lanternes
Versaient un jour douteux plus triste que la nuit,
Et, suivant au hasard ces feux vagues et ternes,
L'homme passait, dans l'ombre, allant où va le bruit.
Le voyez-vous passer dans cette ombre, votre
pauvre enfant! Il va où va le bruit; mais il
ne va pas seul, sa mère agenouillée
le suit en frissonnant; elle ne le quitte pas, elle
ne le lâche pas, il faut qu'elle le sauve, il
sera sauvé.
Vous rappelez-vous (les poètes,
je ne sais pourquoi, se lèvent ici l'un
après l'autre dans mon souvenir) vous
rappelez-vous ce chapitre des Misérables :
« Un homme à la mer? » Les
familles, elles, ressaisissent ceux des leurs qui
tombent ainsi ; il ne se peut pas qu'elles ne les
ressaisissent; elles cherchent, elles attendent,
elles plongent, elles ne se lassent ni ne
désespèrent.
Ailleurs on fait autrement. Un homme
à la mer ! Eh bien, quoi ? C'est un accident
inévitable. Cela est arrivé hier,
cela arrivera demain. On ne fait pas de voyage sans
perdre quelqu'un. Et, après un examen
sommaire, le voyage continue ; et pendant ce temps
l'homme est là, se débattant, usant
ses dernières forces; l'océan est
serein, la brise est douce, le soleil met tout en
fête, l'homme enfonce. Ses cris se sont
perdus, le navire disparaît à
l'horizon, l'homme enfonce. Un dernier effort, un
dernier cri, un dernier regard à
l'immensité déserte, l'homme enfonce
; son agonie fait à peine une ride à
la surface des eaux, il a disparu dans
l'abîme.
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