Au point où nous
sommes Parvenus, une vue d'ensemble se substitue
à l'examen détaillé de nos
devoirs; ce grand et énergique labeur que
nous essayons de décrire prend un nom, un
beau nom, que j'ai plaisir à écrire :
c'est bien l'éducation personnelle qui
accomplit son oeuvre, jour. après jour,
à la sueur de notre visage. Noble
tâche, qui est celle de la vie, et qui seule
donne à la vie son but et son prix ! Elle
s'impose à tout être humain ; nous
sentons tous qu'après avoir
été élevés par nos
parents, il nous reste à
nous élever nous-mêmes, que cette
éducation-là n'aura point de terme,
qu'elle se poursuivra jusqu'à notre dernier
jour sur la terre, pour ne s'achever que dans le
ciel.
La famille
nous y
aide puissamment. Elle nous tient en éveil,
elle nous rappelle nos responsabilités, elle
souligne nos fautes, elle nous donne des forces;
par la tendresse, parla joie, par la douleur, elle
attaque et sape notre
égoïsme.
Mais
surtout elle
nous met et nous ramène sans cesse en face
de la vérité. La famille selon
l'Évangile est la vérité
incarnée. Elle ignore les accommodements
ignobles ; on ne voit pas chez elle de femmes
lâchement complices des désordres
tolérés de leurs maris; on n'y voit
pas de parents résignés aux
désordres de leurs enfants et
répétant avec un sourire : Il faut
bien que jeunesse se passe.
Hélas, ce
qui
se passe (et ce qui passe), c'est la jeunesse, en
effet, avec sa pureté, avec sa fleur; ce qui
passe, c'est l'idéal qu'on ne retrouvera
plus. La famille chrétienne ne consent pas
à de tels naufrages; sa
sincérité est là, debout,
prête à défendre ceux qu'un mensonge
soi-disant
aimable perdrait peut-être pour toujours. Sa
sincérité marche avec le pardon, avec
le support, avec la charité qui ne croit
point au mal ; seulement, lorsqu'elle est
forcée d'y croire, elle se refuse à
appeler le mal bien. Comme la famille aime avant
tout les âmes, elle a horreur de ce qui
pourrait les corrompre ; elle a de
généreuses ambitions pour ceux
qu'elle chérit ; ce qui les diminue la
blesse, elle maintient les grands niveaux, elle ne
permet pas qu'on descende, qu'on se contente d'un
bonheur au rabais.
Et voilà
pourquoi elle est vraie. Les
sincérités d'or, infatigables,
incorruptibles, ne se trouvent guère
ailleurs. Ailleurs, on nous dit parfois nos
vérités d'une façon dure,
hostile, incomplète ; la famille nous les
dit tendrement. Elle ne nous trompe ni ne nous
froisse. Où trouverons-nous, si ce n'est
dans son sein, un avertissement fidèle, un
garde à vous qui remue à la fois la
conscience et le coeur?
Ce
caractère
éducateur de la famille n'a peut-être
pas été assez remarqué. Quand
on a parlé de l'éducation des
enfants, on pense avoir tout dit. Et
l'éducation des parents?
Seraient-ils donc assez malheureux pour la croire
achevée? S'ils en étaient
tentés, la vie de famille les en
empêcherait. Là, il y a des affections
assez élevées pour ne pas
tolérer le vice, assez sûres d'elles
pour ne pas reculer devant la douleur. Oh> les
douleurs de la sincérité sont
réelles, mais qu'elles sont bonnes! Quelles
leçons ineffaçables elles renferment!
Comme nous sentons que certaines paroles
courageusement vraies sont l'effort suprême
de l'amour ! Comme nous finissons par la comprendre
cette parole profonde de la Bible : « Les
blessures de celui qui aime sont fidèles!
» C'est le fer de l'opérateur, ce n'est
pas le glaive de l'ennemi.
La famille
ne serait
pas ce qu'elle doit être, si elle ne nous
faisait jamais de blessures. Concevez-vous deux
époux qui n'auraient jamais eu à se
dire, avec tremblement, avec prière, des
choses amères à entendre et plus
amères à prononcer? Entre eux il n'y
a point de place pour l'esprit de jugement, ni pour
la censure hautaine ou hargneuse; celui qui avertit
s'humilie bien bas, il sait que l'autre vaut mieux;
et cependant, se taira-t-il ?
