Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !
CINQUIÈME PARTIE
DOULEURS DE LA FAMILLE

 CHAPITRE PREMIER

L A DOULEUR ET LA FAMILLE

 

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Nous voici en face de la douleur. Nous avons vu ce que la famille fait des joies, il nous reste à voir ce qu'elle fait des afflictions. Eh bien, en premier lieu, elle les ressent, et ne songe pas à les nier. Non contente de les ressentir, elle les augmente : bien des douleurs n'existent que par elle, bien d'autres ne deviennent poignantes que par elle. Mais aussi elle les transforme: avec quelle puissance merveilleuse! Elle nous apprend à pleurer avec espérance. On voit bien que le Dieu qui nous a donné la famille est celui qui a formé notre coeur. Il connaît nos blessures et il a proportionné d'avance les secours aux besoins.
Trois grands faits signalent donc cette rencontre solennelle de la famille et de la douleur : la douleur est ressentie, elle est accrue, elle est consolée.

Elle est ressentie. La vraie famille, vous pouvez m'en croire, n'est ni stoïque, ni ascétique. Ce n'est pas elle qui a inventé la hautaine doctrine de l'insensibilité ; ce n'est pas elle non plus qui a inventé le culte de la douleur. Que d'autres la glorifient; elle, brisée et navrée, elle ne comprend rien à de si sublimes raffinements; ses larmes coulent, ses sanglots éclatent; elle sait bien, elle, que la douleur est la douleur; que si Dieu renvoie, c'est afin que nous la sentions; que s'il n'afflige pas volontiers, il afflige cependant pour affliger. Il me semble que je l'entends. qui murmure avec tremblement la parole de Jérémie : « Je n'ai point désiré le jour de l'extrême affliction, tu le sais. »

Les fruits de l'épreuve, elle les connaît, elle les devine. Elle comprend, avec Jacques, qu'il y a là un sujet de joie, « parce que l'épreuve produit la patience. » Quand le Seigneur s'écrie : « Heureux ceux qui pleurent ! » elle attend la fin de sa phrase : « car ils seront consolés. »
Mais la douleur glorifiée comme douleur, mais la douleur voulue, cherchée, aimée en elle-même, elle ne connaît pas cela. Heureuse d'imiter son Maître, qui acceptait les souffrances, les opprobres, et ne les exaltait pas, peu désireuse de s'élever au-dessus des apôtres, qui ne souhaitaient ni la maladie ni la prison, elle avance dans la vie simple et vraie, elle avance malgré les cailloux et les épines; elle n'adore pas les cailloux et les épines de son chemin.
Elle ressent donc la douleur. Ajoutons maintenant qu'elle l'accroît; si vous cherchez les lieux de la terre où il se verse le plus de larmes, allez vers les familles, vers les bonnes, vers les tendres, vers les pieuses. Elles se tiennent là les Rachels qui refusent d'être consolées, et que Dieu consolera sans sécher leurs pleurs.
Privés de la famille nous ne souffririons pas tant. Aimer c'est souffrir; dès que nous aimons, les places vulnérables se multiplient chez nous. L'homme isolé est un Achille qu'on ne peut blesser qu'au talon; l'homme de famille n'a pas été plongé dans les eaux du Léthé. Ces eaux fatales, ces eaux de l'oubli, ont conservé toute leur vertu; ils vont à elles ceux qui craignent les blessures. Nous, gens de famille, nous aimons mieux souffrir qu'oublier.

Nous souffrons par la famille, nous souffrons par tout ce qu'il y a de noble en nous. Tout ce qui fait jouir fait souffrir. Nous souffrons par nos tendresses; nous souffrons par nos convictions; nous souffrons par nos luttes humiliantes contre le péché; nous souffrons par le coeur, par la conscience, par la pensée.
Oui, par la pensée. Pour ne plus souffrir, il ne suffirait pas d'être égoïste et de n'aimer personne, d'être sceptique et de ne s'intéresser à rien, il faudrait encore ne pas penser. Le crétin, je le dis sans ironie, est le seul être qui, approchant de l'insensibilité, approche de la perfection. Voyez-le, l'innocent, il ouvre son âme à quelques sensations indistinctes qui ne semblent pas dépourvues de douceur; on petit mourir auprès de lui, il ne s'en apercevra pas; l'injustice peut se donner carrière, il n'en saura rien ; les révolutions peuvent s'accomplir, il continuera à sourire; que le monde s'écroule, il demeurera impassible : voilà l'homme heureux!
La famille ne serait pas la chose grande et excellente qu'elle est, si elle ne nous apportait pas son contingent de douleurs. Et elle l'apporte : elle nous apporte des devoirs que nous n'aurions pas connus sans elle, des combats intérieurs que nous n'aurions pas soutenus, des angoisses auxquelles nous aurions échappé. Par elle, nos tentations augmentent et nos privations aussi, car Il faut, nous l'avons vu, sacrifier nos goûts, nos plans, nos idées, il faut supporter, il faut nous renoncer. Rancé disait : « La Trappe vaut mieux. » Il avait raison.
Si nous avons mis en commun des forces, nous avons mis en commun des afflictions. Nous pourrions répéter le mot de l'Apôtre : « Qui est blessé que je ne sois atteint? » Ces malades sont nos malades, nous souffrons ; ces morts sont nos morts, nous pleurons, ces chutes sont nos chutes, nous nous prosternons dans la poudre. Nous crions à Dieu pour ces âmes hésitantes, troublées, entraînées au mal; nous crions pour elles, pour nous : c'est un train de guerre.

Eh bien, c'est la vie, cela, la vie telle que Dieu l'a faite, la vie à l'air libre, agitée, mais saine. C'est au milieu de ces crises qu'on s'humilie, qu'on rentre en soi-même et qu'on grandit. C'est au travers de ces épreuves que les affections s'affermissent et s'épurent. C'est sous le poids de ces douleurs communes qu'on apprend à prier.

Les douleurs que donne la famille sont une de ses bénédictions. En elle et par elle nous rencontrons sous nos pas les difficultés, les frottements, les leçons dont nous avons besoin. Il y a là des gènes qui nous font cabrer; il y a des responsabilités qui nous courbent jusqu'à terre; il y a des détresses qui nous forcent à regarder vers le ciel.
Et nous regardons vers le ciel; et alors s'achève l'oeuvre de la famille en face de la douleur : elle l'a ressentie, elle l'a accrue; elle va la consoler.

Que deviendrions-nous si elle ne faisait pas cela? L'affliction se joindrait à l'affliction et l'angoisse à l'angoisse, et nous serions écrasés. Avez-vous vu les arbres chargés de givre? Chaque, jour la brume glacée suspend à leurs branches de nouveaux cristaux, chaque matin les branches fléchissent plus bas ; si le soleil ne vient, elles se briseront sous leur charge. Et nous, pauvres coeurs navrés, ne nous briserions-nous pas, si le soleil ne brillait enfin sur nos misères?
Arrière les fausses consolations! mais laissez-nous les vraies. Il est des consolations qui ne consolent pas et que je déteste ; il est d'autres consolations qui consolent en desséchant le coeur et que je déteste encore plus. Est-ce tout? N'en est-il pas qui consolent sans dessécher le coeur, je dis plus, sans tarir les larmes ?

