Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE HUITIÈME

LES PLAISIRS

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Pas plus pour la gaieté dont nous venons de parler que pour les plaisirs dont nous allons parler maintenant il n'y a de privilège attaché à la richesse; je ne me lasse pas de reproduire cette remarque, le lecteur comprend pourquoi. On s'indigne parfois à la pensée qu'une famille qui vit en partie d'aumônes possède un chien ou un canari! Quel luxe! Voilà une bouche (ou un bec) à nourrir ! Ceux qui n'ont pas le nécessaire devraient-ils s'accorder le superflu ! - Mais la gaieté, c'est le nécessaire, surtout chez les pauvres ; mais un humble ami, c'est le nécessaire, surtout chez ceux qui n'en ont pas beaucoup. Sans ce chien, que deviendront les enfants ? Sans cette cage où retentissent des chants joyeux (1), que deviendra cette femme qui ne sort guère et ne voit pas souvent le soleil ?
Tous ont droit au soleil et à la gaieté. Tous aussi ont droit aux plaisirs; Dieu y a pourvu. Ceux qui demandent où sont les plaisirs des pauvres, ont oublié la famille. Sans elle, cela est vrai, nos ressources d'amusement sont faibles; avec elle, elles sont immenses. Je connais des riches qui s'ennuient royalement; je connais des pauvres qui ne goûtent jamais un vrai plaisir. Il y a dans toutes les conditions sociales de ces existences dignes de pitié, où, sur un fond de langueur morose, les joies dégradantes viennent seules faire diversion.
Aucune famille ne peut en être réduite là, si ce n'est par sa faute. Les plaisirs simples sont toujours à portée. Je n'ai pas l'intention de les passer le moins du monde en revue; mais qu'il me soit permis d'indiquer une source abondante où il nous est loisible de puiser.
La campagne est là, près de nous, à supposer même que nous habitions une grande ville. Savons-nous nous procurer la jouissance indicible d'aller ensemble, par une belle journée, à travers champs, respirant l'air pur, faisant notre provision de paix, de sérénité, d'impressions radieuses, de vues splendides?
Il n'est point de campagne qui ne soit belle par le soleil, il n'en est point qui ne soit gaie. Rappelez-vous la strophe de Victor Hugo

La joie est, pour l'esprit, une riche ceinture
La joie adoucit tout dans l'immense nature.
Dieu sur la vieille tour pose le nid charmant,
Et la broussaille en fleur, qui luit dans l'herbe épaisse,
Car la ruine même autour de sa tristesse
À besoin de jeunesse et de rayonnement.


Nous aussi, nous avons besoin de rayonnement et de jeunesse. C'est pour cela qu'il faut aller en chercher où il y en a, citadins à la campagne, campagnards encore à la campagne. On peut l'habiter et n'en pas jouir, parce qu'on ne sait pas en jouir en famille, J'aurai l'air d'exagérer si je dis que, pour en jouir ainsi, pour se promener ensemble, il est nécessaire de faire acte de persévérance et de volonté.
Rien n'est plus certain cependant. Au moment de partir il se rencontre toujours des obstacles; l'un est fatigué, l'autre est occupé, un troisième n'aime pas la promenade ; on trouve qu'il y a trop de boue sur les chemins. Eh bien, mettons-y de l'énergie, nous ne nous en repentirons pas : quelques promenades suffiront à introduire dans nos vies cet élément du plaisir, dont nous ne nous sevrons pas impunément ; la vue des arbres, des baies, des oiseaux, la causerie à bâtons rompus en errant par les sentiers, voilà un remède souverain contre certaines mélancolies malsaines.

