Ne quittons pas l'atmosphère fortifiante
et saine où nous sommes entrés. Voici
des esprits occupés, des existences
nourries, des âmes heureuses ; nous voici en
présence de cette douce chose pour laquelle
toutes les langues du monde ont trouvé des
mots non moins doux : le chez soi, le coin du feu,
le home. Et nous avons acquis la certitude que cet
asile de paix, ce nid délicieux, est
préparé pour toutes les classes de la
société humaine. Pourvu que la
famille soit là,, riches et pauvres peuvent
goûter des joies égales. Pas une seule joie qui
tienne
à l'opulence, ou même à
l'aisance. Partout les conditions morales occupent
la première place, et sur ce point il n'y a
pas de privilège sur la terre, pas plus que
pour l'amour de Dieu et le pardon par
Jésus-Christ.
Ce n'est pas que le bonheur n'ait ses
conditions matérielles aussi ; mais elles
sont accessibles à tous. Dans une cabane de
village, dans l'étroit réduit
perché au plus haut étage d'une
maison de ville, le bon ordre peut apporter ses
joies. On n'achète à prix d'argent,
Dieu merci, ni la propreté, ni cette
grâce qui transforme un intérieur, qui
le rend aimable et aimé.
Ne vous est-il jamais arrivé de
visiter successivement deux demeures : l'une
proprette, mignonne, où tout est à sa
place, où tout reluit, où circulent
l'air et le jour quoique la fenêtre soit
étroite, où l'odeur du dîner
est appétissante quoique les mets ne soient
pas nombreux, où la table bien
nettoyée invite à s'y asseoir ;
l'autre sordide, négligée, où
il n'y a pas une place qui soit bonne, où
l'air n'entre pas, où les odeurs
nauséabondes s'accumulent, où la
poussière et la boue ont
élu domicile, où le balai ne fait
jamais son office, où l'eau et le savon
semblent inconnus? La première n'est pas
plus riche, elle est souvent moins riche que la
seconde.
Vous avez pu comparer également
deux familles dont la situation est pareille. Et
quelle différence néanmoins! Chez
l'une, la mise est toujours gracieuse, chacun
s'efforce de plaire et y parvient, le mobilier est
simple, plus que simple, mais à force de
soins et de bon goût on prévient les
détériorations ; vraiment on voudrait
habiter là et l'on s'y trouverait bien. Chez
l'autre, on se néglige, on est
dégoûtant les jours ordinaires, sauf
à se mettre avec recherche aux grands jours
; on a des meubles de luxe, une sorte de salon, et
rien n'est entretenu, tout se dégrade.
Laquelle de ces familles possède les
conditions matérielles du bonheur? Laquelle
fera des économies? Laquelle fera des dettes
? Laquelle sera en mesure aux jours de la maladie"
Laquelle tombera alors dans l'abîme ?
J'insiste sur ce point : le bonheur et
ses conditions matérielles. Il ne se passe
jamais du bon ordrela vie de
famille ne se maintient pas sans cet indispensable
attrait. L'amour conjugal lui-même, c'est
Grandisson qui l'a dit, résiste
difficilement à l'absence de
propreté. Être bien chez soi, rentrer
volontiers chez soi, rêver de son coin du feu
quand on est ailleurs, aspirer à l'heure
où l'on sera là, près des
siens, entouré de leur amour, admirer, je
dis mieux, respecter le génie aimable qui
met sa trace sur tout ce qu'il touche, quelle
fête de chaque jour ! Oui, chaque jour
ramène un plaisir pareil, et c'est une de
ces choses dont on ne se lasse pas, et chaque jour
on revient faire ses provisions de force et de
paix.
Comment s'y prennent-elles ces
visiteuses chrétiennes sous les pas
desquelles les plus hideux repaires des villes
anglaises subissent une magique transformation ?
Elles ne rebâtissent ni ne réparent;
que font-elles donc? Elles nettoient, pesez la
valeur immense d'un tel mot. Elles nettoient et
apportent, avec l'Évangile, des habitudes de
travail, d'ordre et de propreté. Un rayon a
percé les ténèbres;
déjà la famille est en train de
renaître ; soyez tranquilles, elle
amènera la joie.
La famille et la joie vont ensemble.
Où la ménagère a passé,
ou s'en aperçoit. Ce sont des riens, et ces
riens donnent à la chambre un air de
fête. Il est une économie que la femme
la plus économe n'admettra jamais,
l'économie du pot de fleurs qui sourit
à la fenêtre, du vase où les
primevères cueillies le dimanche reprennent
vie pour rappeler à la famille des plaisirs
goûtés en commun.
