Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !
QUATRIÈME PARTIE
JOIES DE LA FAMILLE

 CHAPITRE PREMIER

LA JOIE ET LA FAMILLE

 

-------

Nous n'avons pas pu étudier les devoirs de la famille sans pressentir en grande partie ses joies. Quelle joie de cheminer dans la voie droite ! Quelle joie de marcher en avant, avec l'aide de Dieu et sous son regard 1 Quelle joie de donner de la joie ! Quelle joie d'aller ainsi « de force en force ! »

Cette parole biblique, que je viens de rappeler tout à, l'heure, exprime une des joies les plus intenses que nous puissions goûter sur la terre. Sentir la force en soi, me force d'en haut, une force qui grandit en s'exerçant, une force qui produit la force, le coeur bat à cette seule pensée.
Or, telle est (au milieu de beaucoup d'humiliations et de chutes) l'histoire des familles vraiment dignes de ce nom. La force y va croissant, force des affections, force de la vie morale; un courant puissant et doux les porte vers ce qui est généreux, vers ce qui est bon. Connaissez-vous une meilleure cause de joie?

Si le point de vue du bonheur et celui du devoir se distinguent théoriquement, pratiquement ils se confondent. L'Évangile du moins ne les sépare jamais; il résout du même coup ces deux grands problèmes. Mais il n'est pas indifférent à l'ordre dans lequel ils sont posés; pour lui, le devoir va le premier. Le progrès marche devant, la joie vient ensuite.
J'ai suivi cette règle, qu'on ne saurait appliquer sans admirer sa sagesse toute divine. La suivre, c'était accepter les conséquences qu'elle entraîne ; ces faits connexes, je n'ai pas dû les séparer violemment: en parlant des devoirs, j'ai parlé des joies. Il le fallait, et je n'y ai aucun regret, car devoirs et joies se présentent ainsi à leur vrai point de vue. Le lecteur sait maintenant pourquoi les premières parties de cette étude ont empiété sur les dernières. Dans mon livre, comme dans la vie, les questions de conscience ont la grosse part.
Les questions de bonheur cependant ne sont pas épuisées, tant s'en faut. Les joies et les douleurs de la famille valent la peine d'être examinées de près et en elles-mêmes. Au moment de m'approcher d'elles, je me sens pénétré d'émotion et de respect. Que c'est grand, la joie ! Que c'est grand, la douleur ! Ici est la pierre de touche de toutes les doctrines; si vous voulez savoir ce qu'elles valent, essayez-les à la joie et à la douleur. Celles qui les nient sont fausses; celles qui ne les sanctifient pas sont fausses aussi. Il n'y a que la vraie doctrine qui nous apprenne à nous réjouir simplement, saintement, et à pleurer avec espérance.

Je n'aurai garde de définir la joie. J'aime mieux répéter un mot de l'Écriture : « Quand on a le coeur gai, c'est un festin perpétuel. » Avoir le coeur gai, posséder le contentement d'esprit, se confier et rendre grâce, ouvrir son âme entière aux bénédictions, contempler le côté lumineux des choses, voilà ce que l'Évangile offre à tous, même aux affligés. Pour tous, la meilleure part du bonheur est celle que personne ne peut leur ôter et qui n'a rien à démêler avec l'inégalité des conditions. Pour tous, l'existence a des joies en réserve, et je comprends que Silvio Pellico, lui qui connaissait la douleur, ait inscrit en tête du dernier chapitre de ses Doveri : « Haute idée de la Vie. »
Oui, sans la joie nous ne saurons jamais ce qu'est la vie, quelle est sa grandeur et sa beauté ; les joyeux seuls l'aiment ainsi qu'il la faut aimer, à cause de ce qu'elle a de doux, de grave et de divin.
La joie ouvre les yeux, parce qu'elle ouvre le coeur. La joie est un missionnaire incomparable; elle réfute bien des objections, elle fait tomber bien des résistances; elle dévoile les plus magnifiques aspects de l'Évangile. Au lieu d'une doctrine sombre, qui ne nous sauverait qu'en nous mutilant, elle nous montre une doctrine aussi aimable qu'austère, qui ne ménage aucun péché, mais qui ne supprime aucune jouissance élevée, qui ne fonde pas notre sanctification sur la ruine des affections et sur l'atrophie des facultés, mais qui développe nos facultés et qui agrandit nos affections, qui nous appelle à nous renoncer nous-mêmes, à porter notre croix, à accomplir des sacrifices, mais qui ne nous dépouille que pour nous revêtir, qui ne nous enlève ce qui est mauvais que pour nous combler de ce qui est bon.
Et précisément ces deux oeuvres &l'Évangile s'accordent. Dans les profondeurs de notre être s'opère une merveilleuse conciliation. Là il se trouve, nous l'avons vu, que les joies et les devoirs sont inséparables. Il fallait donc bien que, pour nous rendre joyeux, Dieu détruisît en nous ce qui s'oppose à la loi morale. Et c'est ainsi que le problème du bonheur, partout ailleurs insoluble, se résout de lui-même, jour après jour, victoire après victoire, chez les plus humbles chrétiens.

Sondez ce mot de la Bible : « La lumière du juste est gaie. » Il n'y a de gaie ici-bas que la lumière du juste. Mais qu'elle est gaie en effet! Vous est-il arrivé de gravir la nuit une montagne au travers des forêts obscures (lui couvrent ses flancs? Lorsque vient le jour, une première lueur, une lueur gaie et qui remplit d'allégresse, pénètre sous les dômes de feuillage.
Aussitôt, comme à un signal donné, tous les concerts, d'oiseaux s'éveillent; la vie a reparu, la joie a éclaté.
On a souvent parlé des obstacles que rencontre ici-bas le devoir; on parle rarement de ceux que rencontre la joie. C'est pourtant le même phénomène, et il n'est pas inutile de le considérer aussi de son côté le moins connu.

Savoir être heureux n'est pas très-commun. - Et vouloir? J'ose à peine le dire, tant le fait est étrange; mais, en vérité, nous ne voulons pas. Le bonheur, cet hôte inaccoutumé, ne s'introduit chez nous que malgré nous. Pourquoi ? Parce qu'il faudrait ne pas le recevoir seul, parce qu'à côté de lui nous apercevons un autre voyageur dont le grave aspect nous effraye; ils cheminent ensemble, la main dans la main.
Aussi les fausses joies, celles qui se séparent du devoir, sont-elles recherchées parmi nous; nous ne nous défions que des vraies. Altérés de bonheur, si nous nous détournons de lui, c'est qu'il faudrait l'accepter tel qu'il est.

Le bonheur est une perle de grand prix qui se pèche dans les eaux profondes. Nous allons nous asseoir paresseusement sur la rive ; il nous semble que le bonheur doit venir de lui-même se placer dans nos mains. Nous sommes irrités, scandalisés de n'être pas heureux. Et nous jetons des regards d'envie sur les plongeurs intrépides qui sont allés chercher la perle au sein des abîmes.
Pour arriver au bonheur, c'est-à-dire au devoir, il faut prendre sa vie dans ses mains, et se jeter à la mer, et disparaître. La foi qui accepte tout et qui par conséquent donne tout, la foi qui se précipite tète baissée dans la grâce, fermant l'oreille aux cris de l'orgueil et aux terreurs de l'égoïsme menacé de mort, la foi aimante qui nous sauve sans les oeuvres et qui contient les oeuvres, la foi nous rend capables en même temps d'obéissance et de bonheur.
Et voilà comment il se fait que le bonheur est un devoir, que Jésus-Christ ait pu dire à tous ses disciples : « Soyez toujours joyeux. »

C'est dans la famille surtout qu'apparaît la vérité de cette étonnante parole. Là, le caractère moral de la joie ne se laisse pas méconnaître. Ce qu'il y a sous l'ennui, ce qu'il y a sous la mélancolie, la famille le sait bien.

