Pas plus pour la gaieté dont nous venons
de parler que pour les plaisirs dont nous allons
parler maintenant il n'y a de privilège
attaché à la richesse; je ne me lasse
pas de reproduire cette remarque, le lecteur
comprend pourquoi. On s'indigne parfois à la
pensée qu'une famille qui vit en partie
d'aumônes possède un chien ou un
canari! Quel luxe! Voilà une bouche (ou un
bec) à nourrir ! Ceux qui n'ont pas le
nécessaire devraient-ils s'accorder le
superflu ! - Mais la gaieté, c'est le
nécessaire, surtout chez les pauvres ; mais un
humble
ami,
c'est le nécessaire, surtout chez ceux qui
n'en ont pas beaucoup. Sans ce chien, que
deviendront les enfants ? Sans cette cage où
retentissent des chants joyeux (1),
que
deviendra cette femme qui ne sort guère et
ne voit pas souvent le soleil ?
Tous ont droit au soleil et à la
gaieté. Tous aussi ont droit aux plaisirs;
Dieu y a pourvu. Ceux qui demandent où sont
les plaisirs des pauvres, ont oublié la
famille. Sans elle, cela est vrai, nos ressources
d'amusement sont faibles; avec elle, elles sont
immenses. Je connais des riches qui s'ennuient
royalement; je connais des pauvres qui ne
goûtent jamais un vrai plaisir. Il y a dans
toutes les conditions sociales de ces existences
dignes de pitié, où, sur un fond de
langueur morose, les joies dégradantes
viennent seules faire diversion.
Aucune famille ne peut en être
réduite là, si ce n'est par sa faute.
Les plaisirs simples sont toujours à portée. Je
n'ai pas
l'intention de les passer le moins du monde en
revue; mais qu'il me soit permis d'indiquer une
source abondante où il nous est loisible de
puiser.
La campagne est là, près
de nous, à supposer même que nous
habitions une grande ville. Savons-nous nous
procurer la jouissance indicible d'aller ensemble,
par une belle journée, à travers
champs, respirant l'air pur, faisant notre
provision de paix, de
sérénité, d'impressions
radieuses, de vues splendides?
Il n'est point de campagne qui ne soit
belle par le soleil, il n'en est point qui ne soit
gaie. Rappelez-vous la strophe de Victor Hugo
La joie est, pour l'esprit, une riche ceinture
La joie adoucit tout dans l'immense nature.
Dieu sur la vieille tour pose le nid charmant,
Et la broussaille en fleur, qui luit dans l'herbe épaisse,
Car la ruine même autour de sa tristesse
À besoin de jeunesse et de rayonnement.
Nous aussi, nous avons besoin de rayonnement et
de jeunesse. C'est pour cela qu'il faut aller en
chercher où il y en a, citadins à la
campagne, campagnards encore
à la campagne. On peut l'habiter et n'en pas
jouir, parce qu'on ne sait pas en jouir en famille,
J'aurai l'air d'exagérer si je dis que, pour
en jouir ainsi, pour se promener ensemble, il est
nécessaire de faire acte de
persévérance et de
volonté.
Rien n'est plus certain cependant. Au
moment de partir il se rencontre toujours des
obstacles; l'un est fatigué, l'autre est
occupé, un troisième n'aime pas la
promenade ; on trouve qu'il y a trop de boue sur
les chemins. Eh bien, mettons-y de
l'énergie, nous ne nous en repentirons pas :
quelques promenades suffiront à introduire
dans nos vies cet élément du plaisir,
dont nous ne nous sevrons pas impunément ;
la vue des arbres, des baies, des oiseaux, la
causerie à bâtons rompus en errant par
les sentiers, voilà un remède
souverain contre certaines mélancolies
malsaines.
J'avoue que c'est en campagnard que je
parle de la campagne. Et pourquoi ne
confesserais-je pas ma passion tout entière?
