Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE DEUXIÈME

LES AFFLICTIONS

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Maintenant entrons dans le vif; au lieu de considérer la douleur en général, considérons les douleurs en particulier.
Je vais tout droit à l'une des plus fréquentes et des plus poignantes: la maladie d'un être aimé. De quels soins il sera environné jour et nuit ! Comme il se sentira chéri, gardé, porté pour ainsi dire au travers des longues journées de souffrance ! Comme on lui parlera de Dieu 1 Comme on priera près de lui ! Comme les regards diront ce que n'ose dire la bouche !
Comme on soutiendra les premiers pas de sa convalescence ! Quels bonheurs au milieu de cette douleur !

Tournons à présent nos regards vers un autre malade. Celui-ci a été mis à l'hôpital. Je veux qu'il y soit aussi bien soigné que possible, je veux même que ses parents, car il en a, viennent l'y visiter de temps en temps; je veux que les consolations de l'Évangile lui soient fidèlement apportées. Il est aussi bien que chez lui, mieux que chez lui, le lit est plus doux, le linge est plus fin, le médecin vient plus souvent, les aliments sont mieux appropriés à son état; et cependant que se passe-t-il en lui? Si vous le lui demandiez, bien bas, peut-être vous le dirait-il.
Des visages aimés ne sont plus près de lui, le foyer accoutumé ne le réjouit plus, la banalité écrasante des agglomérations qui ne sont pas la famille pèse sur son âme.
Transportons-nous ailleurs encore. C'est à l'auberge que nous sommes. Le malade est un de ces hommes volontairement isolés qui courent le monde, qui ne tiennent plus à personne, qui pour, être libres ont rompu tous leurs liens. Et tenez, cela est décrit d'une façon admirable par M. Octave Feuillet dans son Village. Relisez la dernière scène ; il raconte lui-même, l'isolé volontaire, ce qui lui est arrivé un jour. - La maladie l'a surpris, errant au travers de l'Europe, à la poursuite de douteux plaisirs. Elle l'a surpris, cela devait être, à l'hôtellerie. Le voilà couché dans ce lit inconnu, dans cette chambre qui ne lui dit rien, livré aux soins distraits d'une garde. Et les souvenirs, les remords accourent en foule : il revoit la maison paternelle, le nid si doux, les meubles aimés, les traces partout visibles de la vie du foyer, les tendresses auxquelles il a échappé, celles qu'il aurait trouvées sur sa route si sa route n'avait pas été celle des blasés de ce monde ; une tristesse incomparable monte à son coeur.
On dirait, à voir l'empressement avec lequel nous remplaçons la famille auprès des malades, que la maladie et la famille n'aient rien à se dire. Nous supprimons tout simplement l'occasion la plus précieuse de nous connaître, de nous aimer, de nous entraider, d'avancer ensemble sur le bon chemin.
La famille n'est pas faite pour le beau temps seulement; elle est faite pour les mauvais jours. Alors se déploie sa bienfaisante puissance. Alors arrivent et les expériences qui humilient et celles qui affermissent. Alors les affections passent au creuset. Alors se poursuit l'apprentissage du renoncement. Alors on se serre mieux les uns contre les autres, on se tient plus près de son Dieu. La famille serait bien pauvre, si vous lui ôtiez ce qu'apporte la maladie : les leçons, les progrès, les reconnaissances, les prières, les bonheurs, oui, les bonheurs.
Et si la maladie amène la mort ! La voici la douleur incomparable. Eh bien, elle aussi, comme la maladie, elle se transfigure au sein de la famille chrétienne.
Le jour de la mort, c'est le grand jour de la famille. Jamais elle n'a été plus nécessaire. Voyez-la, elle accomplit sa fonction; brisée, elle recueille ses forces ; ce qui lui manque, elle saura le donner; vous diriez un de ces soldats blessés qui se relèvent au champ d'honneur pour livrer un dernier combat,
Elle est à son poste, au poste que Dieu lui a assigné et en vue duquel il l'a faite. Que de déchirement dans ses adieux! et quelle assurance du revoir! Que cette union qui semble se rompre est sûre de survivre ! C'est l'heure où notre regard qui s'éteint a besoin de se fixer sur d'infaillibles promesses. Qui nous les dira si ce n'est la famille? Qui nous aidera mieux à déloger? Qui nous montrera mieux le ciel? Qui nous rappellera mieux les assurances de pardon et de vie? Il faut une vie alors; la voilà.
Et la vie de ceux qui meurent fait la vie de ceux qui restent. Ils restent, et avec eux restent aussi des devoirs à accomplir, une oeuvre à poursuivre; avec eux reste l'ineffaçable souvenir des heures solennelles et amères goûtées sous la main de Dieu, À ces heures-là on entrevoit certaines choses qui ne s'effacent plus, on recueille des certitudes que rien n'ébranle, on se donne des rendez-vous auxquels il est impossible de manquer.
Vous le voyez, la douleur subsiste, mais elle a été transformée, même la douleur des pères et des mères, même la douleur des femmes et des maris, même ces douleurs exceptionnelles, compliquées, persévérantes, dont les coups redoublés ne laissent point de relâche, celles qu'on n'ose sonder, celles auxquelles on n'ose rien dire. Devant elles on met la main sur sa bouche; cela n'empêche pas de prier.

