Nous voici en face de la douleur. Nous avons vu ce que la famille
fait des joies, il nous reste à voir ce qu'elle fait des afflictions.
Eh bien, en premier lieu, elle les ressent, et ne songe pas à les
nier. Non contente de les ressentir, elle les augmente : bien des
douleurs n'existent que par elle, bien d'autres ne deviennent
poignantes que par elle. Mais aussi elle les transforme: avec quelle
puissance merveilleuse! Elle nous apprend à pleurer avec espérance. On
voit bien que le Dieu qui nous a donné la famille
est celui qui a formé notre coeur. Il connaît nos blessures et il a
proportionné d'avance les secours aux besoins.
Trois grands faits signalent donc cette rencontre
solennelle de la famille et de la douleur : la douleur est ressentie,
elle est accrue, elle est consolée.
Elle est ressentie. La vraie famille, vous pouvez m'en
croire, n'est ni stoïque, ni ascétique. Ce n'est pas elle qui a
inventé la hautaine doctrine de l'insensibilité ; ce n'est pas elle
non plus qui a inventé le culte de la douleur. Que d'autres la
glorifient; elle, brisée et navrée, elle ne comprend rien à de si
sublimes raffinements; ses larmes coulent, ses sanglots éclatent; elle
sait bien, elle, que la douleur est la douleur; que si Dieu renvoie,
c'est afin que nous la sentions; que s'il n'afflige pas volontiers, il
afflige cependant pour affliger. Il me semble que je l'entends. qui
murmure avec tremblement la parole de Jérémie : « Je n'ai point désiré
le jour de l'extrême affliction, tu le sais. »
Les fruits de l'épreuve, elle les connaît, elle les
devine. Elle comprend, avec Jacques, qu'il y a là un sujet de joie, «
parce que l'épreuve produit la patience. » Quand le Seigneur s'écrie :
« Heureux ceux qui pleurent ! » elle attend la fin de sa phrase : «
car ils seront consolés. »
Mais la douleur glorifiée comme douleur, mais la douleur
voulue, cherchée, aimée en elle-même, elle ne connaît pas cela.
Heureuse d'imiter son Maître, qui acceptait les souffrances, les
opprobres, et ne les exaltait pas, peu désireuse de s'élever au-dessus
des apôtres, qui ne souhaitaient ni la maladie ni la prison, elle
avance dans la vie simple et vraie, elle avance malgré les cailloux et
les épines; elle n'adore pas les cailloux et les épines de son chemin.
Elle ressent donc la douleur. Ajoutons maintenant qu'elle
l'accroît; si vous cherchez les lieux de la terre où il se verse le
plus de larmes, allez vers les familles, vers les bonnes, vers les
tendres, vers les pieuses. Elles se tiennent là les Rachels qui
refusent d'être consolées, et que Dieu consolera
sans sécher leurs pleurs.
Privés de la famille nous ne souffririons pas tant. Aimer
c'est souffrir; dès que nous aimons, les places vulnérables se
multiplient chez nous. L'homme isolé est un Achille qu'on ne peut
blesser qu'au talon; l'homme de famille n'a pas été plongé dans les
eaux du Léthé. Ces eaux fatales, ces eaux de l'oubli, ont conservé
toute leur vertu; ils vont à elles ceux qui craignent les blessures.
Nous, gens de famille, nous aimons mieux souffrir qu'oublier.
Nous souffrons par la famille, nous souffrons par tout ce
qu'il y a de noble en nous. Tout ce qui fait jouir fait souffrir. Nous
souffrons par nos tendresses; nous souffrons par nos convictions; nous
souffrons par nos luttes humiliantes contre le péché; nous souffrons
par le coeur, par la conscience, par la pensée.
Oui, par la pensée. Pour ne plus souffrir, il ne
suffirait pas d'être égoïste et de n'aimer personne, d'être sceptique
et de ne s'intéresser à rien, il faudrait encore ne pas penser. Le
crétin, je le dis sans ironie, est le seul être
qui, approchant de l'insensibilité, approche de la perfection.