Nous n'avons pas le droit de nous ennuyer. Dans les familles bien réglées nous n'en avons pas le temps. Les vaillants ne s'ennuient pas; la vie vaillante ne comporte pas une seule minute d'alanguissement. Ce sont les lâches qui s'ennuient, ceux qui s'abandonnent à leur inertie, qui ne réagissent pas énergiquement contre eux-mêmes, qui oublient les autres. S'ennuyer, au centre des affections, des intérêts, des inquiétudes, des nobles luttes qui remplissent l'existence domestique ! S'ennuyer entre le travail du dedans et celui du dehors ! Cela semble impossible et cela est quand le coeur et la conscience se taisent, il se fait autour de nous un désert moral; la lassitude du vide nous saisit alors. Et ce ne sont pas les plus riches qui s'ennuient le moins; pour connaître à fond cette maladie honteuse, il n'est rien de tel que de se bien porter, d'avoir une bourse bien garnie, de satisfaire tous ses désirs, de ne rencontrer aucun obstacle à ses fantaisies; si, par-dessus le marché, nous avons supprimé ou diminué la famille et ses gênes qui sont des secours, notre situation deviendra désespérée ; ennuyés au logis, ennuyés dehors, ennuyés et ennuyeux, traînant partout notre satiété mécontente, nous arriverons peut-être au désespoir. Au bout de ces existences gorgées et oisives se tiennent tantôt le suicide, tantôt la mondanité effrénée qui remplace le devoir par le bruit et le bonheur par l'étourdissement.

Ai-je besoin de le dire? en nous ordonnant la joie, l'Évangile est bien loin de nous défendre la douleur. La place de la douleur est marquée dans toute famille; elle y a son rôle et sa mission ; nous aurons bientôt à le montrer. Mais la douleur n'est pas l'ennui ; la douleur, chose étrange à dire, marche avec la joie. Les mêmes âmes profondes ressentent les vrais bonheurs et les vraies tristesses.

À côté de l'ennui, j'ai nommé la mélancolie. Elle aussi n'a rien de commun avec la douleur. Les défaillances découragées et sans ressort ont été une des modes malsaines de notre temps. Nous avons goûté la volupté particulière qu'on trouve à savourer des pensées sombres, à gémir, à déplorer sa destinée, à réciter ses Novissima verba. Sous les beaux vers de Lamartine, je découvre un sentiment dont le charme me semble suspect, car je n'y puise ni courage pour l'existence ni énergie pour le devoir. Écoutez :

Quand le bonheur n'a plus ni lointain ni mystère,
Quand le nuage d'or laisse à nu cette terre,
Quand la vie une fois a perdu son erreur,
Quand elle ne ment plus, c'en est fait du bonheur.


Et ailleurs cette image où les pauvres tendances mélancoliques de notre temps se recouvrent d'un splendide vêtement de poésie :

Avez-vous vu le soir d'un jour mêlé d'orage,
Le soleil qui descend de nuage en nuage?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et tandis que votre oeil, à cette ombre attaché,
Croit posséder enfin l'astre déjà couché,
La nue à vos regards fond et se décolore
Ce n'est qu'une vapeur qui flotte et s'évapore;
Vous le cherchez plus loin : déjà, déjà trop tard!
Le soleil est toujours au delà du regard.


Le soleil est toujours au delà dit regard. Ainsi du bonheur. Vous le suivez à la trace empourprée qui colore les nuages ; le voilà, vous croyez le tenir; il est toujours au delà ! Telle est bien la plainte éternelle de l'humanité. Se plaindre est plus aisé que de se vaincre. Jésus, ce vainqueur, nous appelle à la victoire. Et avec la victoire il nous donnera la joie; par lui les coeurs vaillants sont des coeurs joyeux.
Les ravages du péché ne se montrent nulle part peut-être sous une forme plus effrayante que celle-ci : l'incapacité du bonheur, Oui, sur ce terrain comme sur tous les autres les deux principes sont aux prises, l'égoïsme qui tue la joie, le don de soi qui la fait naître.
Et sur ce terrain la famille est l'agent le plus puissant aux mains de Dieu. Ennemie-née de l'égoïsme, elle doit être une grande dispensatrice de joie.

