Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE SEPTIÈME

LA GAIETÉ

-------

En essayant de décrire tout à l'heure le doux sanctuaire où s'abrite la meilleure portion de nos vies, je sentais à part moi qu'un trait essentiel manquerait au tableau tant que je n'aurais pas traité un sujet qui n'est frivole qu'en apparence et que j'ai déjà ajourné plusieurs fois; il est temps de parler de la gaieté.

Les enfants, ai-je dit ailleurs, ne s'en passent guère. Je ne crois pas que les autres membres de la famille puissent s'en passer plus qu'eux. Il y a, chez les vieillards en particulier, un besoin de se réjouir un peu qui n'a certes rien que d'innocent. Dieu a bien mis sur cette terre déchue des fleurs et des chants d'oiseau; pourquoi dépouillerions-nous de ses fleurs et de ses chants notre existence journalière? Pourquoi les rires bienfaisants et candides effaroucheraient-ils notre austérité?

Si tant de gens aiment peu leur intérieur, je soupçonne que peut-être la chose n'est pas inexplicable. Ferai-je ici ma confession tout entière? C'est plus fort que moi, j'ai mauvaise opinion d'une maison où l'on ne rit jamais, où l'on n'entend ni plaisanteries, ni mots absurdes, ni détestables calembours, ni bêtises, tranchons le mot. De toutes les paroles de Fontenelle, celle qui me fait le plus détester (et plaindre) cette nature factice pour qui l'univers se compose de "académie et des salons, la voici, mesurez-en, je vous prie, la sécheresse et l'horreur : « Depuis bientôt un demi-siècle, je n'ai ni ri ni pleuré. » - Ni ri ni pleuré, le pauvre homme d'esprit! Les deux meilleures choses qu'il y ait ici-bas, celles qui prouvent que nous avons un coeur, une imagination, autre chose enfin qu'une cervelle, il les a ignorées toutes deux 1 Il est vrai qu'elles se tiennent; le rire et les pleurs vont ensemble, qui ne rit pas ne pleure guère, et qui ne pleure pas n'aura jamais le vrai rire.

Il y a un faux rire, il y a des gaietés forcées, et je ne sache rien d'aussi triste que cela. J'ai rencontré des malheureux qui faisaient profession de rire toujours, de plaisanter à propos de tout; en les voyant on se sentait navré, on devinait l'homme sous le masque ; on se disait que cette joie d'emprunt avait ses revanches, qu'elle devait se payer cher dans le silence du cabinet, et que, le rôle fini, l'acteur devait éprouver d'étranges fatigues. Et l'on désirait qu'il en fût ainsi, car S'il en eût été autrement, si le rôle était devenu une nature, si le rire à l'état chronique avait chassé toute pensée sérieuse, l'être moral aurait véritablement péri. Entre Fontenelle qui ne riait pas et tel homme qui rirait toujours, lequel serait descendu le pi us bas ? En vérité, je l'ignore.
Certes la douleur a sa place, et sa grande place, dans nos vies. C'est un hôte à accueillir quand Dieu l'envoie; il a alors beaucoup de choses à nous dire et beaucoup à nous donner. Les vraies familles comprennent cette parole de l'Ecclésiaste: « Mieux vaut aller dans la maison de deuil que dans la maison de festin, car en celle-là est la fin de tout homme et le vivant met cela dans son coeur. »
Il n'est pas question d'exclure les sujets tristes. Quant aux sujets sérieux, que deviendrions-nous sans eux? Une famille frivole, est-ce encore une famille ? Je ne connais rien de sérieux comme la vie, et je dirais volontiers, de sérieux comme le bonheur. Que c'est grave, le devoir! Que c'est grave, les responsabilités de famille! Que c'est grave, l'éducation des enfants ! Que c'est grave, l'éducation personnelle! Que c'est grave, nos péchés, nos relèvements, nos prières! Que c'est grave, veiller sur nos bien-aimés !
Ah, le sérieux ne fera pas défaut aux vraies familles; elles ont charge d'âmes. Et puis, ne s'intéressent-elles pas à tout ce qu'il y a de noble ici-bas, la patrie, à l'humanité? Quand la justice est voilée, ne sont-elles pas émues? N'ont-elles pas pesé dans leurs mains les lourdes chaînes des esclaves ! Les lâches abus de la force, n'en ont-elles pas frémi ? N'ont-elles pas leurs indignations? N'ont-elles pas leurs pitiés? Elles sont sérieuses, n'en doutez point.
Mais plus leur sérieux est vrai, plus leur gaieté sera vraie aussi. Elles n'affectent rien et ne jouent aucun personnage. « Il y a, dit l'Écriture, un temps de rire et un temps de pleurer. » Notez aussi une sentence du livre des Proverbes : « La sagesse de l'homme fait reluire son visage et son regard farouche en est changé. » C'est la sagesse qui fait ce miracle, c'est le. coeur tourné vers Dieu qui met la bonté et la joie dans le regard.

Ainsi le sérieux et la gaieté se tiennent de près. Que de fois je l'ai remarqué, les maisons où le sérieux manque ont bien rarement la gaieté; on y plaisante peut-être beaucoup, on n'y rit guère; le rire, quand il y éclate, sonne faux et ne réjouit pas le coeur.
C'est bien rare, un franc rire ; c'est bien rare et c'est bien bon. La gaieté est l'apanage des âmes naïves ; parmi les diagnostics de la santé morale, il en est peu, selon moi, qui vaillent celui-là. - « Dis, moi comment tu ris, et je te dirai qui tu es. » Je ne donne pas ceci pour une règle sans exception, bien s'en faut; cependant, en dépit des exceptions, la règle subsiste.

Il y a rire et rire, comme il y a fagots et fagots. Sans parler du rire force auquel nous avons déjà fait son procès, il y a le rire du bout des lèvres, le rire de la supériorité, le rire des gens qui font état d'avoir de l'esprit ; celui-là n'est pas gai, on en conviendra. Il y a le rire grossier qui accompagne et souligne les plaisanteries malséantes. Il y a le gros rire, lourd, assommant, monotone, transformé en manie et qui dispense d'avoir des idées.
Mais il y a aussi le rire franc des gens qui ont des idées et qui ne dédaignent pas la gaieté. La gaieté, ce n'est pas le rire seulement, c'est l'entrain, c'est la disposition radieuse et bien portante de l'âme, c'est son élasticité qui se renouvelle aux vives sources et que les lassitudes de la vie n'ont pu briser.
Ils ne pensent pas, ces hommes-là, que pour être sérieux il faille être morne, que pour sentir les douleurs il faille être découragé ; ils n'ont pas classé l'ennui parmi les vertus. Ardents au travail, amoureux de poésie, goûtant toutes les fêtes de l'esprit, ils aiment mieux vivre que végéter. La famille les chérit et elle a raison; les enfants vont à eux; les vieillards, qui ont besoin de se réjouir quelquefois, redeviennent jeunes à leur contact.
Ne disons pas : Heureux ceux qui sont ainsi faits
Si nous nous proposions d'être gais, d'entretenir le mouvement et la douce joie autour de nous, si nous ne nous donnions pas pleine licence d'être moroses et languissants, nous parviendrions souvent à être ainsi faits.

Je sais des maisons où l'on passe sa vie à soupirer sur tous les maux passés, présents et futurs de l'humanité. Après les maux viennent les fautes. Après les fautes viennent les erreurs. Et le mélancolique catalogue est déroulé jusqu'au bout, ce qui n'empêchera pas de le dérouler demain et les jours suivants. On a des plaintes politiques, on en a de religieuses, on en a de morales, on en a d'artistiques et de littéraires; quoi qu'il en soit, ce sont toujours des plaintes, toujours le même son lugubre tiré de la même corde du même instrument.
En vérité, c'est abuser de la complainte. Le lecteur sait si je recommande la légèreté et si je crains qu'on s'anime au sujet des iniquités trop souvent impunies qui se donnent carrière parmi les hommes ! Ayons de fortes compassions et par-dessus le marché de bonnes colères, je le veux; seulement sachons voir le bien à côté du mal et les motifs d'espérance à côté des motifs de découragement. Admirons, jouissons, soyons reconnaissants, soyons heureux, soyons gais; nous n'en serons ni moins sérieux, ni moins tendres, ni moins énergiques.
Je me rappelle un homme extrêmement sourd, auquel chacun se faisait un devoir de dire quelque chose pour le distraire. On attirait à soi son cornet, et alors, d'une voix languissante, on lui racontait, quoi? les malheurs de la ville et de la banlieue. C'était ce pauvre monsieur un tel qui s'était cassé la jambe; c'était cette pauvre madame une telle qui avait pris la petite vérole; d'était ce pauvre enfant qui venait de mourir. Les plus ingénieux ajoutaient des détails sur les fautes que le gouvernement avait commises, sur les craintes qu'inspirait l'état des récoltes et sur les périls que couraient les bonnes oeuvres. Au récit de ces calamités amoncelées, le malheureux sourd levait les yeux au ciel et soupirait à vous fendre l'âme. Alors on se retirait, en se félicitant entre soi d'avoir pu l'amuser une heure.

Comment faut-il s'y prendre pour être gai ? Je ne connais point de procédés infaillibles. Excepté la lumière intérieure qui rayonne par nous lorsqu'elle est en nous, rien ne nous rendra capables de remplir ce devoir de famille. Jouir humblement des grâces de Dieu, aimer tendrement les nôtres, nous dire fermement que les vertus aimables sont des vertus obligatoires et que nous sommes chargés de mettre de la joie dans la maison, tel est le moyen, le vieux moyen, toujours nouveau. Quant aux recettes particulières, j'hésite à les indiquer. En voici une cependant qu'en conscience je ne saurais taire, tant elle est facile et utile.
Pour être gai, je l'ai dit, il faut savoir être un peu bête à ses heures, de cette bêtise qui va si bien aux gens d'esprit ; il faut se détendre et consentir à ne pas proférer des paroles sentencieuses. Or, rien ne nous aide à être bêtes, comme d'avoir de vraies bêtes avec nous.

Les animaux, ces amis véritables et peu gênants, nous donnent par leurs jeux, par leur seule présence, des joies qui épanouissent le coeur. On s'occupe d'eux; on leur parle sans méditer ses discours; ils introduisent chez nous, au travers de tout, un élément de repos, de bonne paresse intellectuelle, de kief, comme disent les orientaux. Les familles qui n'ont point de bêtes ne savent pas de quoi elles se privent.
Des chiens, des chats, des chevaux, des oiseaux de basse-cour (à condition que, si l'on fait connaissance directe avec eux, on renoncera à manger ses amis), il n'en faut pas davantage pour mettre de la gaieté et de la bonhomie dans chacune de nos journées.
Et je n'entends pas transformer les animaux en instruments de bonheur que notre égoïsme exploiterait sans les aimer ; on ne jouit d'eux qu'en les aimant. Quoique je ne veuille nullement batailler ici avec les gens qui leur refusent une âme, il me sera bien permis d'espérer que le lecteur repousse avec autant d'horreur que moi-même les systèmes de Descartes et de Malebranche qui en font de pures machines. Il n'y a en vérité qu'à ouvrir les yeux : cette bête qui vous chérit, dont les beaux yeux se fixent sur les vôtres, qui vous suit à travers fatigues et périls, qui tombe d'épuisement à vos côtés, qui peut-être ira gémir et mourir sur votre fosse, est-ce un mécanisme, dites-moi ? - La famille qui possède des animaux les considère un peu comme ses membres. Ce sont les amis des enfants, des vieillards, de tout le monde. On les caresse, on leur parle, on leur tient des discours absurdes, avec eux on devient bête à faire plaisir, et les complaintes mêlées aux dissertations s'interrompent, et le rire éclate, et nos coeurs en tressaillent de joie.

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant