La famille, je l'ai dit, ne comporte pas
d'oisifs. Il me reste à montrer ce qu'elle
fait du travail.
Elle en fait une joie. - Du travail
isolé nous ne sentons souvent que les
fatigues; mais celui qui a pour but le
bien-être des nôtres, de quel attrait
ne se revêt-il pas"? Travailler pour sa
femme, pour ses enfants, pour son père, pour
sa mère, c'est un bonheur, un
privilège. J'ai souvent pensé, avec
un sentiment d'envie, au jeune ouvrier qui apporte
à la maison le premier argent qu'il
gagné. Enfin il est bon à quelque chose, et ceux
qu'il
aime, qui ont tout fait pour lui, auront quelques
jouissances par lui !
Vous rappelez-vous Fulton et son premier
passager à bord de son premier bateau
à vapeur naviguant sur l'Hudson? Un
voyageur, un seul, s'était
résigné à aller avec lui.
Fulton lui fit fête, le traita de son mieux ;
puis il mit à part, comme un trésor,
cette première pièce d'argent que lui
avait value sa découverte. Ouvrier à
sa manière, l'inventeur a le droit de
cueillir lui aussi les prémices joyeuses du
travail. Tout travail a ses joies. Tout travail a
sa noblesse. Les classes ouvrières ne
s'élèveront pas en s'affranchissant
du travail, elles s'élèveront par la
famille. Par elle le progrès du dedans
précédera et préparera le
progrès du dehors. Dans la famille,
l'ouvrier sera préservé des grossiers
écarts, il trouvera peu à peu ce que
réclame son développement
intellectuel, son amélioration morale, en un
mot, son éducation personnelle.
On nous annonce l'avènement des
classes ouvrières; on affirme que nulle part
les pas en avant ne sont plus marqués, en
dépit même des ravages que fait une industrie mai
réglée et mal contenue. Je suis
disposé à croire qu'après la
classe moyenne, la classe ouvrière va avoir
son tour; à une condition toutefois : il
faut qu'elle retrouve la famille. Alors seulement
elle grandira, les vrais niveaux sont ceux qui
s'établissent par le sommet, en
élevant ceux qui sont en bas, non en
abaissant ceux qui sont en haut. Qu'elle sera
belle, la famille ouvrière! Et qu'elle sera
forte aussi ! Et comme la fabrique, si grande dame
soit-elle, sera contrainte de la respecter !
Lorsque la famille, la vraie famille, demandera le
droit de vivre, de ne pas se laisser disperser aux
quatre vents, de maintenir la santé et la
moralité de ses membres, de conserver un
foyer, de concilier la vie domestique et le
travail, de ne pas opter entre les devoirs de
l'ouvrier et ceux du père ou de la
mère, de ne pas avoir à choisir entre
la mort physique et la mort morale, ou plutôt
de ne pas être condamnée à les
subir toutes deux, lorsque la famille tiendra ce
langage, elle se fera écouter. L'opinion
publique, de sa grosse voix, prendra parti pour
elle. Beaucoup plaideront sa cause, à
commencer par des fabricants; notre siècle,
vous pouvez m'en croire, ne
consentira pas à assister, les bras
croisés, à l'égorgement de la
famille.
Mais si elle s'abandonne
elle-même, si elle s'efface et s'affaisse, le
mal ira s'aggravant ; quelque jour il sera sans
remède. Certaines populations industrielles
achèveront alors de périr,
broyées sous les roues de l'effrayante
machine, et nul n'y prendra garde; que voulez-vous,
c'est inévitable, les manufactures ont de
ces nécessités cruelles! Et la
société en fera son deuil.
La famille est le rempart
préparé de Dieu pour les classes
ouvrières. Elle leur donnera la force. Que
dis-je? elle la leur donne dès à
présent partout où elle existe, et
avec la force, la joie.
Il y a en Suisse (1)
, je crois
l'avoir dit, tel canton où l'industrie est
très-active, et où la famille sait se
défendre, par cela seul qu'elle vit. Oh, les
morts se défendent mal, Lorsque aucun lien
sérieux ne subsiste entre la femme et le
mari, entre les enfants et les parents, lorsque
chacun ne pense qu'à soi, le vice et la
misère arrivent ensemble et tout est dit.
Ces prétendues familles ne
résisteront jamais à quoi que ce
soit.
