En essayant de décrire tout à
l'heure le doux sanctuaire où s'abrite la
meilleure portion de nos vies, je sentais à
part moi qu'un trait essentiel manquerait au
tableau tant que je n'aurais pas traité un
sujet qui n'est frivole qu'en apparence et que j'ai
déjà ajourné plusieurs fois;
il est temps de parler de la gaieté.
Les enfants, ai-je dit ailleurs, ne s'en
passent guère. Je ne crois pas que les
autres membres de la famille puissent s'en passer
plus qu'eux. Il y a, chez les vieillards en
particulier, un besoin de se réjouir un peu qui
n'a certes rien
que
d'innocent. Dieu a bien mis sur cette terre
déchue des fleurs et des chants d'oiseau;
pourquoi dépouillerions-nous de ses fleurs
et de ses chants notre existence
journalière? Pourquoi les rires bienfaisants
et candides effaroucheraient-ils notre
austérité?
Si tant de gens aiment peu leur
intérieur, je soupçonne que
peut-être la chose n'est pas inexplicable.
Ferai-je ici ma confession tout entière?
C'est plus fort que moi, j'ai mauvaise opinion
d'une maison où l'on ne rit jamais,
où l'on n'entend ni plaisanteries, ni mots
absurdes, ni détestables calembours, ni
bêtises, tranchons le mot. De toutes les
paroles de Fontenelle, celle qui me fait le plus
détester (et plaindre) cette nature factice
pour qui l'univers se compose de "académie
et des salons, la voici, mesurez-en, je vous prie,
la sécheresse et l'horreur : « Depuis
bientôt un demi-siècle, je n'ai ni ri
ni pleuré. » - Ni ri ni pleuré,
le pauvre homme d'esprit! Les deux meilleures
choses qu'il y ait ici-bas, celles qui prouvent que
nous avons un coeur, une imagination, autre chose
enfin qu'une cervelle, il les a ignorées
toutes deux 1 Il est vrai qu'elles se tiennent; le
rire et
les pleurs vont ensemble, qui ne rit pas ne pleure
guère, et qui ne pleure pas n'aura jamais le
vrai rire.
Il y a un faux rire, il y a des
gaietés forcées, et je ne sache rien
d'aussi triste que cela. J'ai rencontré des
malheureux qui faisaient profession de rire
toujours, de plaisanter à propos de tout; en
les voyant on se sentait navré, on devinait
l'homme sous le masque ; on se disait que cette
joie d'emprunt avait ses revanches, qu'elle devait
se payer cher dans le silence du cabinet, et que,
le rôle fini, l'acteur devait éprouver
d'étranges fatigues. Et l'on désirait
qu'il en fût ainsi, car S'il en eût
été autrement, si le rôle
était devenu une nature, si le rire à
l'état chronique avait chassé toute
pensée sérieuse, l'être moral
aurait véritablement péri. Entre
Fontenelle qui ne riait pas et tel homme qui rirait
toujours, lequel serait descendu le pi us bas ? En
vérité, je l'ignore.
Certes la douleur a sa place, et sa
grande place, dans nos vies. C'est un hôte
à accueillir quand Dieu l'envoie; il a alors
beaucoup de
choses à nous dire et beaucoup à nous
donner. Les vraies familles comprennent cette
parole de l'Ecclésiaste: « Mieux vaut
aller dans la maison de deuil que dans la maison de
festin, car en celle-là est la fin de tout
homme et le vivant met cela dans son coeur.
»
Il n'est pas question d'exclure les
sujets tristes. Quant aux sujets sérieux,
que deviendrions-nous sans eux? Une famille
frivole, est-ce encore une famille ? Je ne connais
rien de sérieux comme la vie, et je dirais
volontiers, de sérieux comme le bonheur. Que
c'est grave, le devoir! Que c'est grave, les
responsabilités de famille! Que c'est grave,
l'éducation des enfants ! Que c'est grave,
l'éducation personnelle! Que c'est grave,
nos péchés, nos relèvements,
nos prières! Que c'est grave, veiller sur
nos bien-aimés !
Ah, le sérieux ne fera pas
défaut aux vraies familles; elles ont charge
d'âmes. Et puis, ne
s'intéressent-elles pas à tout ce
qu'il y a de noble ici-bas, la patrie, à
l'humanité? Quand la justice est
voilée, ne sont-elles pas émues?
