À côté
des vertus viriles viennent se placer les vertus
aimables, à côté et non
au-dessous (1).
Elles ne contribuent pas seulement
pour leur large part au bonheur de la famille,
elles sont un des agents les plus énergiques
et l'un des symptômes les plus incontestables
du progrès moral qui s'opère dans son
sein. Bien aveugle serait celui qui
méconnaîtrait leur valeur ! Les choses
aimables sont des choses sérieuses, et
l'Évangile a soin de le
dire ; interrogez l'auteur de l'épître
aux Philippiens.
C'est du
coeur que
procède l'amabilité véritable
; les gens qui réfléchissent, le
savent bien. La Bruyère écrivait :
« L'on est plus sociable et d'un meilleur
commerce par le coeur que par l'esprit. » -
Qu'on ne prétende donc pas qu'il s'agit de
simples formes et de surfaces. Quiconque n'est
aimable qu'à la surface ne l'est ni beaucoup
ni longtemps. Mais quand la conscience a fait son
oeuvre sous l'impulsion de la foi, alors l'homme
devient aimable d'une façon toute nouvelle,
avec un charme, avec une délicatesse, avec
une profondeur, avec de touchantes sympathies, avec
une divination des besoins d'autrui qui ne se
peuvent décrire. Le vase de parfum s'est
ouvert, et la maison entière est remplie de
sa pénétrante odeur.
J'ai dit
la maison,
car notre premier devoir est d'être aimable
avec les nôtres. On pourrait appliquer ici le
passage : « Si quelqu'un n'a pas soin des
siens et principalement de ceux de sa famille, il a
renié la foi et il est pire qu'un
infidèle. » Il ne manque pas de gens
qui sont charmants dans le monde et maussades au
logis. Ils ont
dépensé au dehors leur provision
d'amabilité, il ne leur en reste plus
lorsqu'ils rentrent chez eux ; ils donnent alors
carrière à leur mauvaise humeur. Se
gêne-t-on pour les siens! Ne savent-ils pas
à quoi s'en tenir ! Assurés de nos
sentiments, qu'ont-ils à faire de
démonstrations et de témoignages
!
Ce qu'ils
ont
à en faire? Ils en vivent, tout simplement.
Si, chez nous, nous nous permettons de n'être
pas aimables, la vie de famille se dénature.
Ce n'est plus ce doux sanctuaire, vers lequel on
aimait tant à revenir ; ce n'est plus cette
atmosphère veloutée que l'on
respirait avec tant de joie ; le toit paternel
où chacun apporte son sans-gêne, ses
préoccupations, ses affections tantôt
brusques et tantôt distraites, n'a plus rien
qui attire ni qui retienne. Les enfants, pour ne
parler que d'eux, se sentent comme repoussés
; ils cherchent et trouvent les occasions d'aller
ailleurs; la maison se vide, elle perd un à
un ses éléments d'expansion et de
gaîté ; elle se fait rude, ennuyeuse,
triviale. Le pauvre nid tapissé de duvet,
qu'est-il devenu? On en pleurerait.
Il n'est
certes pas
petit, le devoir dont la violation entraîne
de telles conséquences. Il semble que ce ne
soit rien de se laisser aller à son humeur,
de se plaindre, de critiquer, de faire objection
à tout, aux amusements, aux projets, aux
lectures, de tourmenter la maîtresse de
maison, de se fâcher contre les domestiques;
eh bien, en lâchant ainsi la bride à
notre égoïsme, nous encourons une
lourde responsabilité.
Et le
devoir ici,
notez-le, ne consiste pas à s'abstenir. Sans
faire de scènes, sans rien critiquer, sans
rien contredire, nous pouvons chasser les enfants
et éteindre le foyer. Il suffit que nous
nous dispensions d'être
aimables.
Nous
sommes tenus de
l'être. Ne parlons pas de charme, parlons
d'obligation stricte et absolue. Des moralistes peu
attentifs ont relégué
l'amabilité au rang des vertus
surérogatoires. Y a-t-il des vertus
surérogatoires? J'en doute fort; en tous
cas, celle-ci n'est pas du nombre. C'est, dit-on,
du superflu ; le superflu est agréable, mais
on s'en passe au besoin ; tous les salons n'ont pas
des dorures, tous les repas n'ont pas des vins
fins! - Eh, qui parle de vins fins et de
dorures? Le strict
nécessaire, voilà ce que nous
réclamons ; les familles où l'on ne
se donne pas la peine d'être aimable sont des
familles privées de pain.
Elle
serait longue la
liste des choses indispensables que nous classons
sous la commode étiquette du superflu. Les
petits devoirs, superflu! Les petites vertus,
superflu ! Hélas, les grandes vertus ne
servent pas tous les jours, tandis que les petits
égards, bonté, désir de rendre
les autres heureux, efforts pour nous oublier et
pour nous vaincre, sont incessamment de
requête. Avez-vous fait le compte de ce qui
manquerait à une famille à laquelle
vous retrancheriez tout ce que vous nommez le
superflu?
Veillons
sur nous ;
l'habitude tient dans nos vies une place dont rien
ne saurait donner l'idée ; et tant que nos
devoirs ne se sont pas transformés en
habitudes, nous ne les remplissons qu'à
demi. Prenez l'exemple de celui qui nous occupe :
aussi longtemps que, nous n'avons pas pris des
habitudes aimables, notre amabilité, qui
n'est encore qu'un accident heureux (comme les bons
rois), ne donne de sécurité et, par conséquent,
de bonheur
complet à personne. Nous devons mieux que
cela à notre famille, nous lui devons des
habitudes aimables, et pour tout dire, des moeurs
de famille. Sans les moeurs de famille, nous serons
toujours empruntés et dépaysés
sous notre propre toit.
Mais on
est aimable
ou on ne l'est pas, c'est affaire de nature ! - Je
m'inscris en faux. Si notre coeur est aimant, nous
serons aimables. Qu'y a-t-il de plus aimable, je le
demande, que l'intention de l'être ?
Supposez-moi aussi gauche, aussi peu gracieux que
vous voudrez, supposez mes efforts aussi
malencontreux que possible, il n'en demeurera pas
moins certain que, par cela seul que je fais des
efforts, quelque chose de touchant rayonnera en
moi. Ces maladroits qui ne sont pas aimables, qui
le savent, et qui travaillent à le devenir,
ne vous remuent-ils pas jusqu'au fond du coeur ?
Qu'est-ce auprès de cette amabilité
un peu Inquiète et implorant le pardon de
ses fautes, qu'est-ce que l'amabilité
sûre d'elle-même? On a beau distinguer entre le
fond et
la
forme, le fond fait la forme, et je le
déclare nettement sans craindre d'être
trop dur, quiconque n'est pas aimable ne veut pas
l'être.
Il en
coûte de
vaincre son inertie, de penser aux autres, de se
proposer la joie innocente des siens; il est plus
facile de se dire une fois pour toutes : Je n'ai
pas les grâces en partage, je ne sais pas me
mettre en frais, je me contente de posséder
les qualités solides, j'abandonne à
des natures plus souples et plus superficielles le
soin de prodiguer les petits soins, les attentions
Puériles dont tant de gens ont la faiblesse
de faire cas.
Cela dit,
on se
laisse aller. Se laisser aller, mot profond, qui
peint admirablement le refus égoïste de
résister au mal et de remplir son devoir !
Je me laisse aller ; en d'autres termes, je ne me
gêne pas ; je suis ce que je suis, prenez-moi
tel que je suis; pourquoi me contraindre? S'il
s'agissait d'étrangers, à la bonne
heure; dans le monde on cherche à plaire ;
mais chez moi, pour ma femme et mes enfants !
Allons donc ! L'avantage du chez soi c'est
précisément qu'on se met à
l'aise.
Et l'on se
met
à l'aise, en effet, et le sans-gêne
prend alors toutes ses formes, tantôt
nonchalantes, tantôt grossières, qu'il
faut également
réprouver.
Voici le
sans-gêne bon enfant. Il ne cherche querelle
à personne ; il n'exige rien de personne et
se borne à demander qu'on n'exige rien de
lui. - Que chacun prenne ses aises ; que chacun
fasse à sa guise; à quoi bon les
sacrifices et les efforts ? On est toujours aimable
quand on est soi; la vie heureuse, c'est la vie
aisée ; les maisons heureuses, ce sont
celles où l'on a ses coudées
franches, où l'on entre et sort, où
l'on parle et se tait, où l'on est jovial et
grognon selon l'occurrence! Point d'habit de
dimanche ; le bon gros vêtement de tous les
jours, usé mais commode, Voilà la
vraie tenue de famille !
Le
vêtement de
tous les jours est souvent un peu sale; le
sans-gêne est souvent moins bon prince que
nous ne venons de le voir. Les gens qui ne se
gênent pas ont leurs heures de
susceptibilité chagrine; comme ils ne
prennent jamais sur eux, comme ils sont ce qu'ils
sont, leur irritation se manifeste librement,
Pourquoi cet assombrissement subit? Pourquoi ces paroles
aigres, ces
sous-entendus, ces airs de résignation tout
empreints de reproche? Pourquoi? Parce que quelque
chose leur a déplu, parce que vous le avez
blessés sans le savoir. Exposer amicalement
leur grief, cela exigerait un effort ; il est bien
plus simple de nourrir mie rancune qui ne daigne
pas s'expliquer, de prendre des airs
offensés qui alarment et contristent la
famille entière. Adieu les élans, et
la gaîté, et les confidences, et le
laisser-aller ; nul n'échappe à
l'influence de cette bise glacée, les
visages se contractent, les enfants se taisent, on
se jette de désespoir dans les sujets
rebattus, on tue le temps, et le coeur gros, on
aspire à l'heure où il sera enfin
loisible de se séparer.
Parfois il
n'y a pas
même de griefs imaginaires ; c'est du
caprice, tout uniment. Je voudrais que ceux qui se
permettent d'avoir des caprices, hommes, femmes ou
enfants, pussent mesurer l'étendue du mal
qu'ils causent et la gravité du vice auquel
ils lâchent la bride. Ne pas se gêner,
il semble que ce ne soit rien ; avoir quelques
caprices, il semble que cela ne tire pas à
conséquence. Erreur ; le caprice est une des
transformations les
plus
coupables et les plus déplaisantes de notre
éternel égoïsme. La
détermination prise de ne pas se surveiller
et de ne pas se contraindre s'y montre avec une
effronterie que je n'ose appeler naïve.
J'étais, il y a un instant, gracieux et gai
; tout à coup mon front se plisse, mon
regard devient dur, un nuage a passé devant
le soleil. Qu'est-il survenu? Bien. C'est un
accident intérieur, subjectif, diraient les
philosophes. Comme je ne tiens pas les rênes
et que le devoir d'être aimable ne me,
préoccupe pas, je cède à ma
lubie. Prenez-moi tel que je suis. Dans un instant
peut-être le nuage aura fait son chemin. et
le soleil luira de nouveau.
Disons-le
bien haut,
les capricieux ne seront jamais aimés. La
tendresse réclame la sécurité,
et quelle sécurité avoir avec ces
natures de caméléon, qui se
métamorphosent à l'improviste? Il y a
plus, la tendresse réclame la tendresse; et
la tendresse capricieuse, est-ce encore de la
tendresse ? Vous m'aimez aujourd'hui, demain vous
aurez l'air de ne me plus connaître; à
une heure d'intimité succédera une
heure de distraction. Je serai là,
près de vous, et vous me verrez à peine;
j'arriverai le coeur
plein, et je vous trouverai préoccupé
de mille choses indifférentes ; je viendrai
reprendre l'entretien où nous avions mis nos
âmes, celui qui touche à notre
affection, à nos enfants, aux grands
intérêts de notre famille, et vous me
parlerez des bruits de la ville, de la politique,
de l'empereur de la Chine, de la pluie et du beau
temps.
Il n'est
pas permis
d'être de mauvaise humeur. On ne peut
être affligé, brisé,
accablé; on peut être indigné;
mais la mauvaise humeur est autre chose. &emdash;
Me voilà mal disposé, difficile
à vivre; malheur à qui se trouvera
sur mon chemin! Prendre sur moi me coûterait
trop de peine; j'admire ceux dont l'humeur est
égale, la mienne ne l'est pas. Elle ne l'est
pas, je n'y saurais que faire ; je ne puis me
refondre pour l'agrément de mes proches. -
Et les lies du coeur montent à la
surface.
Aujourd'hui
je suis
boudeur, je me renferme, je refuse de m'expliquer,
je trouve une sorte de volupté mauvaise dans
le supplice indéfini du malaise que
j'inflige aux autres et dont je prends ma part.
Demain je serai simplement nerveux; que
voulez-vous?
Le temps
est froid,
le ciel est gris, il y a de la pluie, de la neige,
du brouillard, que sais-je ? je suis agacé,
j'ai mes nerfs.
Les femmes
ne sont
pas seules à avoir leurs nerfs, et comme moi
vous connaissez sur ce point-là
Bon nombre d'hommes qui sont femmes.
N'est-ce pas une honte,
pour
les femmes et pour les hommes? Sommes-nous des
machines dépourvues de conscience et
incapables de réaction morale ? Sommes-nous
des baromètres ou des hygromètres ?
Le mot de notre siècle est-il impuissance ?
Réduits à l'état de
passivité absolue, subissons-nous
l'influence de la température, des faits
extérieurs, des moindres accidents
domestiques, jusqu'à tomber dans une
imbécillité maladive? Avons-nous
perdu le secret des résistances
énergiques, qui triomphent de
l'alanguissement et nous ramènent aux saines
conditions de la vie?
Notez que
je ne parle
pas des gens dont la santé est
altérée ou dont l'âme
fléchit sous le faix des vrais soucis et des
vrais chagrins; je parle des bien portants, dont
l'existence n'a rien eu d'exceptionnellement triste
et qui s'affaissent parce qu'il leur convient de
s'affaisser, parce qu'il est plus facile de se
courber que de se redresser, de s'asseoir que de
marcher, de céder que de
combattre.
Leur
faiblesse n'est
pas même une faiblesse paisible; elle est
hargneuse; ces impuissants grondent et
tempêtent, ils retrouvent des forces pour la
brusquerie et pour les scènes. Les
gronderies du temps jadis avaient un autre
caractère; sans être bien belles (je
ne suis pas de ceux qui regrettent les explosions
de nos anciennes maisons, les enfants et les
domestiques admonestés devant tout le
monde), les gronderies d'alors étaient un
signe de vigueur et de vie. On vivait bruyamment,
si j'ose m'exprimer ainsi; on s'amusait, on riait,
on s'irritait avec fracas; on ne mettait la
sourdine à rien. Ce n'était pas la
perfection, tant s'en faut, et les familles
orageuses n'étaient pas toujours aimables;
mais du moins tout cela était franc du
collier; la tempête ne laissait pas de trace,
et, une fois le grain essuyé, on n'avait pas
à appréhender une suite interminable
de petites averses
supplémentaires. Le sans-gêne d'alors
produisait la violence proprement dite, le
sans-gêne de maintenant produit des
tempéraments nerveux, c'était un
accident, c'est un état.
Raison de
plus pour
nous mettre en garde. Personne n'est à
l'abri du mal qui ravage, énerve et humilie
notre temps; tous nous subissons ses atteintes,
tous nous sommes appelés à lui
résister. Un des hommes qui s'en acquittent
le mieux, un des chrétiens les plus
dévoués que j'aie vu à
l'oeuvre, m'écrivait l'autre jour, dans un
moment de détresse, ces lignes, que je
demande la permission de transcrire:
«
Connaissez-vous une maladie qu'on appelle ici la
molle ? Elle atteint tous les tempéraments,
toutes les constitutions, les gens actifs aussi
bien que les paresseux, les hommes aussi bien que
les femmes, les adultes et les vieillards. Elle
agit sur le moral plus encore que sur le physique,
elle rend stupide et hébété
celui qu'elle frappe. Son origine est inconnue, son
invasion rarement soudaine; elle agace les nerfs,
détend les muscles, donne du
dégoût pour toute choses, rend la
lumière fatigante, dispose à la somnolence, fait
détester
le lieu où l'on est, souhaiter le changement
et haïr tout ce qui exige un effort de
tête ou de corps. C'est une flânerie
écoeurante, l'ennui de soi et des autres,
une humiliante paresse. »
Dieu sait
que mon
correspondant se calomniait à plaisir; les
paresseux de son espèce sont rares, par
malheur. Néanmoins il sentait que la
contagion le gagnait, et il éprouvait le
besoin de réagir. Réagissons, nous
aussi: car une fois envahis par la molle, nous ne
serons pas aimables, cela est certain. Impuissants
à travailler, nous deviendrons d'autant plus
ardents à critiquer. Oh, la critique est le
fort des gens nerveux! Elle détruit peu
à peu la bienveillance naturelle, elle
crée un esprit de minutie impatientante qui
examine tout à la loupe, découvre des
défauts dans chaque détail du
ménage et des taches dans le soleil. Les
taches y sont, d'accord ; mais il est triste de ne
voir que cela, et c'est ce qui arrive. Je plains
les familles qui en viennent
là.
L'art
d'être
heureux est un grand sujet qui nous attire
puissamment et dont nous aimons à nous
occuper, j'en sais quelque chose. On pourrait aussi
écrire des livres sur
l'art d'être malheureux ; nous y sommes
passés maîtres. Pour être
malheureux, il n'est rien de tel que de commencer
par rendre malheureux ceux qui nous entourent, et
nous y réussirons à coup sûr,
si le devoir d'être aimable ne se montre pas
à nous comme une nécessité de
conscience, comme une obligation absolue, dont il
faut s'acquitter coûte que coûte,
fût-ce au prix des plus rudes
efforts.
En
doutons-nous?
Regardons autour de nous, et chez nous,
peut-être; que de familles nous
découvrirons qui possèdent les
principaux éléments de bonheur et
où pourtant tout le monde souffre ! La
raison en est simple et peut s'exprimer en quatre
mots : on ne s'y gêne pas.
Maintenant
le grand
obstacle est signalé; nous savons ce qui
nous empêche d'être aimables; il nous
reste à rechercher de quelle façon
nous pouvons l'être. Citons quelques-unes des
vertus qui répandent sur la vie de famille
une si délicieuse
clarté.
Et
d'abord, au risque
de me répéter (comment ne pas le faire en un tel
sujet ?),
je signalerai l'expansion.
- Rien
n'attriste le
foyer comme le contact de ces natures contraintes,
rechignées, qui aiment peut-être mais
en dedans, dont les impressions sont vives
peut-être, mais muettes. Là il y a des
énigmes à deviner chaque jour,
là le sphinx réside en permanence:
c'est le chemin de Thèbes. Devinez, ou le
monstre vous dévorera;
pénétrez ces mystères, ou ces
âmes fermées s'aigriront. Avez quelle
anxiété inavouée on
étudie le matin l'air du visage 1
Annonce-t-il des préoccupations
menaçantes? Est-il plus serein et plus
détendu que de coutume? Question redoutable,
qu'il faut résoudre, qui ne se résout
que pour vingt-quatre heures, et encore
!
Ceux qui
s'isolent
ainsi au sein de la famille sont
très-malheureux et ne donnent aucun bonheur.
C'est une voie d'ailleurs où l'on ne
s'arrête point; on arrive vite à cette
défiance maladive de soi, qu'accompagne
souvent la défiance à l'égard
d'autrui. Alors on de, vient presque hostile,
ironique tout au moins. Et qui ne sait ce que
produit le genre ironique au sein de la famille ?
Plaisantez tant que vous voudrez, moquez-vous
même bonnement
et sans malice; je n'y vois pas de mal, pourvu que
votre parole ne devienne jamais ironique, pourvu
que vous ne prononciez jamais de ces mots secs et
froids qui provoquent en blessant.
Que
l'expansion est
une aimable vertu ! Elle ne consiste pas dans la
multitude des discours; les caractères
réservés et peu bavards ont parfois
la plus touchante ouverture de coeur. Cela se voit,
cela se sent, avant que la bouche ait rien dit. Il
est tel regard franc, lumineux, qui sur-le-champ
nous met à l'aise; il a brillé, et
j'ai de la joie dans l'âme.
Les
expansifs sont
simples; ils ne posent jamais, pas plus pour la
bonté que pour la majesté ou pour la
science. Ne me parlez pas de ces gens solennels,
qui ne se perdent pas un instant de vue! Paroles,
gestes, tout chez eux a une intention, une valeur
prévue et calculée d'avance; ils
procèdent par axiomes, ils posent des
thèses, il faudrait leur répondre par
des dissertations. Aussi ne leur répond-on
guère.
Avec les
expansifs,
au contraire, tout est facile.
Les coeurs
s'ouvrent,
les fleurs de la vie s'épanouissent sur leur
chemin; avec eux, la vraie communauté des
pensées ne tarde pas à
s'établir. Et comme les enfants les
distinguent vite! Comme les bêtes viennent
à eux! Oui, les bêtes. En
général, elles placent bien leurs
affections, et pour mon compte je tiens beaucoup
à leur estime.
Il y a des
caractères naturellement sympathiques; y en
a qui ont à se vaincre pour le devenir.
N'importe, le devoir est le devoir et c'est d'un
devoir qu'il s'agit ici. Si nous ne pouvons pas
tous posséder au même degré
cette bonté qui rayonne dans le
magnétisme d'un beau regard et qui gagne
d'emblée les coeurs, nous pouvons tous nous
préoccuper du bonheur des nôtres,
chercher à acquérir ce qui nous
manque, nous proposer, comme un but sérieux
à atteindre, la bienveillance active et
l'expansion; nous pouvons tous nous prêter
aux choses innocentes, ne pas prononcer
d'arrêts sans appel, ne pas adorer notre sens
propre, ne pas ériger en
dogme notre infaillibilité, ne pas nous
enfermer en nous-mêmes.
Étroit
cachot
que celui-là ! on y devient maussade et de
triste humeur. Qui ne les connaît, ces
natures froides, compassées, inexorables en
quelque sorte, avec qui l'on pourrait vivre cent
ans sans avancer d'une ligne, tant le fossé
a été creusé vite à
l'endroit précis qu'elles ont fixé?
Elles sont là, sur la défensive;
elles s'avancent dans la famille comme sur un
terrain ennemi; leurs affections mêmes, car
elles en ont, sont réservées,
circonspectes, délimitées; point
d'élans, point d'imprudences
généreuses, point de ces accents
émus qui vont au coeur et mettent en fuite
la cérémonie. Ce sont des glaces
flottantes de l'océan Antarctique; il vient
du froid de là, devant elles marche l'hiver,
chacun s'enveloppe et se boutonne. Malheureuses les
maisons où l'on grelotte ainsi! Et il y a
là des enfants, des êtres qui ne
vivent que de joie et de baisers!
Prenons-y
garde, nul
n'est à l'abri des entraînements
moroses. L'humeur noire a, paraît-il, un
charme qui nous attire. Le fait est que nous sommes aisément
soupçonneux,
malveillants,
hérissés, concentrés, prenant
gens et choses par leur côté
fâcheux.
C'est pour
nous
retirer de là, pour nous faire sortir de
nous-mêmes, que Dieu nous envoie à la
grande école de la famille.
Que les
hommes soient
souvent un peu ours, je le déplore sans m'en
étonner; mais que les femmes, faites pour
exprimer et inspirer la sympathie, les femmes, dont
la vocation est d'assouplir, d'enchanter
l'existence domestique, manquent parfois des vertus
aimables, c'est ce dont je ne puis me consoler. On
sait si je leur souhaite des caractères
mielleux, une flexibilité trop habile, des
principes trop accommodants, ce talent en un mot
plus abject qu'aimable qui s'abaisse pour dominer
et gouverne en flattant ! Non, qu'elles soient
sincères, maladroites, je le veux; seulement
qu'elles ne soient pas froidement cassantes,
qu'elles ne manquent pas de ce moelleux qui vient
de l'âme. Nous pouvons leur dire, nous
hommes, ce qui chez elles est capable de nous faire
grimper les murailles : c'est ce quelque chose de
définitif, qui ne s'échauffe pas, qui
ne discute pas, qui ferme simplement les portes
de
communication. Ah, mille fois plutôt des
scènes, des colères, des explosions !
Quand elles se fâchent, il y a de la
ressource; quand elles ne daignent pas s'irriter,
quand l'expansion même de la gronderie fait
défaut, nous sommes atteints d'un coup
pénétrant et mortel, tout notre
être en tressaille.
Il est des
maisons
où la foudre ne gronde jamais, mais
où tombe tous les jours sans bruit une
petite pluie glacée. Là règne
d'ordinaire le ton du persiflage dédaigneux.
On y apprend à railler, à
dénigrer. Faute, de bonheur intime, on s'y
donne les jouissances de la critique, de la
moquerie à tout propos ; or, cette moquerie,
quelqu'un qui s'y connaissait l'a ainsi
caractérisée : une indigence
d'esprit.
Bien des gens protestent contre un tel arrêt,
Et pensent que louer n'est pas d'un bel esprit.
Notre
génération ne semble-t-elle pas se
consoler par la critique de ce qui lui manque sous
d'autres rapports ? Ce souffle de mort a
passé sur nos familles. Qui dira ce que la
tendance dénigrante y flétrit de germes prêts à
éclore, y ramène vers la terre
d'âmes qui ne demandaient qu'à prendre
leur essor! On dédaigne, on fait ce
métier des caractères étroits
et des intelligences médiocres; on
désapprend l'admiration.
Et
cependant
l'admiration est le signe des vraies
supériorités. La force est
bienveillante, les âmes d'élite
s'émeuvent et s'enthousiasment; rien ne m'a
touché chez la plupart des hommes
supérieurs que j'ai eu le privilège
de connaître, comme leur promptitude à
aller au beau, à le voir, lui, lui seul,
à s'en emparer, à en jouir, à
le célébrer. D'autres ont subi,
malheureusement pour eux, la mode gourmée du
siècle; apprêtés,
pédants, cherchant l'effet, ils ont les yeux
tournés vers le mal plutôt que vers le
bien, ils font état d'être
difficiles.
Je signale
la
tendance, parce qu'elle ravage nos familles ; elle
chasse devant elle la sympathie, la
cordialité, le cortège entier des
vertus aimables. Que Dieu multiplie au milieu de
nous les âmes admiratrices! Nous en avons
besoin, elles ont une mission immense à
remplir. Elles sont chargées de propager le
goût des, belles choses (il ne se propage pas autrement);
elles sont
chargées de faire la guerre à
l'esprit de dénigrement, qui flétrit,
qui rapetisse, qui dessèche et tue tout ce
qu'il rencontre. Par elles nous reviendrons un peu
à l'optimisme, par elles nous rapprendrons
à espérer; cela fait tant de bien !
L'espérance tient de près à
l'amour; si nous aimons mal, c'est que nous
espérons mal; si nous n'avons pas
l'expansion, c'est que nous n'avons pas la
confiance candide et heureuse des coeurs
simples.
En parlant
des coeurs
simples j'ai nommé les débonnaires,
ces héros de l'humble grandeur, dont Dieu se
sert pour nous donner notre pain quotidien de et de
joie. De même que les dédaigneux sont
les médiocres, les obstinés sont les
faibles. Quant aux débonnaires, qui savent
céder parce qu'ils savent s'oublier et dont
la complaisance a sa source dans la bonté,
ils répandent autour d'eux une impression
délicieuse de bien-être moral. Ils
réservent leur inflexibilité aux
seuls principes; et avec quelle fermeté
touchante ils résistent au mal, eux qui
n'aiment pas à guerroyer! On sent à
les voir que l'épée est sortie
à regret du fourreau; on sent aussi que
s'ils l'ont tirée, c'est
qu'il s'agit, non d'eux-mêmes, mais de la
vérité et de la justice. Il n'est
rien de tel qu'un débonnaire pour maintenir
dans une maison les saintes notions de justice et
de vérité.
J'ai bien
envie de
faire un pas de plus. À côté
des grandes vertus, il y a les petites. Pourquoi
craindrais-je de parler ici des choses aimables qui
ont leur prix quoiqu'elles ne soient pas
classées ici-bas parmi les choses graves et
sérieuses? La politesse, par exemple, ne
doit pas être omise.
Qu'on ne
s'indigne
pas, qu'on ne fasse pas de phrases, qu'on ne
proteste pas une fois de plus contre la forme au
nom du fond; c'est précisément du
fond que vient la forme, et la politesse dont je
parle sort du coeur. Ne craignons pas d'ajouter que
la conscience se met aussi de la pâle,
puisqu'il s'agit d'un devoir.
Le devoir
d'être poil en famille n'est pas aussi
médiocre qu'on l'imagine. Sans doute il est
des politesses dont je ne fais aucun cas, celles
qui sonnent sec, qui vous
tiennent à distance, qui étouffent
l'amitié sous les égards, qui saluent
en se tenant de l'autre côté du
fossé, fossé profond et
infranchissable, creusé tout exprès
par la fausse politesse.
Mais la
vraie, celle
que vous devinez, que vous pressentez dès la
première minute, celle qui est
pénétrée d'obligeance et de
bonté, celle qui s'empresse, qui cherche les
occasions d'être utile, celle que Silvio
Pellico appelle « l'aménité
» et à laquelle il consacre un des
chapitres de ses Devoirs, pensez-vous que la
famille puisse aisément s'en
passer?
Selon la
Bruyère, elle a ce caractère charmant
qu'elle fait que les autres « sont contents de
nous et d'eux-mêmes. »
Un autre
moraliste,
Joubert, en a parlé de telle sorte qu'il
convient de le citer et de se taire. Je transcris
quelques-unes de ses pensées
:
«La
politesse
est la fleur de l'humanité. Qui n'est pas
assez poli n'est pas assez humain.
»
« La
politesse
est à la bonté ce que les paroles
sont à la pensée. Elle n'agit pas
seulement sur les manières, mais sur
l'esprit et sur le coeur ; elle rend modérés et
doux
tous les sentiments, toutes les opinions et toutes
les paroles. »
« La
civilité est une partie de
l'honnêteté. »
Ailleurs,
répondant à ceux qui
prétendent que cette civilité est
à l'usage du monde, non à celui de la
famille, il écrivait ceci :
« Il faut
porter
son velours en dedans, c'est-à-dire montrer
son amabilité de préférence
à ceux avec qui l'on vit chez soi.
»
Porter
soit velours
en dedans, c'est bien cela. Que de gens ne le
portent qu'en dehors ! Pour le dedans tout est bon
! Au dehors on est gracieux, attentif ; au dedans,
on est rude. Il n'en manque pas de maisons
habitées par des gens polis et de bonne
compagnie, où règne le genre le plus
grossier. La politesse est un habit de cour qu'on
ôte en rentrant chez soi; la robe de chambre
suffit en famille.
Et
cependant que
c'est aimable, l'urbanité dans la famille!
Comme les égards, les respects vont bien
avec la tendresse ! Comme tout se relève et
s'ennoblit dans l'intérieur où
vieillards et enfants, maîtres et serviteurs,
veillent sur leur langage et sur leurs manières,
où
personne n'oublie en particulier ce qui est
dû aux femmes ! L'urbanité qui vient
du coeur n'a ni roideur ni apprêt; elle est
bon enfant, si j'ose m'exprimer ainsi. Oui, bon
enfant ; je ne voudrais pas laisser ce joli mot
à ceux qui en usurpent le monopole. Les bons
enfants, dont je rais -grand cas et qui sont plus
rares qu'on ne le dit, ne sont certes pas ces
affreux égoïstes qui se mettent
à l'aise et ne se gênent pour qui que
ce soit, surtout pas pour leur famille, ces hommes
qui, rentrés à la maison comme ils
entreraient à l'auberge, se jettent sur un
fauteuil, font leurs affaires, ou bien fument sans
s'occuper de pères ou de mère, de
femme ou d'enfant, ces hommes qui à table
pensent à manger, qui ne se donnent pas la
peine d'avoir une conversation, qui, trouvant qu'en
somme on est encore plus libre au cercle ou au
club, finissent par déserter la logis, et
qui d'ailleurs, contents d'eux-mêmes, fiers
de ne rien exiger, se, sachant gré de
n'avoir pas de manières gourmées,
s'écrient :
« Nous
sommes
bons enfants. »
Eh,
soyez-le : on ne
l'est pas sans bonté, le mot le dit.
Pensez-vous mériter ce nom, quand vous commencez
la journée sans
serrer la main des autres membres de la famille,
sans vous informer de leur santé, sans leur
parler, en quelque sorte sans les voir; quand vous
passez la journée sans avoir l'air de les
connaître, sans vous inquiéter de ce
qui les intéresse, sans encourager, sans
consoler, sans guider, sans aider ; quand vous
terminez cette journée, où vous avez
abrégé autant que possible les
moments de la vie commune, sans adresser autre
chose qu'un bonsoir distrait à ceux que vous
prétendez aimer?
D'autres
auront
beaucoup de vertus, rempliront beaucoup de devoirs,
prendront au sérieux leurs obligations
envers la famille; seulement ils se dispenseront de
l'urbanité. Qu'importent les
égards
Qu'importe
!
Voilà un mot que je déteste. Il fait
plus de mal qu'il n'est gros. Chacun de nous a son
qu'importe chargé de le dispenser de ce qui
le gênerait. C'est par centaines de mille et
par millions que l'on compterait les familles
auxquelles ce mot-là a coûté
tout simplement le bonheur. Les vertus aimables, en
particulier, sont habituellement exclues par son
moyen. De là tant d'honnêtes gens qui s'aiment,
qui s'estiment,
et qui
n'ont pas entre eux les relations qu'ils devraient
avoir. Il manque là je ne sais quel charme
de savoir-vivre, par où je n'entends pas
seulement la distinction, qui a bien son prix, mais
la grâce.
Il vaut la
peine
d'être gracieux en famille. La tendresse
attentive et polie n'est pas la moins tendre. Et
quel bien-être elle répand! Si vous en
doutez, entrez un moment dans les demeures
où l'on ne tient pas à ces
misères, où l'on se met au-dessus des
prévenances et de l'urbanité. Chacun
y marche bardé de roideur, et n'en est pas
plus fort pour cela ; on se heurte, on se blesse ;
les pots de fer y cassent les pots de terre. Et
l'on va ainsi, de vertu en vertu, ne sachant pas un
mot des humbles vertus du foyer. Et ce qui
n'était d'abord qu'une négligence
devient une habitude; et ce qui était une
habitude devient une seconde nature. La vie
domestique s'est faite brutale; elle vise à
l'essentiel et dédaigne toujours plus
l'accessoire. Et l'on s'endurcit, et l'on s'isole,
sans le vouloir, sans le savoir. Et pendant ce
temps, des enfants sont là, qui voient ces
choses, des enfants dont l'éducation se fait par
les yeux.
L'hérédité du genre grossier
et préparée, la seconde
génération imitera la
première.
La
politesse n'a rien
de mondain; un chrétien qui n'est pas poli
est tout simplement un chrétien fort
imparfait, ne nous faisons aucune illusion sur ce
point. Je me défie des saintetés qui
aboutissent à la rudesse. Celle des
apôtres était d'une autre nature
« Saluez Rufus, écrivait Paul, et sa
mère qui est aussi la mienne. » Cette
simple phrase rafraîchit le coeur ; le
voilà, le grand. missionnaire, le vieux
soldat de Jésus-Christ, l'homme que n'ont pu
courber ni les persécutions du dehors ni les
contradictions du dedans, le voilà qui
s'incline avec le respect d'un fils, avec
l'urbanité exquise d'un coeur bien
né, devant la mère de son
ami.
M'accusera-t-on
de
descendre trop bas, si je dis aussi quelques mots
de la toilette? Trop bas ! mais s'il s'agit d'un
devoir? mais si la conscience est en
jeu?
Il semble
étrange de faire appel à la
conscience en matière de toilette; et
cependant, regardons-y de plus près. Nous sommes
sujets
à nous tromper sur la valeur respective des
choses. Se faire « brave », selon
l'expression de Louis IX, pour plaire à sa
femme ou à son mari, ce n'est pas chose si
indifférente peut-être.
Ai-je
besoin de
prendre mes précautions? Faut-il formuler
des réserves expresses contre la coquetterie
et la vanité ? Je suis prêt : personne
ne déteste plus cordialement et ces
préoccupations ignobles et cet
asservissement ridicule à des modes
ridicules elles mêmes. Au reste, il ne s'agit
pas de cela le moins du monde ; soyons de bonne
foi, est-ce modestie, quand nous nous
négligeons? Allons donc! C'est paresse
égoïste; nous oublions ce que nous
devons aux autres, il nous est commode de nous
abandonner, de nous négliger.