J'avoue que c'est en campagnard que je parle de la campagne. Et pourquoi ne confesserais-je pas ma passion tout entière? Non-seulement j'aime la vie en plein air, mais je m'arrange pour faire en plein air mes travaux de cabinet. Oh, l'étrange cabinet que celui où je me tiens, grâce à Dieu, une bonne partie de l'année ! Installé sous une tonnelle, changeant de place pour éviter le soleil et tournant en vérité avec lui, chassant de la main les mille insectes qui viennent se poser sur mon papier, suivant de l'oeil ceux qui se balancent dans un rayon, distrait par les événements du verger ou du chemin, par cette voiture de foin qui passe, par ces boeufs qu'on va atteler et qui mugissent, par ces geais ou ces pies qui voltigent d'arbre en arbre, je n'en poursuis pas moins, veuillez le croire, l'accomplissement consciencieux de ma tâche. Mes notes sont là, autour de moi, retenues par le poids des petites pierres que je place sur chacune d'elles, car le vent souffle parfois un peu fort, il me tourmente, il y met de la malice, et me force à courir après les précieux carrés de papier qu'il disperse un peu partout. N'importe, on met la main sur les vagabonds et l'on reprend son ouvrage. Mais on a aussi ses moments de paresse : j'aurais besoin de consulter tel volume, ledit volume se trouve là-haut, à la bibliothèque. Monterai-Je ? Je suis si bien ici! Et puis ce volume m'est-il réellement nécessaire ? Allons, je m'en passerai, ma pensée n'en sera que plus spontanée, notre siècle abuse des lectures et des citations.

C'est ainsi que nous faisons toujours, hélas, la théorie de notre pratique et que nous inventons des sophismes au profit de nos vices. Sophisme ou non, il est certain que la campagne est bonne, et c'est là que je veux en revenir ; elle fait du bien à l'âme, elle place l'esprit dans ses vraies conditions de santé.
Mais il ne s'agit pas de cela en ce moment; retournons aux plaisirs de la famille. La campagne, qui lui offre ses plaisirs ordinaires, lui fournira les extraordinaires aussi. Il en faut de tels; il faut que la famille ait ça et là devant elle une de ces réjouissances exceptionnelles qu'on attend longtemps à l'avance et dont on se souvient longtemps après. Quand cela ne se ferait qu'une ou deux fois en été, cela suffirait pour illuminer les mois d'hiver.
Laissez-moi supposer que vous avez de belles montagnes dans votre voisinage. Il s'agit d'aller là-haut, de se dématiner, de se fatiguer, de mal dîner sur l'herbe, de s'imposer vingt privations qui augmentent la joie. Le beau plaisir vraiment d'avoir ses aises comme les jours ordinaires! À quoi donc reconnaîtrait-on qu'on s'amuse et qu'on a laissé là-bas la vie civilisée, et qu'on a jeté son bonnet par-dessus les moulins? Pendant des semaines, on a médité le grand projet; on l'a communiqué à de bons amis; on a craint la pluie, considéré avec émotion les nuages, consulté le baromètre; enfin le jour est venu, le temps est déclaré splendide quoiqu'il y ait bien dans un coin du ciel quelques nuages noirs que personne ne voit et qui se chargeront peut-être de compléter les bonheurs de l'excursion. Des provisions ont été mises dans les paniers; on ne les passera en revue que lorsqu'on aura atteint les chalets; et alors avec quel enthousiasme on saluera les pommes de terre, la bouteille de vin, les fruits, les surprises (car il y en a) qui se produisent au dernier moment ! On monte, on foule les gazons élastiques, on respire à pleins poumons l'air des cimes, on contemple ces aspects splendides, vus, revus cent fois, et que l'on compte bien revoir. Se lasse-t-on jamais des vraies beautés? Enfin, après une journée qu'on a faite aussi grande que possible en l'allongeant par les deux bouts, on rentre chez soi, à la nuit close, le coeur rempli d'actions de grâces et d'ineffaçables souvenirs,