N'ont-elles pas pesé dans leurs mains les
lourdes chaînes des esclaves ! Les lâches abus de
la force,
n'en ont-elles pas frémi ? N'ont-elles pas
leurs indignations? N'ont-elles pas leurs
pitiés? Elles sont sérieuses, n'en
doutez point.
Mais plus leur sérieux est vrai,
plus leur gaieté sera vraie aussi. Elles
n'affectent rien et ne jouent aucun personnage.
« Il y a, dit l'Écriture, un temps de
rire et un temps de pleurer. » Notez aussi une
sentence du livre des Proverbes : « La sagesse
de l'homme fait reluire son visage et son regard
farouche en est changé. » C'est la
sagesse qui fait ce miracle, c'est le. coeur
tourné vers Dieu qui met la bonté et
la joie dans le regard.
Ainsi le sérieux et la
gaieté se tiennent de près. Que de
fois je l'ai remarqué, les maisons où
le sérieux manque ont bien rarement la
gaieté; on y plaisante peut-être
beaucoup, on n'y rit guère; le rire, quand
il y éclate, sonne faux et ne réjouit
pas le coeur.
C'est bien rare, un franc rire ; c'est
bien rare et c'est bien bon. La gaieté est
l'apanage des âmes naïves ; parmi les
diagnostics de la santé morale, il en est
peu, selon moi, qui vaillent celui-là. -
« Dis, moi comment tu ris, et je te dirai qui
tu es. » Je ne donne pas
ceci pour une règle sans exception, bien
s'en faut; cependant, en dépit des
exceptions, la règle subsiste.
Il y a rire et rire, comme il y a fagots
et fagots. Sans parler du rire force auquel nous
avons déjà fait son procès, il
y a le rire du bout des lèvres, le rire de
la supériorité, le rire des gens qui
font état d'avoir de l'esprit ;
celui-là n'est pas gai, on en conviendra. Il
y a le rire grossier qui accompagne et souligne les
plaisanteries malséantes. Il y a le gros
rire, lourd, assommant, monotone, transformé
en manie et qui dispense d'avoir des
idées.
Mais il y a aussi le rire franc des gens
qui ont des idées et qui ne
dédaignent pas la gaieté. La
gaieté, ce n'est pas le rire seulement,
c'est l'entrain, c'est la disposition radieuse et
bien portante de l'âme, c'est son
élasticité qui se renouvelle aux
vives sources et que les lassitudes de la vie n'ont
pu briser.
Ils ne pensent pas, ces
hommes-là, que pour être
sérieux il faille être morne, que pour
sentir les douleurs il faille être
découragé ; ils n'ont pas
classé l'ennui parmi les vertus. Ardents au
travail, amoureux de
poésie, goûtant toutes les fêtes
de l'esprit, ils aiment mieux vivre que
végéter. La famille les chérit
et elle a raison; les enfants vont à eux;
les vieillards, qui ont besoin de se réjouir
quelquefois, redeviennent jeunes à leur
contact.
Ne disons pas : Heureux ceux qui sont
ainsi faits
Si nous nous proposions d'être
gais, d'entretenir le mouvement et la douce joie
autour de nous, si nous ne nous donnions pas pleine
licence d'être moroses et languissants, nous
parviendrions souvent à être ainsi
faits.
Je sais des maisons où l'on passe
sa vie à soupirer sur tous les maux
passés, présents et futurs de
l'humanité. Après les maux viennent
les fautes. Après les fautes viennent les
erreurs. Et le mélancolique catalogue est
déroulé jusqu'au bout, ce qui
n'empêchera pas de le dérouler demain
et les jours suivants. On a des plaintes
politiques, on en a de religieuses, on en a de
morales, on en a d'artistiques et de
littéraires; quoi qu'il en soit, ce sont
toujours des plaintes, toujours le même son
lugubre tiré de la même corde du
même instrument.
En vérité, c'est abuser de
la complainte. Le lecteur sait si je recommande la
légèreté et si je crains qu'on
s'anime au sujet des iniquités trop souvent
impunies qui se donnent carrière parmi les
hommes ! Ayons de fortes compassions et par-dessus
le marché de bonnes colères, je le
veux; seulement sachons voir le bien à
côté du mal et les motifs
d'espérance à côté des
motifs de découragement. Admirons,
jouissons, soyons reconnaissants, soyons heureux,
soyons gais; nous n'en serons ni moins
sérieux, ni moins tendres, ni moins
énergiques.
Je me rappelle un homme
extrêmement sourd, auquel chacun se faisait
un devoir de dire quelque chose pour le distraire.
On attirait à soi son cornet, et alors,
d'une voix languissante, on lui racontait, quoi?
les malheurs de la ville et de la banlieue.
C'était ce pauvre monsieur un tel qui
s'était cassé la jambe;
c'était cette pauvre madame une telle qui
avait pris la petite vérole; d'était
ce pauvre enfant qui venait de mourir. Les plus
ingénieux ajoutaient des détails sur
les fautes que le gouvernement avait commises, sur
les craintes qu'inspirait l'état des
récoltes et sur les périls que couraient les
bonnes oeuvres. Au récit de ces
calamités amoncelées, le malheureux
sourd levait les yeux au ciel et soupirait à
vous fendre l'âme. Alors on se retirait, en
se félicitant entre soi d'avoir pu l'amuser
une heure.
Comment faut-il s'y prendre pour
être gai ? Je ne connais point de
procédés infaillibles. Excepté
la lumière intérieure qui rayonne par
nous lorsqu'elle est en nous, rien ne nous rendra
capables de remplir ce devoir de famille. Jouir
humblement des grâces de Dieu, aimer
tendrement les nôtres, nous dire fermement
que les vertus aimables sont des vertus
obligatoires et que nous sommes chargés de
mettre de la joie dans la maison, tel est le moyen,
le vieux moyen, toujours nouveau. Quant aux
recettes particulières, j'hésite
à les indiquer. En voici une cependant qu'en
conscience je ne saurais taire, tant elle est
facile et utile.
Pour être gai, je l'ai dit, il
faut savoir être un peu bête à
ses heures, de cette bêtise qui va si bien
aux gens d'esprit ; il faut se
détendre et consentir à ne pas
proférer des paroles sentencieuses. Or, rien
ne nous aide à être bêtes, comme
d'avoir de vraies bêtes avec nous.
Les animaux, ces amis véritables
et peu gênants, nous donnent par leurs jeux,
par leur seule présence, des joies qui
épanouissent le coeur. On s'occupe d'eux; on
leur parle sans méditer ses discours; ils
introduisent chez nous, au travers de tout, un
élément de repos, de bonne paresse
intellectuelle, de kief, comme disent les
orientaux. Les familles qui n'ont point de
bêtes ne savent pas de quoi elles se
privent.
Des chiens, des chats, des chevaux, des
oiseaux de basse-cour (à condition que, si
l'on fait connaissance directe avec eux, on
renoncera à manger ses amis), il n'en faut
pas davantage pour mettre de la gaieté et de
la bonhomie dans chacune de nos
journées.
Et je n'entends pas transformer les
animaux en instruments de bonheur que notre
égoïsme exploiterait sans les aimer ;
on ne jouit d'eux qu'en les aimant. Quoique je ne
veuille nullement batailler ici avec les gens qui
leur refusent une âme, il me sera bien permis
d'espérer que le lecteur repousse avec
autant d'horreur que moi-même les
systèmes de Descartes et de Malebranche qui
en font de pures machines. Il n'y a en
vérité qu'à ouvrir les yeux :
cette bête qui vous chérit, dont les
beaux yeux se fixent sur les vôtres, qui vous
suit à travers fatigues et périls,
qui tombe d'épuisement à vos
côtés, qui peut-être ira
gémir et mourir sur votre fosse, est-ce un
mécanisme, dites-moi ? - La famille qui
possède des animaux les considère un
peu comme ses membres. Ce sont les amis des
enfants, des vieillards, de tout le monde. On les
caresse, on leur parle, on leur tient des discours
absurdes, avec eux on devient bête à
faire plaisir, et les complaintes
mêlées aux dissertations
s'interrompent, et le rire éclate, et nos
coeurs en tressaillent de joie.
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