La joie pour elle est une nécessité première, elle ne s'en passe pas. Être heureux est une vertu de famille ; les heureux sont ceux qui rendent heureux. Vous vous rappelez ce chef militaire qui ne s'informait que d'une chose lorsqu'on lui proposait un général : « Est-il heureux? » La famille ferait volontiers comme lui. Lorsqu'il s'agit de choisir un ami ou de s'associer un nouveau membre par le mariage, volontiers elle se bornerait à cette question: est-il heureux?
Est-il heureux? c'est-à-dire a-t-il le coeur ouvert, simple et sympathique ? Est-il heureux? c'est-à-dire est-ce un débonnaire? Est-il heureux? c'est-à-dire est-il reconnaissant? Est-il heureux? c'est-à-dire s'oublie-t-il lui-même pour penser aux autres? Est-il heureux? c'est-à-dire sait-il aimer, regretter, pleurer?
Est-il heureux? c'est-à-dire a-t-il pris au sérieux ses devoirs? Est-il heureux ? c'est-à-dire est-il Mécontent de lui? Est-il heureux? c'est-à-dire a-t-il porté ses misères aux pieds' de Jésus-Christ? A-t-il donné son coeur? A-t-il commencé une nouvelle vie? S'est-il mis à lutter contre ses vices, à remonter les courants?

Dans les joies de la famille, il n'y a pas un atome de légèreté. Ce qui les constitue, c'est avant tout la foi commune de ses membres, c'est la vie du coeur qui est là, chaude, active, vigoureuse, aimable. Vous en connaissez, n'est-ce pas, de ces maisons où règne la paix, où les énergies du travail s'allient aux saillies charmantes de la gaieté, où tous, sûrs les uns des autres, affrontent de grand coeur les tempêtes de l'existence? Si l'orage gronde, le port est en vue; on sait que tous y aborderont.
Faisons très-large (il le faut, hélas) la place des inquiétudes et celle des douleurs. Faisons la place des santés altérées qui ruinent l'élasticité de l'âme et imposent, en vertu d'une loi physique, une tristesse maladive digne de pitié. Croyez-vous que les joies de famille cesseront pour cela ? Est-ce qu'on cessera de s'aimer? Est-ce qu'on ne souffrira pas ensemble? Est-ce qu'on ne priera pas ensemble? Est-ce que les forts ne porteront pas les faibles? Est-ce que l'épreuve ne produira pas ses fruits de patience, et par conséquent de joie? Laissez faire, le soleil, un moment voilé, sortira de la nue; il y aura du bonheur pour cette maison-là.
Et ce qui, y aura puissamment contribué, c'est, ne vous y trompez pas, le sentiment que la joie est un devoir, qu'en ne s'efforçant pas de la mettre au logis on manque à ce que l'on doit aux siens, qu'en s'abandonnant à de lâches mélancolies on sacrifie les autres encore plus que soi-même.

Ce n'est pas tout. Cette rencontre de la joie et de la famille nous fournit encore un enseignement : non-seulement la famille réclame la joie, non-seulement elle la donne, mais en outre elle la transforme. Il est des joies mauvaises, qui abaissent au lien d'élever, qui dissipent, qui amoindrissent l'être moral; la famille écarte celles-là. Il est des joies égoïstes; elle les réprouve. Elle ne veut que celles qui sont bonnes, et elle leur imprime un caractère nouveau. Une joie qui se communique est une joie doublée, que dis-je ? décuplée. Le bonheur de rendre heureux, qu'est-ce qui vaut cela? Non, ils ne savent pas ce qu'est la joie ceux qui n'ont pas connu les joies collectives de la famille. Je vais essayer d'en raconter quelques-unes.

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant