De la première page à la
dernière de mon travail, je parle des joies
du coeur. Il n'y a donc pas à y revenir
longuement ici ; mais pouvais-je omettre ce
chapitre et qu'aurait-on pensé de mon
énumération des joies de famille, si
la meilleure avait fait défaut?
Entre la joie d'aimer et la joie
d'être aimé, il serait peut-être
malaisé de choisir. Au reste, à quoi
bon? Il n'y a pas à faire un choix ; elles
marchent ensemble, ou du moins elles se suivent de
près et finissent d'ordinaire par se
joindre. Quiconque aime, sera aimé ; les
exceptions
sont bien plus rares qu'on ne l'imagine.
J'ai dit « la joie d'aimer, »
et tout à l'heure je disais « le devoir
d'aimer. » C'est ainsi que nos devoirs se
changent en joies. Ce que nous avions prévu
au nom des principes, nous allons le voir en
constatant les faits.
Aimer est une grande chose. Tant que
l'égoïsme règne en nous, nos
attachements demeurent égoïstes comme
nous-mêmes; nous nous aimons dans les
nôtres; nous aimons notre nom, nos
intérêts, notre honneur ; nos enfants
sont une continuation de notre personne; leur bonne
conduite est une glorification de notre influence.
D'ailleurs la vie commune nous a liés, nous
avons pris, comment dirai-je ? des habitudes
d'affection; les choses sont réglées
de la sorte, cela est entré dans
l'arrangement de notre vie.
L'égoïsme a la vie dure ; il
subsiste parfois tout entier à
côté d'une passion violente ; il est
des goûts, des entraînements, qui
n'impliquent pas le moins du monde le don de
soi.
Mais lorsque nous nous sommes
donnés, lorsque l'égoïsme a
reçu le coup de mort, alors naissent pour
nous les joies du coeur. Nous appartenons
désormais à ce Dieu si tendre qui
nous ouvre les bras ; nous apprenons chaque jour,
au contact de la famille, le support, le pardon, le
dévouement qui ne calcule point. Maintenant,
délivrés de nous-mêmes, nous
respirons à l'aise; aimer c'est un
affranchissement.
Pour la première fois, nous
connaissons la vie, la bonne vie, la vie libre et
heureuse; nous commençons à sentir
qu'il vaut la peine de vivre. Vaudrait-il la peine,
sans cela?
Dès ce moment, nous avons un
coeur, nous marchons vers un but, nos devoirs
s'agrandissent et s'élèvent, tout
grandit et s'élève autour de nous.
Nos tendresses se font confiantes, ce qui ne vent
pas dire aveugles. Oh non, il ne s'agit pas d'un
amour vague, qui s'offre indifféremment
à tous, sans préférence et
sans choix. La mort de l'égoïsme
n'entraîne pas celle du bon sens, tant s'en
faut; au contraire, en cessant de penser à
nous, nous devenons plus capables
d'apprécier les autres. Ces âmes d'or,
où n'habite plus la moindre
préoccupation personnelle, aiment autrement ceux
qui leur
plaisent
que ceux qui ne leur plaisent pas. Si elles n'ont
plus ni mesquines jalousies ni froissements
capricieux, elles souffrent des blessures que fait
l'ingratitude. Mais attendez, elles ont en elles
une chaleur qui fond les glaces et qui amollit les
duretés. À la joie d'aimer, elles
ajouteront bientôt celle d'être
aimées.
Et alors, au milieu du vaste monde, il y
aura une retraite toute parfumée
d'idéal; au milieu du désert, il y
aura une oasis. Je les vois encore les bouquets de
palmier que nos yeux contemplaient longtemps
d'avance, lorsque sur nos dromadaires nous
parcourions les solitudes embrasées du
Sinaï. Pourquoi cette verdure au milieu des
rochers ? Parce que les sources ont jailli. Il ne
s'agit que de faire jaillir les, sources. Voyageurs
de la vie, elles sont là partout, sous vos
pieds. Vous qui vous plaignez de votre famille, qui
prétendez que la douce tendresse, que l'eau
vive vous fait défaut, avez-vous
creusé, creusé profondément et
courageusement? Vous qui dites qu'on ne vous aime
pas, avez-vous aimé ?
Nos amis ont leur place marquée
parmi les meilleures joies de la famille. On nous
cite sans cesse les amis de l'antiquité ! On
semble croire que l'Évangile, parce qu'il a
développé d'autres affections, a
supprimé celle-là !
Ah, s'il était question de lui
donner une place qui n'est pas la sienne, ou si
sous son nom on prétendait exalter les
relations les plus futiles, les simples rapports de
société ou d'habitude, nous
résisterions certes, nous inquiétant
peu de savoir ce que les hommes de Plutarque
avaient coutume de faire en pareil tas. Mais pour
les vraies amitiés, celles qui se sont
choisies devant Dieu, elles nous sont plus
précieuses aujourd'hui qu'elles ne l'ont
jamais été ici-bas.
La famille en a besoin, de ces amis qui
sentent comme elle, qui pensent comme elle, qui
aspirent avec elle aux choses bonnes. Par eux, elle
a connu des plaisirs purs, des jours radieux, qui
laissent une trace ineffaçable dans ses
souvenirs. Avec eux, elle a ri,
elle a pleuré, elle a prié. Elle les
a trouvés fidèles aux heures
difficiles ; leurs sympathies étaient
toujours prêtes; les premiers ils venaient,
et le serrement de leurs mains, à
défaut de paroles, disait tout ce que les
coeurs avaient soif d'ouïr. Nos amis nous ont
fait du bien; nous nous sommes entr'aidés
sur la route étroite; nous avons
marché ensemble vers le même but. Sur
notre attrait réciproque un rayon
d'idéal n'a cessé de briller; ils
nous voient, cela est certain, plus beaux que nous
ne sommes. Eh bien, cela même a maintenu le
niveau de, l'amitié. Les vulgarités
ne l'ont pas marquée de leur empreinte ;
elle a habité les hauteurs, les
régions de lumière et de
poésie.
Et quelle simplicité, quelle
vérité dans notre affection ! Il nous
serait impossible de faire une phrase, de prononcer
ou même de concevoir une parole
affectée. Nous sommes sûrs les uns des
autres; nous sommes sincères les uns envers
les autres. Les avertissements qui nous
étaient nécessaires, nos amis nous
les ont apportés, avec cette douceur qui
désarme, avec cette délicatesse qui
devine tout
Grâce à ses amis, la
famille sort d'elle-même sans cesser
d'être elle-même. Ses joies se sont
accrues. Elle en donne, elle en reçoit;
c'est un compte qui ne se règle jamais.
Chacun pense qu'il a plus reçu que
donné, et personne ne se trompe. Il est doux
de devoir à ceux qu'on aime. Heureuse
famille!1 Heureux amis !
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