Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE CINQUIÈME

LES JOIES DU TRAVAIL

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La famille, je l'ai dit, ne comporte pas d'oisifs. Il me reste à montrer ce qu'elle fait du travail.
Elle en fait une joie. - Du travail isolé nous ne sentons souvent que les fatigues; mais celui qui a pour but le bien-être des nôtres, de quel attrait ne se revêt-il pas"? Travailler pour sa femme, pour ses enfants, pour son père, pour sa mère, c'est un bonheur, un privilège. J'ai souvent pensé, avec un sentiment d'envie, au jeune ouvrier qui apporte à la maison le premier argent qu'il gagné. Enfin il est bon à quelque chose, et ceux qu'il aime, qui ont tout fait pour lui, auront quelques jouissances par lui !

Vous rappelez-vous Fulton et son premier passager à bord de son premier bateau à vapeur naviguant sur l'Hudson? Un voyageur, un seul, s'était résigné à aller avec lui. Fulton lui fit fête, le traita de son mieux ; puis il mit à part, comme un trésor, cette première pièce d'argent que lui avait value sa découverte. Ouvrier à sa manière, l'inventeur a le droit de cueillir lui aussi les prémices joyeuses du travail. Tout travail a ses joies. Tout travail a sa noblesse. Les classes ouvrières ne s'élèveront pas en s'affranchissant du travail, elles s'élèveront par la famille. Par elle le progrès du dedans précédera et préparera le progrès du dehors. Dans la famille, l'ouvrier sera préservé des grossiers écarts, il trouvera peu à peu ce que réclame son développement intellectuel, son amélioration morale, en un mot, son éducation personnelle.
On nous annonce l'avènement des classes ouvrières; on affirme que nulle part les pas en avant ne sont plus marqués, en dépit même des ravages que fait une industrie mai réglée et mal contenue. Je suis disposé à croire qu'après la classe moyenne, la classe ouvrière va avoir son tour; à une condition toutefois : il faut qu'elle retrouve la famille. Alors seulement elle grandira, les vrais niveaux sont ceux qui s'établissent par le sommet, en élevant ceux qui sont en bas, non en abaissant ceux qui sont en haut. Qu'elle sera belle, la famille ouvrière! Et qu'elle sera forte aussi ! Et comme la fabrique, si grande dame soit-elle, sera contrainte de la respecter ! Lorsque la famille, la vraie famille, demandera le droit de vivre, de ne pas se laisser disperser aux quatre vents, de maintenir la santé et la moralité de ses membres, de conserver un foyer, de concilier la vie domestique et le travail, de ne pas opter entre les devoirs de l'ouvrier et ceux du père ou de la mère, de ne pas avoir à choisir entre la mort physique et la mort morale, ou plutôt de ne pas être condamnée à les subir toutes deux, lorsque la famille tiendra ce langage, elle se fera écouter. L'opinion publique, de sa grosse voix, prendra parti pour elle. Beaucoup plaideront sa cause, à commencer par des fabricants; notre siècle, vous pouvez m'en croire, ne consentira pas à assister, les bras croisés, à l'égorgement de la famille.

Mais si elle s'abandonne elle-même, si elle s'efface et s'affaisse, le mal ira s'aggravant ; quelque jour il sera sans remède. Certaines populations industrielles achèveront alors de périr, broyées sous les roues de l'effrayante machine, et nul n'y prendra garde; que voulez-vous, c'est inévitable, les manufactures ont de ces nécessités cruelles! Et la société en fera son deuil.
La famille est le rempart préparé de Dieu pour les classes ouvrières. Elle leur donnera la force. Que dis-je? elle la leur donne dès à présent partout où elle existe, et avec la force, la joie.

Il y a en Suisse (1) , je crois l'avoir dit, tel canton où l'industrie est très-active, et où la famille sait se défendre, par cela seul qu'elle vit. Oh, les morts se défendent mal, Lorsque aucun lien sérieux ne subsiste entre la femme et le mari, entre les enfants et les parents, lorsque chacun ne pense qu'à soi, le vice et la misère arrivent ensemble et tout est dit. Ces prétendues familles ne résisteront jamais à quoi que ce soit.
Les choses se passent autrement chez ceux qui s'aiment et qui se tiennent unis devant Dieu. Par le seul fait qu'ils suppriment toutes les dépenses mauvaises, ils sont presque riches parfois avec les faibles salaires qui ne suffisent pas à leurs voisins, leur humble intérieur a cette propreté qui attire et ramène, tandis que chez d'autres règne le désordre sordide qui repousse; ils ne portent pas de sales guenilles, et leurs enfants ne sont pas en haillons. D'où vient ce miracle ? La famille est là (2),
De quel courage on travaille quand on a une famille! De quel coeur on veille sur soi, pour éviter les dépenses personnelles qui imposeraient une privation à ceux qu'on chérit! De quelle joie (car nous parlons des joies du travail, je ne veux pas l'oublier), de quelle joie on se sent pénétré en pensant que l'argent gagné va procurer un bon repas à ceux du logis, qu'il permettra peut-être d'offrir un mouchoir de soie, une robe fraîche à cette femme vaillante qui se refuse tout et qui ne se plaint jamais !