Non, il ne
se taira
point. La famille n'est grande, que parce qu'elle a
de ces saintes audaces. Notre éducation
personnelle s'y opère, sous la garde de la
sincérité.
Ôtez la
famille, nous irons chacun nous développant
dans le sens de nos tendances et de nos
défauts. Seule elle résiste, elle
contrarie; seule elle nous met aux prises avec la
vie complète et normale; nous sommes
avertis, contredits, forcés de rentrer en
nous-mêmes et de réagir sur
nous-mêmes. Là se font jour
après jour des progrès inouïs et
se remportent de magnifiques victoires. De
véritables transformations s'y
accomplissent. Je ne dis pas que les ardents y
deviendront flegmatiques et les flegmatiques
ardents, cela n'est ni possible ni
désirable; mais les uns et les autres, au
salutaire contact des âmes soeurs, des
âmes égales et aimantes, s'efforceront
de remonter la pente de leur caractère au
lieu de la descendre.
Ceci est
immense, et
l'éducation personnelle n'a pas de mission plus
belle, plus
ardue que celle-là. Ceux qui n'ont pas
travaillé à modifier leur
caractère ne sont jamais
véritablement grands. Je ne me lasserai pas
de le redire, vous me montrez des grands hommes;
avant d'admirer, je m'informe d'une chose: ont-ils
été hommes de famille? Ont-ils appris
à subordonner leurs
préférences, à supporter,
à pardonner, à s'oublier? Se sont-ils
proposé d'être aimables? Vous me
racontez leur vie publique ; j'ai besoin de savoir
leur vie privée. Si chez eux ils ont
été grands, c'est-à-dire bons,
alors je m'incline ; si, au contraire, je les vois,
au milieu des leurs, égoïstes,
s'adorant eux-mêmes, se croyant parfaits, se
dispensant des devoirs qui incombent au commun des
mortels, pensant qu'ils n'ont pas à se
gêner au logis, oubliant en un mot de
poursuivre leur éducation personnelle, alors
ces grands hommes me paraissent bien
petits.
C'est que
tout
manque, en vérité, lorsque
l'éducation personnelle fait défaut.
La première éducation n'est rien sans
la seconde, et son ambition 'la plus haute est
de la préparer.
Nous élevons nos enfants pendant quelques
années, pour qu'ils deviennent capables de
s'élever eux-mêmes pendant le reste de
leur vie. Si nous ne leur donnons pas cela, nous ne
leur avons rien donné. Qu'est-ce, je le
demande, que de savoir un peu de latin et un peu de
grec, d'avoir étudié l'histoire,
l'algèbre et la géométrie?
Qu'est-ce même que de connaître et
d'accepter les principes de la morale, les
vérités du christianisme, si la vie
intérieure est absente? La vie
intérieure se manifeste par des efforts, par
des luttes, par des progrès. Il ne suffit
pas de régler une horloge et de la mettre
à l'heure; il faut encore lui imprimer le
mouvement.
Que
d'horloges
parfaitement réglées, et
sculptées, et dorées par-dessus le
marché, auxquelles on a oublié
d'imprimer le mouvement! Que de jeunes gens
admirablement élevés, munis d'une
foule de connaissances, dressés aux bonnes
manières, et qui demeurent immobiles au
point précis où on les a
amenés ! Immobiles, je me trompe ; qui
n'avance pas recule, l'oeuvre de recul et de
destruction ne tarde point à se produire,
à moins qu'il n'y ait là, au dedans,
un germe de vie, une action de
la conscience, à moins que
l'éducation personnelle n'ait
commencé.
Je ne dis
pas que
ceux qui ne s'élèvent pas
eux-mêmes deviennent toujours des
scélérats; mais sans être un
scélérat, on peut être
très-désagréable ou
très-nuisible. Prenez simplement les
variétés innombrables d'enfants
gâtés. Ils ne sont pas
méchants, non, mais ils n'ont jamais
lutté contre leurs défauts, ils ont
laissé agir en eux la nature. Celui-ci a des
caprices et des rancunes; celui-là est
querelleur, il envenime ce qu'il touche, un autre
est soupçonneux, il voit l'envers des choses
; derrière vos actes, derrière vos
paroles, derrière vos pensées, il
aperçoit ou il devine vos intentions, sans
cesse il instruit des procès de tendance; un
quatrième est blasé,
désillusionné, les confiances
naïves dont vit la famille se
flétrissent à son contact, sous son
regard les liens semblent se relâcher, ils
s'en vont un à un. Voici un homme qui
critique, détruit, découd ;
près de lui et sans qu'il s'en mêle,
pour ainsi dire, nous apprenons à ne plus
croire en rien, notre entrain s'amortit, notre
charité se décourage, notre
être entier se dissout. Il en est qui ont
conservé une certaine
bonté naturelle; mais qu'est-ce que la
bonté sans l'énergie et que la
bienveillance sans le devoir? Ceux qui retranchent
l'éducation personnelle, retranchent le
devoir, rien de moins.
Toutes les
religions,
toutes les philosophies qui se sont souvenues de la
conscience, ont voulu l'éducation
personnelle. On sait avec quelle puissance
l'Évangile en proclame la
nécessité, avec quelle richesse de
grâces il en offre à tous les moyens.
Les moyens de lutter contre nous-mêmes,
où les trouverons-nous, si ce n'est dans la
certitude de cet amour qui remue et renouvelle nos
coeurs? - Je suis aimé, j'ai
été racheté à grand
prix, j'ai un Père, j'ai une maison
paternelle, les bras de la miséricorde
infinie me sont ouverts; à cette
pensée mon âme tressaille, je nie sens
arraché à mon égoïsme,
les commandements de mon Père me deviennent
chers, je comprends déjà qu'ils me
deviendront faciles, et je demande avec l'assurance
de recevoir, et ma faiblesse implore des forces,
et les
rapports entre la terre et le ciel sont
rétablis.
Dès lors,
l'éducation personnelle devient ma consigne;
mieux que cela, mon besoin. Il faut que je
travaille à ma sanctification ; il faut que
je veille, que je me repente, que je me
relève, que j'avance. Ce que d'autres
doctrines ont voulu, l'Évangile l'a fait;
entre vouloir et faire, il y a la distance du coeur
révolté au coeur
nouveau.
Mais, pour
faire,
l'Évangile emploie des instruments; la
famille est l'instrument de l'éducation
personnelle. Dieu ne l'a pas fondée
seulement pour nous rendre heureux, il l'a
chargée de nous rendre meilleurs. Aussi
arrive-t-il que, si nous séparons
l'Évangile de la famille, nous laissons de
côté une grande partie de la
sanctification. Pourquoi certains chrétiens
sont-ils demeurés maussades,
dépourvus des vertus aimables? Pourquoi?
Examinez ce qu'ils ont fait de la famille. Ils en
ont pris ce qui leur convenait, ils l'ont
diminuée et transformée; cette
famille de leur façon ne pouvait avoir sur
leur progrès moral l'action admirable de la
famille selon Dieu.
Pour
celle-ci,
voyez-là à l'oeuvre. Elle ne nous
laisse oublier ni nos misères ni nos
devoirs. Quels appels elle adresse à notre
énergie et à notre volonté Il
Comme elle nous humilie ! À cette
école de modestie pratique, le Narcisse
même de Bacon cesserait, je crois, de
s'adorer. À cette école de repentir,
il nous devient impossible de ne pas désirer
avec ardeur le pardon des autres, et d'abord le
pardon de Dieu; nous y apprenons la grande
indulgence, celle qu'ignorent en
général les jeunes gens, parce qu'ils
n'ont pas connu encore les responsabilités
de la famille.
Je citais
Bacon tout
à l'heure; nul plus que lui n'a mis en
lumière le rôle immense de l'habitude
dans notre vie. Nous finissons toujours par nous
faire des sentiers battus et par ne plus passer que
là.
La grande
question
est donc de savoir quels sentiers nous nous ferons,
en d'autres termes, quelles habitudes. Les vraies
familles ont les leurs, elles ouvrent devant nos
pas de petits chemins où nous ne tardons pas à
marcher
naturellement et pour ainsi dire à notre
insu. Or, le jour où le devoir, le support,
l'oubli de nous, les vertus viriles, les vertus
aimables se trouvent métamorphosés en
habitudes, le jour où nous sommes
consciencieux, énergiques et doux sans
préméditation, ce jour-là
notre éducation personnelle est bien
avancée.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |