Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE HUITIÈME

LES VERTUS AIMABLES

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À côté des vertus viriles viennent se placer les vertus aimables, à côté et non au-dessous (1). Elles ne contribuent pas seulement pour leur large part au bonheur de la famille, elles sont un des agents les plus énergiques et l'un des symptômes les plus incontestables du progrès moral qui s'opère dans son sein. Bien aveugle serait celui qui méconnaîtrait leur valeur ! Les choses aimables sont des choses sérieuses, et l'Évangile a soin de le dire ; interrogez l'auteur de l'épître aux Philippiens.

C'est du coeur que procède l'amabilité véritable ; les gens qui réfléchissent, le savent bien. La Bruyère écrivait : « L'on est plus sociable et d'un meilleur commerce par le coeur que par l'esprit. » - Qu'on ne prétende donc pas qu'il s'agit de simples formes et de surfaces. Quiconque n'est aimable qu'à la surface ne l'est ni beaucoup ni longtemps. Mais quand la conscience a fait son oeuvre sous l'impulsion de la foi, alors l'homme devient aimable d'une façon toute nouvelle, avec un charme, avec une délicatesse, avec une profondeur, avec de touchantes sympathies, avec une divination des besoins d'autrui qui ne se peuvent décrire. Le vase de parfum s'est ouvert, et la maison entière est remplie de sa pénétrante odeur.

J'ai dit la maison, car notre premier devoir est d'être aimable avec les nôtres. On pourrait appliquer ici le passage : « Si quelqu'un n'a pas soin des siens et principalement de ceux de sa famille, il a renié la foi et il est pire qu'un infidèle. » Il ne manque pas de gens qui sont charmants dans le monde et maussades au logis. Ils ont dépensé au dehors leur provision d'amabilité, il ne leur en reste plus lorsqu'ils rentrent chez eux ; ils donnent alors carrière à leur mauvaise humeur. Se gêne-t-on pour les siens! Ne savent-ils pas à quoi s'en tenir ! Assurés de nos sentiments, qu'ont-ils à faire de démonstrations et de témoignages !
Ce qu'ils ont à en faire? Ils en vivent, tout simplement. Si, chez nous, nous nous permettons de n'être pas aimables, la vie de famille se dénature. Ce n'est plus ce doux sanctuaire, vers lequel on aimait tant à revenir ; ce n'est plus cette atmosphère veloutée que l'on respirait avec tant de joie ; le toit paternel où chacun apporte son sans-gêne, ses préoccupations, ses affections tantôt brusques et tantôt distraites, n'a plus rien qui attire ni qui retienne. Les enfants, pour ne parler que d'eux, se sentent comme repoussés ; ils cherchent et trouvent les occasions d'aller ailleurs; la maison se vide, elle perd un à un ses éléments d'expansion et de gaîté ; elle se fait rude, ennuyeuse, triviale. Le pauvre nid tapissé de duvet, qu'est-il devenu? On en pleurerait.
Il n'est certes pas petit, le devoir dont la violation entraîne de telles conséquences. Il semble que ce ne soit rien de se laisser aller à son humeur, de se plaindre, de critiquer, de faire objection à tout, aux amusements, aux projets, aux lectures, de tourmenter la maîtresse de maison, de se fâcher contre les domestiques; eh bien, en lâchant ainsi la bride à notre égoïsme, nous encourons une lourde responsabilité.
Et le devoir ici, notez-le, ne consiste pas à s'abstenir. Sans faire de scènes, sans rien critiquer, sans rien contredire, nous pouvons chasser les enfants et éteindre le foyer. Il suffit que nous nous dispensions d'être aimables.
Nous sommes tenus de l'être. Ne parlons pas de charme, parlons d'obligation stricte et absolue. Des moralistes peu attentifs ont relégué l'amabilité au rang des vertus surérogatoires. Y a-t-il des vertus surérogatoires? J'en doute fort; en tous cas, celle-ci n'est pas du nombre. C'est, dit-on, du superflu ; le superflu est agréable, mais on s'en passe au besoin ; tous les salons n'ont pas des dorures, tous les repas n'ont pas des vins fins! - Eh, qui parle de vins fins et de dorures? Le strict nécessaire, voilà ce que nous réclamons ; les familles où l'on ne se donne pas la peine d'être aimable sont des familles privées de pain.

Elle serait longue la liste des choses indispensables que nous classons sous la commode étiquette du superflu. Les petits devoirs, superflu! Les petites vertus, superflu ! Hélas, les grandes vertus ne servent pas tous les jours, tandis que les petits égards, bonté, désir de rendre les autres heureux, efforts pour nous oublier et pour nous vaincre, sont incessamment de requête. Avez-vous fait le compte de ce qui manquerait à une famille à laquelle vous retrancheriez tout ce que vous nommez le superflu?
Veillons sur nous ; l'habitude tient dans nos vies une place dont rien ne saurait donner l'idée ; et tant que nos devoirs ne se sont pas transformés en habitudes, nous ne les remplissons qu'à demi. Prenez l'exemple de celui qui nous occupe : aussi longtemps que, nous n'avons pas pris des habitudes aimables, notre amabilité, qui n'est encore qu'un accident heureux (comme les bons rois), ne donne de sécurité et, par conséquent, de bonheur complet à personne. Nous devons mieux que cela à notre famille, nous lui devons des habitudes aimables, et pour tout dire, des moeurs de famille. Sans les moeurs de famille, nous serons toujours empruntés et dépaysés sous notre propre toit.

Mais on est aimable ou on ne l'est pas, c'est affaire de nature ! - Je m'inscris en faux. Si notre coeur est aimant, nous serons aimables. Qu'y a-t-il de plus aimable, je le demande, que l'intention de l'être ? Supposez-moi aussi gauche, aussi peu gracieux que vous voudrez, supposez mes efforts aussi malencontreux que possible, il n'en demeurera pas moins certain que, par cela seul que je fais des efforts, quelque chose de touchant rayonnera en moi. Ces maladroits qui ne sont pas aimables, qui le savent, et qui travaillent à le devenir, ne vous remuent-ils pas jusqu'au fond du coeur ? Qu'est-ce auprès de cette amabilité un peu Inquiète et implorant le pardon de ses fautes, qu'est-ce que l'amabilité sûre d'elle-même? On a beau distinguer entre le fond et la forme, le fond fait la forme, et je le déclare nettement sans craindre d'être trop dur, quiconque n'est pas aimable ne veut pas l'être.
Il en coûte de vaincre son inertie, de penser aux autres, de se proposer la joie innocente des siens; il est plus facile de se dire une fois pour toutes : Je n'ai pas les grâces en partage, je ne sais pas me mettre en frais, je me contente de posséder les qualités solides, j'abandonne à des natures plus souples et plus superficielles le soin de prodiguer les petits soins, les attentions Puériles dont tant de gens ont la faiblesse de faire cas.

Cela dit, on se laisse aller. Se laisser aller, mot profond, qui peint admirablement le refus égoïste de résister au mal et de remplir son devoir ! Je me laisse aller ; en d'autres termes, je ne me gêne pas ; je suis ce que je suis, prenez-moi tel que je suis; pourquoi me contraindre? S'il s'agissait d'étrangers, à la bonne heure; dans le monde on cherche à plaire ; mais chez moi, pour ma femme et mes enfants ! Allons donc ! L'avantage du chez soi c'est précisément qu'on se met à l'aise.
Et l'on se met à l'aise, en effet, et le sans-gêne prend alors toutes ses formes, tantôt nonchalantes, tantôt grossières, qu'il faut également réprouver.

Voici le sans-gêne bon enfant. Il ne cherche querelle à personne ; il n'exige rien de personne et se borne à demander qu'on n'exige rien de lui. - Que chacun prenne ses aises ; que chacun fasse à sa guise; à quoi bon les sacrifices et les efforts ? On est toujours aimable quand on est soi; la vie heureuse, c'est la vie aisée ; les maisons heureuses, ce sont celles où l'on a ses coudées franches, où l'on entre et sort, où l'on parle et se tait, où l'on est jovial et grognon selon l'occurrence! Point d'habit de dimanche ; le bon gros vêtement de tous les jours, usé mais commode, Voilà la vraie tenue de famille !
Le vêtement de tous les jours est souvent un peu sale; le sans-gêne est souvent moins bon prince que nous ne venons de le voir. Les gens qui ne se gênent pas ont leurs heures de susceptibilité chagrine; comme ils ne prennent jamais sur eux, comme ils sont ce qu'ils sont, leur irritation se manifeste librement, Pourquoi cet assombrissement subit? Pourquoi ces paroles aigres, ces sous-entendus, ces airs de résignation tout empreints de reproche? Pourquoi? Parce que quelque chose leur a déplu, parce que vous le avez blessés sans le savoir. Exposer amicalement leur grief, cela exigerait un effort ; il est bien plus simple de nourrir mie rancune qui ne daigne pas s'expliquer, de prendre des airs offensés qui alarment et contristent la famille entière. Adieu les élans, et la gaîté, et les confidences, et le laisser-aller ; nul n'échappe à l'influence de cette bise glacée, les visages se contractent, les enfants se taisent, on se jette de désespoir dans les sujets rebattus, on tue le temps, et le coeur gros, on aspire à l'heure où il sera enfin loisible de se séparer.

Parfois il n'y a pas même de griefs imaginaires ; c'est du caprice, tout uniment. Je voudrais que ceux qui se permettent d'avoir des caprices, hommes, femmes ou enfants, pussent mesurer l'étendue du mal qu'ils causent et la gravité du vice auquel ils lâchent la bride. Ne pas se gêner, il semble que ce ne soit rien ; avoir quelques caprices, il semble que cela ne tire pas à conséquence. Erreur ; le caprice est une des transformations les plus coupables et les plus déplaisantes de notre éternel égoïsme. La détermination prise de ne pas se surveiller et de ne pas se contraindre s'y montre avec une effronterie que je n'ose appeler naïve. J'étais, il y a un instant, gracieux et gai ; tout à coup mon front se plisse, mon regard devient dur, un nuage a passé devant le soleil. Qu'est-il survenu? Bien. C'est un accident intérieur, subjectif, diraient les philosophes. Comme je ne tiens pas les rênes et que le devoir d'être aimable ne me, préoccupe pas, je cède à ma lubie. Prenez-moi tel que je suis. Dans un instant peut-être le nuage aura fait son chemin. et le soleil luira de nouveau.

Disons-le bien haut, les capricieux ne seront jamais aimés. La tendresse réclame la sécurité, et quelle sécurité avoir avec ces natures de caméléon, qui se métamorphosent à l'improviste? Il y a plus, la tendresse réclame la tendresse; et la tendresse capricieuse, est-ce encore de la tendresse ? Vous m'aimez aujourd'hui, demain vous aurez l'air de ne me plus connaître; à une heure d'intimité succédera une heure de distraction. Je serai là, près de vous, et vous me verrez à peine; j'arriverai le coeur plein, et je vous trouverai préoccupé de mille choses indifférentes ; je viendrai reprendre l'entretien où nous avions mis nos âmes, celui qui touche à notre affection, à nos enfants, aux grands intérêts de notre famille, et vous me parlerez des bruits de la ville, de la politique, de l'empereur de la Chine, de la pluie et du beau temps.
Il n'est pas permis d'être de mauvaise humeur. On ne peut être affligé, brisé, accablé; on peut être indigné; mais la mauvaise humeur est autre chose. &emdash; Me voilà mal disposé, difficile à vivre; malheur à qui se trouvera sur mon chemin! Prendre sur moi me coûterait trop de peine; j'admire ceux dont l'humeur est égale, la mienne ne l'est pas. Elle ne l'est pas, je n'y saurais que faire ; je ne puis me refondre pour l'agrément de mes proches. - Et les lies du coeur montent à la surface.

Aujourd'hui je suis boudeur, je me renferme, je refuse de m'expliquer, je trouve une sorte de volupté mauvaise dans le supplice indéfini du malaise que j'inflige aux autres et dont je prends ma part. Demain je serai simplement nerveux; que voulez-vous?
Le temps est froid, le ciel est gris, il y a de la pluie, de la neige, du brouillard, que sais-je ? je suis agacé, j'ai mes nerfs.
Les femmes ne sont pas seules à avoir leurs nerfs, et comme moi vous connaissez sur ce point-là

Bon nombre d'hommes qui sont femmes.

N'est-ce pas une honte, pour les femmes et pour les hommes? Sommes-nous des machines dépourvues de conscience et incapables de réaction morale ? Sommes-nous des baromètres ou des hygromètres ? Le mot de notre siècle est-il impuissance ? Réduits à l'état de passivité absolue, subissons-nous l'influence de la température, des faits extérieurs, des moindres accidents domestiques, jusqu'à tomber dans une imbécillité maladive? Avons-nous perdu le secret des résistances énergiques, qui triomphent de l'alanguissement et nous ramènent aux saines conditions de la vie?
Notez que je ne parle pas des gens dont la santé est altérée ou dont l'âme fléchit sous le faix des vrais soucis et des vrais chagrins; je parle des bien portants, dont l'existence n'a rien eu d'exceptionnellement triste et qui s'affaissent parce qu'il leur convient de s'affaisser, parce qu'il est plus facile de se courber que de se redresser, de s'asseoir que de marcher, de céder que de combattre.

Leur faiblesse n'est pas même une faiblesse paisible; elle est hargneuse; ces impuissants grondent et tempêtent, ils retrouvent des forces pour la brusquerie et pour les scènes. Les gronderies du temps jadis avaient un autre caractère; sans être bien belles (je ne suis pas de ceux qui regrettent les explosions de nos anciennes maisons, les enfants et les domestiques admonestés devant tout le monde), les gronderies d'alors étaient un signe de vigueur et de vie. On vivait bruyamment, si j'ose m'exprimer ainsi; on s'amusait, on riait, on s'irritait avec fracas; on ne mettait la sourdine à rien. Ce n'était pas la perfection, tant s'en faut, et les familles orageuses n'étaient pas toujours aimables; mais du moins tout cela était franc du collier; la tempête ne laissait pas de trace, et, une fois le grain essuyé, on n'avait pas à appréhender une suite interminable de petites averses supplémentaires. Le sans-gêne d'alors produisait la violence proprement dite, le sans-gêne de maintenant produit des tempéraments nerveux, c'était un accident, c'est un état.
Raison de plus pour nous mettre en garde. Personne n'est à l'abri du mal qui ravage, énerve et humilie notre temps; tous nous subissons ses atteintes, tous nous sommes appelés à lui résister. Un des hommes qui s'en acquittent le mieux, un des chrétiens les plus dévoués que j'aie vu à l'oeuvre, m'écrivait l'autre jour, dans un moment de détresse, ces lignes, que je demande la permission de transcrire:

« Connaissez-vous une maladie qu'on appelle ici la molle ? Elle atteint tous les tempéraments, toutes les constitutions, les gens actifs aussi bien que les paresseux, les hommes aussi bien que les femmes, les adultes et les vieillards. Elle agit sur le moral plus encore que sur le physique, elle rend stupide et hébété celui qu'elle frappe. Son origine est inconnue, son invasion rarement soudaine; elle agace les nerfs, détend les muscles, donne du dégoût pour toute choses, rend la lumière fatigante, dispose à la somnolence, fait détester le lieu où l'on est, souhaiter le changement et haïr tout ce qui exige un effort de tête ou de corps. C'est une flânerie écoeurante, l'ennui de soi et des autres, une humiliante paresse. »
Dieu sait que mon correspondant se calomniait à plaisir; les paresseux de son espèce sont rares, par malheur. Néanmoins il sentait que la contagion le gagnait, et il éprouvait le besoin de réagir. Réagissons, nous aussi: car une fois envahis par la molle, nous ne serons pas aimables, cela est certain. Impuissants à travailler, nous deviendrons d'autant plus ardents à critiquer. Oh, la critique est le fort des gens nerveux! Elle détruit peu à peu la bienveillance naturelle, elle crée un esprit de minutie impatientante qui examine tout à la loupe, découvre des défauts dans chaque détail du ménage et des taches dans le soleil. Les taches y sont, d'accord ; mais il est triste de ne voir que cela, et c'est ce qui arrive. Je plains les familles qui en viennent là.

L'art d'être heureux est un grand sujet qui nous attire puissamment et dont nous aimons à nous occuper, j'en sais quelque chose. On pourrait aussi écrire des livres sur l'art d'être malheureux ; nous y sommes passés maîtres. Pour être malheureux, il n'est rien de tel que de commencer par rendre malheureux ceux qui nous entourent, et nous y réussirons à coup sûr, si le devoir d'être aimable ne se montre pas à nous comme une nécessité de conscience, comme une obligation absolue, dont il faut s'acquitter coûte que coûte, fût-ce au prix des plus rudes efforts.

En doutons-nous? Regardons autour de nous, et chez nous, peut-être; que de familles nous découvrirons qui possèdent les principaux éléments de bonheur et où pourtant tout le monde souffre ! La raison en est simple et peut s'exprimer en quatre mots : on ne s'y gêne pas.
Maintenant le grand obstacle est signalé; nous savons ce qui nous empêche d'être aimables; il nous reste à rechercher de quelle façon nous pouvons l'être. Citons quelques-unes des vertus qui répandent sur la vie de famille une si délicieuse clarté.
Et d'abord, au risque de me répéter (comment ne pas le faire en un tel sujet ?), je signalerai l'expansion.

- Rien n'attriste le foyer comme le contact de ces natures contraintes, rechignées, qui aiment peut-être mais en dedans, dont les impressions sont vives peut-être, mais muettes. Là il y a des énigmes à deviner chaque jour, là le sphinx réside en permanence: c'est le chemin de Thèbes. Devinez, ou le monstre vous dévorera; pénétrez ces mystères, ou ces âmes fermées s'aigriront. Avez quelle anxiété inavouée on étudie le matin l'air du visage 1 Annonce-t-il des préoccupations menaçantes? Est-il plus serein et plus détendu que de coutume? Question redoutable, qu'il faut résoudre, qui ne se résout que pour vingt-quatre heures, et encore !
Ceux qui s'isolent ainsi au sein de la famille sont très-malheureux et ne donnent aucun bonheur. C'est une voie d'ailleurs où l'on ne s'arrête point; on arrive vite à cette défiance maladive de soi, qu'accompagne souvent la défiance à l'égard d'autrui. Alors on de, vient presque hostile, ironique tout au moins. Et qui ne sait ce que produit le genre ironique au sein de la famille ? Plaisantez tant que vous voudrez, moquez-vous même bonnement et sans malice; je n'y vois pas de mal, pourvu que votre parole ne devienne jamais ironique, pourvu que vous ne prononciez jamais de ces mots secs et froids qui provoquent en blessant.

Que l'expansion est une aimable vertu ! Elle ne consiste pas dans la multitude des discours; les caractères réservés et peu bavards ont parfois la plus touchante ouverture de coeur. Cela se voit, cela se sent, avant que la bouche ait rien dit. Il est tel regard franc, lumineux, qui sur-le-champ nous met à l'aise; il a brillé, et j'ai de la joie dans l'âme.
Les expansifs sont simples; ils ne posent jamais, pas plus pour la bonté que pour la majesté ou pour la science. Ne me parlez pas de ces gens solennels, qui ne se perdent pas un instant de vue! Paroles, gestes, tout chez eux a une intention, une valeur prévue et calculée d'avance; ils procèdent par axiomes, ils posent des thèses, il faudrait leur répondre par des dissertations. Aussi ne leur répond-on guère.
Avec les expansifs, au contraire, tout est facile.
Les coeurs s'ouvrent, les fleurs de la vie s'épanouissent sur leur chemin; avec eux, la vraie communauté des pensées ne tarde pas à s'établir. Et comme les enfants les distinguent vite! Comme les bêtes viennent à eux! Oui, les bêtes. En général, elles placent bien leurs affections, et pour mon compte je tiens beaucoup à leur estime.
Il y a des caractères naturellement sympathiques; y en a qui ont à se vaincre pour le devenir. N'importe, le devoir est le devoir et c'est d'un devoir qu'il s'agit ici. Si nous ne pouvons pas tous posséder au même degré cette bonté qui rayonne dans le magnétisme d'un beau regard et qui gagne d'emblée les coeurs, nous pouvons tous nous préoccuper du bonheur des nôtres, chercher à acquérir ce qui nous manque, nous proposer, comme un but sérieux à atteindre, la bienveillance active et l'expansion; nous pouvons tous nous prêter aux choses innocentes, ne pas prononcer d'arrêts sans appel, ne pas adorer notre sens propre, ne pas ériger en dogme notre infaillibilité, ne pas nous enfermer en nous-mêmes.
Étroit cachot que celui-là ! on y devient maussade et de triste humeur. Qui ne les connaît, ces natures froides, compassées, inexorables en quelque sorte, avec qui l'on pourrait vivre cent ans sans avancer d'une ligne, tant le fossé a été creusé vite à l'endroit précis qu'elles ont fixé? Elles sont là, sur la défensive; elles s'avancent dans la famille comme sur un terrain ennemi; leurs affections mêmes, car elles en ont, sont réservées, circonspectes, délimitées; point d'élans, point d'imprudences généreuses, point de ces accents émus qui vont au coeur et mettent en fuite la cérémonie. Ce sont des glaces flottantes de l'océan Antarctique; il vient du froid de là, devant elles marche l'hiver, chacun s'enveloppe et se boutonne. Malheureuses les maisons où l'on grelotte ainsi! Et il y a là des enfants, des êtres qui ne vivent que de joie et de baisers!

Prenons-y garde, nul n'est à l'abri des entraînements moroses. L'humeur noire a, paraît-il, un charme qui nous attire. Le fait est que nous sommes aisément soupçonneux, malveillants, hérissés, concentrés, prenant gens et choses par leur côté fâcheux.
C'est pour nous retirer de là, pour nous faire sortir de nous-mêmes, que Dieu nous envoie à la grande école de la famille.
Que les hommes soient souvent un peu ours, je le déplore sans m'en étonner; mais que les femmes, faites pour exprimer et inspirer la sympathie, les femmes, dont la vocation est d'assouplir, d'enchanter l'existence domestique, manquent parfois des vertus aimables, c'est ce dont je ne puis me consoler. On sait si je leur souhaite des caractères mielleux, une flexibilité trop habile, des principes trop accommodants, ce talent en un mot plus abject qu'aimable qui s'abaisse pour dominer et gouverne en flattant ! Non, qu'elles soient sincères, maladroites, je le veux; seulement qu'elles ne soient pas froidement cassantes, qu'elles ne manquent pas de ce moelleux qui vient de l'âme. Nous pouvons leur dire, nous hommes, ce qui chez elles est capable de nous faire grimper les murailles : c'est ce quelque chose de définitif, qui ne s'échauffe pas, qui ne discute pas, qui ferme simplement les portes de communication. Ah, mille fois plutôt des scènes, des colères, des explosions ! Quand elles se fâchent, il y a de la ressource; quand elles ne daignent pas s'irriter, quand l'expansion même de la gronderie fait défaut, nous sommes atteints d'un coup pénétrant et mortel, tout notre être en tressaille.

Il est des maisons où la foudre ne gronde jamais, mais où tombe tous les jours sans bruit une petite pluie glacée. Là règne d'ordinaire le ton du persiflage dédaigneux. On y apprend à railler, à dénigrer. Faute, de bonheur intime, on s'y donne les jouissances de la critique, de la moquerie à tout propos ; or, cette moquerie, quelqu'un qui s'y connaissait l'a ainsi caractérisée : une indigence d'esprit.

Bien des gens protestent contre un tel arrêt,
Et pensent que louer n'est pas d'un bel esprit.


Notre génération ne semble-t-elle pas se consoler par la critique de ce qui lui manque sous d'autres rapports ? Ce souffle de mort a passé sur nos familles. Qui dira ce que la tendance dénigrante y flétrit de germes prêts à éclore, y ramène vers la terre d'âmes qui ne demandaient qu'à prendre leur essor! On dédaigne, on fait ce métier des caractères étroits et des intelligences médiocres; on désapprend l'admiration.
Et cependant l'admiration est le signe des vraies supériorités. La force est bienveillante, les âmes d'élite s'émeuvent et s'enthousiasment; rien ne m'a touché chez la plupart des hommes supérieurs que j'ai eu le privilège de connaître, comme leur promptitude à aller au beau, à le voir, lui, lui seul, à s'en emparer, à en jouir, à le célébrer. D'autres ont subi, malheureusement pour eux, la mode gourmée du siècle; apprêtés, pédants, cherchant l'effet, ils ont les yeux tournés vers le mal plutôt que vers le bien, ils font état d'être difficiles.

Je signale la tendance, parce qu'elle ravage nos familles ; elle chasse devant elle la sympathie, la cordialité, le cortège entier des vertus aimables. Que Dieu multiplie au milieu de nous les âmes admiratrices! Nous en avons besoin, elles ont une mission immense à remplir. Elles sont chargées de propager le goût des, belles choses (il ne se propage pas autrement); elles sont chargées de faire la guerre à l'esprit de dénigrement, qui flétrit, qui rapetisse, qui dessèche et tue tout ce qu'il rencontre. Par elles nous reviendrons un peu à l'optimisme, par elles nous rapprendrons à espérer; cela fait tant de bien ! L'espérance tient de près à l'amour; si nous aimons mal, c'est que nous espérons mal; si nous n'avons pas l'expansion, c'est que nous n'avons pas la confiance candide et heureuse des coeurs simples.

En parlant des coeurs simples j'ai nommé les débonnaires, ces héros de l'humble grandeur, dont Dieu se sert pour nous donner notre pain quotidien de et de joie. De même que les dédaigneux sont les médiocres, les obstinés sont les faibles. Quant aux débonnaires, qui savent céder parce qu'ils savent s'oublier et dont la complaisance a sa source dans la bonté, ils répandent autour d'eux une impression délicieuse de bien-être moral. Ils réservent leur inflexibilité aux seuls principes; et avec quelle fermeté touchante ils résistent au mal, eux qui n'aiment pas à guerroyer! On sent à les voir que l'épée est sortie à regret du fourreau; on sent aussi que s'ils l'ont tirée, c'est qu'il s'agit, non d'eux-mêmes, mais de la vérité et de la justice. Il n'est rien de tel qu'un débonnaire pour maintenir dans une maison les saintes notions de justice et de vérité.

J'ai bien envie de faire un pas de plus. À côté des grandes vertus, il y a les petites. Pourquoi craindrais-je de parler ici des choses aimables qui ont leur prix quoiqu'elles ne soient pas classées ici-bas parmi les choses graves et sérieuses? La politesse, par exemple, ne doit pas être omise.
Qu'on ne s'indigne pas, qu'on ne fasse pas de phrases, qu'on ne proteste pas une fois de plus contre la forme au nom du fond; c'est précisément du fond que vient la forme, et la politesse dont je parle sort du coeur. Ne craignons pas d'ajouter que la conscience se met aussi de la pâle, puisqu'il s'agit d'un devoir.

Le devoir d'être poil en famille n'est pas aussi médiocre qu'on l'imagine. Sans doute il est des politesses dont je ne fais aucun cas, celles qui sonnent sec, qui vous tiennent à distance, qui étouffent l'amitié sous les égards, qui saluent en se tenant de l'autre côté du fossé, fossé profond et infranchissable, creusé tout exprès par la fausse politesse.
Mais la vraie, celle que vous devinez, que vous pressentez dès la première minute, celle qui est pénétrée d'obligeance et de bonté, celle qui s'empresse, qui cherche les occasions d'être utile, celle que Silvio Pellico appelle « l'aménité » et à laquelle il consacre un des chapitres de ses Devoirs, pensez-vous que la famille puisse aisément s'en passer?
Selon la Bruyère, elle a ce caractère charmant qu'elle fait que les autres « sont contents de nous et d'eux-mêmes. »

Un autre moraliste, Joubert, en a parlé de telle sorte qu'il convient de le citer et de se taire. Je transcris quelques-unes de ses pensées :
«La politesse est la fleur de l'humanité. Qui n'est pas assez poli n'est pas assez humain. »
« La politesse est à la bonté ce que les paroles sont à la pensée. Elle n'agit pas seulement sur les manières, mais sur l'esprit et sur le coeur ; elle rend modérés et doux tous les sentiments, toutes les opinions et toutes les paroles. »
« La civilité est une partie de l'honnêteté. »
Ailleurs, répondant à ceux qui prétendent que cette civilité est à l'usage du monde, non à celui de la famille, il écrivait ceci :
« Il faut porter son velours en dedans, c'est-à-dire montrer son amabilité de préférence à ceux avec qui l'on vit chez soi. »

Porter soit velours en dedans, c'est bien cela. Que de gens ne le portent qu'en dehors ! Pour le dedans tout est bon ! Au dehors on est gracieux, attentif ; au dedans, on est rude. Il n'en manque pas de maisons habitées par des gens polis et de bonne compagnie, où règne le genre le plus grossier. La politesse est un habit de cour qu'on ôte en rentrant chez soi; la robe de chambre suffit en famille.
Et cependant que c'est aimable, l'urbanité dans la famille! Comme les égards, les respects vont bien avec la tendresse ! Comme tout se relève et s'ennoblit dans l'intérieur où vieillards et enfants, maîtres et serviteurs, veillent sur leur langage et sur leurs manières, où personne n'oublie en particulier ce qui est dû aux femmes ! L'urbanité qui vient du coeur n'a ni roideur ni apprêt; elle est bon enfant, si j'ose m'exprimer ainsi. Oui, bon enfant ; je ne voudrais pas laisser ce joli mot à ceux qui en usurpent le monopole. Les bons enfants, dont je rais -grand cas et qui sont plus rares qu'on ne le dit, ne sont certes pas ces affreux égoïstes qui se mettent à l'aise et ne se gênent pour qui que ce soit, surtout pas pour leur famille, ces hommes qui, rentrés à la maison comme ils entreraient à l'auberge, se jettent sur un fauteuil, font leurs affaires, ou bien fument sans s'occuper de pères ou de mère, de femme ou d'enfant, ces hommes qui à table pensent à manger, qui ne se donnent pas la peine d'avoir une conversation, qui, trouvant qu'en somme on est encore plus libre au cercle ou au club, finissent par déserter la logis, et qui d'ailleurs, contents d'eux-mêmes, fiers de ne rien exiger, se, sachant gré de n'avoir pas de manières gourmées, s'écrient :
« Nous sommes bons enfants. »
Eh, soyez-le : on ne l'est pas sans bonté, le mot le dit. Pensez-vous mériter ce nom, quand vous commencez la journée sans serrer la main des autres membres de la famille, sans vous informer de leur santé, sans leur parler, en quelque sorte sans les voir; quand vous passez la journée sans avoir l'air de les connaître, sans vous inquiéter de ce qui les intéresse, sans encourager, sans consoler, sans guider, sans aider ; quand vous terminez cette journée, où vous avez abrégé autant que possible les moments de la vie commune, sans adresser autre chose qu'un bonsoir distrait à ceux que vous prétendez aimer?
D'autres auront beaucoup de vertus, rempliront beaucoup de devoirs, prendront au sérieux leurs obligations envers la famille; seulement ils se dispenseront de l'urbanité. Qu'importent les égards

Qu'importe ! Voilà un mot que je déteste. Il fait plus de mal qu'il n'est gros. Chacun de nous a son qu'importe chargé de le dispenser de ce qui le gênerait. C'est par centaines de mille et par millions que l'on compterait les familles auxquelles ce mot-là a coûté tout simplement le bonheur. Les vertus aimables, en particulier, sont habituellement exclues par son moyen. De là tant d'honnêtes gens qui s'aiment, qui s'estiment, et qui n'ont pas entre eux les relations qu'ils devraient avoir. Il manque là je ne sais quel charme de savoir-vivre, par où je n'entends pas seulement la distinction, qui a bien son prix, mais la grâce.
Il vaut la peine d'être gracieux en famille. La tendresse attentive et polie n'est pas la moins tendre. Et quel bien-être elle répand! Si vous en doutez, entrez un moment dans les demeures où l'on ne tient pas à ces misères, où l'on se met au-dessus des prévenances et de l'urbanité. Chacun y marche bardé de roideur, et n'en est pas plus fort pour cela ; on se heurte, on se blesse ; les pots de fer y cassent les pots de terre. Et l'on va ainsi, de vertu en vertu, ne sachant pas un mot des humbles vertus du foyer. Et ce qui n'était d'abord qu'une négligence devient une habitude; et ce qui était une habitude devient une seconde nature. La vie domestique s'est faite brutale; elle vise à l'essentiel et dédaigne toujours plus l'accessoire. Et l'on s'endurcit, et l'on s'isole, sans le vouloir, sans le savoir. Et pendant ce temps, des enfants sont là, qui voient ces choses, des enfants dont l'éducation se fait par les yeux. L'hérédité du genre grossier et préparée, la seconde génération imitera la première.

La politesse n'a rien de mondain; un chrétien qui n'est pas poli est tout simplement un chrétien fort imparfait, ne nous faisons aucune illusion sur ce point. Je me défie des saintetés qui aboutissent à la rudesse. Celle des apôtres était d'une autre nature « Saluez Rufus, écrivait Paul, et sa mère qui est aussi la mienne. » Cette simple phrase rafraîchit le coeur ; le voilà, le grand. missionnaire, le vieux soldat de Jésus-Christ, l'homme que n'ont pu courber ni les persécutions du dehors ni les contradictions du dedans, le voilà qui s'incline avec le respect d'un fils, avec l'urbanité exquise d'un coeur bien né, devant la mère de son ami.
M'accusera-t-on de descendre trop bas, si je dis aussi quelques mots de la toilette? Trop bas ! mais s'il s'agit d'un devoir? mais si la conscience est en jeu?
Il semble étrange de faire appel à la conscience en matière de toilette; et cependant, regardons-y de plus près. Nous sommes sujets à nous tromper sur la valeur respective des choses. Se faire « brave », selon l'expression de Louis IX, pour plaire à sa femme ou à son mari, ce n'est pas chose si indifférente peut-être.
Ai-je besoin de prendre mes précautions? Faut-il formuler des réserves expresses contre la coquetterie et la vanité ? Je suis prêt : personne ne déteste plus cordialement et ces préoccupations ignobles et cet asservissement ridicule à des modes ridicules elles mêmes. Au reste, il ne s'agit pas de cela le moins du monde ; soyons de bonne foi, est-ce modestie, quand nous nous négligeons? Allons donc! C'est paresse égoïste; nous oublions ce que nous devons aux autres, il nous est commode de nous abandonner, de nous négliger.

Nous négliger, sondez ce mot; il exprime le laisser aller qui se porte sur notre mise comme sur nos manières, comme sur l'ensemble des vertus aimables. Et loin que cette négligence exclue le goût des toilettes éclatantes, elle s'y associe volontiers; il n'est point rare de voir les mêmes femmes porter chez elles des costumes disgracieux et viser ensuite dans le monde aux mises à grand fracas.
Il y a là un dédain, un oubli de la famille, qu'on ne saurait assez déplorer. Et si j'ai parlé des femmes, parce que chez elles cette négligence est plus choquante, ce n'est pas que je veuille excuser les hommes qui se mettent mal à la maison. Nous sommes très-portés à ne pas nous gêner sur cet article; passé un certain âge, nous nous croyons libres de tout respect envers nous-mêmes, de tous égards envers ceux qui nous entourent.
Il en résulte plus de mal qu'on ne le croit. La tenue extérieure réagit sur la tenue morale ; les habitudes de laisser-aller sont contagieuses. Et puis, n'est-ce rien de sacrifier un des éléments du comme il faut, du charme de notre intérieur 7 Le bien-être général de la famille en souffre sensiblement, son niveau s'en abaisse.

La saine élégance et le soin, de notre personne sont à la portée de tous ; ce n'est pas ici une question d'argent. J'ai vu chez les plus pauvres la bonne grâce, la propreté accomplir des prodiges qui faisaient venir elles des costumes disgracieux et viser ensuite dans le monde aux mises à grand fracas.
Il y a là un dédain, un oubli de la famille, qu'on ne saurait assez déplorer. Et si j'ai parlé des femmes, parce que chez elles cette négligence est plus choquante, ce n'est pas que je veuille excuser les hommes qui se mettent mal à la maison. Nous sommes très-portés à ne pas nous gêner sur cet article; passé un certain âge, nous nous croyons libres de tout respect envers nous-mêmes, de tous égards envers ceux qui nous entourent.
Il en résulte plus de mal qu'on ne le croit. La tenue extérieure réagit sur la tenue morale ; les habitudes de laisser-aller sont contagieuses. Et puis, n'est-ce rien de sacrifier un des éléments du comme il faut, du charme de notre intérieur 7 Le bien-être général de la famille en souffre sensiblement, son niveau s'en abaisse.

La saine élégance et le soin, de notre personne sont à la portée de tous ; ce n'est pas ici une question d'argent. J'ai vu chez les plus pauvres la bonne grâce, la propreté accomplir des prodiges qui faisaient venir les larmes aux yeux; j'ai vu chez les plus riches des prodiges en sens inverse, prodiges de négligence grossière, associée aux extravagances d'un luxe de mauvais goût.
Le bon goût, qui fait rarement défaut aux âmes simples et aux coeurs aimants, se trouvera dans les familles, si humbles soient-elles, où l'on sait s'imposer un effort pour être agréable à ceux qu'on chérit, où l'on veut leur plaire et (le dirai-je?) leur faire honneur. Qui n'en connaît de ces ménages d'ouvriers, où le mari sait faire un peu de toilette pont, sa famille, où les habits des enfants n'ont point de taches, où la femme a conservé à force de soins la fraîcheur de ses vêtements déjà anciens, sans compter ceux qu'elle réserve aux grandes occasions?
Les grandes occasions ! quelle joie alors de se faire un peu belle ! - « On met, quand on est une paysanne, la jolie robe d'indienne à bouquets; on met, quand on est une brave petite femme modeste, la robe neuve, celle qu'on s'est achetée après mille hésitations, celle qu'on voulait rendre au marchand parce qu'on la trouvait trop belle, celle que le mari a ordonné, mais là, ordonné en Maître qu'il est, de garder, sous prétexte qu'il veut voir sa femme gentille, et l'on va se promener avec lui.... »

Je n'ai pas résisté à transcrire ici ces lignes empruntées aux annales d'une Bande dont les hauts faits m'intéressent beaucoup. Et tenez, en la nommant j'ai éveillé en moi le souvenir d'une dernière vertu aimable, qui n'est pas la moins aimable de toutes, la gaîté. J'aurais à en dire long, et sur le charme qu'elle répand, et sur le bien, oui, le bien sérieux qu'elle fait, et sur les langueurs misérables où nous jette son absence, et sur la vaillance des coeurs qui savent relever à propos le moral de la famille, et sur l'alliance très-intime qui existe entre la saine gaîté et la vraie douleur, et sur les sympathies inappréciables que les affligés trouvent auprès des joyeux. Si je glisse en ce moment, c'est que je ne veux pas me trop répéter ; les joies de la famille vont venir, et alors la gaîté trouvera sa place.

Qu'il me suffise d'avoir rappelé qu'avant d'être une joie, elle est un devoir ; que, sans rien forcer et en réservant tout entière la place sacrée de l'affliction, nous sommes tenus de résister aux maussaderies et aux humeurs sombres. La bonne gaîté chasse les chagrins sans cause ; c'est quelque chose, on en conviendra.

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1 Voir le chapitre qui en traite dans le Mariage au point de vue chrétien 
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