Ah, les consolations, qui ne consolent pas, les affligés s'y heurtent sans cesse. - Il est mort, que voulez-vous? Nous sommes tous mortels ; et puis, il était si âgé ! Ou bien, il souffrait tant! D'ailleurs, Dieu est le plus fort, nous ne saurions lutter!
Il faudrait relire Job. Avant d'avoir entendu les consolateurs, il courbait la tête et adorait encore en gémissant; après les consolateurs, il ne se possède plus. Les procédés ont peu varié depuis Bildad et Éliphaz. On se borne à nous montrer devant nous la justice divine qui frappe, et l'on nous convie à la force d'âme, à la paix, à l'allégresse même : si nous aimions Dieu, nous ne pleurerions pas; si le Créateur avait sa place chez nous, nous serions plus détachés des créatures !
Ces consolations ne consolent pas, mais celles qui consolent pour notre honte et notre malheur, qu'en dirai-je? Nos chères, nos précieuses douleurs, quel souffle abominable de légèreté et d'oubli est venu nous les enlever? Ceci est une des humiliations de notre nature. Entre un coeur trop tôt consolé et un coeur qui se refuse à toute consolation, je suis tenté, moi, de préférer le second; sérieux dans la douleur, il le sera un jour dans la foi ; quand l'Évangile y sera entré, il y fera son oeuvre magnifique, transformant tout, ne retranchant rien.

Loin de supprimer les douleurs, les vraies familles ne se reconnaissent à aucun signe peut-être mieux qu'à celui-ci : les douleurs y durent. On parle de ses morts bien-aimés; si la résignation chrétienne est là, cette soumission héroïque à la volonté de Dieu, le deuil chrétien est là aussi. Ce n'est pas là qu'on sera surpris et presque scandalisé (je l'ai vu), lorsqu'une douleur extrême dépasse la mesure des semaines ou des mois qu'on lui avait assignés.
Hélas, on devrait se scandaliser bien plutôt à la rencontre des douleurs vite consolées. Il n'y a pas de plus beau triomphe de notre égoïsme; il trouve commode de s'abriter derrière la piété pour se dépouiller de ce qui lui coûte.
Les familles capables de douleur sont les familles capables de joie. Les âmes capables de douleur sont les âmes naïves et profondes, en qui les sentiments naturels n'ont pas été altérés. Que leur détresse morale s'exprime vivement ou qu'elle ait une attitude paisible et même sereine, il n'importe; avec elles, il fait bon vivre; avec elles, la vie ne s'amoindrit pas et le coeur ne court pas risque de se racornir. Souffre-t-on quelquefois de leurs émotions, avant tout on jouit de leur ferme et vaillant appui. Puisez et puisez encore dans ces âmes, vous y trouverez des affections, des bontés, des divinations, des délicatesses exquises; puisez, et elle demeurera vraie la parole du poète :

Le meilleur reste au fond du vase.

Demandez-leur, à ces gens-là, ce que valent les consolations de la famille chrétienne. Ou plutôt, regardez-les, ces consolés en larmes; ils tiennent la main d'un Sauveur qui a pleuré, ils ont rencontré des sympathies divines et un divin secours. Leurs bien-aimés les entourent, ensemble ils contemplent de loin la grande maison paternelle qui se remplit là-haut et où ils savent que des places leur sont réservées.
La famille sur la terre, c'est la famille en marche vers le ciel. De la caravane qui traverse le désert, une partie est arrivée déjà, l'autre avance; on ne s'est pas perdus de vue, on ne s'est pas quittés.
Chamfort (je crois que c'est lui) a prononcé un mot qui nous fait sentir, par le contraste, le prix des consolations que Dieu nous offre. « Ici-bas, disait-il, le coeur se bronze ou se brise. » Deux malheurs effroyables, le premier surtout. Et qu'il est fréquent.
Que de coeurs bronzés faute d'une famille! La douleur, quand elle n'attendrit pas, endurcit.

Les meilleurs, au lien de se bronzer, se brisent. Que voulez-vous ? Nul ne parvient à faire longtemps ce cruel métier : se renfermer, ne rien dire, garder pour soi sa désolation, pleurer en dedans. Et voilà pourquoi la famille nous est donnée; là chacun nous aime, chacun nous comprend; là nos pauvres coeurs peuvent se dégonfler; là tous nous consolent, même sans paroles; tous nous apportent quelque chose, jusqu'au petit enfant qui a appris à joindre les mains.

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