Voyez-le, l'innocent, il ouvre son âme à quelques sensations
indistinctes qui ne semblent pas dépourvues de douceur; on petit
mourir auprès de lui, il ne s'en apercevra pas; l'injustice peut se
donner carrière, il n'en saura rien ; les révolutions peuvent
s'accomplir, il continuera à sourire; que le monde s'écroule, il
demeurera impassible : voilà l'homme heureux!
La famille ne serait pas la chose grande et excellente
qu'elle est, si elle ne nous apportait pas son contingent de douleurs.
Et elle l'apporte : elle nous apporte des devoirs que nous n'aurions
pas connus sans elle, des combats intérieurs que nous n'aurions pas
soutenus, des angoisses auxquelles nous aurions échappé. Par elle, nos
tentations augmentent et nos privations aussi, car Il faut, nous
l'avons vu, sacrifier nos goûts, nos plans, nos idées, il faut
supporter, il faut nous renoncer. Rancé disait : « La Trappe vaut
mieux. » Il avait raison.
Si nous avons mis en commun des forces, nous avons mis en
commun des afflictions. Nous pourrions répéter le
mot de l'Apôtre : « Qui est blessé que je ne sois atteint? » Ces
malades sont nos malades, nous souffrons ; ces morts sont nos morts,
nous pleurons, ces chutes sont nos chutes, nous nous prosternons dans
la poudre. Nous crions à Dieu pour ces âmes hésitantes, troublées,
entraînées au mal; nous crions pour elles, pour nous : c'est un train
de guerre.
Eh bien, c'est la vie, cela, la vie telle que Dieu l'a
faite, la vie à l'air libre, agitée, mais saine. C'est au milieu de
ces crises qu'on s'humilie, qu'on rentre en soi-même et qu'on grandit.
C'est au travers de ces épreuves que les affections s'affermissent et
s'épurent. C'est sous le poids de ces douleurs communes qu'on apprend
à prier.
Les douleurs que donne la famille sont une de ses
bénédictions. En elle et par elle nous rencontrons sous nos pas les
difficultés, les frottements, les leçons dont nous avons besoin. Il y
a là des gènes qui nous font cabrer; il y a des responsabilités qui
nous courbent jusqu'à terre; il y a des détresses qui nous forcent à
regarder vers le ciel.
Et nous regardons vers le ciel; et alors s'achève
l'oeuvre de la famille en face de la douleur : elle l'a ressentie,
elle l'a accrue; elle va la consoler.
Que deviendrions-nous si elle ne faisait pas cela?
L'affliction se joindrait à l'affliction et l'angoisse à l'angoisse,
et nous serions écrasés. Avez-vous vu les arbres chargés de givre?
Chaque, jour la brume glacée suspend à leurs branches de nouveaux
cristaux, chaque matin les branches fléchissent plus bas ; si le
soleil ne vient, elles se briseront sous leur charge. Et nous, pauvres
coeurs navrés, ne nous briserions-nous pas, si le soleil ne brillait
enfin sur nos misères?
Arrière les fausses consolations! mais laissez-nous les
vraies. Il est des consolations qui ne consolent pas et que je déteste
; il est d'autres consolations qui consolent en desséchant le coeur et
que je déteste encore plus. Est-ce tout? N'en est-il pas qui consolent
sans dessécher le coeur, je dis plus, sans tarir les larmes ?
Ah, les consolations, qui ne consolent pas, les affligés
s'y heurtent sans cesse. - Il est mort, que voulez-vous? Nous sommes
tous mortels ; et puis, il était si âgé ! Ou bien, il souffrait tant!
D'ailleurs, Dieu est le plus fort, nous ne saurions lutter!
Il faudrait relire Job. Avant d'avoir entendu les
consolateurs, il courbait la tête et adorait encore en gémissant;
après les consolateurs, il ne se possède plus. Les procédés ont peu
varié depuis Bildad et Éliphaz. On se borne à nous montrer devant nous
la justice divine qui frappe, et l'on nous convie à la force d'âme, à
la paix, à l'allégresse même : si nous aimions Dieu, nous ne
pleurerions pas; si le Créateur avait sa place chez nous, nous serions
plus détachés des créatures !
Ces consolations ne consolent pas, mais celles qui
consolent pour notre honte et notre malheur, qu'en dirai-je? Nos
chères, nos précieuses douleurs, quel souffle abominable de légèreté
et d'oubli est venu nous les enlever? Ceci est une des humiliations de
notre nature. Entre un coeur trop tôt consolé et un coeur qui se
refuse à toute consolation, je suis tenté, moi, de préférer le second;
sérieux dans la douleur, il le sera un jour dans la foi ; quand
l'Évangile y sera entré, il y fera son oeuvre
magnifique, transformant tout, ne retranchant rien.
Loin de supprimer les douleurs, les vraies familles ne se
reconnaissent à aucun signe peut-être mieux qu'à celui-ci : les
douleurs y durent. On parle de ses morts bien-aimés; si la résignation
chrétienne est là, cette soumission héroïque à la volonté de Dieu, le
deuil chrétien est là aussi. Ce n'est pas là qu'on sera surpris et
presque scandalisé (je l'ai vu), lorsqu'une douleur extrême dépasse la
mesure des semaines ou des mois qu'on lui avait assignés.
Hélas, on devrait se scandaliser bien plutôt à la
rencontre des douleurs vite consolées. Il n'y a pas de plus beau
triomphe de notre égoïsme; il trouve commode de s'abriter derrière la
piété pour se dépouiller de ce qui lui coûte.
Les familles capables de douleur sont les familles
capables de joie. Les âmes capables de douleur sont les âmes naïves et
profondes, en qui les sentiments naturels n'ont pas été altérés. Que
leur détresse morale s'exprime vivement ou qu'elle ait une attitude
paisible et même sereine, il n'importe; avec elles, il fait bon
vivre; avec elles, la vie ne s'amoindrit pas et le coeur ne court pas
risque de se racornir. Souffre-t-on quelquefois de leurs émotions,
avant tout on jouit de leur ferme et vaillant appui. Puisez et puisez
encore dans ces âmes, vous y trouverez des affections, des bontés, des
divinations, des délicatesses exquises; puisez, et elle demeurera
vraie la parole du poète :
Le meilleur reste au fond du vase.
Demandez-leur, à ces gens-là, ce que valent les consolations de la
famille chrétienne. Ou plutôt, regardez-les, ces consolés en larmes;
ils tiennent la main d'un Sauveur qui a pleuré, ils ont rencontré des
sympathies divines et un divin secours. Leurs bien-aimés les
entourent, ensemble ils contemplent de loin la grande maison
paternelle qui se remplit là-haut et où ils savent que des places leur
sont réservées.
La famille sur la terre, c'est la famille en marche vers
le ciel. De la caravane qui traverse le désert, une partie
est arrivée déjà, l'autre avance; on ne s'est pas perdus de vue, on ne
s'est pas quittés.
Chamfort (je crois que c'est lui) a prononcé un mot qui
nous fait sentir, par le contraste, le prix des consolations que Dieu
nous offre. « Ici-bas, disait-il, le coeur se bronze ou se brise. »
Deux malheurs effroyables, le premier surtout. Et qu'il est fréquent.
Que de coeurs bronzés faute d'une famille! La douleur,
quand elle n'attendrit pas, endurcit.
Les meilleurs, au lien de se bronzer, se brisent. Que
voulez-vous ? Nul ne parvient à faire longtemps ce cruel métier : se
renfermer, ne rien dire, garder pour soi sa désolation, pleurer en
dedans. Et voilà pourquoi la famille nous est donnée; là chacun nous
aime, chacun nous comprend; là nos pauvres coeurs peuvent se
dégonfler; là tous nous consolent, même sans paroles; tous nous
apportent quelque chose, jusqu'au petit enfant qui a appris à joindre
les mains.
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