En terminant la revue de
nos
devoirs, je tiens à signaler le trait
général qui les unit :
l'idéal.
C'est bien
là
ce qui domine tout. La famille n'est pas un fait
médiocre ou vulgaire, et mon premier besoin
peut-être, en lui consacrant cette
étude, a été de lui restituer
sa beauté. On nous fait des
catéchismes sur la famille ; mais on la
diminue, il me le semble du moins, on la diminue et
on la dépoétise. Ses hautes
ambitions, son action magnifique, son oeuvre de
développement moral,
ses félicités incomparables, ses
exigences et ses secours, ses douleurs et ses
joies, sa guerre et sa paix, je cherche cela et je
ne le trouve point, ou je ne le trouve que
dépouillé de cette grandeur
austère, de ce charme sanctifié qui
devraient frapper nos regards. On nous fait la
famille bien moins désirable qu'elle ne
l'est en réalité.
Il fallait
d'abord
montrer l'idéal dans le devoir. En
général, c'est la dernière
chose qu'on songe à idéaliser; et
cependant elle n'est vraie qu'en devenant
idéale, nous ne voyons nos devoirs tels
qu'ils sont, que le jour où ils nous
paraissent beaux et où nous
commençons à les
aimer.
L'Évangile
nous enseigne cela. Lui seul a mis ici-bas le
charme dans le devoir et l'attrait dans le
sacrifice. La famille idéale procède
de lui. Il la veut plus complète mille fois,
plus passionnée, plus intelligentes, plus
libre, plus énergique, plus aimable, plus
heureuse, que notre âme en ses heures
d'ambition extrême ne s'est permis de la
rêver. Sur ce point comme sur les autres, il
nous appelle à la perfection. Son doigt nous
montre les grandes cimes : en haut ! les coeurs
en haut! Vouloir
beaucoup, chercher beaucoup, voilà le mot
d'ordre des chrétiens.
Voilà ce
qu'il
devrait être, du moins ; car il leur arrive
trop souvent de se satisfaire à meilleur
marché. Monter est difficile ! Est-il si
nécessaire de gravir les hauteurs ! En
plaine ou sur quelque honnête colline qui
nous mette un peu au-dessus du vulgaire, ne
trouverons-nous pas tout ce qu'il nous faut ! Plus
d'un raisonne ainsi, et, appliquant à la
famille le principe de la sobriété
des désirs, il efface de son programme la
passion, chose mauvaise, l'amour, chose suspecte,
la poésie, chimère, les vertus
aimables, superfluité. De là
l'austérité fausse, qui enfante
l'étroitesse, l'impuissance et l'ennui. De
là ces familles dépourvues de
tendresses expansives, de bons rires, de
développements intellectuels, ces familles
chez qui ne circulent ni idées, ni vie, ni
chaleur. On s'y estime, on s'y aime convenablement,
on ne s'y trouve point mal; mais on ne craint pas
d'aller ailleurs.
Quant au
monde, il
s'est fabriqué, nous l'avons vu, un type de la
famille qui
est
bien plus rabaissé encore. Faire sa maison,
placer ses enfants, veiller aux
intérêts de la fortune et de la
carrière; outre le bonheur que donne
l'argent, aspirer peut-être à celui
qu'assurent l'égalité d'humeur et la
facilité de caractère ; s'arranger
une existence commode et des habitudes peu
gênantes; donner peu, exiger peu, attendre
peu, se contenter enfin de la
médiocrité dont parle le sage, telle
est sa règle.
Mais la
vraie famille
existe, Dieu merci ; elle proteste contre les
usurpateurs de son nom. Voyez-la: la vie quelle
mène, les progrès qu'elle accomplit,
les consolations qu'elle apporte, les joies qu'elle
procure en disent plus que tous les raisonnements.
Oui, voyez-la; elle ne se passe pas, elle, de
l'idéal. Il y a une poésie de la
famille, grand sujet qui réclamerait un
livre et auquel je ne puis consacrer que quelques
lignes. Si Platon, poète lui-même
cependant, a chassé les poètes de sa
République, il a obéi en la faisant
à l'instinct de sa haine pour la famille ;
quand on a supprimé les maris et les femmes,
les pères et les mères, quand on a
immolé au communisme le plus ignoble la
conscience, la
pudeur, les affections, les libertés,
l'individu tout entier, quand on a installé
l'État trônant solitaire sur les
ruines de notre dignité et de notre
tendresse, il serait insensé de laisser
entrer un poète dans un tel milieu. Un
poète, grand Dieu ! Et que chanterait-il ?
Et qui le comprendrait? Et, si on le comprenait, de
quelles secousses intérieures tressaillerait
la prose socialiste? Un poète ! Mais aux
accords de sa lyre, Pâme humaine, cette
rêveuse impénitente, ne pourrait-elle
pas aspirer de nouveau à quelque chose qui
serait le mariage, les enfants, la famille? Platon
a eu raison de proscrire
Homère.
Quant à
nous,
maintenons avec un soin jaloux la poésie du
foyer. Malheur à qui ne vise pas haut! Les
vastes aspirations sont le secret des âmes
puissantes et victorieuses. Au lieu de nous baisser
au niveau des faits, travaillons à relever
les faits au niveau des principes.
On ne
trouve que ce
qu'on cherche. Avons-nous cherché un
idéal? Avons-nous, dès que notre
coeur s'est éveillé, placé sur
une pensée de mariage nos meilleures espérances
de
bonheur? Avons-nous, de. puis, savouré les
joies de la famille? Et plus loin, plus haut,
avons-nous entrevu des joies meilleures, une
intimité plus profonde, une association plus
douce encore sous le regard de Dieu ? En ce cas,
nous ne nous arrêterons pas à
moitié chemin.
Que si, au
contraire,
nous avons pris, comme tant d'autres, le parti
philosophique du bonheur facile, nous trouverons ce
que nous avons cherché, moins que cela bien
souvent. Notre route, qu'elle monte ou qu'elle
descende, a coutume de nous mener plus loin que
nous ne comptions aller.
Notez que
l'idéal seul est réel. Seule la
poésie nous montre (par éclairs) la
vérité ; nous ne voyons la
vérité que quand nous avons entrevu
l'idéal. Où est le vrai, sinon dans
l'idéal, lorsqu'il est question de l'amour
divin? Où est le vrai, lorsqu'il s'agit de
nos devoirs? Où est le vrai, lorsqu'il
s'agit de nos tendresses, de nos bonheurs, de nos
espérances? Où est le vrai, lorsqu'il
s'agit du ciel 7 Qui ne sent que, pour peindre
les horizons
célestes, nos couleurs ne sont jamais ni
assez lumineuses ni assez
idéales?
La famille
idéale est donc la vraie famille. J'aurais
trompé mes lecteurs, si je ne leur avais pas
montré celle-là; j'aurais
méconnu sa mission si je l'avais
rapetissée. Elle est plus belle que nos plus
beaux songes.
Telle elle
est, et
telle nous la voulons. Ne nous y trompons pas:
derrière la modération menteuse et
paresseuse de nos désirs, j'aperçois
les besoins réels qui réclament leur
satisfaction. Notre égoïsme s'efforce
de leur imposer silence; n'importe, l'instinct de
l'idéal déposé en nous
proteste, à ses heures. Quoi qu'on fasse,
nous aspirons toujours au par delà. L'infini
nous échappe, mais le fini nous blesse, le
fini est contre nature. Dans la sainteté
comme dans le bonheur, nous sentons qu'on n'est
jamais au bout, qu'après le bout il y aura
quelque chose; conviction indestructible de notre
âme, qui seule donne sa grandeur à la
morale, son sens à la vie, et, j'ose le
dire, à
l'éternité.
La famille
est
placée sur ce ferme terrain; elle contemple et
poursuit
l'idéal. Qui est satisfait, je le demande,
dans ces demeures envahies par les bonheurs
vulgaires? Les plus prosaïques ne se
contentent pas de la prose ; ils s'ennuient, ils
cherchent ailleurs. Et ils cherchent en vain ;
après les affaires, après les
plaisirs, après les visites, après
les fêtes, ils cherchent encore; ou, ce qui
est pis, ils se fatiguent et s'asseyent sans plus
chercher. C'est bien là cette eau dont
Jésus parlait ait bord du puits de Jacob :
« Celui qui boit de cette eau aura encore
soif. »
Bien des
gens n'en
conviendront pas. À les entendre, ils sont
heureux, autant du moins qu'on peut l'être
ici-bas; ils ne souhaitent rien de plus; surtout
ils ne souhaitent pas l'idéal.
L'idéal, à quoi cela
sert-il!
À quoi
sert la
poésie ? À quoi servent les fleurs?