J'ai parlé des montagnes; mais que les pays de plaine ne perdent pas courage! La famille y goûtera, si elle veut, les mêmes plaisirs. Je n'oublierai jamais les courses que nous faisions, mon frère et moi, à l'âge de dix ou douze ans, sous la conduite d'un précepteur plein de bonté. Ma mère avait veillé sur la confection des sacs; ils renfermaient du pain, du saucisson d'Arles, des figues, des olives, des châtaignes, les fruits de la saison ; nos gourdes aussi étaient bien remplies. Il s'agissait d'aller très-loin, de marcher ferme et de ne revenir que le soir. Et tantôt nous explorions une colline célèbre par ses coquilles pétrifiées; tantôt nous visitions les ruines de Montmajour; tantôt nous faisions six lieues pour cueillir une plante que réclamait un zèle botanique destiné, par malheur, à s'arrêter dès les premiers pas; tantôt nous poussions jusqu'au bord des grands étangs marins et nous voyions s'enlever devant nous, comme un nuage rosé, un vol magnifique de flamants. Il nous arrivait d'assister à des pêches merveilleuses, ou de nous former en bataillon carré (à trois) pour faire face aux chiens de berger qu'intimidait notre contenance ou qu'adoucissait plutôt notre libéralité. Hélas, la provision de pain en était diminuée, mais nous gardions les figues et les olives, convaincus que la gent canine en fait peu de cas.
Le lecteur me pardonne-t-il ces fréquents retours vers des souvenirs personnels J'ai promis de ne pas faire mon livre avec des livres il faut bien que je le fasse avec mon expérience. Depuis que je suis au monde, la famille m'est apparue si bonne, si douce, si fidèle, si ferme, si sérieuse et si joyeuse, que pour parler d'elle je n'ai besoin que de regarder en moi; je puise au trésor inépuisable de ses bienfaits passés et présents.
Des plaisirs simples qu'elle goûte, aucun ne s'est effacé de nia mémoire. Que sont devenues les fêtes du monde auxquelles j'ai assisté? Je n'en sais rien. Mais la moindre course à travers plaines et montagnes s'est gravée là; je la reverrai, que dis-je ? je la referai toute ma vie. Ce n'est pas moi qui dirai, avec Lacordaire. « À mesure qu'on vieillit, la nature descend et les âmes montent. » Ce n'est pas moi qui répéterai le mot de Vauvenargues : «Tôt ou tard, on ne jouit que des âmes. » Les âmes, j'ose l'affirmer, me deviennent toujours plus précieuses ; mais la nature n'y perd rien. Pourquoi veut-on toujours que ceci exclue cela? Dieu ne nous dit pas de choisir; il nous dit de jouir, il aime notre joie reconnaissante; il y a de la place en nous pour tous ses biens, pour les grands et pour les petits, pour les âmes et pour la nature.
Je n'ai eu garde de dresser la liste des plaisirs que nous pouvons goûter en famille. J'ai fourni un ou deux exemples, c'est bien assez.
Et les événements de famille, quelle source de joies! Les familles, ce n'est pas un mince privilège, ont des événements. Il n'y en a point dans l'existence de l'homme isolé ou dans la famille indigne de ce nom. Là un jour ressemble à un autre jour, rien de ce qui survient ne laisse de trace.
Mais la famille se sent vivre. Voici un succès obtenu par un de ses membres; tous en jouissent, tous en sont fiers. Voici un moyen de travail qui s'ajoute aux ressources de la communauté; tous en sont reconnaissants. Voici une espérance qui luit après de longues inquiétudes; tous se sentent rassérénés. Voici une guérison ; tous tombent à genoux et remercient le Père Céleste. Par la famille, la joie des événements heureux est doublée, décuplée. On est ému pour soi et pour les autres, pour les autres plus que pour soi. En mariage, dans une vraie famille, n'est pas seulement une occasion de fêtes et de repas; il amène avec lui des joies profondes, qui se multiplient en se partageant.

Que parlai-je d'ailleurs d'événements ! La famille se réjouit à moins de frais; n'a-t-elle pas les anniversaires? Les anniversaires sont la poésie de la vie et les peuples qui ont en eux les véritables Instincts de famille ont grand soin de n'en laisser perdre aucun. Il faut voir l'Allemagne ! On s'y souvient de tout, on y célèbre tout; vingt fois par an peut-être d'aimables complots se trament, des surprises sont organisées, de frais banquets sont offerts, des cadeaux sont préparés. Alors les bras s'ouvrent, et les coeurs aussi, et la dure écorce de l'uniformité se brise. Pauvres et riches ont leurs bonnes fêtes.
Dieu veut qu'il y ait chez nous des jours de fête, des jours de cadeaux, des jours exceptionnels, des jours lumineux, qui éclairent en avant et en arrière. Je connais une colonie agricole habitée par de très-pauvres enfants. Savez-vous ce qui y fait battre les coeurs, bien longtemps à l'avance? Il est un jour, le premier de l'année, où de modestes étrennes, on le sait, seront offertes aux colons. Ce jour ne ressemblera pas à tous les autres : on se lèvera joyeux, on ira souhaiter la bonne année à ce directeur qui est un père, à cette directrice dont la bonté maternelle n'est jamais en défaut; le repas sera un peu meilleur, un peu différent; on échangera des voeux; on entendra des paroles cordiales et sérieuses ; le culte aura une solennité particulière; que sais-je ? Les cadeaux que reçoivent les colons ne sont pas riches; mais il s'agit bien de la richesse des cadeaux! Il s'agit de faire vibrer les meilleures cordes du coeur. Elles ont vibré; la colonie, ce jour-là, a compris qu'elle est une famille.

Oh, les humbles étrennes, les étrennes du pauvre, qu'elles sont précieuses ! Chez les riches on s'épuise a inventer quelque chose de nouveau; les enfants ont de tout, ils ne désirent rien, rien ne leur fera plaisir; les misères du rassasiement sont peut-être à la porte. Mais dans cette chaumière, une poupée de bois, des soldats de plomb produiront un effet prodigieux, l'imagination enfantine les couvrira de diamants et d'or. Ainsi la grande égalité viendra, comme toujours, rétablir les niveaux.

Partout où il y a des familles, il y a des plaisirs. Le plaisir de faire des plaisirs, où l'apprendrions-nous, si ce n'est là? Le vrai bonheur, c'est de préparer, et aussi d'attendre, d'attendre avec battement de coeur le moment où éclateront les trames secrètes, qui ne sont un secret pour personne.
Je plains les familles qui n'ont pas l'habitude des cadeaux, où ne se cultive pas l'art de donner, et, en outre, l'art de recevoir. Je plains celles qui veulent que tous les jours se ressemblent. Il est des hommes excellents qui évitent avec grand soin ce qu'ils nomment une corvée. Le jour de l'an les assomme ; ils se tiennent le plus loin possible de la joie bruyante des enfants, des félicitations et des embrassades. Dispensez-les de choisir des étrennes; ne leur imposez pas la fatigue d'en accepter; donnez-leur une existence terne et prosaïque, où chaque journée remplisse son programme immuable, manger, causer, faire des visites, régler ses affaires., aller au bois, lire les journaux, où demain doive apporter fidèlement les plaisirs d'aujourd'hui, qui ont été ceux d'hier, où l'on soit préservé de l'extraordinaire.
Ces hommes-là ont un grand malheur : ils ne sont plus enfants. Soyons-le toujours par quelque côté. Ce n'est pas le royaume de Dieu seul qui est réservé à ceux qui sont tels, les pures félicités de la terre sont leur privilège. Naïves âmes des grands enfants, naïves et vraiment hautes, capables d'énergie, parce que vous êtes capables d'abandon, fortes et simples âmes, je vous honore profondément, je ne vous rencontre jamais sans qu'un souffle du ciel passe sur moi.

Sans doute, pour ceux qui ne sont plus jeunes, tout anniversaire amène son cortège de tristesse; mais joies et tristesses vont ensemble, nous le savons. Elles sont entrées ensemble sous le toit de la famille.

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1 Des chants de canari, entendons-nous bien. Je n'admets pas d'autres oiseaux en cage que ceux qui, chez nous, ne peuvent pas vivre en liberté.
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