Les gens qui ne manquent de rien ne sauraient connaître à plein certaines jouissances de l'âme, s'entr'aider, se remercier, donner, recevoir. On invente chaque jour des mutualités et l'on a raison, mais qu'on raffermisse d'abord la plus puissante de toutes. La famille est une mutualité sans réserve et sans limite, où le coeur est de la partie, où l'intérêt commun passe toujours avant l'intérêt particulier, une mutualité des temps prospères et des temps fâcheux. Dans la famille, les forts travaillent pour les faibles, les bien-portants pour les malades. Et ceux qui travaillent sont les plus heureux; les privilégiés sont ceux qui mettent le plus et prennent le moins au fonds commun.

On voit ce que la famille fait du travail. Mais pour bien comprendre les joies qu'il procure, il faudrait se rendre compte des tristesses de l'oisiveté.
Chez les pauvres, elle ne produit pas seulement l'extrême misère; elle amène à sa suite le mécontentement et l'esprit hargneux, les querelles, les lâches abandons, la rupture définitive des liens graduellement relâchés.
Chez les riches, ses effets ne sont pas meilleurs; il est rare que les oisifs ne s'occupent pas à faire le mal. Ne faut-il pas faire quelque chose !
En parlant des gens qui possèdent des revenus. on dit qu'ils ont « de quoi vivre. » - De quoi vivre ! L'homme ne vit pas de pain seulement; ôtez-lui le travail, son âme mourra de faim, mourra de lassitude et d'ennui. Essayez; remplacez le travail par les plaisirs, par les spectacles, par les voyages, par ce que vous voudrez, votre misère intérieure sera la même; avec vous elle aura fait son tour d'Europe, avec vous elle rentrera au logis. Oh non, qu'il n'arrive à personne, si pauvre soit-il, d'envier cette malédiction sans pareille, une existence de curiosité, de mondanité, de désoeuvrement !
Autant vaudrait la chape de plomb qui pèse sur certains damnés de la Divine Comédie. Les voilà, les oisifs; ils avancent, écrasés, ne pouvant voir ni à leur droite, ni à leur gauche, ni en haut surtout, du côté du ciel; ils vont, ils vont, jusqu'à l'heure où un fossé se trouve en travers de leur route; ils y tombent et tout est dit.
Le travail est une des lois universelles de notre nature; elle ne comporte pas d'exception. Si Dieu a établi l'ordonnance du repos, il a promulgué en même temps celle du travail : « Tu travailleras six jours et tu feras toute ton oeuvre. »

Ouvriers des champs et de l'atelier, ouvriers de la pensée, il n'importe, nous sommes appelés à faire notre oeuvre. Artistes, écrivains, savants, hommes d'État, nul ne se croise les bras. L'évangélisation a ses ouvriers, la charité pratique a les siens. Et certes la tâche du laboureur ou de l'artisan n'est pas la plus rude ici-bas. Les luttes de la vie publique, les angoisses du combat pour les causes en péril, le travail fiévreux qu'exigent les recherches de la science, l'enfantement laborieux des oeuvres de l'esprit, les déceptions contre lesquelles se heurte la charité, tout cela est aussi difficile à porter que le poids du jour et de la chaleur. Qu'elles sont vraies les paroles prononcées naguère dans une triste occasion : « Venez ici, habitants des campagnes, venez apprendre au bord de cette fosse comment travaillent ceux qui ne travaillent pas !
Et ce travail, comme l'autre, a ses grandes joies : joies de l'oeuvre d'abord, joies de la famille ensuite. L'oeuvre se transfigure au sein de la famille; on en parle, on cherche ensemble, on se console, on se fortifie, on espère, on se réjouit.

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1 J'avais promis de revenir souvent à cette plaie béante de notre époque; on voit que je tiens parole. L'exemple du canton de Zurich prouvera aux plus crédules que le n'ai pas exagéré les forces défensives que possède la famille. Là, par le fait seul que la famille subsiste, l'industrie a subi une transformation que constatait déjà M. Villermé dans ses belles enquêtes.
Les petits ateliers, les ateliers de familles, sont en général maintenus ; on tisse au village, les matières premières sont apportées au village, où des soustractions coupables ont lieu parfois, je ne puis pas en disconvenir; mais le bien l'emporte certes sur le mal. Et cette fabrication ainsi disséminée, à laquelle la femme met la main comme le mari, qui se concilie avec le repos du soir, avec celui du dimanche, avec l'instruction des enfants, avec le pot-au-feu, même avec la culture du jardin on des champs, n'en demeure pas moins capable de lutter, sans droits protecteurs, contre les concurrences étrangères. Il est vrai qu'elle ne ruine, ni les ressources du ménage par le cabaret, ni sa moralité par la débauche, ni sa santé par une vie contre nature. Il y a là de vigoureuses populations, tandis que dans plusieurs de nos centres de fabrique on commence à ne plus trouver d'hommes en état de porter les armes. Demandez aux officiers de recrutement.
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2 Ce livre-ci, c'est convenu, ne doit pas se faire avec des livres; je me refuse donc le plaisir des citations. Comment ne pas nommer cependant l'auteur de l'Ouvrière? Comment ne pas reproduire, tout au moins en note, trois lignes empruntées à son livre le plus récent : « La soupe faite à la maison n'est guère meilleure que celle du restaurant et elle ne coûte pas toujours meilleur marché; mais elle est mangée en petit comité, dans la calme du chez-soi et loin de ce maudit comptoir, encombré de verres et de pots qui ne disent rien de bon. 
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