Les choses se passent autrement chez
ceux qui s'aiment et qui se tiennent unis devant
Dieu. Par le seul fait qu'ils suppriment toutes les
dépenses mauvaises, ils sont presque riches
parfois avec les faibles salaires qui ne suffisent
pas à leurs voisins, leur humble
intérieur a cette propreté qui attire
et ramène, tandis que
chez d'autres règne le désordre
sordide qui repousse; ils ne portent pas de sales
guenilles, et leurs enfants ne sont pas en
haillons. D'où vient ce miracle ? La famille
est là (2),
De quel courage on travaille quand on a
une famille! De quel coeur on veille sur soi, pour
éviter les dépenses personnelles qui
imposeraient une privation à ceux qu'on
chérit! De quelle joie (car nous parlons des
joies du travail, je ne veux pas l'oublier), de
quelle joie on se sent pénétré
en pensant que l'argent gagné va procurer un
bon repas à ceux du logis, qu'il permettra
peut-être d'offrir un mouchoir de soie, une
robe fraîche à cette femme vaillante
qui se refuse tout et qui ne se plaint jamais
!
Les gens qui ne manquent de rien ne
sauraient connaître
à plein certaines jouissances de
l'âme, s'entr'aider, se remercier, donner,
recevoir. On invente chaque jour des
mutualités et l'on a raison, mais qu'on
raffermisse d'abord la plus puissante de toutes. La
famille est une mutualité sans
réserve et sans limite, où le coeur
est de la partie, où l'intérêt
commun passe toujours avant l'intérêt
particulier, une mutualité des temps
prospères et des temps fâcheux. Dans
la famille, les forts travaillent pour les faibles,
les bien-portants pour les malades. Et ceux qui
travaillent sont les plus heureux; les
privilégiés sont ceux qui mettent le
plus et prennent le moins au fonds commun.
On voit ce que la famille fait du
travail. Mais pour bien comprendre les joies qu'il
procure, il faudrait se rendre compte des
tristesses de l'oisiveté.
Chez les pauvres, elle ne produit pas
seulement l'extrême misère; elle
amène à sa suite le mécontentement et
l'esprit hargneux, les querelles, les lâches
abandons, la rupture définitive des liens
graduellement relâchés.
Chez les riches, ses effets ne sont pas
meilleurs; il est rare que les oisifs ne s'occupent
pas à faire le mal. Ne faut-il pas faire
quelque chose !
En parlant des gens qui possèdent
des revenus. on dit qu'ils ont « de quoi
vivre. » - De quoi vivre ! L'homme ne vit pas
de pain seulement; ôtez-lui le travail, son
âme mourra de faim, mourra de lassitude et
d'ennui. Essayez; remplacez le travail par les
plaisirs, par les spectacles, par les voyages, par
ce que vous voudrez, votre misère
intérieure sera la même; avec vous
elle aura fait son tour d'Europe, avec vous elle
rentrera au logis. Oh non, qu'il n'arrive à
personne, si pauvre soit-il, d'envier cette
malédiction sans pareille, une existence de
curiosité, de mondanité, de
désoeuvrement !
Autant vaudrait la chape de plomb qui
pèse sur certains damnés de la Divine
Comédie. Les voilà, les oisifs; ils
avancent, écrasés, ne pouvant voir ni
à leur droite, ni
à leur gauche, ni en haut surtout, du
côté du ciel; ils vont, ils vont,
jusqu'à l'heure où un fossé se
trouve en travers de leur route; ils y tombent et
tout est dit.
Le travail est une des lois universelles
de notre nature; elle ne comporte pas d'exception.
Si Dieu a établi l'ordonnance du repos, il a
promulgué en même temps celle du
travail : « Tu travailleras six jours et tu
feras toute ton oeuvre. »
Ouvriers des champs et de l'atelier,
ouvriers de la pensée, il n'importe, nous
sommes appelés à faire notre oeuvre.
Artistes, écrivains, savants, hommes
d'État, nul ne se croise les bras.
L'évangélisation a ses ouvriers, la
charité pratique a les siens. Et certes la
tâche du laboureur ou de l'artisan n'est pas
la plus rude ici-bas. Les luttes de la vie
publique, les angoisses du combat pour les causes
en péril, le travail fiévreux
qu'exigent les recherches de la
science, l'enfantement laborieux des oeuvres de
l'esprit, les déceptions contre lesquelles
se heurte la charité, tout cela est aussi
difficile à porter que le poids du jour et
de la chaleur. Qu'elles sont vraies les paroles
prononcées naguère dans une triste
occasion : « Venez ici, habitants des
campagnes, venez apprendre au bord de cette fosse
comment travaillent ceux qui ne travaillent pas
!
Et ce travail, comme l'autre, a ses
grandes joies : joies de l'oeuvre d'abord, joies de
la famille ensuite. L'oeuvre se transfigure au sein
de la famille; on en parle, on cherche ensemble, on
se console, on se fortifie, on espère, on se
réjouit.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |