Si le coeur et l'intelligence ont leurs joies,
la conscience a les siennes, les meilleures de
toutes, et sans lesquelles les autres ne seraient
pas. Un moment J'ai pensé à les
omettre; ne sont-elles pas sous-entendues à
chaque page de mon livre et n'ai-je pas assez
parlé du devoir? Eh bien, non, je n'en ai
pas assez parlé; Il faut absolument que la
conscience ait son chapitre à elle, à
elle seule, parmi les joies de la famille.
Et qu'on ne s'y trompe pas, je ne viens
point célébrer le bonheur des gens
satisfaits d'eux-mêmes.
À voir certains contentements,
les vers du Misanthrope reviennent à la
mémoire :
Parbleu, je ne vois pas, lorsque je m'examine
Où prendre aucun sujet d'avoir l'âme chagrine.
et pour conclure:
Je crois qu'avec cela, mon cher marquis, je crois
Qu'on peut, en tout pays, être content de soi.
Il y a de par le monde bien plus d'Acastes qu'on
ne l'imagine. Et ce qui n'est pas moins triste,
nous-mêmes, qui nous moquons des Acastes,
nous sommes tentés souvent de prendre nos
vertus au grand sérieux, d'estimer
très-haut nos mérites, nos
progrès, et de nous frotter les mains en
pensant que nous valons quelque chose.
Le bon sens, au défaut de
l'Évangile, devrait nous défendre de
ces bouffées de sot orgueil. Quel est
l'homme qui, s'étant examiné, a pu
être content de lui ? Là,
sérieusement, cela arrive-t-il? Du premier
regard ne voyons-nous pas les privilèges
dont nous jouissons, la
responsabilité exceptionnelle qui
pèse sur nous, nos fautes, nos
récidives, nos entraînements plus
qu'à demi volontaires, notre ingratitude
envers Dieu, notre sécheresse envers les
hommes, enfin l'égoïsme colossal qui
reparaît toujours et partout ? Les plus
humbles ne le sont guère et il ne faudrait
pas s'aviser de nous dire sur notre compte le mal
que nous nous disons à
nous-mêmes.
Mais les joies de la conscience n'ont
rien de commun avec le contentement de soi. Ils le
savent ceux qui marchent dans le bon chemin. Ils
sont heureux, plus heureux que je ne saurais le
dire, de se sentir là ; et jamais
peut-être ils n'ont mieux compris leur
indignité personnelle.
Ceux qu'étonnerait un tel
contraste n'ont sans doute pas assez
réfléchi sur le rôle que
remplit la règle à l'égard de
nos bonheurs. Être dans la règle,
travailler, aimer dans la règle, c'est une
jouissance pure et incomparable. La
légitimité de nos sentiments ajoute
immensément à leur grandeur. Nos
vraies joies ne se passent pas
de sécurité morale. Lorsque la
sécurité morale s'ajoute à la
joie, il en naît une harmonie où notre
âme se repose avec délice.
Qu'elle est bonne cette pensée :
ma félicité est approuvée de
Dieu, mes liens sont des liens éternels,
cette famille qui m'entoure n'est pas une
création passagère que les
circonstances ont faite, et que d'autres
circonstances déferont; tout ceci est dans
l'ordre ; il ne s'agit plus que d'aimer mieux ceux
que j'aime et de ne pas mêler tant de
souillures aux grâces dont je suis
comblé !
Ainsi les joies de la conscience sont
loin d'exclure l'humiliation et le repentir. Ce
qu'elles excluent, je vais le dire.
Elles excluent d'abord les fausses
joies. Nous aimons, hélas, le fruit
défendu. « Les eaux
dérobée sont douces, » a dit
l'Écriture. Mais après la douceur
vient l'amertume, l'épée se tient
là, la menace est sur nos têtes ; ce
n'est pas la conscience seule qui est
troublée, c'est la joie. Demandez à
ceux qui se proclament heureux et dont le regard
dément les paroles.
Après nous avoir
délivré des faux plaisirs, les joies
de la conscience nous délivrent des fausses
peines. Comment pourrions-nous, lorsque nous avons
contemplé les réalités
idéales, prendre en dégoût la
vie, et soupirer avec désespoir? Le
dégoût de la vie ! Ce mal-là
est inconnu aux vraies familles. On y marche dans
un chemin trop lumineux, on y avance trop
évidemment vers le but, on y est trop
serré les uns contre les autres, on y a trop
à faire et trop à aimer, pour se
plaindre de ses déceptions et soupirer
à la manière des
désoeuvrés. Les vraies douleurs
subsistent là, nulle part elles ne sont plus
poignantes et plus profondes ; les douleurs
imaginaires s'en vont. La conscience donne la main
au bon sens
J'ai prononcé tout à
l'heure un mot qui peint à lui seul les plus
vives joies de la conscience : avancer vois le but.
La famille chrétienne avance, il lui est
pour ainsi dire impossible de rester immobile ; par elle
les âmes sont en
travail, la lutte contre le mal est engagée,
l'éducation personnelle se poursuit.
Et cela a lieu en dépit de notre
indignité. Nos fautes ne cessent d'entraver
le mouvement; toutefois il s'accomplit.
Après nos chutes nous nous relevons, ou
plutôt nous sommes relevés, des bras
chéris s'enlacent autour de nous et nous
soutiennent, des prières fidèles ne
cessent d'appeler sur nous le secours sans lequel
nous succomberions.
Connaissez-vous ces fleuves qui
commencent par un filet d'eau ? Ils vont, et en
allant ils grossissent ; chaque vallée leur
apporte un affluent, chaque bassin leur
amène une rivière. Ainsi avance la
famille ; chaque devoir l'accroît, chaque
combat contre le mal lui donne des forces ; elle
grandit en tendresse, en sanctification, en
bonheur. Elle grandit aussi en
sincérité, ne l'oublions pas; ceci
est l'oeuvre maîtresse de la conscience (1).
Les
membres
de la famille sont faibles,
très-faibles ; la famille, qui vient de
Dieu, est revêtue de puissance. Chez elle le
bien amène le bien, l'amour enseigne
l'amour, le sacrifice enseigne le sacrifice, la
joie enseigne la joie. - Et toute joie est douce,
quand la conscience est joyeuse.
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