Nous
négliger,
sondez ce mot; il exprime le laisser aller qui se
porte sur notre mise comme sur nos manières,
comme sur l'ensemble des vertus aimables. Et loin
que cette négligence exclue le goût
des toilettes éclatantes, elle s'y associe
volontiers; il n'est point rare de voir les
mêmes femmes porter chez
elles des costumes disgracieux et viser ensuite
dans le monde aux mises à grand
fracas.
Il y a là
un
dédain, un oubli de la famille, qu'on ne
saurait assez déplorer. Et si j'ai
parlé des femmes, parce que chez elles cette
négligence est plus choquante, ce n'est pas
que je veuille excuser les hommes qui se mettent
mal à la maison. Nous sommes
très-portés à ne pas nous
gêner sur cet article; passé un
certain âge, nous nous croyons libres de tout
respect envers nous-mêmes, de tous
égards envers ceux qui nous
entourent.
Il en
résulte
plus de mal qu'on ne le croit. La tenue
extérieure réagit sur la tenue morale
; les habitudes de laisser-aller sont contagieuses.
Et puis, n'est-ce rien de sacrifier un des
éléments du comme il faut, du charme
de notre intérieur 7 Le bien-être
général de la famille en souffre
sensiblement, son niveau s'en
abaisse.
La saine
élégance et le soin, de notre
personne sont à la portée de tous ;
ce n'est pas ici une question d'argent. J'ai vu
chez les plus pauvres la bonne grâce, la
propreté accomplir des prodiges qui
faisaient venir elles des
costumes disgracieux et viser ensuite dans le monde
aux mises à grand fracas.
Il y a là
un
dédain, un oubli de la famille, qu'on ne
saurait assez déplorer. Et si j'ai
parlé des femmes, parce que chez elles cette
négligence est plus choquante, ce n'est pas
que je veuille excuser les hommes qui se mettent
mal à la maison. Nous sommes
très-portés à ne pas nous
gêner sur cet article; passé un
certain âge, nous nous croyons libres de tout
respect envers nous-mêmes, de tous
égards envers ceux qui nous
entourent.
Il en
résulte
plus de mal qu'on ne le croit. La tenue
extérieure réagit sur la tenue morale
; les habitudes de laisser-aller sont contagieuses.
Et puis, n'est-ce rien de sacrifier un des
éléments du comme il faut, du charme
de notre intérieur 7 Le bien-être
général de la famille en souffre
sensiblement, son niveau s'en
abaisse.
La saine
élégance et le soin, de notre
personne sont à la portée de tous ;
ce n'est pas ici une question d'argent. J'ai vu
chez les plus pauvres la bonne grâce, la
propreté accomplir des prodiges qui
faisaient venir les larmes aux
yeux; j'ai vu chez les plus riches des prodiges en
sens inverse, prodiges de négligence
grossière, associée aux extravagances
d'un luxe de mauvais goût.
Le bon
goût,
qui fait rarement défaut aux âmes
simples et aux coeurs aimants, se trouvera dans les
familles, si humbles soient-elles, où l'on
sait s'imposer un effort pour être
agréable à ceux qu'on chérit,
où l'on veut leur plaire et (le dirai-je?)
leur faire honneur. Qui n'en connaît de ces
ménages d'ouvriers, où le mari sait
faire un peu de toilette pont, sa famille,
où les habits des enfants n'ont point de
taches, où la femme a conservé
à force de soins la fraîcheur de ses
vêtements déjà anciens, sans
compter ceux qu'elle réserve aux grandes
occasions?
Les
grandes occasions
! quelle joie alors de se faire un peu belle ! -
« On met, quand on est une paysanne, la jolie
robe d'indienne à bouquets; on met, quand on
est une brave petite femme modeste, la robe neuve,
celle qu'on s'est achetée après mille
hésitations, celle qu'on voulait rendre au
marchand parce qu'on la trouvait trop belle, celle
que le mari a ordonné,
mais là, ordonné en Maître
qu'il est, de garder, sous prétexte qu'il
veut voir sa femme gentille, et l'on va se promener
avec lui.... »
Je n'ai
pas
résisté à transcrire ici ces
lignes empruntées aux annales d'une Bande
dont les hauts faits m'intéressent beaucoup.
Et tenez, en la nommant j'ai éveillé
en moi le souvenir d'une dernière vertu
aimable, qui n'est pas la moins aimable de toutes,
la gaîté. J'aurais à en dire
long, et sur le charme qu'elle répand, et
sur le bien, oui, le bien sérieux qu'elle
fait, et sur les langueurs misérables
où nous jette son absence, et sur la
vaillance des coeurs qui savent relever à
propos le moral de la famille, et sur l'alliance
très-intime qui existe entre la saine
gaîté et la vraie douleur, et sur les
sympathies inappréciables que les
affligés trouvent auprès des joyeux.
Si je glisse en ce moment, c'est que je ne veux pas
me trop répéter ; les joies de la
famille vont venir, et alors la gaîté
trouvera sa place.
Qu'il me
suffise
d'avoir rappelé qu'avant d'être une joie, elle
est un
devoir ;
que, sans rien forcer et en réservant tout
entière la place sacrée de
l'affliction, nous sommes tenus de résister
aux maussaderies et aux humeurs sombres. La bonne
gaîté chasse les chagrins sans cause ;
c'est quelque chose, on en conviendra.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |