Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE NEUVIÈME

L 'ÉDUCATION PERSONNELLE

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Au point où nous sommes Parvenus, une vue d'ensemble se substitue à l'examen détaillé de nos devoirs; ce grand et énergique labeur que nous essayons de décrire prend un nom, un beau nom, que j'ai plaisir à écrire : c'est bien l'éducation personnelle qui accomplit son oeuvre, jour. après jour, à la sueur de notre visage. Noble tâche, qui est celle de la vie, et qui seule donne à la vie son but et son prix ! Elle s'impose à tout être humain ; nous sentons tous qu'après avoir été élevés par nos parents, il nous reste à nous élever nous-mêmes, que cette éducation-là n'aura point de terme, qu'elle se poursuivra jusqu'à notre dernier jour sur la terre, pour ne s'achever que dans le ciel.
La famille nous y aide puissamment. Elle nous tient en éveil, elle nous rappelle nos responsabilités, elle souligne nos fautes, elle nous donne des forces; par la tendresse, parla joie, par la douleur, elle attaque et sape notre égoïsme.
Mais surtout elle nous met et nous ramène sans cesse en face de la vérité. La famille selon l'Évangile est la vérité incarnée. Elle ignore les accommodements ignobles ; on ne voit pas chez elle de femmes lâchement complices des désordres tolérés de leurs maris; on n'y voit pas de parents résignés aux désordres de leurs enfants et répétant avec un sourire : Il faut bien que jeunesse se passe.
Hélas, ce qui se passe (et ce qui passe), c'est la jeunesse, en effet, avec sa pureté, avec sa fleur; ce qui passe, c'est l'idéal qu'on ne retrouvera plus. La famille chrétienne ne consent pas à de tels naufrages; sa sincérité est là, debout, prête à défendre ceux qu'un mensonge soi-disant aimable perdrait peut-être pour toujours. Sa sincérité marche avec le pardon, avec le support, avec la charité qui ne croit point au mal ; seulement, lorsqu'elle est forcée d'y croire, elle se refuse à appeler le mal bien. Comme la famille aime avant tout les âmes, elle a horreur de ce qui pourrait les corrompre ; elle a de généreuses ambitions pour ceux qu'elle chérit ; ce qui les diminue la blesse, elle maintient les grands niveaux, elle ne permet pas qu'on descende, qu'on se contente d'un bonheur au rabais.
Et voilà pourquoi elle est vraie. Les sincérités d'or, infatigables, incorruptibles, ne se trouvent guère ailleurs. Ailleurs, on nous dit parfois nos vérités d'une façon dure, hostile, incomplète ; la famille nous les dit tendrement. Elle ne nous trompe ni ne nous froisse. Où trouverons-nous, si ce n'est dans son sein, un avertissement fidèle, un garde à vous qui remue à la fois la conscience et le coeur?

Ce caractère éducateur de la famille n'a peut-être pas été assez remarqué. Quand on a parlé de l'éducation des enfants, on pense avoir tout dit. Et l'éducation des parents? Seraient-ils donc assez malheureux pour la croire achevée? S'ils en étaient tentés, la vie de famille les en empêcherait. Là, il y a des affections assez élevées pour ne pas tolérer le vice, assez sûres d'elles pour ne pas reculer devant la douleur. Oh> les douleurs de la sincérité sont réelles, mais qu'elles sont bonnes! Quelles leçons ineffaçables elles renferment! Comme nous sentons que certaines paroles courageusement vraies sont l'effort suprême de l'amour ! Comme nous finissons par la comprendre cette parole profonde de la Bible : « Les blessures de celui qui aime sont fidèles! » C'est le fer de l'opérateur, ce n'est pas le glaive de l'ennemi.

La famille ne serait pas ce qu'elle doit être, si elle ne nous faisait jamais de blessures. Concevez-vous deux époux qui n'auraient jamais eu à se dire, avec tremblement, avec prière, des choses amères à entendre et plus amères à prononcer? Entre eux il n'y a point de place pour l'esprit de jugement, ni pour la censure hautaine ou hargneuse; celui qui avertit s'humilie bien bas, il sait que l'autre vaut mieux; et cependant, se taira-t-il ?
Non, il ne se taira point. La famille n'est grande, que parce qu'elle a de ces saintes audaces. Notre éducation personnelle s'y opère, sous la garde de la sincérité.

Ôtez la famille, nous irons chacun nous développant dans le sens de nos tendances et de nos défauts. Seule elle résiste, elle contrarie; seule elle nous met aux prises avec la vie complète et normale; nous sommes avertis, contredits, forcés de rentrer en nous-mêmes et de réagir sur nous-mêmes. Là se font jour après jour des progrès inouïs et se remportent de magnifiques victoires. De véritables transformations s'y accomplissent. Je ne dis pas que les ardents y deviendront flegmatiques et les flegmatiques ardents, cela n'est ni possible ni désirable; mais les uns et les autres, au salutaire contact des âmes soeurs, des âmes égales et aimantes, s'efforceront de remonter la pente de leur caractère au lieu de la descendre.
Ceci est immense, et l'éducation personnelle n'a pas de mission plus belle, plus ardue que celle-là. Ceux qui n'ont pas travaillé à modifier leur caractère ne sont jamais véritablement grands. Je ne me lasserai pas de le redire, vous me montrez des grands hommes; avant d'admirer, je m'informe d'une chose: ont-ils été hommes de famille? Ont-ils appris à subordonner leurs préférences, à supporter, à pardonner, à s'oublier? Se sont-ils proposé d'être aimables? Vous me racontez leur vie publique ; j'ai besoin de savoir leur vie privée. Si chez eux ils ont été grands, c'est-à-dire bons, alors je m'incline ; si, au contraire, je les vois, au milieu des leurs, égoïstes, s'adorant eux-mêmes, se croyant parfaits, se dispensant des devoirs qui incombent au commun des mortels, pensant qu'ils n'ont pas à se gêner au logis, oubliant en un mot de poursuivre leur éducation personnelle, alors ces grands hommes me paraissent bien petits.
C'est que tout manque, en vérité, lorsque l'éducation personnelle fait défaut. La première éducation n'est rien sans la seconde, et son ambition 'la plus haute est de la préparer. Nous élevons nos enfants pendant quelques années, pour qu'ils deviennent capables de s'élever eux-mêmes pendant le reste de leur vie. Si nous ne leur donnons pas cela, nous ne leur avons rien donné. Qu'est-ce, je le demande, que de savoir un peu de latin et un peu de grec, d'avoir étudié l'histoire, l'algèbre et la géométrie? Qu'est-ce même que de connaître et d'accepter les principes de la morale, les vérités du christianisme, si la vie intérieure est absente? La vie intérieure se manifeste par des efforts, par des luttes, par des progrès. Il ne suffit pas de régler une horloge et de la mettre à l'heure; il faut encore lui imprimer le mouvement.

Que d'horloges parfaitement réglées, et sculptées, et dorées par-dessus le marché, auxquelles on a oublié d'imprimer le mouvement! Que de jeunes gens admirablement élevés, munis d'une foule de connaissances, dressés aux bonnes manières, et qui demeurent immobiles au point précis où on les a amenés ! Immobiles, je me trompe ; qui n'avance pas recule, l'oeuvre de recul et de destruction ne tarde point à se produire, à moins qu'il n'y ait là, au dedans, un germe de vie, une action de la conscience, à moins que l'éducation personnelle n'ait commencé.
Je ne dis pas que ceux qui ne s'élèvent pas eux-mêmes deviennent toujours des scélérats; mais sans être un scélérat, on peut être très-désagréable ou très-nuisible. Prenez simplement les variétés innombrables d'enfants gâtés. Ils ne sont pas méchants, non, mais ils n'ont jamais lutté contre leurs défauts, ils ont laissé agir en eux la nature. Celui-ci a des caprices et des rancunes; celui-là est querelleur, il envenime ce qu'il touche, un autre est soupçonneux, il voit l'envers des choses ; derrière vos actes, derrière vos paroles, derrière vos pensées, il aperçoit ou il devine vos intentions, sans cesse il instruit des procès de tendance; un quatrième est blasé, désillusionné, les confiances naïves dont vit la famille se flétrissent à son contact, sous son regard les liens semblent se relâcher, ils s'en vont un à un. Voici un homme qui critique, détruit, découd ; près de lui et sans qu'il s'en mêle, pour ainsi dire, nous apprenons à ne plus croire en rien, notre entrain s'amortit, notre charité se décourage, notre être entier se dissout. Il en est qui ont conservé une certaine bonté naturelle; mais qu'est-ce que la bonté sans l'énergie et que la bienveillance sans le devoir? Ceux qui retranchent l'éducation personnelle, retranchent le devoir, rien de moins.

Toutes les religions, toutes les philosophies qui se sont souvenues de la conscience, ont voulu l'éducation personnelle. On sait avec quelle puissance l'Évangile en proclame la nécessité, avec quelle richesse de grâces il en offre à tous les moyens. Les moyens de lutter contre nous-mêmes, où les trouverons-nous, si ce n'est dans la certitude de cet amour qui remue et renouvelle nos coeurs? - Je suis aimé, j'ai été racheté à grand prix, j'ai un Père, j'ai une maison paternelle, les bras de la miséricorde infinie me sont ouverts; à cette pensée mon âme tressaille, je nie sens arraché à mon égoïsme, les commandements de mon Père me deviennent chers, je comprends déjà qu'ils me deviendront faciles, et je demande avec l'assurance de recevoir, et ma faiblesse implore des forces, et les rapports entre la terre et le ciel sont rétablis.
Dès lors, l'éducation personnelle devient ma consigne; mieux que cela, mon besoin. Il faut que je travaille à ma sanctification ; il faut que je veille, que je me repente, que je me relève, que j'avance. Ce que d'autres doctrines ont voulu, l'Évangile l'a fait; entre vouloir et faire, il y a la distance du coeur révolté au coeur nouveau.
Mais, pour faire, l'Évangile emploie des instruments; la famille est l'instrument de l'éducation personnelle. Dieu ne l'a pas fondée seulement pour nous rendre heureux, il l'a chargée de nous rendre meilleurs. Aussi arrive-t-il que, si nous séparons l'Évangile de la famille, nous laissons de côté une grande partie de la sanctification. Pourquoi certains chrétiens sont-ils demeurés maussades, dépourvus des vertus aimables? Pourquoi? Examinez ce qu'ils ont fait de la famille. Ils en ont pris ce qui leur convenait, ils l'ont diminuée et transformée; cette famille de leur façon ne pouvait avoir sur leur progrès moral l'action admirable de la famille selon Dieu.
Pour celle-ci, voyez-là à l'oeuvre. Elle ne nous laisse oublier ni nos misères ni nos devoirs. Quels appels elle adresse à notre énergie et à notre volonté Il Comme elle nous humilie ! À cette école de modestie pratique, le Narcisse même de Bacon cesserait, je crois, de s'adorer. À cette école de repentir, il nous devient impossible de ne pas désirer avec ardeur le pardon des autres, et d'abord le pardon de Dieu; nous y apprenons la grande indulgence, celle qu'ignorent en général les jeunes gens, parce qu'ils n'ont pas connu encore les responsabilités de la famille.

Je citais Bacon tout à l'heure; nul plus que lui n'a mis en lumière le rôle immense de l'habitude dans notre vie. Nous finissons toujours par nous faire des sentiers battus et par ne plus passer que là.
La grande question est donc de savoir quels sentiers nous nous ferons, en d'autres termes, quelles habitudes. Les vraies familles ont les leurs, elles ouvrent devant nos pas de petits chemins où nous ne tardons pas à marcher naturellement et pour ainsi dire à notre insu. Or, le jour où le devoir, le support, l'oubli de nous, les vertus viriles, les vertus aimables se trouvent métamorphosés en habitudes, le jour où nous sommes consciencieux, énergiques et doux sans préméditation, ce jour-là notre éducation personnelle est bien avancée.

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