Non-seulement j'aime la vie en plein air, mais je
m'arrange pour faire en plein air mes travaux de
cabinet. Oh, l'étrange cabinet que celui où je me
tiens,
grâce à Dieu, une bonne partie de
l'année ! Installé sous une tonnelle,
changeant de place pour éviter le soleil et
tournant en vérité avec lui, chassant
de la main les mille insectes qui viennent se poser
sur mon papier, suivant de l'oeil ceux qui se
balancent dans un rayon, distrait par les
événements du verger ou du chemin,
par cette voiture de foin qui passe, par ces boeufs
qu'on va atteler et qui mugissent, par ces geais ou
ces pies qui voltigent d'arbre en arbre, je n'en
poursuis pas moins, veuillez le croire,
l'accomplissement consciencieux de ma tâche.
Mes notes sont là, autour de moi, retenues
par le poids des petites pierres que je place sur
chacune d'elles, car le vent souffle parfois un peu
fort, il me tourmente, il y met de la malice, et me
force à courir après les
précieux carrés de papier qu'il
disperse un peu partout. N'importe, on met la main
sur les vagabonds et l'on reprend son ouvrage. Mais
on a aussi ses moments de paresse : j'aurais besoin
de consulter tel volume, ledit volume se trouve
là-haut, à la bibliothèque.
Monterai-Je ? Je suis si bien ici! Et puis ce
volume m'est-il réellement nécessaire
? Allons, je m'en passerai, ma
pensée n'en sera que plus spontanée,
notre siècle abuse des lectures et des
citations.
C'est ainsi que nous faisons toujours,
hélas, la théorie de notre pratique
et que nous inventons des sophismes au profit de
nos vices. Sophisme ou non, il est certain que la
campagne est bonne, et c'est là que je veux
en revenir ; elle fait du bien à
l'âme, elle place l'esprit dans ses vraies
conditions de santé.
Mais il ne s'agit pas de cela en ce
moment; retournons aux plaisirs de la famille. La
campagne, qui lui offre ses plaisirs ordinaires,
lui fournira les extraordinaires aussi. Il en faut
de tels; il faut que la famille ait ça et
là devant elle une de ces
réjouissances exceptionnelles qu'on attend
longtemps à l'avance et dont on se souvient
longtemps après. Quand cela ne se ferait
qu'une ou deux fois en été, cela
suffirait pour illuminer les mois d'hiver.
Laissez-moi supposer que vous avez de
belles montagnes dans votre voisinage. Il s'agit
d'aller là-haut, de se dématiner, de
se fatiguer, de mal dîner sur l'herbe, de
s'imposer vingt privations qui augmentent la joie.
Le beau plaisir vraiment d'avoir ses aises comme
les jours ordinaires!
À quoi donc reconnaîtrait-on qu'on
s'amuse et qu'on a laissé là-bas la
vie civilisée, et qu'on a jeté son
bonnet par-dessus les moulins? Pendant des
semaines, on a médité le grand
projet; on l'a communiqué à de bons
amis; on a craint la pluie, considéré
avec émotion les nuages, consulté le
baromètre; enfin le jour est venu, le temps
est déclaré splendide quoiqu'il y ait
bien dans un coin du ciel quelques nuages noirs que
personne ne voit et qui se chargeront
peut-être de compléter les bonheurs de
l'excursion. Des provisions ont été
mises dans les paniers; on ne les passera en revue
que lorsqu'on aura atteint les chalets; et alors
avec quel enthousiasme on saluera les pommes de
terre, la bouteille de vin, les fruits, les
surprises (car il y en a) qui se produisent au
dernier moment ! On monte, on foule les gazons
élastiques, on respire à pleins
poumons l'air des cimes, on contemple ces aspects
splendides, vus, revus cent fois, et que l'on
compte bien revoir. Se lasse-t-on jamais des vraies
beautés? Enfin, après une
journée qu'on a faite aussi grande que
possible en l'allongeant par les deux bouts, on
rentre chez soi, à la
nuit close, le coeur rempli d'actions de
grâces et d'ineffaçables
souvenirs,
J'ai parlé des montagnes; mais
que les pays de plaine ne perdent pas courage! La
famille y goûtera, si elle veut, les
mêmes plaisirs. Je n'oublierai jamais les
courses que nous faisions, mon frère et moi,
à l'âge de dix ou douze ans, sous la
conduite d'un précepteur plein de
bonté. Ma mère avait veillé
sur la confection des sacs; ils renfermaient du
pain, du saucisson d'Arles, des figues, des olives,
des châtaignes, les fruits de la saison ; nos
gourdes aussi étaient bien remplies. Il
s'agissait d'aller très-loin, de marcher
ferme et de ne revenir que le soir. Et tantôt
nous explorions une colline célèbre
par ses coquilles pétrifiées;
tantôt nous visitions les ruines de
Montmajour; tantôt nous faisions six lieues
pour cueillir une plante que réclamait un
zèle botanique destiné, par malheur,
à s'arrêter dès les premiers
pas; tantôt nous poussions jusqu'au bord des
grands étangs marins et nous voyions
s'enlever devant nous, comme un nuage rosé,
un vol magnifique de flamants. Il nous arrivait
d'assister à des pêches merveilleuses, ou de nous
former
en bataillon carré (à trois) pour
faire face aux chiens de berger qu'intimidait notre
contenance ou qu'adoucissait plutôt notre
libéralité. Hélas, la
provision de pain en était diminuée,
mais nous gardions les figues et les olives,
convaincus que la gent canine en fait peu de
cas.
Le lecteur me pardonne-t-il ces
fréquents retours vers des souvenirs
personnels J'ai promis de ne pas faire mon livre
avec des livres il faut bien que je le fasse avec
mon expérience. Depuis que je suis au monde,
la famille m'est apparue si bonne, si douce, si
fidèle, si ferme, si sérieuse et si
joyeuse, que pour parler d'elle je n'ai besoin que
de regarder en moi; je puise au trésor
inépuisable de ses bienfaits passés
et présents.
Des plaisirs simples qu'elle
goûte, aucun ne s'est effacé de nia
mémoire. Que sont devenues les fêtes
du monde auxquelles j'ai assisté? Je n'en
sais rien. Mais la moindre course à travers
plaines et montagnes s'est gravée là;
je la reverrai, que dis-je ? je la referai toute ma
vie. Ce n'est pas moi qui dirai, avec Lacordaire.
« À mesure qu'on vieillit, la nature
descend et les âmes
montent. » Ce n'est pas moi qui
répéterai le mot de Vauvenargues :
«Tôt ou tard, on ne jouit que des
âmes. » Les âmes, j'ose
l'affirmer, me deviennent toujours plus
précieuses ; mais la nature n'y perd rien.
Pourquoi veut-on toujours que ceci exclue cela?
Dieu ne nous dit pas de choisir; il nous dit de
jouir, il aime notre joie reconnaissante; il y a de
la place en nous pour tous ses biens, pour les
grands et pour les petits, pour les âmes et
pour la nature.
Je n'ai eu garde de dresser la liste des
plaisirs que nous pouvons goûter en famille.
J'ai fourni un ou deux exemples, c'est bien
assez.
Et les événements de
famille, quelle source de joies! Les familles, ce
n'est pas un mince privilège, ont des
événements. Il n'y en a point dans
l'existence de l'homme isolé ou dans la
famille indigne de ce nom. Là un jour
ressemble à un autre jour, rien de ce qui
survient ne laisse de trace.
Mais la famille se sent vivre. Voici un
succès obtenu par un de ses membres; tous en
jouissent, tous en sont fiers. Voici un moyen de
travail qui s'ajoute aux ressources de la
communauté; tous en sont reconnaissants.
Voici une espérance qui luit après de
longues inquiétudes; tous se sentent
rassérénés. Voici une
guérison ; tous tombent à genoux et
remercient le Père Céleste. Par la
famille, la joie des événements
heureux est doublée, décuplée.
On est ému pour soi et pour les autres, pour
les autres plus que pour soi. En mariage, dans une
vraie famille, n'est pas seulement une occasion de
fêtes et de repas; il amène avec lui
des joies profondes, qui se multiplient en se
partageant.
Que parlai-je d'ailleurs
d'événements ! La famille se
réjouit à moins de frais; n'a-t-elle
pas les anniversaires? Les anniversaires sont la
poésie de la vie et les peuples qui ont en
eux les véritables Instincts de famille ont
grand soin de n'en laisser perdre aucun. Il faut
voir l'Allemagne ! On s'y souvient de tout, on y
célèbre tout; vingt fois par an
peut-être d'aimables complots se trament, des
surprises sont organisées, de frais banquets sont
offerts, des
cadeaux sont préparés. Alors les bras
s'ouvrent, et les coeurs aussi, et la dure
écorce de l'uniformité se brise.
Pauvres et riches ont leurs bonnes
fêtes.
Dieu veut qu'il y ait chez nous des
jours de fête, des jours de cadeaux, des
jours exceptionnels, des jours lumineux, qui
éclairent en avant et en arrière. Je
connais une colonie agricole habitée par de
très-pauvres enfants. Savez-vous ce qui y
fait battre les coeurs, bien longtemps à
l'avance? Il est un jour, le premier de
l'année, où de modestes
étrennes, on le sait, seront offertes aux
colons. Ce jour ne ressemblera pas à tous
les autres : on se lèvera joyeux, on ira
souhaiter la bonne année à ce
directeur qui est un père, à cette
directrice dont la bonté maternelle n'est
jamais en défaut; le repas sera un peu
meilleur, un peu différent; on
échangera des voeux; on entendra des paroles
cordiales et sérieuses ; le culte aura une
solennité particulière; que sais-je ?
Les cadeaux que reçoivent les colons ne sont
pas riches; mais il s'agit bien de la richesse des
cadeaux! Il s'agit de faire vibrer les meilleures
cordes du coeur. Elles ont vibré; la colonie, ce
jour-là, a
compris qu'elle est une famille.
Oh, les humbles étrennes, les
étrennes du pauvre, qu'elles sont
précieuses ! Chez les riches on
s'épuise a inventer quelque chose de
nouveau; les enfants ont de tout, ils ne
désirent rien, rien ne leur fera plaisir;
les misères du rassasiement sont
peut-être à la porte. Mais dans cette
chaumière, une poupée de bois, des
soldats de plomb produiront un effet prodigieux,
l'imagination enfantine les couvrira de diamants et
d'or. Ainsi la grande égalité
viendra, comme toujours, rétablir les
niveaux.
Partout où il y a des familles,
il y a des plaisirs. Le plaisir de faire des
plaisirs, où l'apprendrions-nous, si ce
n'est là? Le vrai bonheur, c'est de
préparer, et aussi d'attendre, d'attendre
avec battement de coeur le moment où
éclateront les trames secrètes, qui
ne sont un secret pour personne.
Je plains les familles qui n'ont pas
l'habitude des cadeaux, où ne se cultive pas
l'art de donner, et, en outre, l'art de recevoir.
Je plains celles qui veulent que tous les jours se
ressemblent. Il est des hommes excellents qui
évitent
avec grand soin ce qu'ils nomment une
corvée. Le jour de l'an les assomme ; ils se
tiennent le plus loin possible de la joie bruyante
des enfants, des félicitations et des
embrassades. Dispensez-les de choisir des
étrennes; ne leur imposez pas la fatigue
d'en accepter; donnez-leur une existence terne et
prosaïque, où chaque journée
remplisse son programme immuable, manger, causer,
faire des visites, régler ses affaires.,
aller au bois, lire les journaux, où demain
doive apporter fidèlement les plaisirs
d'aujourd'hui, qui ont été ceux
d'hier, où l'on soit préservé
de l'extraordinaire.
Ces hommes-là ont un grand
malheur : ils ne sont plus enfants. Soyons-le
toujours par quelque côté. Ce n'est
pas le royaume de Dieu seul qui est
réservé à ceux qui sont tels,
les pures félicités de la terre sont
leur privilège. Naïves âmes des
grands enfants, naïves et vraiment hautes,
capables d'énergie, parce que vous
êtes capables d'abandon, fortes et simples
âmes, je vous honore profondément, je
ne vous rencontre jamais sans qu'un souffle du ciel
passe sur moi.
Sans doute, pour ceux qui ne sont plus
jeunes, tout anniversaire
amène son cortège de tristesse; mais
joies et tristesses vont ensemble, nous le savons.
Elles sont entrées ensemble sous le toit de
la famille.
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