Je ne l'ai pas caché, ces douleurs que la famille soulage, elle a commencé par les créer. Sans elle nous souffririons bien moins. Nous souffririons autrement, nous pleurerions autrement; c'est à nous de voir ce qui vaut le mieux, de quel côté l'on trouve ce qui élève l'âme, agrandit la vie et fonde le vrai bonheur.
Prenons des afflictions d'une nature différente. - La pauvreté est entrée chez moi. S'il ne s'agit que de moi seul, je pourrai accueillir -%ans trop de terreur cet hôte farouche ; si j'ai une famille', je frissonne de la tête aux pieds. Mes privations, à la bonne heure mais celles de ma femme, de mes petits enfants !
La famille chrétienne fait alors ses miracles ; les liens se resserrent; la douceur de se sentir aimé se mêle aux angoisses ; le travail et l'économie amènent des jours meilleurs, Dieu n'a pas été invoqué en vain, Enfin il y a toujours pour de telles familles, en cas de malheur exceptionnel, une assistance toute prête qu'apporte sans bruit la charité.

La vue de l'injustice est aussi une grande douleur. Qui n'a répété à certains moments les paroles de l'Ecclésiaste ?
« Puis je me suis mis à regarder toutes les injustices qui se font sous le soleil. Et voici les larmes de ceux à qui l'on fait tort, et qui n'ont point de consolation. C'est pourquoi j'estime plus les morts qui sont déjà morts que les vivants qui sont encore vivants. Même j'estime celui qui n'a pas encore été plus heureux que les uns et les autres, car il n'a pas vu les mauvaises actions qui se font sous le soleil. »
Cela est vrai, on prendrait en horreur la vie lorsque certaines iniquités triomphent et lorsque les lâches applaudissent. Alors un dégoût des hommes nous saisit, et une lassitude du combat et presque une lassitude des principes. Il se remue en nous des pensées amères qui ont besoin de sortir.
Mais la famille est là. Oh, que cela fait de bien dire ce qu'on pense, tout ce qu'on pense, et peut-être au delà! Que cela fait de bien, échapper aux froissements et aux platitudes, retrouver les sympathies fidèles, s'adresser à qui comprendra, à qui a compris, à qui a senti comme nous, avec nous ! Encore une douleur qui se transforme en touchant à la famille.
Mais à quoi bon passer en revue toutes les douleurs? Bornons-nous, pour finir, à interroger les plus poignantes de toutes, celles qui naissent du péché, lorsqu'il fait des victimes dans la famille.

Je prends le cas extrême, celui qui s'imposait à notre pensée lorsque nous nous occupions du pardon, celui qui se présente forcément encore au chapitre des douleurs. Je vais me répéter ! Et pourquoi pas? La suprême douleur et le suprême pardon se rencontrant au sein de la famille chrétienne, c'est un spectacle qu'il vaut bien la peine de contempler deux fois.
Elle est donc tombée, celle qui devait être le centre aimable, l'honneur, la vie même et la conscience de sa maison. Que se passera-t-il alors? Le monde, nous l'avons vu, a des règles toutes posées en pareil cas : décidé à souffrir le moins possible, il prend par le plus court ; le lien est brisé, on ne se connaît plus, chacun va de son côté. Ce n'est pas tout, le monde écrase la pauvre femme tombée ; quels que soient les pièges qui lui aient été tendus, quels que soient les exemples qui lui aient été donnés, sans tenir compte peut-être ni de l'inconduite de son mari, ni de l'atmosphère corrompue où on l'a placée, ni des maximes qu'on a répétées à ses oreilles, ni de son inexpérience, ni de son repentir, froidement, cruellement, on la condamne. Il faut voir de quel air les honnêtes femmes la regardent! Celles qui daigneraient la saluer encore, qui se hasarderaient à lui rendre visite, feraient preuve d'un courage ou plutôt d'une imprudence que l'austérité du monde serait fort loin d'approuver.
Au sein d'une famille chrétienne, les choses ne se passeront pas ainsi. La séparation est un droit (1); mais elle n'est point un devoir, que je sache. à l'aspect de cette faute horrible, notre première pensée sera-t-elle de condamner? Si l'on condamnait tous les coupables, que deviendrions-nous, nous les justes? - Nous les justes, que sommes-nous en réalité ? Alors l'humiliation nous saisit, et une pitié incomparable s'empare de notre coeur, et nous sentons que nous n'avons pas fait ce que nous aurions dû faire, que nous ne l'avons pas gardée, que nous ne l'avons pas aimée comme il l'eût fallu. Nous avons des torts à réparer, et nous les réparerons. « L'amour est plus fort que la mort; » il sera plus fort que le péché. À force d'aimer nous relèverons. Et ce ne sera pas un relèvement partiel, marchandé, ce sera le pardon entier, tel que Dieu nous l'accorde.

Je vous assure que la vraie famille est bien grande en face de telles catastrophes. Elle a en elle une puissance de tendresse, de charité, de compassion et, je redis le mot, de relèvement. Elle ne relève pas seulement celle qui avait failli, elle se relève tout entière; elle répond à une chute par un progrès. L'union qu'elle refait n'est pas une union à moitié brisée, blessée, traînant l'aile; elle est sainte et heureuse, elle n'a point d'arrière-pensée ; « oubliant les choses qui sont derrière, elle va 'vers celles qui sont devant, » selon le précepte de l'apôtre.
Ainsi elle avance. Sa douleur a été infinie, elle a pleuré des larmes de sang ; puis celte douleur-là, à l'exemple des autres, s'est transfigurée au contact de la tendresse et de la foi.

J'ai pris le cas extrême, il est aussi rare qu'il est extrême ; mais ce qui n'est point rare, hélas, ce qui est pour beaucoup de familles un pain quotidien et bien amer, c'est de voir un fils entraîné vers le mal.
Nous l'avons averti, nous l'avons chéri, nous l'avons ramené, et il retombe toujours; de détestables amis ont plus d'influence que nous ; il veut faire comme les jeunes gens de son âge ; il nous fuit; quand nous le revoyons, il est gêné avec nous ; cette atmosphère du foyer l'étouffe, ces habitudes de piété lui sont à charge, cette tendresse même le fatigue; son coeur est sec, il nous devient étranger.
Quelle affliction, grand Dieu! C'est un rongement de toutes les heures; mais c'est aussi une prière de toutes les minutes. Oui, la prière continuelle a été trouvée par ces parents-là. Ne craignez rien, ils ne perdront pas courage, ils ne se lasseront ni d'aimer, ni de blâmer, ni de pardonner, ni d'espérer. Ils ne prendront pas leur parti, ils ne feindront pas d'ignorer ; ils seront vrais et fidèles, s'occupant de l'âme, pensant à l'éternité, s'oubliant eux-mêmes.

Et la voilà de nouveau à l'oeuvre, la puissance de relèvement. Voilà une famille accomplissant sa mission la plus sublime. On comprend, à la voir, que l'horreur du mal y a redoublé, que chacun y est rentré en soi et a pris à partie sa propre corruption, que des compassions indicibles sont en jeu. Le malheureux résistera-t-il à tant d'amour?
Il résiste parfois ; l'épreuve se prolonge et s'aggrave. Il va jusqu'au bout du chemin où il est entré. Il arrive au ruisseau, à la fange.
Je ne veux pas décrire. Que ceux qui l'osent, lisent la lettre de Musset à Lamartine:

Ce ne sont pas des chants, ce ne sont que des larmes,
Et je ne te dirai que ce que Dieu m'a dit.
Qu'ils contemplent les plaisirs ignobles
De cet immense égout qu'on appelle Paris.


Jamais on n'en parla avec tant d'amertume, jamais on ne jeta sur ces infamies un tel manteau de poésie indignée

Sur le pavé noirci les blafardes lanternes
Versaient un jour douteux plus triste que la nuit,
Et, suivant au hasard ces feux vagues et ternes,
L'homme passait, dans l'ombre, allant où va le bruit.


Le voyez-vous passer dans cette ombre, votre pauvre enfant! Il va où va le bruit; mais il ne va pas seul, sa mère agenouillée le suit en frissonnant; elle ne le quitte pas, elle ne le lâche pas, il faut qu'elle le sauve, il sera sauvé.

Vous rappelez-vous (les poètes, je ne sais pourquoi, se lèvent ici l'un après l'autre dans mon souvenir) vous rappelez-vous ce chapitre des Misérables : « Un homme à la mer? » Les familles, elles, ressaisissent ceux des leurs qui tombent ainsi ; il ne se peut pas qu'elles ne les ressaisissent; elles cherchent, elles attendent, elles plongent, elles ne se lassent ni ne désespèrent.

Ailleurs on fait autrement. Un homme à la mer ! Eh bien, quoi ? C'est un accident inévitable. Cela est arrivé hier, cela arrivera demain. On ne fait pas de voyage sans perdre quelqu'un. Et, après un examen sommaire, le voyage continue ; et pendant ce temps l'homme est là, se débattant, usant ses dernières forces; l'océan est serein, la brise est douce, le soleil met tout en fête, l'homme enfonce. Ses cris se sont perdus, le navire disparaît à l'horizon, l'homme enfonce. Un dernier effort, un dernier cri, un dernier regard à l'immensité déserte, l'homme enfonce ; son agonie fait à peine une ride à la surface des eaux, il a disparu dans l'abîme.

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1 Je dis la séparation, je ne dis pas le divorce. La répudiation qu'autorise Jésus-Christ en cas d'adultère est la séparation pure et simple car elle exclut les secondes noces (Tout homme qui épouse une répudiée commet adultère, Math., V, 32), J'aime la réforme, mais je n'aime pas ses fautes; l'introduction du divorce est la plus grave qu'elle ait commise. 
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