Au moment où j'écris ces
lignes, j'ai devant mes yeux un délicieux
petit tableau de M. Van Muyden. Une jeune
ouvrière est assise sur une chaise dans la
plus modeste des chambres. Sa fenêtre est
ouverte et laisse entrer de gais rayons. Ses fleurs
sont là, près d'elle. Son chat joue;
son enfant dort au fond du berceau. Elle travaille
; son aiguille diligente, dont on devine le prompt
mouvement sur la toile, accomplit l'oeuvre de la
journée. Le mari est absent ; mais on sent
qu'il va venir et qu'il se hâtera, car il n'y
a rien ici qui ne convie au bonheur. Le bonheur !
Il est dans chaque détail ; il est, j'en
suis certain, sur cette gracieuse figure que la
coquetterie du peintre ne nous montre
guère» afin de nous forcer à la
deviner.
Tout est humble, tout est caché,
comme ce visage, et pourtant tout sourit, parce que
tout est dans l'ordre. M. Van Muyden a peint une
idylle.
Les familles qui ont le bon ordre
finissent souvent par avoir aussi l'aisance. Je
l'ai déjà dit et je tiens à le
redire, car cela aussi a sa valeur.
Parmi les joies du bon ordre comment ne
pas signaler celle-là: les ressources
accrues, les conditions matérielles du
bonheur plus complètes et plus solides,
l'avenir des enfants préparé?
L'économie produit les épargnes;
parfois on devient propriétaire, comme
à Mulhouse, et l'on finit par être
tout à fait chez soi, dans sa maison et
dan& son jardin.
La vraie famille y réussit
d'ordinaire. Par les devoirs qu'elle enseigne et
par l'attrait qu'elle exerce, elle arrache aux
tentations ruineuses ceux de ses membres qu'elles
menaçaient d'entraîner. Elle se
détourne d'un luxe de mauvais aloi.
Toutes les positions sont honorables, et
c'est pour cela que toutes devraient être
ouvertement acceptées.
Pourquoi aurions-nous honte de notre
état? Chacun dû nous a près de
lui quelqu'un qui est plus riche que lui et qui vit
autrement que lui. Si j'essayais de vivre à
la façon de M. de Rothschild, je serais
bientôt sur la paille.
C'est aux pères et surtout
peut-être aux mères de famille
à veiller sur l'invasion des dépenses
exagérées. Lorsqu'au lieu
d'économiser pour les mauvais jours, nous
épuisons l'abondance des jours favorables,
lors, que nous nous établissons sur un pied
impossible à maintenir, nous marchons
nécessairement à notre mine. Vienne
une maladie, vienne la faillite d'un banquier,
vienne un chômage, vienne une crise d'une
nature quelconque, nous tomberons sur-le-champ, et
très-bas.
Le luxe est une des sources du
paupérisme. Or, le paupérisme est un
mal affreux. Il amène ces situations
extrêmes, où l'on cesse de se
respecter, où l'on s'abandonne, où
l'intempérance alterne avec les privations,
où enfin la mendicité apparaît
et où la charité éperdue se
sent prise de découragement.
C'est en vue de tels périls que
la famille nous a été
Là est constitué, de la
main de Dieu même, le plus sûr, le plus
indestructible des abris. là on s'appuie et
on se soutient. Là on trouve ces joies du
bon ordre, aussi nécessaires à
l'âme que le pain l'est au corps. Là
on acquiert la dignité et
l'indépendance.
On y devient économe ;
économe, mais non avare, je tiens à
faire en terminant mes réserves expresses
sur ce point. Qu'il s'agisse de riches ou de
pauvres, tout s'abaisserait, les bonheurs et les
affections, le présent et l'avenir, le jour
où ce sentiment ignoble, l'amour de
l'argent, aurait mis sa froide empreinte sur la
famille. Avec l'amour de l'argent le coeur se
resserre, la piété se glace, la
compassion s'éteint, le vrai trésor
se voile, le regard descend vers la terre et s'y
fixe. Puis viennent les inquiétudes, les
désespoirs, et les ravissements, non moins
funestes.
Hélas, avouons-le, la famille est
un prétexte d'avarice : il s'agit des
nôtres, de notre femme, de nos enfants ! -
Elle est le prétexte, et avant tout la
victime. Aussi sûrement, plus honteusement
que les vices qui dissipent, le vice qui entasse la
démolit à pièce. Mais la
famille chrétienne est chargée de faire bonne
garde, de
combattre l'un et l'autre adversaire, de manier ces
armes de justice « qui se tiennent de la main
droite et de la main gauche. » Économe
sans avarice, elle maintient le bon ordre, et le
bon ordre maintient la joie.
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