À quoi servait le parfum de grand prix
versé par une main prodigue sur les pieds du
Sauveur? Demandez à Judas Iscariote! Le vase
de parfum, c'est l'idéal; à l'heure
où quelque chose de pareil s'exhale, il y a
de la joie au ciel, et je ne crains pas d'ajouter
de la joie sur la terre, la joie
la meilleure, la plus intense, la plus pure qu'il
nous soit donné de ressentir.
Tant que
nous nous en
tiendrons au raisonnable nous
déraisonnerons. Le raisonnable, le
reçu, l'autorisé, ne sauraient nous
suffire. Pour avoir assez, il faut avoir trop. Si
nos familles n'ont que le nécessaire,
c'est-à-dire le médiocre, nos
familles mourront de faim. Mais viennent les
aspirations plus hautes, vienne un souffle de
poésie et d'idéal, aussitôt le
foyer se transfigure, les yeux se relèvent,
la soif des choses nobles et belles se fait sentir.
Nous marchons « de force en force, »
selon l'admirable expression du
Prophète.
Je ne
l'ignore pas,
en parlant d'idéal à propos de la
famille et du mariage, je soulève contre moi
la colère de ceux qui vivent depuis des
siècles sur de vieilles préventions,
de vieilles railleries, de vieux scepticismes. Ils
sont nombreux, ils ont le verbe haut, ils
s'appuient sur une tradition non interrompue.
Eh bien,
j'invoque,
moi aussi, une tradition; je prétends
être aussi vieux qu'eux. Plus vieux
même, car la famille idéale apparut un
moment en Éden avant la chute. Combien ont
duré ces heures d'innocence, ces heures
dorées du matin de la terre et de
l'humanité? La Genèse ne nous le dit
pas ; elle se contente de rapporter la
première parole du premier époux,
parole ravie et tendre : « Celle-ci est os de
mes os et chair de ma chair. » Pour moi, je
pense que le génie de Milton a bien
deviné, quand, nous conduisant sous les
ombrages radieux du Paradis terrestre, il nous fait
entendre les sons les plus passionnés et les
plus doux que notre terre ait
entendus.
D'autres
sons,
tristes, désolés, ont
éclaté bientôt, la chute a
amené ses lâchetés, ses crimes
et ses corruptions; cependant l'ironie n'a
commencé que plus tard. L'amour conjugal
demeure, d'un bout à l'autre de la Bible,
une chose si belle et si grande, que les
compassions divines à l'égard de
l'homme ne cessent d'emprunter cette image pour se
faire comprendre, à notre coeur.
Comment la
famille,
attaquée par le divorce, par la
dureté et par la corruption des moeurs,
s'est relevée à la voix de
Jésus-Christ, je n'ai pas à le
répéter ici. La femme a repris son
rang, l'éducation a repris son
sérieux, l'amour a reparu parmi les hommes.
De là, cette note grave et attendrie qui
traverse les temps modernes. Le paganisme antique
ne la connaissait pas (1).
L'entendez-vous? Aux jours les plus
obscurs de l'ère chrétienne, elle
continue à vibrer; et aujourd'hui des
littératures entières, chez les
peuples du Nord surtout, nous émeuvent en
traitant sans cesse ce sujet si vieux et toujours
jeune : l'amour, le mariage, la
famille.
Voilà ma
tradition ; il en est une autre, je le
sais.
Le
paganisme a
été moins vaincu qu'on ne le dit
pendant les premiers siècles de notre
ère; il s'est transformé, il est
entré dans le christianisme pour le 'perdre.
S'il y a introduit alors ses religions
d'État, ses croyances
formalistes et héréditaires, parfois
ses dieux même, installés sous de
nouveaux noms dans des sanctuaires nouveaux, il y a
apporté aussi, cela va de soi, son
scepticisme en matière de
famille.
En même
temps
que l'individualisme chrétien succombait, la
famille chrétienne allait s'abaissant. On
s'en aperçoit, rien qu'à lire les
Pères. Le mariage apparaît là
comme un état médiocre; ses grandeurs
sont niées; ses souffrances, ses
périls, ses ridicules sont décrits
avec une verve amère qui rappelle la
Grèce et Rome.
Cette
veine sceptique
et railleuse ne s'est plus perdue depuis. Elle
parcourt tout le Moyen-âge, elle
éclate avec une vivacité sans
pareille dans les livres de la Renaissance. On sait
si l'esprit gaulois s'est donné
carrière! De Rabelais à
Molière en passant par Montaigne, un long
rire éclate chez nous, rire triste,
où il y a plus de moquerie que de
gaîté. Après Molière
comme avant, nous rions des maris et du mariage,
nous nous souvenons de nos études;
héritiers de la culture latine, nous
continuons ce qu'avaient commencé nos
maîtres, ce que l'antiquité classique
nous a enseigné.
Voilà les
deux
traditions. Ici le Christianisme, là le
Paganisme (2)
; ici la foi au bien, là sa
négation; ici l'idéal, là le
trivial ; ici la poésie, là la
raillerie. Où est la vérité?
Faut-il monter ou descendre? Que réclament
les besoins profonds de nos coeurs? J'ai
cherché à résoudre cette
question. En étudiant les devoirs de la
famille, c'est-à-dire ses grandeurs, je
crois avoir montré ce qu'elle est dans le
plan de Dieu. Quand nous aurons, en outre,
contemplé ses joies et ses douleurs, nous
serons en mesure de choisir
décidément entre les quolibets de
Plaute et les promesses de
l'Évangile.
Les
partisans de la
tradition païenne ont une ressource et ils en
useront : l'idéal, selon eux, peut apparaître
quelquefois sur
la terre, mais à titre d'exception; il est
des situations privilégiées qui
admettent la beauté, la poésie du
mariage; il y a des hasards heureux, des chances
rares ; on peut tomber sur un caractère
délicieux, sur mie âme expansive et
élevée ; cela arrive. d'accord : la
famille idéale est un accident
!
Il serait
étrange que le christianisme, cette religion
démocratique dans le sens excellent du mot,
qui a proclamé et établi toutes les
grandes égalités, eût omis la
plus importante, l'égalité des
familles.
Eh bien,
non, il n'en
est rien. À tous il impose les mêmes
conditions, à tous il ouvre les mêmes
perspectives. - Soyez riche, doué d'un
caractère facile, uni à une femme
d'un caractère non moins facile, ayez
l'instruction, l'intelligence, si vous n'êtes
pas chrétien et homme de famille, vous ne
vous élèverez jamais au-dessus du
bonheur vulgaire, vous n'entrerez jamais dans les
sanctuaires qu'ouvre la clef d'or, dans
l'intimité absolue, dans le
dévouement, dans le travail à deux,
dans les luttes du progrès moral, dans les
vigilances bénies de l'éducation des
enfants et de l'éducation
personnelle, dans les joies de la tendresse et de
la prière. Soyez pauvre, ayez à
combattre chez vous et chez une autre
vous-même les aspérités d'une
nature malheureuse vivez dans les conditions les
moins favorables, privé des ressources dont
jouissent les esprits ouverts et cultives, si vous
êtes chrétien et homme de famille (je
dis, l'un à l'autre), vous aborderez les
régions brillantes de l'idéal, vous
serez poète, vous connaîtrez l'infini
des jouissances et des espérances, vous
aurez, au travers des combats et des larmes, une
félicité qui tient du
ciel.
Depuis que
je regarde
autour de moi, je n'ai pas rencontré une
seule exception à cette règle : ni
une famille idéale en dehors des deux
conditions dont j'ai parlé, ni une famille
remplissant ces conditions et qui ne connût
pas l'idéal. Et qu'il est beau,
l'idéal, lorsqu'il resplendit dans les lieux
bas ! Et qu'il est admirable, le bonheur, lorsqu'il
illumine une cabane, peut-être un lit de
maladie ! Qu'elle est grande la famille selon
l'Évangile, lorsqu'elle met le charme et la
grâce où ils faisaient Primitivement
défaut, lorsqu'elle nous
prend par la main, qu'elle nous conduit pas
après pas dans un chemin qui n'était
pas le nôtre, lorsqu'elle nous apprend
à adoucir nos aspérités,
à détester notre mauvaise nature,
à lutter contre nous-mêmes corps
à corps, à penser aux autres,
à nous oublier, à nous donner,
à écouter ce qu'ont à nous
dire chaque jour et nos devoirs, et nos fautes, et
nos joies !
Défions-nous
de l'exception. Le plus souvent elle n'est qu'un
prétexte, inventé par notre inertie;
nous aimons, en nous voyant dépassés,
à prétendre que certaines gens ont du
bonheur; nous ne voulons pas voir l'effort
là où nous voyons le succès. -
L'effort humble et que Dieu bénit est
à la base de tout bonheur véritable.
L'exception est rare ici-bas, car partout, partout
absolument, il y a des difficultés, des
épines et des larmes; partout, et ce mot
devrait suffire, partout est le
péché; partout le progrès
s'achète, et s'achète ce qu'il vaut;
partout aussi les grâces d'en haut sont
offertes; partout la famille idéale est
possible, car c'est la famille selon Dieu.
Je ne veux
soutenir
aucun paradoxe, et je connais, je l'ai
déjà dit, des situations
extrêmes qui feraient hésiter ma foi
si je ne savais que mon Père céleste
proportionne les secours aux besoins, qu'il est
plus juste que nous mille fois, et plus
compatissant, et qu'il aime les
déshérités de la vie plus que
nous ne pouvons le concevoir.
Mais, à
part
les cas extrêmes, je ne saurais assez
protester contre la théorie qui
réserve aux gens de loisir le
privilège des félicités de
famille. Les gens de loisir? Et où sont-ils,
s'il vous plaît? Je prétends
être un travailleur, aussi occupé que
le paysan à sa charrue ou que l'artisan dans
son atelier. Et si vous voulez parler des
malheureux qui effectivement sont gens de loisir,
qui ne font rien, qui tuent le temps, soyez
tranquilles, ce n'est pas de ce côté
qu'on prendra les devants en matière
d'idéal. La prose la plus obstinée,
la plus encroûtée, c'est celle des
gens de loisir.
Ailleurs,
on
travaille; et, travail pour travail, celui qui
consiste à se réformer et à se
vaincre, celui qu'exige la vraie
famille, est le plus rude auquel l'homme puisse se
livrer ici-bas. Où est ce saint travail,
là est l'amour. L'amour chrétien fait
des miracles. N'avez-vous jamais vu comme le soleil
idéalise ce qu'il touche, un désert,
une campagne vulgaire, une masure, des haillons?
Vous ouvrez les fenêtres, le soleil entre,
quel prodige! C'est la même chambre, ce sont
les mêmes meubles, et cependant tout est
transformé. L'amour chrétien n'est
pas moins puissant : il entre chez le plus
misérable, et il lui apporte des
trésors; il amène avec lui le devoir,
l'esprit de support et de sacrifice, il
amène les intérêts
élevés, les fortes sympathies, et
fait asseoir auprès du foyer la
poésie, cette folie trois fois
sainte.
Aujourd'hui
la
poésie nous quitte; elle s'en va, en chemin
de fer; peut-être s'arrêtera-t-elle
là où ne pénètrent pas
les locomotives, à la frontière de
quelque pays sauvage. En attendant, nous des pays
civilisés, prenons garde, on ne se passe pas
impunément de poésie. Or, il en est
une que nous pouvons garder et fixer chez nous : la
poésie du foyer.
À quoi la
reconnaît-on? Vous le savez comme moi.
Il ne
s'agit pas de
formes, on de mots, ou d'exaltations, ou
d'affectations, loin de là; il s'agit de la
réalité la plus simple et la plus
franche, de la tendresse qui, sous le regard de
Dieu, unit le mari et la femme, les parents et les
enfants.
Elle est
passionnée. Elle est profonde; on peut dire,
en parlant d'elle, que ce qu'elle exprime vaut
moins encore que ce qu'elle sent.
Elle a des
délicatesses touchantes. Elle veille sur la
pureté de ceux qui lui sont chers; que
dis-je? sur la fleur, sur le duvet, sur le
velouté de leurs sentiments. Elle tient
à la bonne grâce; elle n'affecte pas
de dédaigner la beauté. Je crois
vraiment qu'elle approuve d'un sourire la
réponse de Mme de Sévigné
à l'abbé Mousse : «En.
attendant, ça n'est pas pourri, » Sans
attacher trop d'importance à une chose qui
doit pourrir un jour, elle prend simplement les
avantages extérieurs comme un don que Dieu a
fait à la femme, tomme un attrait qu'il a
mis dans la famille et que nous n'avons pas le
droit de mépriser.
Elle aime
ces belles
illusions qui se prolongent jusqu'au soir de la
vie, ces admirations naïves qui ont leur
source au meilleur de l'âme humaine et dont
un sans-gêne grossier fait litière.
Voyez-la, elle met dans le plus sombre
réduit tout ce qui peut rendre joyeux et
rendre bon; elle y met des consciences
éveillées, des intimités
touchantes, des pardons absolus des patiences
à l'épreuve, des sacrifices et des
dévouements; elle y met les vertus viriles,
les vertus aimables, et ces délicatesses du
coeur qui sont les fleurs embaumées du
foyer; elle y met la gaîté, elle y met
la sincérité, elle y met le
progrès, elle y met le bonheur, elle y met
le ciel.
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